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En ce qui concerne la maîtrise de la terre, le système est sensiblement inchangé par rapport à 1995. L’espace est divisé en deux zones sur lesquelles s’exercent des droits différents.

Les zones appropriées35 (par une ou plusieurs personnes) et les zones communes qui sont libres pour tout village. Tout villageois est libre d’aller créer un champ dans la zone commune et ainsi de se l’approprier. Il sera par la suite le seul à pouvoir y faire des champs. Cette appropriation lui donne aussi un droit exclusif sur certaines ressources qui s’y trouvent notamment les arbres exploitables et les manguiers sauvages.

Les zones de chasse ont un statut intermédiaire qui n’est pas clair. Pour certaines personnes interrogées, le titulaire (ou sa famille) a le droit d’interdire à une personne de son village d’y faire les champs, pour d’autre ce n’est pas le cas.

Au niveau des pistes, les villageois s’approprient le terrain en plantant du plantain et du macabo sur le bas côté. Ils revendiquent donc une zone plus importante que la forêt qui se trouve derrière les champs.

Résolution des conflits portant sur la terre

Il y a toujours eu des conflits entre les villageois pour la terre (et dans une moindre mesure pour les PFNL) mais le fait que de nombreuses ressources liées à la terre soient maintenant commercialisée les exacerbe. A Djémiong, il y a presque tous les ans des discussions sur le terrain. Le plus souvent c’est pour placer la limite entre deux champs. Il semble que ce soient les zones anciennement cultivées (où les champs étaient plus petits) où il y a le plus de problèmes. Le plus souvent le problème est porté à la chefferie qui fait appel aux notables des familles concernés pour trouver un arrangement36. Si les parties ne trouvent pas d’accord, le problème est porté au tribunal de second degré.

A Djémiong les problèmes de terre n’avaient pas jusqu’à cette année « traversé le

niveau des notables ». Depuis quelques années les problèmes se sont multipliés et

dernièrement un litige sur une limite de champ a été porté au tribunal de second degré de Kagnol.

A Gouté, il y a moins de problème car il n’y a qu’une seule famille et que la terre est moins rare. Quand il y a un conflit c’est le doyen (ou un autre vieux si ce dernier ne sait pas où se situe la limite), qui règle le conflit. Il y a par contre quelques problèmes avec Bamékok, le village voisin. La population de ce dernier a beaucoup augmenté et la compétition pour la terre est très importante. Ainsi, un villageois de Gouté qui avait défriché un champ en traversant un peu la limite s’est vu interdire de semer quoi que ce soit dans leur zone.

Cette différence entre Gouté et Djémiong peut s’expliquer par une plus grande commercialisation des produits agricoles (et du bois de champs). Lescuyer (1996) arrivait à une même conclusion pour les PFNL : une plus grande commercialisation des produits entraîne une appropriation plus forte des ressources et une augmentation des conflits pour leur contrôle.

35 Les zones appropriées sont les champs, les jachères et la forêt qu’il y a derrière. Je préfère ce terme à forêts familiales (utilisé dans la thèse de G. Lescuyer) car ces zones peuvent être appropriées à titre individuel.

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Comme le note Lescuyer (2000), ce niveau de tribunal a avant tout pour rôle de régler les problèmes sans créer de rancœur entre les villageois. Les choses sont réglées « en famille » et le but n’est pas de désigné un coupable et une victime mais de résoudre le problème et d’assurer la cohésion du groupe.

Ce n’est pas le cas pour le tribunal de second degré qui est réservé pour les affaires « graves » car il expose le conflit sur la place publique et à des personnes extérieures à la famille.

Enfin si l’affaire n’est pas réglée au niveau du tribunal coutumier, cela remonte au tribunal d’instance de premier degré (ou chez le sous préfet) mais ce niveau de justice n’est sollicité que pour les affaires criminelles.

Les modes de transmission d’accès à la terre.

La terre peut être transmise à une personne par don, mais ce mode de transmission n’est pas le plus fréquent. Le propriétaire cède alors tous ses droits sur cette parcelle au profit du bénéficiaire. Seuls les gens de la famille proche, et éventuellement du patrilignage peuvent bénéficier d’un don.

« Si on avait deux familles on défendrait mais là tu ne peux défendre à ton frère. » (B.

Gouté)

Dans le cas relativement rare où un allogène désire s’installer durablement dans le village (il s’agit en général de personnes qui viennent en épousant une femme), celui ci peut recevoir un don de terre. Il doit d’abord construire sa maison et se faire recenser pour prouver sa volonté de rester. Il y a ensuite une période d’observation de 5 à 10 ans où la famille qui l’accueille lui prête ou lui donne le terrain. S’il n’est pas accepté par le village, on lui demande de partir et les terres reviennent à leur ancien propriétaire. Dans le cas contraire, au terme de la période d’observation, il peut accéder à la forêt comme tout villageois.

Le propriétaire peut aussi prêter le champ, et dans ce cas, il garde tous les droits sur la terre. Le bénéficiaire a lui le droit d’exploiter son champ, sans aucune contrepartie, jusqu’à la fin de la culture. Quand le champ est terminé, la terre revient au propriétaire. Pour limiter la durée des prêts, ce sont en général des cultures annuelles qui sont faites sur les terres prêtées, rarement des cultures pluriannuelles et jamais des plantations qui représenteraient une appropriation trop forte de la terre. Les prêts de terre sont beaucoup plus libres que les dons et se font suivant les affinités ou les liens de mariage. Par exemple, à Gouté, de nombreux beaux frères de Bamékok se font prêter des champs « en passant par-dessus leur femme. » (B., Gouté)

La vente de terre n’est pas pratiquée dans les deux villages car il n’est pas acceptable de vendre la terre car cela priverait ses descendants de la possibilité de travailler. A Djémiong elle a même été interdite dans le cas de vente à un allogène. Si quelqu’un veut vendre ou si un acheteur demande, ce qui arrive de plus en plus fréquemment, les notables s’opposent à la transaction.

Cette interdiction a été mise en place suite à un cas précis. Une personne du village accueillait un allogène avec qui elle faisait le champ A la mort de cette personne l’allogène a dit que le défunt lui avait parlé de lui vendre le terrain. Les notables de la famille s’y sont opposés.

Il y a cependant des « ventes » de champs ou de terre qui se réalisent. Plusieurs cas de figure sont possibles. Le plus souvent il s’agit en fait de prêts avec une contrepartie financière, c'est-à-dire que « l’acheteur » n’acquiert en fait que le droit de cultiver pour une durée limitée. Dans ces cas, le propriétaire vend l’accès aux champs et la production jusqu’à la fin de la culture ou pour un an. Ce type de transaction peut se réaliser dans le cas de cultures pérennes que le propriétaire ne souhaite pas entretenir lui-même.

b. « La forêt va être rare, ça c’est sûr ! »

Une appropriation croissante

On observe dans les villages une évolution importante vers ce qu’on pourrait appeler une « ruée vers la terre ». Les villageois la considèrent maintenant comme une ressource

précieuse et limitée. Même si le facteur de production limitant reste la main d’œuvre, la terre devient un facteur important et plus particulièrement celle à proximité des pistes où l’accès aux circuits commerciaux est facilité. L’appropriation de ces terres libres37 est d’autant plus intéressante qu’elle n’est pour l’instant limitée que par la possibilité de chacun d’ouvrir de nouveaux champs (on retrouve donc l’importance de la main d’œuvre comme facteur de production) :

« La forêt va être rare, ça c’est sûr ! Elle ne fait que s’éloigner. […] Aujourd’hui c’est mieux de conserver sa partie et barrer celles que l’on va exploiter dans le futur sinon on va souffrir. Il faut que chacun barre sa partie. Les gens le font, ils sont en train de borner. Ils se préparent en conséquence. La forêt ne manque pas derrière les maisons mais ils traversent les rivières pour borner. […]

Le bois n’est pas tellement important, c’est pour la terre. Le bois c’est un coup de vent. L’exploitant vient, il donne l’argent, la terre reste. Ceux qui bornent pour le bois sont les paresseux qui ne veulent pas travailler (parce qu’il y en a quand même) mais la majorité, c’est pour la terre ». (R. Djémiong)

Cette façon d’appréhender la forêt (et donc la terre) est nouvelle. Jusqu’ici, la terre était considérée comme un facteur de production gratuit (De Wachter, 2001) et la forêt comme quelque chose qui était ni rare ni menacée (Lescuyer 2000). Ce changement est plus marqué à Djémiong. Il s’explique, comme nous allons le voir, par une augmentation de la demande en terres cultivables et par une diminution réelle de la disponibilité de ces terres mais aussi par une évolution de la représentation que les gens se font de leur espace.

Un besoin, et surtout une demande, en terres cultivables qui

s’accroît

Le premier facteur qui explique la demande en terres cultivables est bien entendu l’augmentation de la population. En 13 ans (depuis la thèse de G. Lescuyer) la population de Djémiong a augmenté de près de moitié et, même si celle de Gouté a diminué, la population de Bamékok le village voisin a beaucoup augmenté, ce qui augmente la compétition pour la terre entre les deux villages.

Parallèlement les surfaces cultivées par les villageois sont plus importantes qu’auparavant. L’amélioration du réseau routier a incité les bayams salams à venir et a permis de développer la vente des produits agricoles. Ceci a eu pour effet direct la création de champs de plus grande taille.

De plus la culture du plantain, qui s’est fortement développée, est une culture de « cycle long ». Les nouveaux champs doivent se faire préférentiellement après le défrichage d’une forêt primaire ou secondaire ou à défaut sur une vieille jachère. Elle nécessite donc une rotation des terres dans le temps plus longue (sur plus de 15 ans) et en conséquence davantage de surface pour chaque planteur.

37 En réalité, aucune terre n’est libre. Toutes sont au moins appropriées par un village ou en dernier ressort par une ethnie. Les « terres libres » ne désignent donc pas les terres non appropriées mais les terres ou une personne peut librement faire les champs. Malgré son imperfection nous conserverons ce terme car c’est celui que retiennent les villageois et que les autres termes possibles « terres non appropriées », « terres villageoises » présentent eux aussi des imperfections.

« Avant les zones étaient plus petites, les gens faisaient des petits champs car les marchandises ne passaient pas beaucoup. Maintenant on connaît l’argent, les gens travaillent beaucoup [pour les voir revenir] il faut attendre dix neuf heures » (B. Gouté)

Enfin, l’augmentation des revenus38 liés aux produits agricoles (et dans une moindre mesure l’apparition de revenus liés à l’exploitation du bois) a fait prendre conscience aux villageois de la valeur de la terre. Ainsi, quand ils le peuvent, les villageois s’approprient les terres encore libres en prévision de leur besoins futurs La demande en terre augmente donc plus vite que le besoin actuel des villageois.

En somme, les gens sont plus nombreux, cultivent des plus grandes surfaces et s’approprient des zones plus larges dans la forêt.

Une disponibilité des zones libres qui se réduit

A proximité des villages, il n’y a pratiquement plus de terres « villageoises » qui ne sont pas encore appropriées individuellement. Ainsi, quand un villageois veut s’approprier une nouvelle parcelle il doit aller de plus en plus profond dans la forêt. Voyant « la forêt reculer toujours plus loin » chaque villageois a donc tendance à exploiter de nouvelles zones au plus vite. Ce faisant, il renforce le sentiment de raréfaction de la forêt et pousse à son tour les autres membres du village à ouvrir la forêt.

Ainsi, paradoxalement, c’est pour partie cette appropriation croissante de l’espace par les villageois qui explique leur sentiment de diminution des terres cultivables disponibles, ces deux phénomènes se renforçant mutuellement.

Un autre élément important, qui explique une diminution des terres communes, est l’attribution de l’UFA. C’est surtout vrai à Gouté où la limite de la concession passe à 300 m du village. A Djémiong, bien que la limite de l’UFA se situe dans une zone trop éloignée pour être cultivable, la présence de l’UFA qui interdit aux villageois de faire des champs a un impact significatif sur la perception de la forêt. Cela accentue le sentiment de raréfaction de la terre et le sentiment d’insécurité pour le futur. En revanche, cela change les choses pour la chasse et la cueillette, les villageois ne se sentent plus légitimes dans l’UFA et y craignent les contrôles.

« Là où nous travaillions, il n’y a pas la bande rouge ; Pour l’instant, elle est encore loin » (R. Djémiong).

« Avant [la terre] n’était pas rare, c’est le problème de l’UFA qui est en train de nous déranger » (N. Djémiong).

Le contraste entre ces deux déclarations illustre la différence entre l’effet réel de l’attribution de l’UFA sur la disponibilité de la forêt et les représentations que les gens s’en font. Ce sentiment de dépossession est en grande partie dû à l’interdiction de la chasse dans l’UFA.

Dans le même ordre d’idée, la matérialisation des limites entres les villages (par le projet API et par les entreprises forestières) a fait prendre conscience aux villageois que leur

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Les revenus agricoles ont augmenté mais les prix ont suivi de évolutions diamétralement opposées à Gouté et A Djémiong. A Gouté la route a amené le trafic et les bayams salams. Cela a permis une augmentation des prix et des volumes. A Djémiong les volumes se sont aussi accrus mais les prix sont moins importants.

« Le prix du plantain a baissé, mais on en vend plus. [Le régime se vendait à 1200-1300], on n’était pas encore nombreux et on n’avait pas les grands champs. [Sur la piste,] les Kakos vendaient moins cher, ils n’avaient pas l’habitude des prix. Ils faisaient à 700-800, On s’est plaint [en 95-96] car ils cassaient les prix. Ils ont rapidement fait les même prix ». (R. Djémiong)

espace était limité et précieux. A. Penelon, en charge du projet API à Bimba, arrivait au même constat en 1995 :

« Cherchant les limites de Bimba, nous avons révélé et fait prendre conscience aux villageois que leur territoire n’est pas infini » (Penelon, 1995)

Devant cette diminution des terres libres, il y a un effet d’anticipation important de la part des villageois qui les voient « s’éloigner » tandis que la population augmente de façon importante. Cet effet d’anticipation entraîne une évolution significative dans la conception que se font les gens de leur terre. Auparavant, la terre était celle des ancêtres maintenant c’est celle des petits fils. Ici c’est clairement la raréfaction de la ressource qui amène les villageois à s’interroger sur la gestion des terres pour le futur.