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Le goût de voyager autrement : rechercher l’authenticité dans l’espace et dans la misère du Tiers Monde

3. L’évolution sémantique de Calcutta

3. 1. La vision naturalisante du social

Nous sommes d'avis avec John Hutnyk qui pense que « Portrayed as an overcrowded

place of poverty and despair, of desperation and decline, the rumour of Calcutta travels all over the world » (1996 : vii). Hutnyk montre d'ailleurs dans son ouvrage

anthropologique comment la « rumeur » sur la pauvreté de cette ville indienne enfle et se répand jusqu'à pousser les Occidentaux à s'embarquer dans des projets de voyage et d'actions humanitaires à Calcutta et façonner leurs visions et expériences de la ville. En nous appuyant sur l'observation faite à ce sujet par Gaston Roberge, père jésuite québécois, dont Calcutta est le port d‟attache depuis plusieurs décennies, nous voulons souligner que souvent dans les reproductions discursives Calcutta apparaît comme étant « dans un état quasi naturel ou primitif » de la misère comme étant effacée de tout contexte historique. Il en va de même de la figure du pauvre qui apparaît « comme une victime d'événements sur lesquels il n'a aucun pouvoir » (Roberge, ibid. : 167). Cette vision de la ville et du pauvre souscrit, au fond, à une conception naturalisante du social, car comme le souligne Roberge, il est vrai que le pauvre « a peu de pouvoir sur les événements, mais ceux-ci ne sont pas des accidents de la nature. Ils sont le fruit de processus historiques » (ibid. : 167). Ce que Hutnyk appelle la « rumeur » de la pauvreté qui entoure la ville reflète souvent cette vision commode du social. Cette vision est remarquablement exemplifiée dans le regard que pose Claude Lévi-Strauss sur Calcutta lors de sa visite en Inde à une époque (les années 1950) qui était toujours

fortement marquée par la fin récente de la colonisation britannique et par la partition du sous-continent :

[…] mais ce dont nous avons honte comme d‟une tare, ce que nous considérons comme une lèpre, constitue ici le fait urbain réduit à son expression dernière : l‟agglomération d‟individus dont la raison d‟être est de s‟agglomérer par millions, quelles que puissent être les conditions réelles. Ordure, désordre, promiscuité, frôlements ; ruines, cabanes, boue, immondices ; humeurs, fiente, urine, pus, sécrétions, suintements : tout ce contre quoi la vie urbaine nous paraît être la défense organisée, tout ce que nous haïssons, tout ce dont nous nous garantissons à si haut prix, tous ces sous-produits de la cohabitation, ici ne deviennent jamais sa limite. Ils forment plutôt le milieu naturel dont la ville a besoin de prospérer. À chaque individu, la rue, sente ou venelle, fournit un chez-soi où il s‟assied, dort, ramasse sa nourriture à même une gluante ordure. Loin de le repousser, elle acquiert une sorte de statut domestique du seul fait d‟avoir été exsudée, excrétée, piétinée et maniée par tant d‟hommes (Lévi-Strauss, 1984/1955 : 151).

À l'instar des voyageurs de l'époque coloniale, Lévi-Strauss, qui privilégie depuis le balcon de son hôtel un point de vue promontoire ou panoramique (ce que Mary Louise Pratt appelle « the-monarch-of-all-I-survey ») pour contempler le paysage urbain de Calcutta, ne cache point l'horreur et la répulsion que lui inspire la ville. Cependant, dans le déchiffrage de ce paysage ce qui se dérobe à sa perception est bien le champ de l'histoire mouvementée et complexe de la ville. Dans le tableau apocalyptique que dresse Lévi-Strauss de l‟Asie à travers la métaphore spatiale de Calcutta, le temps apparaît ainsi « mythique et non historique ». « Que ces pays [asiatiques], que Calcutta en particulier, souligne bien Roberge, aient été les victimes du colonialisme lui semble accidentel » (ibid. : 163). Hutnyk fait remarquer aussi dans le propos du fameux ethnologue l'ignorance terrible du contexte historique dans lequel s'inscrit la ville :

While he may describe what he sees, his failure to consider the context, to account for his own blind presumption, his Eurocentric and arrogant « horror », his all-too-swift consignment of suffering people to a hopeless « doom », is enough to condemn him. Even allowing for the special circumstances of Calcutta so soon after partition, this description

is, tragically, a representative example of those which continue to be promulgated by Western visitors at the present time. In a few short paragraphs, the reductive gaze of

Lévi-Strauss, from his hotel balcony and first-class carriage, condemns the whole city as a slum, as a kind of generalized leprosy, as chaos ; human beings are characterized as a meaningless herd of millions ; these « millions » eat, sleep and live amongst filth ; whining for a spare coin, nurtured only with dreams of Paradise (if the anthropologist buys some trinket) or the forlorn « hope of charity » (Hutnyk, 1996: 89-90; c'est nous qui soulignons).

Cette dérobade de la perception de Lévi-Strauss qui caractérise sa description de Calcutta exemplifie la façon de voir et faire voir Calcutta en tant que milieu naturel de misère. Cette vision du social – qui est d'ailleurs défendue par l'idéologie développementaliste qui entretient elle aussi « l'illusion d'un monde sans histoire »

(François, 2003 : 327) – s'incarnera à maintes reprises dans les représentations de Calcutta à travers la deuxième moitié du XXe siècle. La Cité de la joie, le roman-reportage de Dominique Lapierre consacré à Calcutta, est également exemplaire sur ce point. En fait, son immense succès auprès du grand public occidental s'explique, entre autres, par le fait que ce best-seller de Lapierre intègre et reflète la conception occidentale commode de la ville. Sous la plume de Lapierre Calcutta se présente ainsi comme une ville devenue « l'un des plus grands désastres urbains du monde » (1985: 46) à cause des vagues successives d'événements imprévus et soudains attribuables aux circonstances climatiques et/ou historiques extrêmes. Et le protagoniste indien de La

Cité de la joie, Hasari Pal, qui se trouve dans ce site naturel de toutes les souffrances et

des humiliations humaines (« la ville inhumaine ») apparaît comme la figure du pauvre réduit à une « victimalité » pitoyable. Le succès commercial de l'ouvrage de Lapierre contribue d'ailleurs à cautionner cette vision du social à laquelle il adhère. Et ce au point de véhiculer et d'enraciner dans l'imaginaire populaire occidental la figure de

« l‟homme-cheval » (Hasari Pal) en tant que projection anthropomorphique (-zoomorphique) de la « capitale de la misère » qu'est Calcutta156 :

Les muscles du dos et des épaules gonflés à éclater, le petit homme arrache son rickshaw et s'élance sur l'asphalte brûlant de Wood Street. En guise d'avertisseur, il fait tinter un grelot de cuivre fixé par une lanière à son index. Ses bras sont arc-boutés en croix sur les brancards. Homme-cheval, homme-crucifié, il court pieds nus. Derrière lui, serrées sur l'étroit siège de son véhicule, deux femmes en sari font une touche de couleur dans le flot des voitures et de camions. l'Indien est un des cent mille tireurs de pousse-pousse de Calcutta car, ici, les hommes font concurrence aux animaux.

[...] Calcutta où, aujourd'hui encore, quelque 100 000 hommes-chevaux attelés à leurs rickshaws parcourent chaque jour plus de kilomètres que les 30 Boeing et Airbus de la compagnie aérienne intérieure, Indian Airlines. Ils transportent chaque jour plus d'un million de voyageurs et parcourent autant de kilomètres.

Personne, hormis quelques urbanistes visionnaires, ne songerait à ranger ces anachroniques carrioles au musée de l'Histoire. Ici, la sueur humaine fournit l'énergie la moins chère du monde. Plus de 50 000 rickshaws circulent aujourd'hui dans les rues de Calcutta. Chaque véhicule fait vivre deux tireurs qui se relaient entre les brancards d'un lever de soleil à l'autre. La sueur de ces 100 000 forçats nourrit près de 1 million de pauvres. (Lapierre, 1986: 44, 56).

156 Roberge pense que pour les Occidentaux, aujourd'hui, il existe « une triple image de Calcutta, une

trimurti, contrepoint contemporain de la trinité hindoue » (op. cit.: 162 ; souligné dans l'original). Il dit :

« Et si l'on voulait donner un nom réel ou mythique, un nom mythifié à chacun des visages de cette trimurti, sans doute pourrait-on choisir Satyajit Ray pour symboliser la créativité, mère Teresa pour la compassion donnée aux pauvres parmi les pauvres et - dernier venu, personnage de roman - Hasari Pal, le tireur de rickshaw imaginé par Dominique Lapierre, pour évoquer la ville tonitruante » (ibid.).

3. 2. Calcutta : création coloniale. Évolution de la cité des palais vers une cité

épouvantable

Il convient de souligner que le thème par excellence de l'extrême misère qui semble dominer les reproductions discursives sur cette ville de l‟après-indépendance de l‟Inde devient hautement significatif, si on le met en rapport avec celui qui caractérisait Calcutta à l‟époque coloniale, à savoir « la cité des Palais ». Issue d‟un poème de James Atkinson écrit en 1824, cette expression fut longtemps le symbole de la richesse coloniale de la « seconde ville de l‟Empire (britannique) », encore qu‟au départ elle désignât la grandeur de la ville blanche née de la cartographie coloniale de Calcutta. En fait, au commencement ce fut l‟image du « Bengale d‟or » qui attira la Compagnie des Indes et les autres marchands occidentaux. À cet égard, Jean-Luc Racine se réfère à François Bernier qui dans son récit de Voyages dans les états du grand mogol (1671) « vante la fertilité, la richesse et la beauté du royaume du Bengale, la “riche exubérance du pays”: “Le Bengale abonde de tout ce qui est nécessaire à la vie. ”». Racine qui écrit ces mots, en conclut que « Cette richesse est l‟aimant qui attire les compagnies de commerce. Après divers essais d‟implantation infructueux, Job Charnock, installe finalement le comptoir de la Compagnie anglaise, en 1690, sur la rive orientale de l‟Hoogly, auprès de trois villages de tisserands, dont l‟un d‟eux, Kalikata, donnera son nom à la place britannique, promise à un avenir extraordinaire » (Racine, 1997 : 12-13). Ce qui ressort de cette succession des métaphores spatiales c‟est l‟idée que depuis sa fondation (1690)157 jusqu‟à nos jours, de tous temps, Calcutta est perçue principalement en Occident à travers le prisme de l‟économie : « Calcutta has long been viewed

primarily in economic terms : as the palatial expression of colonial wealth or the epitome of “Third World” poverty » (Teltscher, 2002 : 205). Ce contraste flagrant des

métaphores employées pour penser et décrire Calcutta pose d‟ailleurs la question de l'influence des facteurs contextuels tant internes qu'externes sur l‟évolution sémantique de la ville, sur celle de la « cité des Palais » vers la « capitale de la misère ».

157 La prééminence économique combinée avec celle du politique (qui commence en 1773 par l‟établissement de la présidence du Bengale, mais son apogée vient lorsque la Compagnie des Indes orientales disparaît suite à la révolte des cipayes de 1857 et que la reine Victoria devient finalement l‟impératrice de l‟Inde en 1876) fera de Calcutta « un centre majeur du commerce, de la marine marchande, des finances et des investissements britanniques en Asie, et (une) ville où le capital britannique commandait avec force plus que partout ailleurs en Inde » (Sarkar, 1997 : 31).

À cet égard, il est légitime d'avancer que tout d'abord l'hégémonie économique et politique de la Grande Bretagne en Inde qui fait de Calcutta la « seconde ville de l'Empire » (voire la « cité des Palais ») est à l‟origine de la « réputation » économique que Calcutta connaît aujourd‟hui. Car comme le souligne Hutnyk avec justesse : « As a

trading post for the British east India Company, and geopolitical centre of British imperialism, the untold wealth of the subcontinent passed through [Calcutta‟s] port »

(1996 : vii ; c‟est nous qui soulignons). La remarque suivante de Kate Teltscher vient davantage à l'appui de ce constat : «The “City of Palaces” epithet endows Calcutta with

a grandeur that outshines its trading origins» (Teltscher, 2002 : 197). Les récits de

voyage de l‟époque coloniale qui célèbrent le mythe de la « cité des Palais » gardent cependant un strict silence à propos de ce « transfert » de richesses qui provoquera les conséquences néfastes sur le tissu social de la ville dans les décennies à venir (Teltscher, 2002 : 199). Hutnyk dit ainsi : « (Calcutta) can be twined with the rise of

industrial capitalism and that most Western of cities, Manchester – and yet antagonistically so, since the Manchester mills were the downfall of Bengali weavers »

(1996: 87). Même aujourd‟hui, dans les représentations occidentales communes lorsqu'on évoque la « cité des Palais », il s'agit surtout d‟une certaine nostalgie refoulée de la dite « cité » et de l‟époque perdues. On aborde rarement la question de ce lourd « héritage » colonial responsable en grande partie de la « catastrophe humanitaire » de la ville. Ici encore, l'exemple de La Cité de la joie serait probant. Car on peut y remarquer le silence et le non-dit sur ce chapitre historique du colonialisme. Hutnyk va plus loin en faisant remarquer qu'en brossant un tableau sombre de Calcutta dans le chapitre 5 de son roman-reportage, Lapierre

[...] lionizes the British Raj when he manages to describe Calcutta as an « area of political exoduses and religious wars such as no other » (Lapierre 1985: 31) and of dreadful famines, partition, and war, without mentioning the responsibilities of the British in these matters. Lapierre begins by calling Calcutta a « mirage city »; it is « one of the biggest urban disasters in the world – city consumed with decay » (Lapierre 1985: 31). He does not mention the British until after he has described the « crumbling facades,tottering roofs and walls eaten up with tropical vegetation .... some neighborhoods looked as if they had been bombed. [...] In short, Calcutta was a dying city » (Lapierre 1985: 32).

[...] Having weighed all that garbage (eighteen hundred tons – how did he weigh it) and after he has prepared his list of rodents and diseases, Lapierre comes to the contrasted British Raj period, where he can eulogize the « prestigious past » of the metropolis (Cf. Lapierre 1985: 33-4) (Hutnyk, 1996: 95).

Malcolm Muggeridge, pour qui la ville est « à peine tolérable » mais qui en a tout de même tiré, en 1969, un film documentaire et puis en 1971, un best-seller éponyme –

Something Beautiful for God (tous deux consacrent les « miracles » de mère Teresa) –

évoque dans son témoignage oculaire ce « transfert » de richesses matérielles de l‟époque coloniale qui est, entre autres, à l'origine de l‟« irruption des pauvres » à Calcutta158 :

[…] I lived in Calcutta for eighteen months or so in the middle Thirties when I was working with the Statesman newspaper there, and found the place, even with all the comforts of a European‟s life – the refrigerator, the servants, the morning canter round the Maidan or out at the Jodhpur Club, and so on – barely tolerable. Conditions then, in any case, were by no means as bad as they are today; for one thing, the refugees had not come pouring in from a newly created and ludicrously delineated Pakistan. Even so, they were bad enough, and I always thought of the city as one of the dark places of our time, where

the huge fortunes made out of jute and other industries only served to pile ever higher the human debris out of which they were made (1971: 21; c‟est nous qui soulignons).

Cet extrait illustrant le rôle de la colonisation dans l‟appauvrissement des masses suggère d‟ailleurs qu'à l‟époque dont parle Muggeridge159 le mythe de la « cité des Palais » cédait déjà la place à celui de la capitale de la misère noire. L'extrait de Muggeridge laisse deviner ainsi les indications préliminaires de l‟évolution sémantique de la ville. Soulignons aussi que dans son texte, Muggeridge fait allusion, certes, à la cartographie coloniale de la ville blanche de Calcutta – « with all the comforts of a

European‟s life the refrigeration, the servants, the morning canter round the Maidan or out at the Jodhpur Club, and so on » –; néanmoins, il ne s‟agit pas d‟une simple menace

de la ville indigène sur la ville blanche imprégnant et accablant l‟esprit occidental – menace éprouvée et médiatisée par Kipling par exemple –, mais de celle de la « Cité de l‟épouvantable pauvreté » que devenait déjà Calcutta. Car le passage témoigne d‟une certaine anxiété de l‟auteur devant l‟« irruption des pauvres », anxiété qui ne relève pas tout à fait de ce que l‟on peut appeler la phobie raciste éprouvée par les habitants de la ville blanche en regard de « la pustuleuse et insalubre » ville noire160 ou du genre

158 Il est intéressant de remarquer qu'au contraire de Lapierre, Muggeridge n'éprouve guère une fascination pour (la pauvreté de) Calcutta. Il exprime plutôt sa répulsion profonde à l'égard de Calcutta. Cependant, cette dernière joue un rôle important dans le succès de sa carrière journalistique aussi bien que dans la carrière d'écrivain de Lapierre. Et ce succès est le fruit de leur focalisation sur « mère Teresa de Calcutta ».

159 L'observation de Muggeridge date de l‟époque où Calcutta avait été déjà évincée du pouvoir politique et par conséquent, du pouvoir économique aussi. (Calcutta fut la capitale britannique entre 1773 et 1911.)

160 Il convient de souligner ici que les projets d‟aménagements urbains ne virent le jour qu‟en 1912 avec la création du Calcutta Improvement Trust (CIT). C‟est-à-dire un an après le transfert de capitale à New Delhi. Alors que jusqu‟ici la situation devenait déjà de plus en plus problématique : « Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, les quartiers indiens se multiplièrent autour des quartiers britanniques : beaucoup

d‟anxiété raciale qu'expriment souvent, par exemple, les récits de voyage de l‟époque coloniale tout en célébrant le mythe de la « cité des Palais » : « The anxieties of colonial

rule surface frequently in accounts of Calcutta. Foremost among them was the fear of contamination and corruption through contact with Indians…. With its crowds threatening civic order and public health, Black town shadowed White Town menacingly » (Teltscher, 2002 : 199)161. Aux yeux de beaucoup d‟Occidentaux, Calcutta deviendra ainsi le « Cesspool of the Orient », comme le mentionne le journaliste et romancier australien Georgre H. Johnston (1947 : 72) lors de son voyage en Asie lors de la guerre (en 1944). Cependant, rien n‟illustre mieux cette phobie raciste envers la ville noire que l‟expression « La Cité de l‟épouvantable nuit » popularisée grâce à Kipling : « These threats find their clearest expression in Rudyard Kipling‟s

narrative, “The City of Dreadful Night” (1888) whose title – itself borrowed from a poem by James Thomson – had first been used by Kipling for a piece on Lahore, but would remain associated with Calcutta for at least a century » (ibid.: 195). Dans son

récit journalistique Kipling déplore le « Calcutta Stink » qui émane de la ville noire et pénètre tout le ciel de Calcutta, brouillant ainsi la frontière ethnique entre la ville blanche et la ville noire.. Pour Kipling, d‟ailleurs, la grande puanteur de Calcutta est « unique ». Il dit :

Mais est-il un homme qui ait étudié à fond la Grande Puanteur de Calcutta? Elle est unique.

Bénarès est plus infect au point de vue de l‟odeur concentrée, renfermée.

Il y a à Peshawar des puanteurs plus fortes que la grande Puanteur de Calcutta, mais au point de vue de la diffusion, de la faculté à faire pénétrer partout l‟écœurement, la puanteur de Calcutta laisse bien loin et Bénarès et Peshawar.

Bombay masque ses infections sous un vernis d‟assa-fœtida et de tabac : Calcutta est au-dessus de toute ostentation.

Il est impossible d‟assigner une source quelconque au fléau de Calcutta : c‟est ténu, c‟est écœurant, cela ne peut se décrire…

On dirait de l‟essence de pourriture qui aurait subi une seconde pourriture, – l‟odeur gluante de la colle de pâté tournée au bleu.

Et nul moyen de la fuir!

Elle souffle à travers le Maidân; elle pénètre par rafales dans les corridors du Grand Hôtel d‟Orient.

Ce qu‟on se plaît à appeler „les Palais de Chowringhi‟, la promène. Elle tourne autour du Club du Bengale.

n‟étaient que des slums, des bustees dépourvus des services élémentaires censés définir une ville. Bien des Britanniques s‟étaient plaints d‟un tel état de choses, moins par honte de ces excroissances malsaines que par crainte du danger de propagation d‟épidémies » (Roberge, 1997 : 161 ; souligné dans l‟original).

161 On peut lier ce motif (et d'autres motifs apparentés, comme la promiscuité, le suintement, etc.) à la frayeur ressentie par les Occidentaux devant tout ce qui semble pouvoir traverser la « bulle » protégeant