• Aucun résultat trouvé

Les études sur le travail et les travailleurs culturels et créatifs De l'intérêt

des artistes numériques

Cette discussion à la fois théorique et empirique vise à la fois à discuter certaines des connaissances empiriques rassemblées sur les travailleurs créatifs, leur travail et leurs modes d'organisation et à explorer sélectivement des modes de conceptualisation de la pratique artistique et en arts numériques pour en relever les apports et les limites. Si nous avons cherché au maximum à na pas anticiper sur les chapitres à venir, il nous a semblé intéressant, comme nous l'avons fait dans le premier chapitre, de discuter les apports et limites des recherches existantes en regard des caractéristiques de notre matériau de recherche, soit des parcours d'artistes numériques qui seront présentés au chapitre III et analysés dans les chapitres subséquents de la thèse. Le survol que nous effectuons des travaux existant sur la question est déjà informé par notre propre optique théorique et le matériau empirique de notre étude. Nous nous lovons dans la position de de Certeau, Giard et Mayol lorsqu'ils situent leurs propres travaux par rapport à ceux de Bourdieu et de Foucault :

(…) je ne vise pas à dresser un tableau, nécessairement illusoire, des travaux théoriques et descriptifs qui ont organisé la question ou l'éclairent en passant (…). Ce qui est en jeu, c'est le statut de l'analyse par rapport à son objet. Comme dans un atelier ou un laboratoire, les objets produits par une recherche résultent de son apport, plus ou moins original, dans le champ où elle a été rendue possible." (Certeau, Giard, & Mayol, 1990, p. 71-72).

Notons aussi que les travaux discutés dans le cadre de ce chapitre ne seront utilisés que marginalement dans la deuxième partie de la thèse. La deuxième partie de la thèse consiste plus, comme on le verra, en une proposition théorique et méthodologique pour penser

autrement les pratiques des artistes numériques qu'en une relativisation, une infirmation ou une confirmation des travaux existants sur la question.

Dans notre étude, nous aborderons les secteurs du multimédia du point de vue des spécificités du travail qui y est accompli. Quelles sont les caractéristiques du travail dans les nouveaux médias ? Nous allons examiner comment les recherches existantes portant sur le travail créatif et technocréatif peuvent fournir des outils pour penser la pratique en arts numériques. Nous discuterons plus en profondeur les conceptualisations de la pratique comme artisanat, comme pratique d'un monde de l'art et comme pratique attachée aux logiques de production d'industries culturelles. Cette discussion ouvrira sur notre proposition théorico méthodologique qui guidera notre étude de la constitution et du maintien de la pratique des artistes numériques, soit à considérer l'intérêt méthodologique d'étudier les modes de constitution de la pratique en arts numériques du point de vue des parcours des artistes numériques.

Le travail culturel a été jusqu'à récemment un thème peu traité dans les recherches en communication (Beck, 2003, p. 13; Mosco, 1996, p. 159)34, même si les études sur l'économie créative et le travail créatif ont explosé depuis le milieu des années 90 (Christopherson, 2008, p. 74). Dans son ouvrage synthétisant les recherches actuelles portant sur le travail culturel, Banks relève trois grands courants de recherche concernant les études critiques35 sur le travail culturel. Un premier courant recouvre la critique des industries culturelles considérées comme aliénantes (Horkheimer & Adorno, 1974) au sein desquelles le travailleur créatif serait contrôlé par des managers de la création (Ryan, 1992). Puis les recherches explorant, dans une optique théorique inspirée de Michel Foucault, les mécanismes de gouvernementalité qui enserreraient la constitution

34

"In recent times there has been surprisingly little sustained research on the changing character of work in the cultural industries. Attention in media and cultural studies has tended to be directed toward questions of consumption and response, while political economy has concentrated on mapping basic changes in the overall structure of capitalism and corporate and governmental responses to them, leaving the everyday practice of cultural production as something of a black box." (Beck, 2003, p. 13).

35 Banks met à part les études qui ne se situent pas dans une analyse critique par rapport au capitalisme (il

contemporaine de la subjectivité du travailleur créatif. Ces recherches s'intéressent à la manière dont le travailleur créatif se constitue à partir de discours, des technologies afférentes et de pratiques qui définissent la manière de performer une activité créative et les modes de constitution de la subjectivité de ce travailleur (Ursell, 2000). Enfin, des recherches recontextualisent le travail créatif et culturel dans une modernité avancée dont l'une des caractéristiques serait un approfondissement des capacités réflexives du travailleur culturel créateur de symboles36. Ces recherches s'intéressent au surcroit d'agence offert aux acteurs contemporains : les travailleurs créatifs profitent de nouvelles possibilités offertes par les sociétés contemporaines qui, avec le déclin des institutions traditionnelles – famille, religion - offriraient plus d'options de vie aux individus. Il existe toutefois bien d'autres manières de conceptualiser la pratique de travail culturel ou créatif.

Chaque mode de conceptualisation du travail et de la pratique technocréative révèle des aspects de ce phénomène tout en en laissant d'autres dans l'ombre. Plus avant, nous postulons qu'il est nécessaire de confectionner un nouvel appareillage conceptuel pour rendre compte de la constitution et du maintien des pratiques en arts numériques le long des parcours des artistes numériques37.

Un premier examen de leurs parcours montre que les artistes sont engagés simultanément dans des organisations artistiques (centres d'arts numériques, regroupement d'artistes) et dans les mondes de l'entreprise (souvent en tant que pigistes). Nous nous intéresserons aux recherches qui peuvent nous fournir des outils pour conceptualiser chacun de ces

36

Ainsi, la dissolution des formes traditionnelles de sociabilité a pour effet de laisser à l'individu un éventail d'options plus larges dans les manières dont il décide de mener sa vie. Banks place dans cette perspective Lash et Urry, Giddens, Beck. Pour Beck, les marges de manœuvre offertes par cette nouvelle modernité se négocient par rapport aux instances de gestion sociale de cette modernité (Banks, 2007, p. 98). Ainsi, pour ces auteurs, les mécanismes de gouvernementalisation de l'acteur social offrent des marges de manœuvre et ne sont pas uniquement contraignants. Citons aussi Boltanski et Chiapello, qui dans Le nouvel esprit du

capitalisme avançaient que la récupération de la "critique artiste" par le capitalisme, en plus de doter le

capitalisme de nouvelles formes de séduction, offrait aussi de nouvelles formes d'agence à l'acteur social (Boltanski & Chiapello, 1999).

engagements observés chez les artistes que nous avons observés. Nous étudierons d'abord les recherches qui ont conceptualisé les milieux créatifs comme des mondes de l'Art. Puis nous effectuerons un survol des recherches étudiant la production culturelle comme production d'un secteur industriel spécifique : l'industrie culturelle. À la suite de la présentation de ces courants de recherches et de leurs limites vis-à-vis de notre matériau empirique, nous nous intéresserons aux cadres théoriques qui permettent d'appréhender les formes de mobilité des artistes/travailleurs créatifs entre ces univers, démarche nécessaire au vu de la pluralité des univers fréquentés par les artistes numériques au cours de leurs parcours et de la circulation des pratiques créatives entre ces univers.

La pratique en arts numériques comme pratique d'un "monde de l'art

numérique" ?

Art worlds consist of all the people whose activities are necessary to the production of the characteristic works which that world, and perhaps others as well, define as art. Members of art worlds coordinate the activities by which work is produced by referring to a body of conventional understandings embodied in common practice and in frequently used artifacts…

The interaction of all the involved parties produces a shared sense of the worth of what they collectively produce. Their mutual appreciation of the conventions they share, and the support they mutually afford one another, convince them that what they are doing is worth doing. If they act under the definition of "art", their interaction convinces them that what they produce are valid works of art. (Becker, 1982, pp.34, 39, in Finnegan, 1989, p.31)

Ici les pratiques des artistes ne dépendent pas de logiques de production propres à des industries culturelles, mais des actes de tous les collaborateurs du monde de l'art organisé par des conventions propres. Selon Becker, les définitions des mondes de l'art reposent moins sur une définition des types d'œuvres produites et des types de pratiques afférentes à la production d'œuvre particulière au monde en question. Son concept de monde de l'art

permet de mettre en évidence la participation d'un ensemble d'intervenants (et pas seulement des artistes) à la production de l'œuvre d'art : "All artistic work, like all human activity, involves the joint activity of a number, often a large number, of people. Through their cooperation, the art work that we eventually see or hear come to be and continues to be" (Becker, 1982, cité dans Lloyd, 2006, p.162). Le caractère collectif du processus de production de l'œuvre artistique est mis en évidence par le grand nombre d'intervenants participant à un projet artistique qui se déroule par exemple dans un centre d'art numérique, participants allant au-delà les artistes (ingénieurs, intermédiaires qui sont souvent rattachés à des centres d'arts numériques et qui mettent en relation des personnes, professionnels divers, producteurs de matériels utilisés dans les arts numériques).

Le concept de monde de l'art de Becker a déjà été utilisé dans une étude sur les arts numériques en France (Jaccard-Beugnet, 2003). Le concept de monde de l'art de Becker appliqué à l'étude des pratiques en arts numériques mettrait en lumière le rôle des intermédiaires dans la production de l'art numérique, ces intermédiaires et les artistes concourant à la définition de ce que recouvre la pratique et à quels types de résultats cette pratique peut mener (œuvre, processus, outil logiciel à être utilisé ultérieurement par d'autres artistes). Au moment de sa genèse, la théorie des mondes de l'art de Becker se voulait une réponse à une sociologie des œuvres et au mythe du génie de l'artiste dont l'inspiration inexpliquée serait la seule origine de la production conceptuelle et matérielle de l'œuvre. Ces analyses contre lesquelles les mondes de l'art se proposaient d'offrir un contrepoint n'exploraient pas les modes concrets de production des œuvres et le travail collaboratif d'un ensemble de personnes et d'objets qui concourraient à faire de l'œuvre d'art une réalité. Comme tout travail, la production artistique requiert une importante division du travail et une coopération élaborée entre les individus composant le monde de l'art. Ces individus agissent suivant un ensemble de conventions reconnues sur ce que doit être une œuvre d'art dans ce monde particulier (Becker, 1982, p. 35) :

(…) the network of people whose cooperative activity, organized via their joint knowledge of conventional means of doing things, produces the kind of art works the art world is noted for. (Becker, 1982, p. x)

Ainsi, ces modes de l'art ne tiennent pas seulement par les individus qui les composent et leurs multiples interactions concourant à la production des œuvres :

An art world is more than just a network of interacting people; it is also a set of conventions (artistic work is as normative as it is creative), a number of material and personnel resources mobilized for artistic production, and a distribution network. (Kimmel, 1983, p. 733)38

De nombreux artistes numériques interrogés dans le cadre de notre enquête occupent des fonctions d'intermédiaires culturels dans le "monde de l'art numérique" (critique d'art, commissaires pour des expositions, gestionnaires de centres d'art numérique). Bien sûr, pour Becker les mondes de l'art étaient poreux, comme le note Finnegan (2007), mais Becker visait par ce concept à mettre en relief les conventions et pratiques qui font tenir ces mondes comme une réalité unitaire. Au sujet de sa propre étude sur les musiciens amateurs de Milton Keynes, Finnegan observe :

The 'musical worlds' of Milton Keynes were instances of such 'art worlds'. They were distinguishable not just by their differing musical style but also by other social conventions: in the people who took part, their value, their shared understandings and practices, modes of production and distribution, and the social organization of their collective musical activities. (Finnegan, 1989, pp.31-32)

Le concept de monde de l'art peut donc mettre en lumière un certain nombre de phénomènes et de conventions propres à un certain type d'activité, mais peut aussi induire en erreur dès que l'on prétend lui faire rendre compte de l'ensemble des processus entourant une pratique de création. D'ailleurs, comme le note Finnegan, Becker lui-même n'a jamais considéré ces mondes de l'art comme "concrete and bounded realities : indeed he stresses

38

that they do not have clear boundary around them, that they vary in their independence, and that people can be members of more than one such 'world'" (Finnegan, 2007, p. 188). Pour Finnegan, le concept de "musical worlds" permet de rendre compte de différents types de pratiques musicales amatrices. Dans la ville de Milton Keynes qu'elle étudie, il y a les musiciens amateurs répétant ensemble durant de longues périodes de temps et de manière extrêmement codifiée (la fanfare municipale); il y a les organistes, appartenant à un autre monde musical, qui peuvent être peu nombreux et se rencontrer de manière sporadique, mais qui sont pour autant très impliqués dans leur pratique et entretiennent des liens très forts avec d'autres sociétés d'organicistes anglaises par-delà Milton Keynes; il y a aussi les musiciens vietnamiens, qui représentent un micromonde à l'échelle de la ville anglaise de Milton Keynes, mais qui pour autant s'inscrivent dans une longue et vénérable tradition de musique traditionnelle (Finnegan, 2007, p. 188) :

Thus some worlds are manifested by people actually living and interacting on the ground at a local level, others by largely symbolic ties linking them into more widely recognised conventions seldom realised in practice in the local setting. Structured musical activities always mean some joint organisation and shared symbols, but in a given locality or situation not all 'worlds' are equally concretised. (Finnegan, 2007, p. 188)39

Pour Finnegan, le concept de "monde" ne doit pas faire surestimer l'autonomie dont jouirait un monde de l'art. Les mondes des praticiens amateurs de musique qu'elle a étudiés se recoupaient largement, des liens d'interdépendance existaient avec des mondes non musicaux à l'extérieur et à l'intérieur des "mondes" considérés - le système éducatif, l'église, les pubs locaux, les associations de musiciens régionales et nationales, qu'elle étudie dans la

39

Cette remarque nous enjoint à ne pas rester concentrés sur la pratique comme une performance matérielle seulement. Si le contexte d'exécution d'une pratique l'informe de tout un ensemble de façons, une pratique est aussi informée par un ensemble d'éléments qui ne sont pas "à portée de main". Cette observation pointe vers le concept d'échelle (scale en anglais), largement utilisé dans les recherches en économie géographique, culturelle et en cultural studies pour expliquer l'articulation du local et du global dans les processus à l'étude (McCarthy, 2006).

deuxième partie de son ouvrage40. À la différence des musiciens de jazz professionnels étudiés par Becker, les amateurs étudiés par Finnegan devaient gérer leur intégration dans une multiplicité de cercles sociaux, au-delà de leurs "mondes musicaux". De la même manière, les artistes numériques que nous avons étudiés le long de leurs parcours sont engagés parallèlement à leur pratique artistique dans une pluralité de cercles (à travers leurs piges en entreprise, leur engagement dans les cercles multimédias à Montréal, leurs rapports aux technologies qui informent leurs affiliations auprès d'entreprises)41.

Par ailleurs, le concept de monde peut connoter une certaine cohérence, alors que certains des mondes de la pratique musicale amatrice étudiée par Finnegan apparaissaient instables. Le concept de monde peut aussi impliquer une ampleur alors qu'une fois encore certains des mondes étudiés par Finnegan étaient de l'ordre des micromondes. De la même manière, le milieu des arts numériques montréalais est pluriel, divers, fragmenté en sous communautés. Finnegan en conclut que le concept de monde de l'art entendu dans un sens trop restrictif peut faire oublier la flexibilité et la relativité des systèmes de musique locaux :

"Even used with care, therefore, the term 'world' becomes difficult to apply without the implications of coherence, concreteness, stability,

comprehensiveness and autonomy that tend to cluster round it." (Finnegan, 2007, p. 190).

40

La critique que Bourdieu adresse à Becker dans les règles de l'art est de trop insister sur les mécanismes de coopération entre acteurs (ce dont rend compte particulièrement bien le concept de monde de l'art) et de ne pas étudier les rapports de pouvoir dans les mondes de l'art et entre les différents mondes de l'art. À contrario le concept de champ rend compte de l'intégration de ces mondes de l'art dans une structure sociale conflictuelle (Lamy & Béra, 2003, p. 184).

41 Et malgré ce qu'on pourrait qualifier à bien des égards de professionnalisme de la pratique : comme nous

le verrons, les artistes numériques ont souvent suivi des formations spécialisées en arts, maîtrisent parfois des technologies de production numériques très pointues spécifiquement dédiées aux arts numériques. Cette maitrise des différentes facettes de la pratique en arts numériques peut nécessiter du temps et un investissement personnel important, ce qui apparaitrait a priori peu compatible avec un autre travail. Sur la notion de professionnalisme en sociologie du travail, voir Freidson (Freidson, 2001). Pour une discussion du professionnalisme des designers de sites web en Angleterre, voir Kennedy (Kennedy, 2010).

La pratique des arts numériques est hautement instable et versatile. Il n'existe pas de manières unifiées (par des conventions ou une tradition historique unifiée42) de pratiquer les arts numériques en un lieu ou d'un lieu à un autre. La pratique s'articule à des technologies émanant d'institutions ou de monde extérieurs aux milieux des arts numériques. Les arts numériques sont en rapport avec les pratiques technocréatives et l'important bassin des industries multimédia à Montréal. La pratique en arts numériques s'inscrit, comme nous le verrons, dans un milieu de référence largement international qui se concrétise à l'occasion de rencontres plus ou moins formelles, de festivals et d'expositions. À la lumière des limites du concept, Finnegan propose dans la deuxième partie de son ouvrage de s'éloigner de la terminologie de Becker pour se concentrer plutôt "on some of the processes by which people in a sense 'trod out their musical pathways'," (Finnegan, 2007, p. 190) soit la manière dont les musiciens amateurs évoluent entre les mondes musicaux qu'elle a décrit dans la première partie de son ouvrage, et l'influence d'institutions transversales comme les églises ou les pubs sur leurs pratiques.

Comme on le voit, le concept de "monde de l'art numérique" peut poser problème, car il invite à envisager les effectivités des pratiques artistiques ou créatives seulement du point de vue de la constitution et du maintien du monde de l'art. La constitution de ces pratiques repose sur différents espaces ne relevant pas d'un monde de l'art numérique au sens strict (les filières de formation spécialisée en arts ou en multimédia à l'université, les centres de recherche universitaire, l'entreprise, les associations professionnelles). Par ailleurs, même les espaces dédiés aux arts numériques apparaissent pluriels – déjà transversaux en eux- mêmes, ouverts à une variété d'influences disloquant partiellement, selon nous, des conventions qui seraient propre à ces lieux de production artistique. De plus, les conventions de ce qui serait reconnu comme une œuvre d'art numérique sont plutôt floues et à cheval entre plusieurs domaines. Ajoutons que les pratiques en arts numériques peuvent

42

De ce point de vue, la pratique des arts numériques serait à l'opposé de la pratique des musiciens vietnamiens reposant sur une tradition forte et ancienne.

Documents relatifs