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3. POSTCOLONIALISME DÉCRIT ET DÉCRIÉ

3.1 Études descriptives

Puisque notre recherche vise à étudier la nature du rôle des traducteurs sous le protectorat français, elle s’insère dans la branche appliquée de la traductologie, telle que définie par Holmes (1980) dans la cartographie présentée lors du Third International Congress of Applied Linguistics tenu à Copenhague en 1972. En effet, cette cartographie a, en fait, tracé les grandes lignes d’une discipline autonome pourvue de deux branches inter- reliées « pure » et « appliquée » (Toury, 1995, 7). Nous situons notre recherche dans la branche pure où s’insèrent les études traductologiques orientées vers le produit, le processus et la fonction de la traduction.

Si les études orientées vers le produit de la traduction se rapportent aux descriptions empiriques des traductions, telles que les recherches menées sur des traductions ponctuelles à une période, dans une langue ou un type de discours donnés (Gentzler, 2001, 93), les études orientées vers la fonction de la traduction, quant à elles, tiennent compte de la composante culturelle qui influence la réception de la traduction. Pour ce qui est des recherches orientées vers le processus, elles s’intéressent, entre autres, à la modélisation de la « compréhension du traducteur ». Cependant, le concept de « processus » est polysémique. Pour Albrecht

Neubert et Gregory M. Shreve (1992, 125), le processus se rapporte aux étapes de la traduction, depuis son début et jusqu’à sa publication. Chez d’autres auteurs, le processus est plus restreint et se limite aux étapes de la traduction proprement dite, qui sont observées notamment à la lumière des protocoles de verbalisation (Lörcher, 1991; Paul Kussmaul, 1995; Jeanne Dancette 1995; Donald Kiraly, 1995 et Janet Fraser, 1996). Le « processus » est la manière de traduire qui met en exergue les procédés suivis par le traducteur lors de la résolution de problèmes de traduction. Ces procédés peuvent être d’ordre lexical (calque, emprunt, etc.), syntaxique (recatégorisation, chassé-croisé, etc.) ou stylistique (adaptation, anaphore, périphrase, compensation, etc.).

Notre recherche est donc orientée vers le produit, le processus et la fonction de la traduction de trois textes ethnographiques dans un cadre colonial. Elle va dans le même sens que celle menée par Annie Brisset (1990), intitulée Sociocritique de la traduction. Cette dernière a suivi une méthode descriptive et axée sur l’observation d’adaptations théâtrales effectuées en joual au Québec entre 1968 et 1988. Elle a constaté que les traducteurs québécois, en réponse à l’idéologie dominante qui visait à enrichir une identité québécoise, se sont engagés à constituer la littérature nationale québécoise en joual par l’adaptation théâtrale. L’analyse de ces traductions a débouché sur l’examen de la fonction de ces adaptations théâtrales, qui s’est avérée « une fonction à la fois littéraire et doxologique » (Brisset, 317). Certes, cette étude historique, acclamée par certains, reste critiquée par d’autres, qui lui reprochent de ne pas donner la voix aux traducteurs. Cas par exemple de Judith Lavoie, qui souligne que le traducteur est considéré par Brisset comme un « retransmetteur passif » des idées qui circulent dans la société, comme s’il ne jouait aucun rôle social (Lavoie, 2002, 7). Or, des traducteurs, comme Michel Tremblay et Michel Garneau, se sont rendus visibles sur la scène sociopolitique par leur sélection des textes et des langues traduites, leurs interactions avec les médias (articles, interviews, théâtre et autres) et leurs exégèses. Notre recherche, elle, étudiera les traducteurs à la lumière de leur formation

et de leur environnement, ainsi que de leurs productions et des écrits d’autrui portant sur eux ou sur leurs écrits (voir chapitre 4 – Entreprise d’exploitation).

Toury (1980 et 1995), s’inspirant de la théorie des polysystèmes (Even-Zohar, 1979 et 1990), affirme que le phénomène de la traduction ne peut être expliqué que par rapport à la culture d’arrivée :

Translations are facts of target cultures; on occasion facts of a special status, sometimes even constituting identifiable (sub) systems of their own, but of the target culture in any event. (Toury, 1995, 29)

Autrement dit, il s’agit d’étudier les traductions comme un élément appartenant au système de la culture d’arrivée à un moment donné de l’histoire. Le premier à avoir soulevé la question de « système » en traductologie est Even-Zohar dans les années 70. Ce dernier applique ce concept à la littérature traduite pour mettre en évidence que celle-ci joue un rôle précis dans la culture d’arrivée. L’observation du passage d’un système d’une langue à une autre est toujours pertinente, surtout en ce qui a trait aux relations entre les deux cultures, au fonctionnement des deux littératures et au rôle joué par le traducteur. Ce dernier, note Even- Zohar, a tendance à se plier aux normes de la culture d’arrivée dans le but d’atteindre une acceptabilité socioculturelle. Cette acceptabilité se fonde généralement sur ce que la langue d’arrivée, canal du discours social dominant où beigne le traducteur, permet d’intégrer de la langue de départ à un certain moment de son histoire. Nous pensons à tous les emprunts, en français, au lexique du parler maghrébin et des langues perse et arabe, tels « maboul », « babouches » et « souk ».

Sans prétendre à leur systématicité, Toury (1980 et 1995) signale l’existence de normes. L’approche de Toury, sociologique par essence, souligne que le traducteur, tout comme n’importe quel individu, est pourvu d’un instinct social qui lui permet de juger des actions acceptables et non acceptables par son lecteur. Par conséquent, le traducteur va adopter dans chaque situation un comportement spécifique :

Norms have long been regarded as the translation of general values or ideas shared by a group – as to what is conventionally right and wrong, adequate and inadequate – into performance instructions appropriate for and applicable to particular situations, specifying what is prescribed and forbidden, as well as what is tolerated and permitted in a certain behavioral dimension […] (Toury, 1995, 15)

L’analyse systématique d’un ensemble de traductions permet de mettre en évidence, d’une part, les modalités translatives adoptées par les traducteurs, et d’autre part, la fonction des traductions dans la culture d’accueil. En effet, selon Toury, ces modalités sont régies par des normes spécifiques à chaque contexte socioculturel. Les normes sont de nature intersubjective et forment un continuum, allant d’un extrême objectif, répondant aux lois en vigueur, à un extrême subjectif, qui se manifeste par des idiosyncrasies. Les normes traductionnelles, qui sont présentes dans chaque communauté linguistique et littéraire, interviennent à chaque moment de la production de la traduction. Elles sont de différents degrés de force et changent avec le temps. Elles sont qualifiées de 1- » préliminaires », 2- « initiales » et 3- « opérationnelles ».

Les normes traductionnelles déterminent la valeur de la traduction selon la priorité accordée par le traducteur à la recherche d’adéquation ou à la recherche d’acceptabilité (Toury, 1995). Elles font office de « générique » de différentes normes dont la distinction se fait à la lumière des réponses obtenues aux questions suivantes : Quelles œuvres choisit-on de traduire ? Et comment les traduire ?

Les normes préliminaires répondent à la première question puisqu’elles concernent la « politique » de la traduction adoptée : les facteurs systématiques en lien avec les choix des œuvres, des auteurs et des traducteurs. Pour la traduction au Maroc sous le protectorat

français, il sera question d’expliquer la visée des traducteurs dans leur choix des textes à traduire, des thématiques abordées, des régions étudiées et des informateurs.

Les normes initiales, quant à elles, dictent la conduite du traducteur à produire une traduction sourcière ou cibliste alors que les normes opérationnelles concernent toutes les décisions du traducteur au moment de l’acte de traduire. Ces deux dernières normes viennent expliquer le comment du traduire.

Les normes opérationnelles sont de nature matricielle et mettent en évidence la présence du matériau linguistique appartenant à la culture source dans la langue cible, soit dans notre recherche, le repérage des mots marocains dans les traductions françaises, ou de nature textuelle, les interventions délibérées du traducteur (Bastin, 2007, 35-44) dans la langue, la grammaire, le vocabulaire, le style et la sémantique.

En somme, les normes sont des entités sociales et psychologiques qui constituent un important facteur dictant les relations entre le traducteur et les intervenants dans le processus de la traduction. Elles sont donc le reflet d’une lutte d’influence et de pouvoir. Hermans soutient que la traduction « involves a network of active social agents, who may be individuals or groups, each with certain preconceptions and interests » (1996, 26). La traduction est donc le théâtre de transactions entre des parties, ayant chacune ses propres intérêts. Nous le verrons dans le cas de nos traducteurs, leurs informateurs, leur institution, leur lectorat et leurs convictions personnelles.

Les normes jouent un rôle important dans le processus de traduction depuis la commande de celle-ci et jusqu’à sa livraison : négociation avec le donneur d’ouvrage (temps, prix, public cible, etc.), élaboration du projet de traduction, stratégies lors du transfert linguistique et culturel, etc. Elles déterminent la relation existant entre les actants de la traduction et non celle entre le texte de départ et le texte d’arrivée. Les normes révèlent aussi

le contexte historique, social, culturel, économique et politique dans lequel s’insèrent les traductions. En effet, comme le mentionne Hermans, l’« intercultural traffic, then, of whatever kind, takes place in a given social context, a context of complex structures, including power structures » (op. cit., 27).

L’étude du contexte social des traducteurs met en évidence, les comportements, individuels ou collectifs, des acteurs de la traduction qui sont conditionnés par les structures du pouvoir. Lefevere (1992, 11-25) nomme ces structures de pouvoir le patronage. Il souligne que les « professionals who represent the “reigning orthodoxy” at any given time in the development of literature system are close to the ideology of patrons dominating that phase in the history of the social system in which the literary system is embedded » (Lefevere, op. cit., 16). En fait, le patronage résulte de l’interaction entre trois composantes : idéologique au sens large (politique ou autre), économique (force du marché, droits d’auteur, attente du public, etc.) et sociologique (la nécessité de s’intégrer à un certain groupe et d’épouser son mode de vie).

En règle générale, les normes aident à évaluer le comportement des gens et les éléments qui influent sur leur comportement. En d'autres termes, elles existent pour promouvoir les valeurs qui permettent un comportement social normé. En traduction, Hermans souligne que la comparaison entre les traductions et leurs originaux révèle la valeur ou les valeurs sous-jacentes au comportement des intervenants dans le processus de la traduction.

Dans notre recherche, la comparaison des traductions et leurs originaux visera à mettre en lumière les normes traductionnelles qui gouvernent la production des textes ethnolinguistiques sous le patronage de l’IHEM. Cette comparaison tentera aussi de déterminer les traits caractéristiques des textes et les stratégies mises en œuvre par les traducteurs afin d’appuyer l’idéologie dominante, celle du colonialisme français.

Cette recherche qui se veut descriptive relève aussi du cadre de référence postcolonial.