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Étrange proximité du normal et du pathologique

Dans le document LA PENSÉE DES CONTES (Page 71-75)

Les bébés se comportent différemment selon qu'ils ont à faire à des choses ou à des personnes, c’est là une capacité innée. Et pourtant, il est des cas où le nourrisson voit se brouiller la frontière entre choses et personnes. Seul en effet le rapport aux aliments (donc à des choses) permet de jouir de la complétude dans la satiété. Toute relation avec une personne, au contraire, implique que l'on est deux ; donc que chacun existe à l'intérieur des limites qui le distinguent de l'autre, que chacun reconnaît cette division et accepte comme fondatrice de la coexistence l'incomplétude qui en découle. Comme l'a justement souligné Paul Racamier, il faut que le bébé perde sa mère en tant que prolongement de lui-même pour la retrouver en tant que personne autre17. Le réconfort qu'apporte au bébé le sein nourricier de la mère n'est pas sans ambiguïté. Dans la mesure où il lui permet, rassasié, de s'endormir dans la béatitude, ce souverain bien l'exempte de toute altérité, le laisse entièrement à lui-même et lui procure une jouissance dans laquelle personne d'autre n'existe qui pourrait l'arracher à lui-même. Dans la mesure, au contraire, où ce réconfort lui est apporté par la personne même de sa mère, sa présence, ses paroles, il est la lumière au milieu des ténèbres et se révèle plus vital encore que le rassasiement. Mais il y a pour cela un prix à payer, coût de sortie de l'illimitation ou de l'un absolu en même temps que coût d'entrée dans l'ordre de la coexistence. On comprend que le bébé, confronté à une alternative aussi drastique, désire en réconcilier malgré tout les termes.

L'alternative, cependant, est incontournable et la réconciliation impossible.

Du moins en ce monde, car dans la félicité éternelle le fidèle jouira de Dieu à la fois comme Personne qui parle et Objet qui comble. Ce que préfigure l’Eucharistie. En attendant, un conte comme celui du Chaperon rouge propose à l'enfant un semblant de conciliation entre les termes de l'alternative, ce qui est déjà beaucoup. Alors que l’énoncé du conte souligne les effets destructeurs d'une complétude qui passe outre à l'ordre de la coexistence, nous verrons que l’énonciation du conte (l’acte de le dire) soutient au contraire la relation entre le conteur et son jeune auditeur et lui permet de s’exprimer avec intensité.

Dire à un enfant le conte du Chaperon rouge, c’est donc le faire participer à un rituel de gestion de son propre désir. Rituel d’autant

17. Les schizophrènes, Payot, 1990, p. 164.

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plus délicat que le désir de l’enfant n’est pas seul en cause. Encore faut-il, en effet, que le désir de l’adulte qui raconte ne soit pas lui-même en proie à la démesure, que l’amour qu’il porte à l’enfant ne soit pas dévorant. Que son désir, autrement dit, demeure distinct du besoin. Car lorsque le désir est vécu comme un besoin, la place qui revient à l'incomplétude (au manque) fait défaut. Celui sur lequel se porte un tel désir en devient donc l'objet absolu. Voici l'enfant élu comme étant celui qui peut et doit combler sa mère. Et réduit, du même coup, à en être le complément, l'appendice. Il est ainsi arraché à la place qui lui donne lieu d'être parmi les autres, place délimitée et lui appartenant en propre. Assigné à une place trop désirable et en réalité inhabitable, il oscille entre deux états - élevé au zénith, et précipité dans les limbes du non-être - sans parvenir à trouver son assiette entre les deux. Tels sont, en résumé, les écueils auxquels est exposé l'enfant qui est l’objet d’un tel amour de la part de sa mère18. On ne s'étonnera pas si, en pareil cas, derrière la figure familière et réconfortante de la mère, il arrive que l'enfant aperçoive, dans ses cauchemars, celle du personne, en attend le comblement que seule la nourriture apporte en réponse à la faim. Ils mettent en scène un vertige d'indivision, à la fois fascinant (il tend à la toute-puissance) et terrifiant (il équivaut à la destruction psychique). Un vertige que nous avons éprouvé mais dans lequel, heureusement, la plupart d’entre nous ne sombrent pas, contrairement au psychotique (pour vivre, il faut être assuré que « toi c’est toi et moi c’est moi »)20. Nous en avons cependant gardé quelques traces, sans quoi les histoires de loups, d'ogres, de vampires ou autres prédateurs impitoyables et tout puissants nous laisseraient indifférents. Ces traces expliquent également l'intérêt suscité par des criminels comme le vampire de Londres, qui buvait le sang de ses victimes dans une sorte d'extase mystique21, ou ce « Japonais

18. Ce type de relation est remarquablement illustré par Milan Kundera sans son roman La vie est ailleurs, et par Romain Gary dans La Promesse de l’aube.

19. Essais de psychanalyse, Payot, 1972, p. 297.

20. Dans l'essai que j'ai consacré au visage (Face à face, Plon, 1989), j'ai parlé, à propos de ce vécu où il n'y a pas place pour deux de "duel originaire". L'ouvrage de Paul Racamier, Les schizophrènes, apporte sur ce point une réflexion clinique saisissante. Voir aussi Harold Searles (L'effort pour rendre l'autre fou, Gallimard, 1977), en particulier pp. 270-271 sur le désir cannibalique de ses patients.

21 Il fit le récit de sa vie et de ses crimes avant d’être pendu en 1949 ; voir « John Haigh, ma confession », in Roger Vadim présente : histoires de vampires, choisies et annotées par Ornella Volta et Valerio Riva, Robert Laffont, 1961.

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cannibale » qui se décrivait lui-même comme un bébé plongé dans le noir, exigeant le contact vital et réparateur avec sa mère et voulant

« sentir très fort » l'existence qu'il aimait22.

Quelques exemples cliniques nous aideront à mieux comprendre que l’enfant qui a peur du loup n’est pas, ou pas seulement, sous l’emprise d’une « mère dévorante » ou de quelque autre objet qui l’agresserait de l’extérieur, mais de l’illimitation inhérente à son propre psychisme. Une thérapeute rapporte le cas d'un enfant de presque quatre ans, interné pour état para-psychotique. L'enfant se comporte comme un possédé, le plus souvent hurlant avec terreur « Le loup! Le loup! » (« Il a couru à la fenêtre, raconte par exemple celle-ci, l'a ouverte, a crié "Le loup!" et voyant son image dans la vitre, l'a frappé en criant "Le loup! Le loup! »23). La puissance de destruction à laquelle l'enfant est en proie l'assaille de l'intérieur : ne disposant d'aucun point d'appui lui permettant de se dégager de sa propre illimitation, il porte en lui la destruction qu'il subit, il est à lui-même son impossibilité d'exister. A propos du pervers et de l'enfant, Freud rappelle que la civilisation a institué une barrière entre l'homme et la bête, une barrière qui transforme certains objets en objets de dégoût, une barrière qui interdit l'inceste, une barrière qui sépare le sexe des autres parties du corps et qui distingue un sexe de l'autre. « Toutes ces barrières, dit-il, le petit enfant ne les connaît pas24. » L’affirmation doit être nuancée, car si l'enfant ignorait absolument ces barrières, il n'existerait tout simplement pas en tant que personne. Celles-ci, en effet, ne s'imposent pas seulement à lui de l'extérieur (comme le font, par exemple, les règles sociales qu'on lui inculque), elles sont nécessaires à la constitution de son être. Plutôt que de dire que l'enfant les ignore, il serait plus juste de dire qu'elles ne sont pas encore fermement établies en lui. De sorte que dans les moments où, avec un mélange de jouissance et de terreur, il les sent s'effacer sous la pression de sa propre illimitation (éventuellement associée à celle de son père ou de sa mère), cet effondrement se confond avec un vécu d'anéantissement. « Tout psychotique a vécu une angoisse d’anéantissement », écrit Paul Racamier, mais, à la différence de la plupart d’entre nous, « il n’en est jamais vraiment revenu »25

Une autre analyste prend en thérapie une adolescente de quinze ans et demi. Les éducateurs de l'institution où elle est placée la trouvent insupportable : en proie à des crises violentes, hurlant et mordant, elle se jette sur eux en déclarant vouloir "faire l'amour"!

Inspectant les livres de contes qui sont à sa disposition dans le cabinet

22 Issei Sagawa assassina une étudiante à Paris en 1981 pour en consommer la chair.

23. Intervention de Rosine Lefort au séminaire de Lacan, livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, p. 111.

24. Introduction à la psychanalyse, Payot, 1966, p. 193.

25 Les Schizophrènes, Payot, 1990, p. 91.

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de l'analyste, elle s'arrête sur l'histoire des Trois petits cochons et sur celle du Chaperon rouge. Elle vit ce dernier conte avec intensité, obsédée par la figure du loup. L'un des enjeux thérapeutiques essentiels dans les séances qui suivront sera l'élaboration d'une distance entre elle et le loup, une désidentification26.

Troisième et dernier exemple : Gisela Pankow rapporte que l'un de ses patients, étant enfant, partageait le lit de sa grand-mère. Un soir, étant couché, il vit la tête d'un loup surgir du mur. Plus tard - il avait alors quatorze ans - il fut saisi d'une grande angoisse lorsqu'il sentit que les jambes de sa grand-mère étaient poilues27. La tête du loup qui sort du mur fait penser au rêve du patient de Freud, l'homme aux loups, qui voit la fenêtre s'ouvrir. Cette image d'effraction illustre bien, encore une fois, la forme de destruction psychique associée à l'expérience intérieure d'une puissance sans bornes. En quoi le contact avec les jambes velues de la grand-mère est-il propre à raviver cette angoisse? En ce que l'enfant (un peu comme le Chaperon rouge s'exclamant « Que vous êtes poilouse! ») vit ce contact comme une dissolution des limites qui distinguent l'être humain de l'animal, la femme de l'homme et, en définitive, lui-même de l'autre. Nous touchons ici plus spécifiquement à l'une de ces limites fondatrices que l'effraction détruit : celle de la différence des sexes.

Nous avons vu que le conte du Chaperon rouge oppose deux registres, l'un, échange de bons procédés (porter des aliments préparés et non-carnés à une personne de sa famille), l'autre, aller sans retour dans lequel c'est la personne même qui fait les frais du désir de l'autre.

Le récit ne met pas en scène explicitement le registre intermédiaire - celui de la sexualité adulte (ou génitale selon la terminologie psychanalytique) -, mais il y fait clairement allusion. Entre le fait de donner quelque chose à quelqu'un dans un espace d'échange et de réversibilité et celui d'être irréversiblement détruit par un autre, il y a place, en effet, pour le fait de se donner à quelqu'un dans un échange sexuel. Registre intermédiaire : ici on ne se contente pas de donner quelque chose à quelqu'un, on paie de sa personne ; et pourtant, en même temps, il y a place pour deux. Sans doute le désirant convoite-t-il le corps comme un objet, mais cela ne l'empêche pas de considérer ce corps comme celui d'une personne. La relation, donc, peut se nouer selon un principe d'agrément mutuel et de réversibilité. Toutefois, elle participe également de l'irréversible puisque, comme Yvonne Verdier l’a bien vu, elle est lié à la reproduction et par conséquent aussi à la mort (le lit, lieu de l'union, de l'accouchement et de la mort). C’est pourquoi la sexualité, tout en faisant partie de la vie ordinaire et sociale, garde une saveur transgressive.

26. Michèle Faivre-Jussiaux, La voie du loup. Abord clinique de la question du père dans la psychose, Point Hors Ligne, 1991.

27. L'homme et sa psychose, Aubier, 1983, p. 242.

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Ce parfum de transgression, les enfants y sont très sensibles, précisément parce que c'est à partir de leur sexualité prégénitale, encore proche des pulsions orales, qu'ils imaginent la sexualité adulte.

Les représentations fantasmatiques qu'un enfant se forme de l'acte sexuel ne sont pas toujours très différentes de ce qu'il a imaginé en écoutant l'histoire du Chaperon rouge. Mais, précisément, ces représentations ne correspondent pas à la sexualité génitale de l'adulte.

En disant que ce qui se produit entre le loup et le Chaperon rouge est une simple métaphore de l'acte sexuel tel qu'il est vécu par des adultes, on substitue une banalité rassurante à une vérité énigmatique.

Et on élude la violence que nous renvoie le miroir du récit. Les histoires de vampires donnent souvent lieu à une réaction analogue.

Comme dans le Chaperon rouge, le registre sexuel y est présent en creux. Le vampire, que ses dents apparentent au loup-garou, manifeste pour sa victime une convoitise qui a quelque chose de sexuel. Mais aussi une avidité qui va beaucoup plus loin que le désir sexuel. C'est bien pourquoi le mélange de jouissance et d'épouvante que suscite un film de vampire est proche de l'effet produit par une histoire de loup ou d'ogre. Et manifestement très différent du plaisir que procure un film érotique.

6. Comment le contage du Chaperon rouge transforme un objet de

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