• Aucun résultat trouvé

L’ÉTHIQUE : VRAIE QUESTION, FAUX DÉBAT Parler d’éthique, c’est parler de cette

Dans le document Organisations et territoires (Page 53-55)

Didier Benoit 1 , Christophe Zander 2 et Marc Jean

1. L’ÉTHIQUE : VRAIE QUESTION, FAUX DÉBAT Parler d’éthique, c’est parler de cette

Humanité relative de l’Un à l’Autre et vice- versa. C’est parler, selon les termes d’Hannah Arendt, de ces dimensions de

notre Humanité qui ne sont pas « en l’Homme », mais « entre les Hommes ». La question de l’éthique impose, à qui s’en saisit, d’être confronté à des interrogations complexes. L’Humanité, dans ce qu’elle a décliné de culture, de pensées et de modèles sociaux sur les cinq continents, n’a jamais eu cesse de remettre cette question sur l’ouvrage. Il est vrai que l’éthique, c’est d’abord la question de l’Autre. Or, l’Autre est la condition nécessaire de la propre humanité de l’individu. Sans Autre, il ne peut mettre en œuvre les dimensions de lui-même qui le caractérisent dans son humanité : sans altérité, pas de langage qui le traverse, pas d’histoire dans laquelle il s’inscrit, pas de politique dans laquelle il se projette. Parler d’éthique, c’est parler de cette Humanité relative de l’Un à l’Autre et vice-versa. C’est parler, selon les termes d’Hannah Arendt4, de ces dimensions de

notre Humanité qui ne sont pas « en l’Homme », mais « entre les Hommes ».

Cette inscription profonde et universelle de la question éthique dans l’Humanité, cette univer-

salité du questionnement qui prend une tonalité et une actualité particulière pour qui se confronte, au nom d’un mandat social, à la souffrance ou à la fragilité de son semblable, ne peut que nous interroger. En effet, l’éthique, autant dans son contenu que sur le plan du processus, n’est-elle pas évidente dans nos pratiques? La question de l’éthique doit-elle dès lors se poser? À cela il convient de répondre sur le plan pratique autant que sur le plan épistémologique.

Commencer par la dimension pratique impose d’inviter le travailleur social à considérer sim- plement sa pratique professionnelle et le lieu de cette pratique, l’institution, voire l’organisation au sens générique du terme. Clément Rosset5 aime à

répéter que nous vivons dans le réel et son double, c'est-à-dire que nous nous basons parfois sur le monde non comme il est, mais comme nous disons qu’il est et qu’il devrait être. Vestiges sans doute de la pensée magique qui est celle de l’enfant et qui faisait confondre désir et réel. La pensée du travailleur social hélas n’est pas magique. Qui pourrait affirmer que le secteur social et médico- social est exempt de violence, d’injustice et d’arbitraire, comportements qui nient justement l’Humanité de l’Autre? Qui oserait nier que c’est le législateur plus que les acteurs sociaux qui bien souvent a pris l’initiative de préserver la dignité et

la sécurité des usagers? La faiblesse, le mensonge fondateur des travailleurs sociaux n’est-il pas de croire que parce qu’ils interviennent au nom de la solidarité, ils sont par essence ancrés dans le bien? Les travailleurs sociaux ne s’illusionnent-ils pas eux-mêmes en confondant identité professionnelle et identité personnelle? Comme d’autres profes- sions, comme les soignants, les magistrats par exemple, les travailleurs sociaux seraient comme institués de façon immanente dans le bien. Par mandat, ils seraient comme adoubés, ordonnés dans le juste. La première réponse à apporter à l’évidence de l’éthique est donc d’ordre philosophique : au sens de Misrahi6, regarder tout simplement et

constater que la question est bien là dans les renoncements, les habitudes, les oublis, les violences parfois.

Par-là s’ouvre la dimension tout ontologique de l’éthique. Comme le temps de St Augustin, tant que l’on n’appelle pas sa définition, l’éthique est évidente par ressenti. Dès qu’on pose la question, le langage se dérobe et les mots ne viennent pas, laissant un silence embarrassé et parfois inquiet. L’Éthique comme concept est une idée fluide qui s’échappe de nos mains quand nous essayons de la saisir. Trop général, le propos confine à la morale et à la norme, désincarnant l’acte éthique et lui faisant ressembler selon le sévère mot de Péguy, à ces morales qui ont les mains propres parce qu’elles n’ont pas de main. Trop localisé ou relatif, le même propos sombre dans l’anecdote, le témoignage, la fanfaronnerie parfois, ou pire, dans le relativisme.

Les travailleurs sociaux sont ainsi piégés! Ils fabriquent eux-mêmes les conditions de leur impasse de définition. L’éthique est une catégorie de l’action plus qu’une catégorie du discours. C’est en se confrontant à la diversité et à la complexité de l’autre, à l’institution, aux impé- ratifs du contexte et à toutes sortes de questions que l’on peut esquisser une éthique, non la définir de façon absolue, mais la faire émerger par touche à la manière des impressionnistes.

Déconstruire l’évidence de l’éthique amène naturellement à interroger les usages, à analyser les « jeux de langage » selon l’expression de Wittgenstein7 qui participent à la création d’une

réalité acceptée par le secteur. L’éthique semble

en effet être un propos pour ainsi dire trop tenu, à défaut d’être une posture tenue. On use de l’éthique comme d’une excuse, comme d’une justification et comme d’un écran dans bien des situations. L’éthique serait-elle dans ce cas une alternative à la pensée? La référence à l’éthique se trouve ainsi banalisée. Pas de formation sociale digne de ce nom sans ses cours d’éthique qui invariablement amène à évoquer Aristote8, Kant9,

Lévinas10 et à les malmener par quelques rac-

courcis et en les associant à un peu de « confi- ture » psycho-relationnelle. Après un tel ensei- gnement, les étudiants sont censés être callés et parés pour un agir éthique sans faille. Cet usage de l’éthique en formation est symptomatique de la manière dont ces questions sont appréhendées dans le secteur, c'est-à-dire comme déconnectées, adossées, ajoutées aux pratiques, mais pas intrinsèques, constitutives, conditionnelles des pratiques. L’éthique n’est pas une visée de l’action. Elle est condition et source de l’action. À pervertir ce lien, on fait de l’éthique le vernis du pouvoir et la négation de la pensée.

Il ne faut pas s’étonner que le mot même d’éthique soit si souvent utilisé comme moyen de justification. Justification de normes au nom de l’usager, réorientations d’enfants que l’on n’ose pas nommer comme étant la suite d’un échec ou d’un épuisement, mais que l’on présente comme un choix digne et juste pour ce dernier, projets managériaux parfois brutaux ou iniques qui se basent sur les « valeurs fondamentales de l’association » que tout projet d’établissement se doit de graver dans la roche de son préambule. Trop tenu, le discours éthique se désincarne et sort du champ de la question et de la pratique pour devenir un argument. Le geste éducatif ou social viserait dès lors à satisfaire à une hypothétique « éthique » que personne ne nomme, mais que tous entendent, au lieu tout simplement de tendre à être un geste éthique. On n’agit pas pour l’éthique ou au nom de l’éthique – on agit pour un commanditaire et au nom de la loi – mais on tente d’avoir un agir juste, qui ne déshumanise pas. L’éthique relève d’un propos intenable et intaisable. Intenable, car au fond qui est-on pour prétendre parler d’éthique? Le professionnel est- il dispensé de colère, d’envie, d’égoïsme, de

violence pour pouvoir prétendre dire quelque chose de l’éthique? Il ne peut que partager des questions, des difficultés, des perspectives, mais sur l’éthique comme agir? Il vaut mieux d’ailleurs se défier des maîtres en éthique, car en détournant Aragon qui moquait joliment le poète en disant, « qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes », qui parle trop d’éthique a souvent les mains sales. Pourtant, il n’est pas possible de ne pas en parler. Car les travailleurs sociaux travaillent dans un secteur d’essence humaine et ont des métiers où se pose la question de l’éthique. Refuser la quiétude des réponses toutes faites, assumer une posture réflexive même quand elle est inquiète fait partie et fonde leur professionnalisme, leur identité professionnelle. Il n’est pas neutre de s’interroger, de disserter, de questionner les concepts de justice, d’altérité, de reconnaissance lorsque l’on travaille avec des personnes brisées par la vie, malmenées par le destin, et ce, au nom d’un mandat confié par la société au nom d’un principe non négociable de solidarité. Intenable et intaisable, le propos sur l’éthique doit trouver les moyens et les voies de s’incarner.

Aussi, il est important d’explorer cette question : comment l’éthique peut-elle être une catégorie de l’action plus que du discours? Comment l’éthique peut-elle définir et constituer la tonalité, la couleur des réflexions pratiques dans la mise en œuvre des missions du secteur social? L’éthique serait alors comme un rapport équilibré à soi et à son environnement permettant de rencontrer, au sens étymologique, l’Autre. Trois hypothèses sont à formuler sous forme de trois nécessités en regard de cette question. La première est la nécessité de l’action11. Il faut interroger « comment agir » pour

faire émerger les lignes de rupture et de travail. La seconde est la nécessité de l’incertain. Il faut dire et assumer que le travailleur social construit dans des incertitudes et que son action est dès lors engagée, responsable au sens premier, et qu’il est appelé à inventer des îlots de stabilité et de sécurité. Nécessité enfin comme troisième piste d’une acception élargie du concept d’éthique. Dans cette perspective, l’éthique ne saurait comme trop sou- vent être réduite à la seule dimension relationnelle, mais s’ouvre à une acception élargie qui articule sollicitude, présence à soi et politique.

2. DE SOI À L’AUTRE : REFORMULER LES ENJEUX AVEC RICOEUR

Dans le document Organisations et territoires (Page 53-55)

Outline

Documents relatifs