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a) Liberté éditoriale et contraintes cognitives

La comparaison avec la presse esquissée plus haut amène logiquement à s'intéresser aux formats d'écriture et d'une façon plus générale aux contraintes éditoriales que les blogzines et webzines se fixent (ou pas). Un des registres qui revient le plus fréquemment est exprimé ci-dessous par le blogzineur Patrick.

FR : “Comment vous procédez pour écrire, vous publiez d’emblée, il y a des étapes, quels types de contraintes,

comment ça se passe ?

Patrick : J’essaie d’écrire de manière assez mûre. J’estime que si l’on veut apporter une plus-value aujourd’hui il

faut entrer un peu dans l’analyse du disque. Je ne donne pas un avis en cinq lignes, je fais toujours entre cinq mille et dix mille signes en moyenne et j’essaie de ne pas faire moins même si ça n’est pas tout le temps lu, ce n’est pas grave (...).”

En somme, Patrick affirme que le blogging (et son blog en particulier) peut apporter une plus-value en ce sens que les blogueurs ont la possibilité de traiter à fond leurs sujets. Point de vue concordant du responsable du webzine GéantsVerts sur la question du format mais qui, en matière d'accessibilité, adopte néanmoins une position pragmatique.

FR : “Quelles sont les contraintes éditoriales en nombre de signes, style ?

Rolf : C’est une bonne question parce que c’est souvent la question que nous posent les nouveaux auteurs.

C’est : "combien de signes je dois écrire ? À quelle fréquence je dois poster ?". Ben, dans l’esprit

GéantsVerts il n’y en a pas. Sachant que je dis toujours : "pour être lu, faites le plus efficace possible, on

sait qu’il y a un lectorat derrière, donc plus ça sera court, plus ça sera lu, plus ça sera efficace, ne cherchez pas des phrases alambiquées que les gens ne comprennent pas. Le français moyen comprend plus le Parisien que Libération donc, c’est pas péjoratif mais c’est vrai, donc essayez de faire simple et efficace pour faire passer votre message, vos envies dans un article simple". Et après, si l’auteur me fait un article d’un équivalent de cinquante pages, peu importe, parce que ça aura une répercussion sur l’audience de l’article mais comme on n’a pas d’objectifs d’audience, peu importe !”

Non seulement Bertrand va dans le même sens que Patrick et Rolf mais en sus il semble même penser qu'un article trop court n'est pas satisfaisant.

Bertrand (forum/website Autoban) : “Non, y a vraiment aucune contrainte, c’est vraiment… Alors y'en a qui

vont faire de longues chroniques. Y avait un chroniqueur qui était là depuis longtemps et (...) on le charriait un peu avec ça, on disait qu’il faisait des timbres poste, parce que lui c’était toujours des chroniques qui tenaient en deux paragraphes, quelque chose de vraiment petit. Alors après, on n'a pas vraiment de règles par rapport à ça, chacun fait comme il sent.”

Comme l'a fait remarquer Rolf à propos du style, la marge laissée à l'appréciation des chroniqueurs ne signifie pas pour autant qu'il n'existe pas de règles. C'est ce que confirme Bertrand qui esquisse une sorte de charte pour les chroniques de disques que l'on retrouve dans la plupart des sites et qui, à l'évidence, s'inspire des conventions en usage dans la presse.

Bertrand : “Le principal je dirais, c’est de garder une certaine lisibilité, donc on essaie généralement de faire des

chroniques où on va séparer en paragraphes, où on va essayer d’espacer. Y'a aussi quelque chose qu’on impose, on a déjà tapé sur les doigts à d’autres chroniqueurs par rapport à ça c’est, on a, enfin, c’est plus

au niveau de la typographie. On va avoir par exemple le nom de l’artiste en gras, on va avoir les liens qui renvoient à tel album etc. Donc ça (...) on s’efforce de le faire à chaque fois, c’est plutôt des contraintes de typographie, mais sinon au niveau des signes y'en a pas.”

Autrement dit, comme la grande majorité du panel des blogueurs l'a mentionné, Bertrand admet une grande liberté à la condition expresse que le lecteur puisse retrouver à chaque fois des informations essentielles. D'une façon parallèle à ce qui vient d'être dit, Arnaud, dont on rappelle qu'il participe à un webzine fondé et animé par des journalistes professionnels, introduit un argument de type cognitif.

FR : “Mais vous avez des formats ou des signes ?

Arnaud : (...) En fait c’est l’écriture sur Internet qui est contraignante par définition. Lire cinq feuillets sur

Internet c’est fatiguant. C’est des problématiques que l’on devrait voir émerger avec le fameux Kindle*. Je ne crois pas une seule seconde à la lecture sur Internet ou sur des objets comme ça. La lecture c’est papier par définition. Donc on essaie de ne pas faire trop long. On essaie de ne pas excéder deux feuillets dans la mesure du possible.”

Même s'il est évidemment impossible d'avoir été exhaustif, l'observation des sites du panel semble plutôt confirmer cette proposition : plus les sites se pérennisent et plus ils semblent s'astreindre à des formats donnés et à hiérarchiser les informations. Cela ne signifie pas pour autant que tous les articles ont forcément le même nombre de signes mais plutôt qu' un

format moyen s'impose peu à peu tant à l'échelle des rubriques que du layout général. De

façon significative, le souci de cadrage (voire d'auto-limitation) est également sensible dans les forums. Ainsi, dans la nouvelle formule du forum Garogorille (mise en ligne début 2010), les règles de fonctionnement du site précisent que lorsqu'un sujet de discussion est arrivé à cent messages il est clos, même s'il reste toujours consultable.

b) Journalisme amateur versus professionnel ?

Un peu plus haut, Rolf a expliqué que sa plate-forme ne visait pas, pour l'essentiel, à conquérir une audience et que, par conséquent, certains auteurs pouvaient donc se permettre d'écrire de longs papiers. En somme, ceux-ci écrivent pour leur plaisir et n'ont pas à intégrer les contraintes auxquelles les professionnels doivent faire face (poids des annonceurs, pression de l'actu, imposition des sujets par les supérieurs etc.). Démarche confirmée par

Patrick (Dico) :“ (...) J’écris pour le plaisir, je ne suis pas payé pour le faire, je prends du plaisir à écrire des trucs

assez longs, après, je suis un peu léger sur la relecture au niveau orthographe.(...). Encore une fois, ça reste un truc que l’on fait par passion et qui n’est pas rémunéré. ”

De façon générale, les blogzineuses (eurs) du panel semblent moins désireux d'écrire des papiers de deux cent pages que d'écrire ce qu'elles (ils) veulent. Dans les entretiens, la nature fondamentalement bénévole du blogging est régulièrement opposée aux contraintes du journalisme professionnel.

Franck (blogzine Ressence) : “(...) Bloguer ? (...) Je me considère comme un journaliste amateur, au sens de non

rémunéré. Y’en a qui vont trouver que c’est de la branlette que c’est vantard de dire ça, c’est juste le point de repère que je me fixe. (...).

Franck : Y’a deux différences, un, d’être rémunéré pour tout bêtement, et deux, les critères de choix sont pas

tout à fait les mêmes.

FR : Ce serait en terme d’indépendance ?

Franck : L’indépendance à plusieurs sens parce que l’indépendance ça se fait aussi par rapport à la ligne d’un

mag’, à un rédac’ chef qui fait que l’interview que tu avais envie de faire et ben c’est pas toi qui la fera, c’est l’autre (...). Chroniquer un truc qu’on aime qu’on a hyper envie de chroniquer c’est facile, faire un truc qu’on est obligé de faire parce que c’est le boulot c’est pas pareil. (...). Est-ce qu’on est capable de parler régulièrement de trucs qu’on kiffe pas, dans un format imposé ? Ca, le format imposé j’ai déjà donné, ça ne me dérange pas du tout. (...). L’intérêt du Web, c’est que si l’interview, elle fait une heure, elle fait une heure, s’il y a rien à couper, y’a rien à couper.”

Le fait de pouvoir refuser des choses que l'on aime pas et de supporter des artistes ou des labels inconnus est présenté par la plupart des membres du panel comme un privilège que seuls des amateurs (non rémunérés) peuvent se permettre. Amateurs qui peuvent s'abstraire des cercles fermés du monde professionnel.

Isabelle : “Donc parfois avec un peu d’acharnement, on peut y arriver (à rendre visible des artistes talentueux

FR). Je pense que les blogueurs ont leur rôle à jouer là-dedans. S’ils ne se font pas rattraper par cette espèce de copinage qui fait que "ah ben ouais tu es mon ami, je te paie des verres, alors tu pourrais me faire un papier sur machin ou truc" et ben non ! J’estime que si je ne suis pas journaliste aujourd’hui, journaliste musical notamment et que je ne veux pas avoir un lien financier avec ce monde-là, c’est pour pouvoir garder la plus grande intégrité possible au niveau de la musique, au niveau de ce que je défends.” Pour Jonas (blogzine L'œuf), la différence entre blogging et journalisme professionnel (tout du moins avec la façon dont les divers membres du panel en parlent) s'exprime également dans la proximité entre un blogueur et ce qu'il appelle ses “fidèles”.

FR : “(...) Quels rapports avez vous avec les visiteurs ? Vous avez des habitué-es je crois

Jonas : Oui, pas mal. Ma foi, on a des rapports plutôt amicaux, du moins il me semble. De toute façon il ne

pourrait pas en être autrement : je ne suis pas un journaliste créant de par son statut une forme de distance, ni un prof venant faire la leçon... Et de toute façon, de nos jours ça n'aurait pas grand sens, à la moindre bêtise on se ferait recadrer par vingt commentaires incendiaires.”

Point de vue intéressant en ce sens qu'il situe la liberté du blogzineur dans une interaction où ses lecteurs comptent et (ré)agissent.

La divergence entre blogging et journalisme est énoncée, comme à rebours, par Arnaud qui, lui, est journaliste professionnel.

FR : “Comment vous définiriez votre différence avec les blogueurs ?

Arnaud : La Cinémathèque s’intéressait à Tati et en ouverture du cycle Tati elle avait convié des blogueurs. (...).

[la rédactrice en chef de Pressbuton ] et moi-même avons été invités à ce raout pour les blogueurs. On était assez emmerdés parce qu’on n’avait rien à se dire. Nous avions pas du tout la même énergie, des méthodes de travail très différentes. Alors c’est là où je voulais en venir… J’ai l’impression que, par définition, le blogueur est là pour donner son avis et est là pour dire "moi je" pour donner son avis sur le monde, la musique, le cinéma, la culture. Ce qui est tout à fait louable mais c’est une écriture personnelle, intuitive. Une écriture du ressenti vraiment subjective et qui émet des opinions sur le champ culturel, parce que l’on parle de musique. Ce n’est pas du tout ce que l’on fait. On peut écrire sur Internet sans être un blogueur. (...) Moi je ne me définis pas comme un blogueur, je me définis plutôt comme des journalistes de l’ère numérique. On fait un travail journalistique étoffé par les moyens d’hypertexte mais

en fait cela reste un travail journalistique, froidement journalistique. On peut s’emballer sur des choses mais on décrit des faits, on essaie de raconter des histoires. (...) Clairement, je n’écris pas différemment quand j’écris pour Mouvement que pour les Inrocks papier. Je ne fais pas de différence. Cette façon d'appréhender la différence entre blogging et journalisme d'Arnaud est partagée par Mathias, rédacteur en chef du webzine Classika.

FR : “(...) Comment définiriez vous Classika par rapport à un travail journalistique ? Je pense non seulement à la

question éditoriale mais aussi à l'organisation du travail

Mathias : Oh, ben je considère Classika et son développement à l'égal d'un travail pro de journalisme : ligne

éditoriale, sérieux de la publication, reconnaissance extérieure, tout le prouve. C'est le but que nous nous étions fixés, j'estime qu'on y est arrivés.

FR : Autre façon de poser la même question différemment : est-ce que vous vous sentez partie prenante de la

blogosphère musicale ?

Mathias : Heu je ne crois pas, nous ne voulons pas que Classika soit identifié à un blog FR : Pourquoi, quelle est la différence à votre sens ?

Mathias : Un blog est une entreprise personnelle, d'un individu qui exprime ainsi son opinion propre. Classika est

un journal, avec son organisation interne, sa ligne éditoriale, ses correspondants”

Même si Mathias est un bénévole, professeur certifié d'éducation musicale, il établit à peu près le même type de différences entre blogging et journalisme qu'Arnaud : rigueur, ligne éditoriale, refus de la personnalisation etc. Cependant, Arnaud introduit lui aussi une délimitation, à l'intérieur même du champ journalistique”.

Arnaud : “(...) On a peut-être plus de place sur le Net, on fait un peu plus ce que l’on veut en termes de taille de

papier. (...) Après la différence au niveau des titulaires d’une carte de presse ou pas… Le constat c’est qu’il y a beaucoup de gens maintenant, je n’ai pas les chiffres, mais il y a beaucoup de gens qui écrivent professionnellement et qui ne sont pas titulaires d’une carte de presse. Tout cela parce qu’ils viennent du Net. Journalistes dont je fais un peu partie. (...) Je crois que je peux commencer à demander ma carte de presse mais cela n’a pas grand intérêt. On n’a pas d’avantages à avoir la carte de presse. Je ne cherche pas à faire partie du groupe du sérail spécialement.

FR : Finalement, la carte de presse ne sert plus à grande chose, pour avoir accès à des spectacles ?

Arnaud : La carte de presse elle sert pour les impôts essentiellement. Pour être défalqué d’impôts. Mais je suis à

un tel niveau… On verra dans quelque temps, lorsque je serai vraiment un ponte de la presse parisienne mais ce n’est pas encore le cas (rires). Moi, je suis indépendant et assez content de l’être. Ça a un prix, il y a des phases plus ou moins fastes.”

Au final, il est assez remarquable qu'au fur et à mesure que les acteurs décrivent de plus en plus finement leur activité et les contraintes qu'ils se donnent, les oppositions dures ont plutôt tendance à se dissoudre qu'à se renforcer. La variété des types de blogging devient ainsi de plus en plus patente (pensons à la différence entre le blog “égocentré” et littéraire de Luc et le webzine collectif et déconnant GéantsVerts, entre le blog d'album spécialisé dans la musique de film et d'illustration sonore de Pierre et le bogzine rock'n roll de la jeune Véza). En même temps que ces divergences s'affirment, les points communs commencent néanmoins à émerger : besoin et affirmation de liberté d'expression, désir de dénicher des

raretés, envie d'entreprendre et de découvrir, souci d'être lu et attention aux visiteurs. Il en est de même de “l'autre côté” où un journaliste professionnel explique qu'il n'a pas besoin d'une carte de presse et revendique une manière de “cyber indépendance” vis-à-vis des modèles traditionnels de journalisme tandis que les bénévoles d'un webzine classique revendiquent les normes et adoptent l'organisation (y compris sémantique) de la presse professionnelle. On remarquera également que Lester Bangs -que l'on assimile souvent au journalisme Gonzo30- est aussi bien cité par le chroniqueur de disques d' Autoban que par

Arnaud.

Pour encore en peu un plus relativiser les antagonismes et montrer les porosités, ajoutons que l'on trouve dans l'équipe du webzine IndéActu Andy, secrétaire de rédaction d'un journal parisien (qui exerçait autrefois le même travail aux Inrockuptibles), qu'un journaliste sportif contribue activement au forum Metalardent et que le rédacteur en chef de

GéantsVerts est responsable de l’éditorial Internet pour une chaîne de télévision parisienne

et un hebdomadaire national au sein du groupe M6. Mentionnons enfin que deux des blogueuses du panel (Carmen et Pénélope) travaillent respectivement à la promotion d'un label et à la fondation d'une agence de communication dédiée au Web.

En outre, comme j'ai essayé de le suggérer dans le paragraphe consacrés aux interfaces, les modes de fonctionnement techniques et organisationnels de l'ensemble des plate-formes s'ils ne sont pas identiques sont cependant très comparables. Ainsi, si les styles d'écriture varient considérablement, les layouts, la périodicité (à laquelle on va bientôt s'intéresser), les formats d'écriture et de présentation sont également largement similaires. Pourquoi ? Moins par un effet de masse (pour parler comme Adorno) ou de conformisme(s) mais parce que, comme l'a très justement noté Arnaud, la lecture sur le Net se déroule dans des cadres cognitifs qui contraignent les sites à adopter des mises en pages et des formats compatibles relativement similaires. Autre raison à ce processus de “normalisation” ? Simplement le fait que tout organisation humaine a besoin de délimiter les limites de son espace commun et se fixer des règles communes. Besoin de structuration encouragé par le lectorat qui -comme nous l'a rappelé Jonas- s'exprime sur la forme et le contenu des plate- formes et dont on examinera un peu plus tard la nature hybride. Avant d'aborder cette question, je voudrais d'abord examiner par quels canaux les membres du panel se procurent et/ou reçoivent des informations.

30 Le journalisme Gonzo se caractérise par une approche extrêmement subjective des sujets traités et notamment par le recours -plus ou moins explicite- à la drogue. Pour un exemple de ce registre on peut lire Hunter-S Thompson

La grande chasse au requin. L'ancien testament Gonzo. 10/18 Paris 1994. Le cinéaste Terry Gilliam a adapté le

roman de Thompson Fear and Loathing: On the Campaign Trail '72 dans son film éponyme Fear and Loathing in Las

Figures 11 et 12 : captures partielles des pages d'accueil des webzines GéantsVerts et Classika

On remarque le même découpage en trois blocs, organisation très largement similaire à la mise en page des blogs (cf. figures 3, 6 et 7) mais aussi à la presse magazine papier.