descriptive
54
INTRODUCTION
Clare Palmer (2010 : 1-‐2) ouvre son ouvrage, Animal Ethics in Context, par les deux histoires suivantes :
Gnoux -‐ Chaque année, plus d’un million de gnous (wildebeest) migrent de la Plaine du Serengeti en Tanzanie vers le Kenya à la recherche de meilleurs pâturages (grazing). Pour cela, ils doivent traverser le fleuve Mara au Kenya. La traversée est toujours dangereuse car le fleuve a des rives abruptes, des courants puissants et de nombreux prédateurs, en particulier des crocodiles. Chaque année, de nombreux gnous se noient ou sont blessés ou tués lors de leur traversée. En 2007, les gnous passèrent par un endroit particulièrement dangereux du fleuve. Une fois dans l’eau, les gnous ne purent plus remonter sur la rive. Beaucoup de gnous furent emportés par le courant. Au moins 10 000 gnous moururent. De nombreux photographes, touristes et écologistes assistèrent à la scène et photographièrent et filmèrent les gnous en train de se noyer.
Chevaux -‐ En 2009, cinq membres d’une famille britannique d'Amersham, dans le Buckinghamshire, furent reconnus coupables, entre autres, de ne pas avoir les soins nécessaires au bien-‐être et aux besoins de 114 chevaux. Des représentants de la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals (RSPCA, société de protection des animaux) avaient trouvé dans la ferme de la famille les chevaux déshydratés, mourant de faim et souffrant d'infections diverses. 32 autres chevaux et poneys furent, eux, retrouvés morts. Les chevaux de la ferme étaient initialement destinés à l’abattoir, mais la RSPCA dépensa environ un million de livres sterling (1.000.000 £) pour soigner les chevaux malades, lancèrent un appel au don afin de couvrir les coûts et de trouver des lieux prêts à accueillir les chevaux et à s’en occuper.
Ces cas ont pour fonction d’illustrer les intuitions divergentes que nous avons lorsqu’il s’agit d’assister, de soigner ou de sauver différentes catégories d’animaux, en particulier lorsque ces animaux sont proches des agents humains d’un point de vue géographique, affectif, morphologique, phylogénétique, voire instrumental. L’exemple des gnous est un cas spectaculaire mais les mêmes intuitions de non-‐ interférence jouent probablement à des degrés divers dans d’autres cas. Par exemple, lorsque des hyènes déchiquètent leurs proies vivantes, que la lionne chasse la gazelle, quand des cervidés meurent de faim ou quand la glace cède sous les pas du bison dans les parcs nationaux américains. Mais le cas n’est pas si clair quand un incendie dévaste une forêt en Australie, que nos chats déciment les populations locales d’oiseaux (souvent d’espèces menacées) ou inversement que des battues ou des réintroductions sont nécessaires pour réguler les populations, que des « nuisibles », « ravageurs » et autres « indésirables » envahissent nos champs, nos jardins, nos maisons et nos rues.
Nos intuitions dans ces cas divergent entre elles (nous n’avons pas toujours l’intuition qu’il est recommandé de ne pas intervenir), mais elles se distinguent globalement de celles que nous avons quant au traitement d’animaux domestiques, familiers ou attachants. L’intervention « dans la nature » devient, semble-‐t-‐il, une obligation lorsqu’il s’agit de nos têtes de bétail, fussent-‐elles destinées à l’abattoir (hors cas d’épizootie ou de risques sanitaires) et, il faut le noter, pas toujours pour des motifs économiques. Elle l’est a fortiori à l’égard de nos compagnons (chats, chiens, chevaux, oiseaux, etc.), et pour d’autres raisons lorsqu’il s’agit d’espèces sauvages menacées, en particulier et quasi-‐exclusivement lorsqu’elles jouissent d’une renommée particulière liée à leur apparence, leur rôle médiatique et symbolique, leur valeur esthétique, leurs capacités cognitives, ou leur « proximité » à l’homme. C’est par exemple le cas des grands singes, éléphants, grands félins, cétacés, ours blancs et autres mammifères plus ou moins charismatiques, ainsi qu’avec de nombreux oiseaux.
Le caractère contradictoire de ces intuitions est renforcé par l’hétérogénéité inhérente aux catégories un peu vagues que constituent les animaux sauvages et les animaux domestiques. Les premiers, on vient de le voir, regroupent une multitude d’espèces et d’individus qui, selon leur rôle écologique, leur valeur symbolique et les circonstances, ne bénéficient pas, en droit, de la même considération. Les seconds
regroupent au moins deux grands types d’individus aux sorts pour le moins opposés. Les uns sont élevés pour être exploités, tués et mangés, les autres élevés, ou recueillis, pour être cajolés et offrir à leurs « maîtres », « propriétaires », ou compagnons humains, une bien nommée compagnie souvent gratifiante pour chacun. Entre les animaux sauvages et domestiques réside une multitude d’espèces aux destinées diverses, plus ou moins désirables, connus, observés, admirés, nourris, protégés, ignorés, stérilisés, empoisonnés, éliminés, par confort, dégoût, hygiène, sécurité, ou au contraire souci de biodiversité ou de protection animale : pigeons, moineaux, goélands, renards, blaireaux, sangliers, rats, chats harets, chiens errants, blattes, papillons, abeilles et autres insectes, ou encore, selon les contrées, cervidés, loups, coyotes, macaques… qui font, entre autres, le bonheur de l’anthropologue, du sociologue, de l’écologie urbaine et de la géographie animale (Blanc 2000 ; Donaldson et Kymlicka 2011 ; Fuentes 2007 ; Jerolmack 2013 ; Palmer 2003 ; Wolch 1998 ; Yeo et Neo 2010).
A ces catégories rajoutons le fait que des mêmes espèces peuvent être utilisées à diverses fins : utilitaire, expérimentale, alimentaire, de divertissement, de compagnie pour les chiens et les chevaux, les rats et les lapins, que certaines pratiques (e.g. pastoralisme) ne sont pas aisément dissociable ni des processus écologiques environnants ni de facteurs sociaux, économiques et culturels. De même, le fait de consommer un animal (élevé ou chassé) peut aussi bien être la marque d’une absence de considération dans les productions industrielles que, comme le montre l’anthropologue Philippe Descola, une marque de statut moral, la reconnaissance d’une affinité morale (un mode d’identification et sa modulation par une relation : don, échange, prédation ; production, protection, transmission), par exemple dans le pastoralisme d’Afrique de l’Est (protection) ou chez les tribus jivaros amazoniennes (échange ou prédation) (2005 : 439-‐450). Comme le souligne Loretta Cormier (2003 : 90), le fait qu’un même type d’animal puisse être une proie et un animal de compagnie n’est paradoxal que d’un point de vue occidental, tandis qu’en Amazonie, ce sont les mêmes types d’animaux qui sont chassés et qui font office d’animaux de compagnie (en particulier des singes), le plus souvent les petits des mères que l’on vient de tuer ou des anciens compagnons relâchés à l’âge adulte dans la forêt. En règle générale toutefois, dans la plupart des tribus une fois qu’un individu occupe ce rôle, il n’est pas censé être mangé.
Cette complexité générale est enfin renforcée par les éventuels conflits d’intérêts et de responsabilité engageant ces divers animaux, et divers acteurs, dans diverses circonstances. Ces différentes strates qui structurent nos représentations et nos pratiques doivent faire l’objet d’une éthique descriptive, elle-‐même préalable à une théorie contextuelle adéquate du statut moral ? On pourrait aussi se demander dans quelle mesure cette complexité et cette diversité devraient affecter ce statut moral. Mais, avant d’y répondre, il pourrait être utile de comprendre ce qui détermine nos intuitions.
Pourquoi, par exemple, vaccinons-‐nous normalement nos moutons, et non les mouflons ? Pourquoi du moins pensons-‐nous que nous le devons aux premiers plutôt, ou plus, qu’aux seconds ? Et pourquoi ? Est-‐ce pour le bien des animaux eux-‐ mêmes, des populations qu’ils composent, de l’espèce, de l’écosystème, ou simplement pour nous ? La question est certes trop simple pour recevoir une réponse univoque, d’autant que nos pratiques « normales » sont en l’occurrence variables. Il est néanmoins important de poser la question pour tenter d’isoler le facteur qui expliquerait que l’on pense généralement qu’il serait plus grave de laisser mourir des animaux domestiques que des animaux sauvages si ces derniers ne sont pas menacés de disparition. C’est du moins ce lieu commun de l’éthique animale que j’entends examiner ici. La réponse, semble-‐t-‐il, tient à une relation et au détriment de l’impartialité. Mais est-‐ce justifié ? Et l’intuition que nous devrions le faire est-‐elle véritablement robuste ?
Ce chapitre porte sur ce que j’appelle la partie descriptive, distincte de la partie normative, de l’éthique animale. Telle que je la conçois, l’éthique animale descriptive s’intéresse à deux questions principales. Premièrement, comment les gens attribuent-‐ils la « considérabilité » morale (le ticket d’entrée dans la communauté morale, ou la propriété d’être digne de considération morale) et un statut moral déterminé aux entités de diverses catégories, c’est-‐à-‐dire sur la base de quelles propriétés ? Deuxièmement, comment les gens (les personnes parfois dites « ordinaires », « the folk » en anglais) pensent-‐ils que nous devons moralement traiter les animaux possédant différentes capacités, de différentes espèces, dans différents contextes ? Les deux questions sont évidemment liées dans la mesure où le statut moral s’exprime sous forme des devoirs ou obligations des agents à l’égard de l’entité en question ou, corrélativement, des droits de celle-‐ci à l’égard de ceux-‐
là55 ; et les deux questions sont susceptibles d’être mises à l’épreuve dans le vaste champ de la psychologie morale et de la philosophie expérimentale.
Des travaux existent bien entendu qui offrent déjà des réponses intéressantes à ces questions : d’une part, sous l’angle de la connexion entre l’attribution de propriétés morales et la cognition morale en général ; d’autre part, les sciences sociales éclairent les « attitudes » de groupes particuliers envers des types d’animaux particuliers (e.g. Bulliet 2005 ; Baratay 2003; 2012 ; Cassidy et Mullin 2007 ; Descola 2005 ; Herzog 2007; 2010 ; Ingold 1994b; 2000 ; Manning et Serpell 1994 ; Mathews et Herzog 1997 ; Melson 2001 ; Plous 2003 ; Serpell 1996b; 2004; 2009 ; Wolch et Emel 1998). Ces derniers travaux convergent aujourd’hui dans le champ émergent des « Animal studies » (DeMello 2012), notamment constitué par une discipline déjà âgée de quelques décennies « l’anthrozoologie ». On parle dans ces disciplines d’un « tournant animaliste » ou « animal turn »56. Le champ a ses
revues : Anthropozoös, Society and Animals, et ses sociétés académiques : Animals & Society Institute, International Society for Anthrozoology. Les sciences sociales, dans la mesure où elles sont en un sens large « naturelles », sont pertinentes pour l’exploration du statut moral : ce qu’elles nous apprennent pourrait éventuellement figurer dans la base de survenance.
Ces sciences envisagent cependant le plus souvent les attitudes de catégories de personnes données à l’égard d’animaux existants, plutôt que l’aspect cognitif des jugements moraux de sujets confrontés à des cas particuliers (bien qu’elles s’appuient souvent sur la psychologie empirique pour expliquer ces attitudes). Nous avons donc besoin d’études empiriques concernant la façon dont les gens « ordinaires » répondent aux questions parfois saugrenues que se posent les philosophes, une étude des processus de perception, de jugement, et de décision impliquée dans les attributions de statut moral, et des influences du contexte sur ces processus. Je ne proposerai pas ici de théorie d’ensemble de ces processus ni d’ailleurs de résultats décisifs concernant les réponses aux questions saugrenues. J’entends plutôt exposer et motiver un programme de recherche, qui pourra servir
55 Voir le chapitre premier.
56 Voir par exemple un récent colloque en anthropologie au Collège de France (22-‐24 juin 2011) :
http://www.college-‐de-‐france.fr/media/philippe-‐
d’appui à la Théorie Contextuelle comme à l’éthique animale en général, pour commencer à combler un manque significatif.
Je défendrai toutefois ici une thèse précise, à savoir que le statut moral dépend en partie de propriétés extrinsèques. La confrontation de nombreux travaux empiriques existants sur la cognition morale converge dans le sens d’une infirmation de deux thèses que je critiquerai : l’une descriptive, l’autre normative, qui toutes deux affirment en substance que le statut moral d’une entité dépend uniquement de ses propriétés intrinsèques57. La première est en fait importunément nourrie des présupposés de la seconde. Il s’agit de la position par défaut en éthique animale que j’ai appelée intrinsicalisme. En particulier, je montrerai que ces travaux révèlent une double détermination contextuelle du statut moral : influence du contexte de l’évaluateur sur sa perception morale et influence du contexte de l’entité sur l’attribution conséquente.
Cela apparaîtra bien sûr comme une évidence au sociologue ou au psychologue social mais l’évidence n’explique guère la conjonction de ce double effet du contexte et d’une autre donnée de la psychologie expérimentale, à savoir que le statut moral apparaît très directement lié à des propriétés intrinsèques des entités. L’explication, nous le verrons, réside vraisemblablement dans le lien entre attribution de statut et attribution d’esprit, relayé par le contexte. Je suggérerai en outre qu’on peut envisager une correspondance – mais à prendre avec prudence – entre deux thèses (l’une descriptive, l’autre normative) d’après lesquelles le statut dépend également de propriétés extrinsèques. Je dis « avec prudence » car ce qui motive la thèse normative intrinsicaliste est en partie que les influences extrinsèques sur le jugement moral ne sont pas pertinentes. Or un certain nombre de travaux invitent en effet à considérer que le jugement moral peut être affecté de façon néfaste par le contexte. La correspondance entre éthique normative et descriptive tiendra donc à l’évaluation des facteurs contextuels pertinents.
Je commencerai par définir la notion d’intuition et par défendre l’intérêt de son étude du point de vue d’une éthique descriptive. Ces considérations
57 Pour rappel, par intrinsèque j’entends toute propriété qui serait possédée par tout double exact
d’une chose dans tout autre monde possible. Deux individus seront donc ici intrinsèquement
similaires au sens de : similaires quant à leurs caractéristiques intrinsèques moralement pertinentes,
préliminaires sont nécessaires pour situer l’expérience que je présenterai ensuite. Tandis que les soupçons sur la fiabilité des intuitions sont justifiés, je suggère que de tels soupçons invitent d’autant plus à poursuivre leur étude et à la considérer pertinente. Dans la deuxième section, je présente une première expérience réalisée pour tester une intuition centrale en éthique animale, sur la distinction sauvage/domestique, et j’envisage de nouvelles études à venir. Je discute enfin brièvement la pertinence de l’éthique descriptive pour l’éthique normative. J’examine en particulier la position de Peter Singer (2005) sur la pertinence, d’une part des intuitions et, d’autre part, de la psychologie empirique en théorie morale. Je conclus que l’intuition présumée que mon expérience visait à « tester » est la sorte d’intuition que la théorie morale devrait prendre en compte comme donnée pertinente au sujet des agents moraux qu’elle entend obliger et motiver. J’aborde enfin dans la troisième section des modèles cognitifs récents reliant moralité et
perception mentale, et j’introduis un modèle descriptif duel
(intrinsèque/extrinsèque) des attributions descriptives de statut moral.
1
QUELLE PLACE POUR LES INTUITIONS ?
1.1
Définir les intuitions
Walter Sinnott-‐Armstrong (2008 : 209) définit une intuition comme « grossièrement, une attraction ressentie envers, ou une inclination à croire, une certaine affirmation dont l’attractivité ne dépend pas de quelque inférence consciente ». On dit avoir « l’intuition que p », ou « intuitivement p » pour exprimer cette inclination. On peut, selon David Copp (2012), considérer les intuitions comme dotées de « vraisemblance intrinsèque », accessible par le simple fait de les envisager. Il s’appuie sur Ernest Sosa (1998; 2008) pour définir cette vraisemblance comme suit : S trouve p intrinsèquement vraisemblable si et seulement si S trouve p vraisemblable par le simple fait de l’envisager, et pas par perception, introspection, mémoire, témoignage voire par la conscience d’arguments ou de preuves ou raisons [evidence] en faveur de p.
Avec ces définitions préliminaires, et en m’appuyant sur des caractéristiques communément soulignées, je tiens les intuitions comme des jugements typiquement (i) spontanés, (ii) non inférentiels et (iii) fondamentaux (au sens de basiques). Le plus souvent, mais pas nécessairement, ce sont en outre des jugements rapides, implicites et inconscients. L’interprétation de la conjonction de ces trois caractéristiques reste relativement ouverte. Les intuitions sont parfois considérées comme une sorte d’apparence (seeming), c’est-‐à-‐dire que ce qu’elles indiquent semble être le cas au sujet jugeant dans ce sens. Les intuitions ne sont pas dans ce sens en tant que tels des jugements « bien pesées » (considered) ou « réfléchis »58, bien qu’ils puissent ensuite ou en outre être compatibles avec, ou
explicités sous la forme de tels jugements. Et comme des apparences perceptives, les intuitions ne sont pas la sorte d’états dans lequel on peut choisir de ne pas se trouver, ce qui nourrit précisément des motifs compréhensibles de scepticisme à leur égard. Je suggérerai cependant que cela rend leur connaissance d’autant plus importante. D’un autre côté, les intuitions sont aussi parfois tenues pour des jugements dont dérivent d’autres jugements mais qui ne dérivent eux-‐mêmes d’aucun jugement59. La vérité des jugements ainsi dérivés serait alors garantie par le
rôle présumé de preuves ou raisons des intuitions, dotées d’un statut épistémique privilégié.
Les trois caractéristiques ci-‐dessus ont en partie motivé l’entreprise, ou les « quatre projets », de la philosophie expérimentale : une psychologie ordinaire (« comment les gens pensent ») ; la vérification que les intuitions des philosophes sont bien partagées par les non-‐philosophes ; l’étude des sources des intuitions, c’est-‐à-‐dire « les mécanismes ou processus psychologiques qui produisent les intuitions des gens » ; l’étude de leurs variations, « d’un groupe à l’autre, d’une
58 De tels jugements sont ceux avec lesquels les principes doivent entrer en cohérence, et
inversement, jusqu’à atteindre un état d’équilibre dans la méthode rawlsienne de l’équilibre réfléchi (Rawls 1971). C’est le sens d’intuitions, confrontées aux principes, retenu par Regan (1983 : 294-‐309) dans sa méthodologie pour évaluer les théories morales, aux côtés d’autres principes plus formels. Lorsque l’on inclut dans le processus de va-‐et-‐vient les théories elles-‐mêmes, on parle d’équilibre
large. McMahan 2013, quoiqu’il accorde un poids très faible aux intuitions de sens commun, défend
une forme de cohérentisme entre nos intuitions les plus fondamentales, indices vraisemblables de vérités normatives, et les principes auxquels nous aboutissons par des arguments. Copp 2012 défend également la méthode dans un sens empiriquement informé. On sait que Singer 1974b; 2005 en revanche a toujours été très critique de la méthode de l’équilibre réfléchi.
59 Ce dernier sens peut faire penser à celui des éthiques « intuitionnistes » (e.g. David Ross), qui
personne à l’autre ou chez une même personne à différents moments ou dans différents contextes » (Pust 2012)60.
En éthique, raisonner par le biais de cas hypothétiques ou d’expériences de pensée, parfois dites « pompes à intuitions », est fréquent, en particulier dans la littérature sur l’opposition déontologie/utilitarisme (Nozick 1974 ; Williams 1981), la doctrine du double effet, la distinction tuer/laisser mourir (sur l’avortement, l’euthanasie active ou passive, l’assistance aux pays pauvres, le sacrifice d’individus pour le plus grand nombre). Exemples par excellence : les dilemmes du trolley et le prélèvements d’organes (Foot 1967 ; Kamm 2007 ; Quinn 1989 ; Thomson 1976; 1985), ou encore les violonistes branchés contre leur volonté à un inconnu (Thomson 1971). La littérature philosophique sur les trolleys a ainsi cédé la place à une littérature tout aussi abondante en résultats empiriques sur ces mêmes dilemmes (Greene et al. 2001 ; Hauser et al. 2007 ; Mikhail 2011). Chaque dilemme classique a donné lieu à tant de variations, censées susciter des intuitions finalement contradictoires, que l’on comprend que les expérimentalistes aient voulu s’en saisir (Appiah 2008 ; Cova 2011a; 2011b ; Cova et al. 2012 ; Ogien 2011).
On esquisse couramment une analogie entre théories philosophiques et théories scientifiques. Alors que celles-‐ci cherchent à expliquer et ordonner nos observations, celles-‐là cherchent à justifier nos intuitions. Une théorie philosophique sur ou de X sera souvent jugée bonne si elle est en mesure de prédire, dans une plus grande mesure et plus simplement que d’autres, nos intuitions sur des cas relatifs à X. Si elle explique (ou plutôt ici justifie) les données que d’autres théories expliquent tout en en expliquant de nouvelles, elle lui sera normalement préférable. Le pouvoir explicatif (i.e. justificatif) d’une théorie peut ainsi être l’un des critères