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Chapitre III. Recherche d’unité psychocorporelle

2. Éprouver son unité psychocorporelle

2.1. Une enveloppe psychocorporelle bien délimitée

Dans ses expériences, le sportif de nature éprouve des états psychocorporels intenses, que ce soit sur le plan tonique (cf. supra Chapitre II, Partie 4), sensoriel (cf. supra Chapitre II, Partie 2) ou affectif (cf. supra Chapitre II, Partie 5). Dans sa théorie de l’intégration

46 psychomotrice, Rober-Ouvray (2007) montre que le développement psychomoteur du petit enfant s’étaye sur quatre niveaux d’organisation – les niveaux tonique, sensoriel, affectif et représentatif. Le tonus est, pour le nourrisson, le premier « outil » lui permettant de se construire une représentation de lui-même. À partir de son activité motrice, tonique et émotionnelle, une enveloppe tonique se construit et constitue la première enveloppe psychocorporelle sur laquelle vont s’étayer les enveloppes psychiques. Ces enveloppes psychiques peuvent se développer si le bébé explore alternativement ses deux pôles toniques primaires – hyper (hypertonie périphérique des membres associée au « dur » et au déplaisir) et hypo (hypotonie axiale associée au « mou » et à la détente) dans une sécurité affective : « l’hypertonicité comme élément psychomoteur doit entrer dans un rapport et dans une dialectique avec son pôle opposé, l’hypotonicité » (Robert-Ouvray, 2007, p. 165). Ainsi, « l’intégration de l’hypertonicité pose les limites corporelles et les limites psychiques » (p. 165). Dans le discours des sportifs de nature, il y a une volonté de « dépasser leurs limites », de « sortir de leur zone de confort » ou même « d’élargir leur zone de confort » en se mettant dans des situations toujours plus extrêmes. Pour Le Breton (2000) « [l]e paradoxe de l’"extrême" est de se donner comme contenant, de rassembler enfin une identité morcelée » (p. 67). Les limites que ces sportifs décrivent correspondent à leurs capacités physiques et mentales qu’ils améliorent à travers leur pratique. Mais, il est surement question de ressentir ses limites psychocorporelles construites ultérieurement, d’en éprouver ou renforcer leur fiabilité et leur solidité. La diversité des états sensori-moteurs et tonico-émotionnels qu’ils traversent dans leurs aventures permet de ré-explorer les différents niveaux tonique, sensoriel et affectif déjà intégrés. Cette diversité leur permet d’éprouver les deux pôles sensori-tonico-émotionnels, de les différencier consciemment et d’explorer leurs degrés intermédiaires. Par ailleurs, la notion de Moi-peau théorisée par Anzieu (1995) désigne « une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps » (p. 61). En référence à la notion d’enveloppe psychique qui s’étaye sur ce « Moi-peau », Léséleuc et Raufast (2004) soulignent : « l’alpiniste serait mû par un désir de reconstruire une enveloppe psychique délimitant un espace contenant différencié de l’espace du dehors » (p. 240). Il s’agirait donc aussi, dans certains cas, de questionner les fragilités de son enveloppe psychocorporelle.

En explorant les volumes, les surfaces de l’environnement avec lequel il entre en contact physiquement, le sujet fait l’expérience de la congruence de ces surfaces avec sa propre surface corporelle : il peut s’éprouver en tant que contenu (remplir corporellement l’espace creux d’un boyau*, grimper à l’intérieur d’une cheminée*, s’immerger dans la rivière, la mer), et en tant que contenant (saisir les prises de la falaise, contenir l’air dans la voile du parapente).

47 Explorer des espaces clos, confinés, ou à l’inverse des espaces vastes et sans limites, ou encore des espaces bidimensionnels, découvrir des textures dures, friables (le rocher), molles (la neige, la glaise), insaisissables (l’air, l’eau) reviendrait à questionner le rapport à ses limites internes psychocorporelles, à renforcer ses propres contours et à nourrir son enveloppe psychocorporelle.

Le vécu psychocorporel du sportif lui donnerait ainsi la confirmation d’une représentation de lui-même stable dans l’espace. Cette stabilité serait-elle également ressentie dans le temps ?

2.2. Contribution au sentiment continu d’existence

Selon Winnicott (1949), « le corps vivant, avec ses limites, son intérieur et son extérieur »est ressenti par l’individu « comme le noyau de son self imaginaire » (p. 160) – le self, correspondant au « soi », c’est-à-dire à la représentation que l’individu se fait de lui-même et qui est conforme à la réalité. Le développement de ce self est permis par l’instauration d’un sentiment d’une « continuité d’existence » (Winnicott, 1949). Ce sentiment se met en place si le sujet, au tout début de sa vie, fait l’expérience de l’illusion (cf. supra ChapitreII, Partie 5.2.2). Dans cette expérience, il ressent son environnement maternel comme étant « parfait », c’est-à-dire répondant activement à ses besoins et lui permettant de faire face à des « menaces d’annihilation ». Par la suite, la mère « parfaite » peut devenir « suffisamment bonne » car l’activité mentale du bébé devient capable de transformer « un défaut relatif d’adaptation de sa mère en un succès » (Winnicott, 1949, p. 162) , libérant ainsi la mère d’être nécessairement parfaite. Ce processus de continuité d’existence, repris par Pireyre (2015), s’inscrit dans une temporalité : c’est la « conviction qu’à tout instant la continuité de la vie sera réelle et se prolongera dans l’instant suivant même en cas de menace » (p. 55). Cette transformation d’un environnement parfait en un environnement suffisamment bon, assurée par la fonction maternelle, doit donc être graduelle pour que le bébé, au fur et à mesure de son développement, puisse faire face aux menaces d’annihilation, de manière plus indépendante.

Dans les sports de nature, le sujet se place parfois lui-même dans des situations délicates (grimper en artificiel*, longer les crevasses d’un glacier) suscitant des états d’appréhension voire d’angoisse. Ces situations menacent son intégrité physique de manière imaginaire (et parfois même réelle) et peuvent évoquer les menaces d’annihilation du bébé. Elles remettent ainsi en jeu son sentiment continu d’existence. L’activité mentale du sportif et son environnement psychoaffectif soutenant (les pairs avec qui il partage son aventure) lui permettent de se dégager lui-même activement de ces situations. En répétant dans le temps de telles expériences à travers des environnements variés (à flanc de montage, sous terre, sous l’eau, ou encore dans les airs), le sportif de nature expérimente de manière autonome et volontaire sa sécurité interne. Elles lui permettraient ainsi de prolonger et d’étayer son

48 sentiment continu d’existence, construit antérieurement mais pouvant être fragilisé par des expériences vécues ultérieurement.

2.3. Une unité psychocorporelle stable

Les sports de nature renforcent tout à la fois l’enveloppe psychocorporelle du sujet (cf. supra

Partie 2.1) et son sentiment continu d’existence (cf. supra Partie 2.2). De plus, ils offrent la possibilité d’établir des relations aux autres harmonieuses (cf. supra Partie 1). En ce sens, ils permettent au sujet de s’éprouver comme unifié, entier, dans l’espace, dans le temps et dans la relation. Ils contribuent ainsi à la stabilité de l’unité psychocorporelle. Mais est-ce toujours le cas ?