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Les économistes s’intéressent donc au choix et non au déterminisme de ces choix à travers l’identification des facteurs permettant de modifier les préférences et donc la relation de

préférences. Les préférences sont considérées comme des « variables exogènes », des données

dont l’origine n’a plus d’intérêt lorsqu’il s’agit de réaliser un choix alors qu’elles sont nécessaires

pour « fonder » le raisonnement. Dussenberry aurait formulé une boutade sur le sujet : « l’économie

n’est pas autre chose que l’étude de la façon dont les gens font des choix ; la sociologie n’est rien d’autre que l’étude

de la façon dont ils s’arrangent pour ne pas avoir de choix à faire »

265

. Le postulat de l’information parfaite

suppose, comme le remarque justement Hayek, que les préférences ne peuvent pas être modifiées

par de nouvelles informations

266

.

Il serait faux de croire que le champ de la sociologie économique est vide

267

. Néanmoins, ce

champ est effectivement vide si nous nous en tenons à l’économie néoclassique.

En analyse économique du droit, le désintérêt pour la formation des préférences est beaucoup

plus critiquable. Certains travaux, ne relevant généralement pas de la tradition néoclassique,

tentent ainsi de mettre en exergue la fonction « expressive » du droit

268

, l’importance des normes

264 Jon Elster, Social Norms and Economic Theory, 1989, The Journal of Economic Perspectives, Vol 3, N°4, pp 99-117, spécialement p 99

265 Boutade rapportée par Jean Pierre Dupuy, Sciences Sociales et Sciences Cognitives, Limites de la Rationalité et Nature du Lien Social, Cours dispensé à l’Ecole Polytechnique et à l’EHESS, département des humanités et sciences sociales, exemplaire privé, 124 pages, p 6

266 Friedrich Hayek, The Meaning of Competition, 1946, in Friedrich Hayek, Individualism and Economics Order, op cit, pp 92-106 267 Des auteurs comme Karl Polyani, Mark Granovetter, Veblen, et une partie des chercheurs affiliés à l’économie des

conventions s’intéressent à ce genre de problème. Nous aurons l’occasion de revenir sur les approches proposées par ces auteurs. Pour une illustration, voir Luc Boltanski et Laurent Thevenot, De la Justification. Les Economies de la Grandeurs, 1991, Gallimard, Paris, 483 pages

268 Pour une introduction sur ce sujet, voir, Robert Cooter, Expressive Law and Economics, 1998, Journal of Legal Studies, vol 27, n°2, pp 585-608 ; Richard MacAdams, A Focal Point Theory of Expressive Law, 2000, Virginia Law Review, Vol. 86, n°8, Symposium: The Legal Construction of Norms, pp. 1649-1729. Pour une critique de ces approches, voir par exemple Matthew Alder, Expressive Theory of Law, a skeptical overview, 2000, University of Pennsylvania Law Review, Vol. 148, n°5, pp. 1363-1501. Une réponse à cet article est parue : Elizabeth Anderson et Richard Pildes, Expressive Theory of Law, a general restatement, 2000, University of Pennsylvania Law Review, Vol. 148, N°5, pp. 1503-1575.

58

sociales

269

… et finalement le rôle des normes dans la modification des préférences ou de la

perception des options

270

. Selon ces théories, le simple fait d’exprimer la norme (et donc la simple

existence d’une « norme » reconnue comme telle) aurait un impact sur l’équilibre général de la

société.

Néanmoins, comme nous aurons l’occasion de le souligner, le droit, en analyse économique du

droit« traditionnelle », ne dispose pas, bien souvent, d’une dimension normative ; le respect du

droit ne s’impose pas par sa qualification de droit. Cependant, il est possible de démontrer, en

utilisant un modèle évolutionnaire, que le respect des normes pour elles-mêmes peut être

rationnel

271

.

Négliger l’origine des préférences, c’est oublier que l’individu est inscrit dans une société

disposant d’une culture et de normes. La différence d’approche du droit entre le mouvement Law

& Economics et le mouvement Law and Society

272

en témoigne. Il ne faut donc pas oublier que

l’analyse économique du droit ne nous présente qu’une possibilité d’interprétation de la conduite

des individus.

2. La possibilité d’inclure ce que l’on souhaite dans les préférences est mise en évidence par

Shavell : « it [la relation de préférences] incorporates in a positive way everything that an individual might

value – goods and services that the individual can consume, social and environmental amenities, personally held

notions of fulfillment, sympathetic feelings for others, and so forth »

273

. Cette idée est assez facile à

comprendre mais risque, comme nous le verrons, de conduire à une définition tautologique de la

rationalité : l’axiomatique concernant la relation de préférences, ne concerne que la structure de

cette relation et non le contenu. Dès lors, tout peut entrer dans les préférences (et par voie de

269 Par exemple et pour introduire aux problématiques, Eric Posner, Law and Social Norms, 2000, Harvard University Press, Cambridge, 260 pages; Robert Ellickson, Of Coase and Cattle: Dispute Resolution among Neighbors in Shasta County, 1986,

Stanford Law Review, Vol. 38, N°3, pp. 623-687; Jon Elster, Social Norms and Economic Theory, 1989, The Journal of Economic Perspectives, Vol 3, N°4, pp 99-117. Signalons enfin, Eric Posner (eds), Social Norms, Nonlegal Sanctions, and the Law, 2007, Edward Elgar Pub, Northampton, 688 pages. Ce dernier ouvrage regroupe un ensemble d’articles touchant spécifiquement la relation entre l’analyse économique du droit et les normes sociales (voir spécialement la première partie sur les théories générales). 270 L’approche dite du Behavioral Law and Economics touche en partie ces questions.

271 Par exemple, Ken Binmore, Natural Justice, 2005, Oxford University Press, Oxford, 207 pages. Nous reviendrons sur ces approches à plusieurs reprises dans notre thèse.

272 Sur ce mouvement, voir par exemple Lawrence Friedman, The Law and Society Movement, 1986, Stanford law review, Vol 38, pp.763-780; Bryant Garth, Joyce Sterling, From Legal Realism to Law and Society. Reshaping Law for the Last Stages of the Social Activist State, Law and society review, Vol 22, n°2, 1998, pp. 409-471

conséquence dans la fonction d’utilité). Becker est limpide sur ce point : « The analysis assumes that

individuals maximize welfare as they conceive it, whether they be selfish, altruistic, loyal, spiteful, or

masochistic »

274

. Un individu qui décide de s’automutiler n’est donc pas irrationnel de ce simple fait

car il peut avoir une préférence pour l’automutilation. Autrement dit, il n’y a pas de préférence

irrationnelle en soi, seule compte la relation de préférences et la prédictibilité des actions. Il est

possible de conserver l’hypothèse selon laquelle les individus sont « égoïstes » mais cet égoïsme

est alors très particulier. Il est même possible de s’interroger sur le statut d’externalité d’un tel

phénomène

275

. La rationalité néoclassique n’est donc pas un concept « moral » mais un concept logique.

Remarquons dès à présent que cette définition insiste sur une relation de préférences une fois que

les éléments à classer ont été déterminés. L’économie ne s’intéresse donc pas à l’identification des

différentes possibilités. On suppose, lorsque l’information est parfaite, que l’agent économique

est capable de dénombrer tous les états de la nature possible et de connaître toutes les options qui

s’ouvrent à lui ainsi que leurs conséquences. Moins radicalement, le choix doit se réaliser parmi

les options possibles identifiées par l’agent économique ou « imposées » à lui de façon extérieure.

2. La structure de la relation de préférences en économie néoclassique

Une relation de préférences d’un individu est dite rationnelle (au sens technique) si elle est

transitive et complète. La condition de rationalité est d’ordre formel. Ainsi Rawls a pu écrire que

« on se représente un individu rationnel comme ayant un ensemble cohérent de préférences face aux options

disponibles »

276

. La cohérence est même l’élément minimal d’une définition de la rationalité en

économie

277

, mais cet élément minimal n’est pas suffisant. Notons dès à présent qu’on ne peut

parler de rationalité que dans la relation de préférences et non pour une préférence particulière.

La rationalité de la relation de préférences correspond globalement à la cohérence dans les

préférences entre les différentes options. Par commodité, lorsque nous parlerons de préférences,

nous ne nous intéresserons qu’à la relation de préférences ; aux préférences déjà définies entre les

différentes options.

274 Gary Becker, Nobel Lecture : The Economic Way of Looking at Behavior, 1993, The Journal of Political Economy, Vol. 101, N°3, pp. 385-409, p 386

275 Nous reviendrons sur l’importance des externalités et leur influence sur la théorie économique de l’équilibre générale. 276 John Rawls, Théorie de la Justice, 1987, Seuil, Paris, 666 pages, p 40

277 Herbert Hovenkamp, Rationality in Law and Economics, in The George Washington Law Review, 1992, vol 60, n°2, pp 293-338, spécialement p 295.

60

On ajoute généralement quelques principes supplémentaires afin de permettre une utilisation plus

efficace des outils mathématiques et une représentation plus « normale » des préférences

278

. Nous

ne critiquerons pas ici les différents axiomes, nous ne chercherons qu’à les expliciter. Ils nous

permettront par la suite d’envisager les conséquences de la transposition du principe de

rationalité dans le domaine du droit via l’analyse économique du droit.

Il semble nécessaire de citer ici Von Neumann et Morgenstern explicitant le choix de leur