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Une continuation de ”Huon de Bordeaux” : ”Yde et
Olive” : édition critique et commentaire, entre
réminiscences folkloriques et résonances littéraires
Elena Podetti
To cite this version:
Elena Podetti. Une continuation de ”Huon de Bordeaux” : ”Yde et Olive” : édition critique et commen-taire, entre réminiscences folkloriques et résonances littéraires. Littératures. Université de Strasbourg; Università degli studi (Padoue, Italie), 2019. Français. �NNT : 2019STRAC011�. �tel-02292762�
UNIVERSITÉ DE STRASBOURG
ÉCOLE DOCTORALE DES HUMANITÉS
Configurations littéraires (EA 1337 – CELAR)
THÈSE
présentée par :Elena PODETTI
soutenue le : 27 juin 2019
pour obtenir le grade de :
Docteur de l’université de Strasbourg
Discipline/ Spécialité
: Littérature française médiévale
THÈSE dirigée par :
Mme OTT Muriel Professeur, Université de Strasbourg
codirigée par :
M. PERON Gianfelice Professeur, Università di Padova
RAPPORTEURS :
Mme HENRARD Nadine Professeur, Université de Liège
Mme PINTO-MATHIEU Élisabeth Professeur, Université d’Angers
AUTRES MEMBRES DU JURY :
M. INFURNA Marco Professeur, Università Ca’ Foscari di Venezia
M. MARTIN Jean-Pierre Professeur émérite, Université d’Artois
Une continuation de Huon de Bordeaux :
Yde et Olive.
Édition critique et commentaire, entre réminiscences
folkloriques et résonances littéraires
1
INTRODUCTION
1. Présentation et contextualisation de l’œuvre
La Chanson d’Yde et Olive est un texte épique rattaché à la geste de Huon de Bordeaux1. À
partir de ce poème, qui remonte à coup sûr au XIIIe siècle2, mais dont la datation se prête à discussion3,
s’est constitué, à la charnière des XIIIe et XIVe siècles, un cycle de longueur variable, centré sur la
descendance du héros bordelais. La version en vers de ces poèmes nous a été transmise par trois manuscrits, P et R, du XVe siècle, et T, du début du XIVe siècle. Ces trois témoins se répartissent en
deux groupes : d’un côté, R et T, qui présentent un ensemble développé, et de l’autre P, qui offre en
revanche un prolongement succinct4. La version en prose ne nous est connue que par des imprimés
dont le plus ancien est de 1513 ; ce dernier doit à son tour descendre d’une version manuscrite de 1455, aujourd’hui perdue5.
Dans notre thèse, nous nous sommes concentrée sur la version en vers ; dans l’avenir, nous souhaitons élargir l’étude aux mises en prose.
1 On dispose pour ce texte de deux éditions critiques modernes, Huon de Bordeaux : chanson de geste du XIIIe siècle,
publiée d’après le manuscrit de Paris BNF fr. 22555 (P), William W. KIBLER et François SUARD (éd.), Paris, Champion,
« Champion Classiques. Moyen Âge », 2003, et Huon de Bordeaux, Pierre RUELLE (éd.), Bruxelles, Presses universitaires
de Bruxelles, Paris, Presses universitaires de Paris, 1960. L’editio princeps est celle de Huon de Bordeaux : chanson de
geste publiée pour la première fois d’après les manuscrits de Tours, de Paris et de Turin, François GUESSARD et Charles
GRANDMAISON (éd.), Paris, F. Vieweg, 1860.
2 Marguerite Rossi propose une fourchette de 1260 à 1268, cf. Huon de Bordeaux et l’évolution du genre épique au XIIIe
siècle, Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 1975, p. 30 ; les derniers éditeurs de Huon de Bordeaux, W. W. KIBLER et F. SUARD, op. cit., p. XXII, sont du même avis.
3 Jacques MONFRIN, « Sur la date de Huon de Bordeaux », Romania, t. 83, n° 329, 1962, p. 90-101, p. 101, estime que l’œuvre devait être connue depuis le début du XIIIe siècle. En effet, des allusions au héros bordelais apparaissent dans d’autres textes rédigés avant la première moitié du siècle, comme le Roman de la Violette, la Chronique d’Aubri de Trois- Fontaines et la Bataille Loquifer. Dans son sillage, Caroline CAZANAVE, D’Esclarmonde à Croissant : Huon de
Bordeaux, l’épique médiéval et l’esprit de suite, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 32, propose
une datation « haute » et reprend le terminus a quo de 1216 que Pierre Ruelle avait avancé dans son édition.
4 François SUARD « Le cycle en vers de Huon de Bordeaux : étude des relations entre les trois témoins français », La
chanson de geste et le mythe carolingien : mélanges René Louis, Argenteuil, Comité de publication des Mélanges René
Louis, 1982, 2 vol., t. II, p. 1035-1050, p. 1035 (dorénavant, nous citerons cet ouvrage sous le titre abrégé de Mélanges
René Louis).
5 Caroline CAZANAVE, « Huon de Bordeaux », Maria COLOMBO TIMELLI, Barbara FERRARI, Anne SCHOYSMAN, François SUARD (dir.), Nouveau répertoire de mises en prose : (XIVe-XVIe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 495-510,
2
2. La tradition manuscrite des continuations de Huon de Bordeaux
Le BnF fr. 22555 (P), du XVe siècle, contient la version de Lion de Bourges en alexandrins
(f. 1ra-183vb) et une version de Huon de Bordeaux en décasyllabes (f. 183bisv-247vb). Cette dernière est suivie par un appendice inachevé de 960 vers du même mètre, à l’exception des deux premières laisses en alexandrins (f. 248ra-253v). Trois épisodes mineurs s’enchaînent dans cette brève continuation : le couronnement de Huon et de sa femme Esclarmonde par le nain de féerie Auberon, nommé par la critique « Couronnement en féerie », le combat du protagoniste contre des géants, « Huon et les géants », et le duel de ce dernier contre son double néfaste, « Huon le desvé ». Le premier épisode est un résumé indépendant des autres témoins et sans doute tardif6 ; le deuxième, en
revanche, constituerait la version la plus ancienne du combat du protagoniste contre des créatures gigantesques, tandis que le troisième, très fragmentaire et auquel il manque la fin, est absent des autres manuscrits7.
Datant de la seconde moitié du XVe siècle8 et donc de peu postérieur à P, le BnF fr. 1451 (R)
relate une version de la chanson mère en alexandrins profondément modifiée. Le remanieur y a enchâssé une interpolation de 3000 vers environ, « Huon et Calisse », où il décrit les amours du protagoniste pour Calisse, sorte de double d’Esclarmonde, avant de reprendre l’histoire d’amour primitive. Les continuations proprement dites chantent en 4100 vers environ de nouvelles péripéties de Huon et Esclarmonde qui se terminent par le couronnement du couple en féerie. On y lit également quelques aventures amoureuses de Clarisse et Florent ; au f. 225r est résumée en des allusions rapides l’histoire d’Yde et de Croissant, petite-fille et arrière-petit-fils de Huon. Enfin, le cycle se termine avec l’épisode de Huon contre les géants, fruit d’une réélaboration postérieure à celle de P9.
Le témoin qui offre la version du cycle la plus développée, ainsi que la plus ancienne, est le
ms. L. II. 14 de la Bibliothèque Nationale Universitaire de Turin (T), daté de 131110. Ce luxueux
manuscrit, dont l’histoire présente de nombreuses zones d’ombre, est par conséquent le seul qui nous ait transmis le cycle de Huon de Bordeaux dans son extension maximale de plus de 21000 décasyllabes. On y trouve, en plus de la chanson mère (10553 v.), un prologue, Auberon, et quatre
6 F. SUARD, « Le cycle en vers de Huon de Bordeaux », Mélanges René Louis, op. cit., p. 1037.
7 Ibid., p. 1042 ; ID., Guide de la chanson de geste et de sa postérité littéraire, XIe-XVe siècle, Paris, Champion, « Moyen
Âge – Outils et synthèses », 2011, p. 228. Cf. aussi l’édition de William W. KIBLER, « The P Continuation of Huon de
Bordeaux », Studies in honor of Hans-Erich Keller, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, Western Michigan
University, 1993, p. 117-149.
8 Roger Bertrand propose un intervalle qui varie entre 1455 et 1482, cf. Huon de Bordeaux, version en alexandrins (BnF,
fr. 1451), édition partielle, thèse de troisième cycle, Université d’Aix-en-Provence, 1978, p. IX.
9 F. SUARD, Guide de la chanson de geste, op. cit., p. 126.
3
continuations, Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive et Godin11. Ces titres ont été
conventionnellement adoptés par la critique ; leur absence dans le manuscrit alimente l’impression d’un ensemble unitaire, quoique composite12. Sorte de préface, ou « préquelle »13, écrite a posteriori,
le Roman d’Auberon14 (2468 v.) chante l’histoire du nain éponyme, compagnon magique de Huon.
La première Suite15 est constituée par Esclarmonde (3481 v.) ; mais en dépit de son titre, celle-ci est
encore centrée sur le personnage de Huon qui part pour un voyage merveilleux en Orient, à la recherche d’une aide contre l’empereur de Mayence qui veut lui ravir son amie. Cette séquence se termine par la réunion et le couronnement du couple en féerie. La deuxième continuation, Clarisse et
Florent (2702 v.), est consacrée aux (més)aventures de la fille de Huon et d’Esclarmonde, Clarisse,
enlevée par un traître ; après bien des vicissitudes rocambolesques, elle est donnée en mariage à son bien-aimé Florent, fils du roi d’Aragon. L’histoire de la descendance de Huon continue dans la troisième Suite avec Yde, fille de Clarisse et Florent, Olive sa compagne et leur fils Croissant, engendré grâce à un miracle, et protagoniste éponyme d’un récit enchâssé (1884 v.). Après un retour sur l’histoire d’Ydé (devenu homme) et d’Olive, Yde et Olive II, et l’insertion de l’épisode « mobile » de « Huon et les géants »16, le cycle se termine avec Godin17 (10521 v.), cinquième volet relativement
autonome18 chantant l’histoire du fils tard-venu de Huon et d’Esclarmonde. Après avoir été enlevé et
emmené en Orient, grâce à l’aide de Huon son père, le protagoniste éponyme réussit à vaincre les mécréants, avant de suivre ses parents en féerie.
Le contenu de la version en prose est à mettre en relation avec ces articulations de T dont le prosateur a écarté les deux séquences encadrantes d’Auberon et de Godin. C’est dans cette forme plus restreinte, mais moins hétérogène, que le cycle de Huon de Bordeaux a connu un franc succès en France et en Europe19.
11 Mais le découpage est en fait plus complexe, car il existe aussi des épisodes secondaires dont la place au sein du cycle peut varier d’un témoin à l’autre, cf. F. SUARD, « Le cycle en vers de Huon de Bordeaux », Mélanges René Louis, op. cit.,
p. 1040. Pour un schéma exhaustif, cf. C. CAZANAVE, D’Esclarmonde à Croissant, op. cit., p. 37.
12 Ibid., p. 12.
13 Terme traduit de l’anglais prequel, qui indique, dans un phénomène de cyclisation, la formation d’un antépisode, cf. ibid., p. 10 et n. 3.
14 Le Roman d’Auberon, prologue de Huon de Bordeaux, Jean SUBRENAT (éd.), Genève, Droz, « TLF », 1973.
15 Nous adoptons le terme utilisé par C. CAZANAVE, D’Esclarmonde à Croissant, op. cit., p. 11, dans le sens de « continua- tion proleptique », selon la terminologie genettienne.
16 Cf. ci-dessus n. 11.
17 La chanson de Godin : chanson de geste inédite, Françoise MEUNIER (éd.), Louvain, Bibliothèque de l’Université, Publications universitaires de Louvain, 1958. Ce travail n’a pas bénéficié d’un c. r. très positif, cf. Jacques MONFRIN, « La
chanson de Godin (à propos d’un ouvrage récent) », Le Moyen Âge, t. 57, 1961, p. 357-361.
18 F. SUARD, Guide de la chanson de geste, op. cit., p. 125.
19 Ibid., p. 228. Cf. aussi C. CAZANAVE, « Huon de Bordeaux », M. COLOMBO TIMELLI (dir.), Nouveau répertoire de mises
4
Ce que l’on appelle, par une convention de la critique, la Chanson d’Yde et Olive, n’est donc pas un texte indépendant ni unitaire. Cette dénomination englobe en effet deux séquences narratives différentes : la première, originale et fantaisiste, est consacrée aux aventures d’Yde jusqu’à sa métamorphose en homme ; la seconde, fruit d’un remanieur moins inventif, est centrée sur le retour d’Ydé en Aragon. Entre les deux, on trouve une troisième séquence, la Chanson de Croissant, qui, s’enchaînant sans solution de continuité aux deux textes qui l’encadrent, a souvent échappé aux
mailles du filet et qui est demeurée presque inconnue de la critique20. C’est pourquoi, de même que
dans l’édition de Barbara Anne Brewka21 et dans l’importante monographie de Caroline Cazanave22,
nous distinguerons cette portion du cycle de Huon de Bordeaux en Yde et Olive I, Croissant et Yde et
Olive II.
3. Synopsis de la Chanson d’Yde et Olive (I et II) et de Croissant
Yde et Olive I La menace d’une union incestueuse (v. 1-325)
La mort de la reine-mère
Le prince Florent revient victorieux dans le royaume d’Aragon où l’on célèbre la paix enfin restaurée (1-25). Mais les réjouissances sont troublées par l’affaiblissement soudain du vieux roi Garin, père de Florent, qui meurt en peu de temps (26-50). Ainsi Florent et sa femme Clarisse lui succèdent-ils sur le trône ; cependant, un deuxième deuil va à nouveau secouer l’Aragon : la reine meurt en donnant naissance à une fille que l’on appelle Yde. Bien que ses barons l’exhortent à cesser le deuil, Florent se révèle un veuf inconsolable (51-132).
Florent annonce publiquement son intention sacrilège
Florent fait élever avec soin sa fille. À l’âge de quatorze ans, la beauté et les vertus d’Yde s’épanouissent, mais son père éconduit tous les prétendants qui se présentent à la cour (133-148). Un jour, Florent convoque une assemblée pour annoncer son intention de se remarier : tous ses barons le félicitent, mais leur joie tourne vite en désarroi lorsqu’ils apprennent que leur roi veut épouser sa propre fille (149-215). Le souverain réitère son projet incestueux lors d’une deuxième assemblée, à laquelle participent tous les vassaux du royaume ainsi qu’Yde elle-même (216-325).
20 Pour plus de précisions, cf. Partie IV, La Chanson de Croissant.
21 Barbara Anne BREWKA, Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive I, Croissant, Yde et Olive II, Huon et les Geants.
Sequels to Huon de Bordeaux, as contained in Turin Ms. L. II. 14 : an edition, Ph. D., Vanderbilt University, Nashville,
1977, 599 p. (dactyl.).
5
Les aventures de la princesse déguisée en homme (v. 326-814)
La fuite
Effrayée par le dessein sacrilège de son père, Yde profite de l’arrivée inopinée de Désier, roi de Pavie, pour s’enfuir déguisée en homme (326-346). Lorsque Florent, qui était allé à la rencontre du souverain, regagne son château et constate la disparition de sa fille, il se livre au désespoir (347- 353).
Le premier exploit militaire d’Yde
Camouflée par une tenue d’écuyer, Yde parvient en Allemagne, où elle s’engage dans l’armée du pays se dirigeant à Rome, afin d’aider le roi Othon contre les Espagnols (354-383). Sur la route, lors d’un assaut livré par ces derniers, Yde s’illustre par ses vertus militaires ; mais ses exploits n’empêchent pas pour autant le massacre de ses compagnons d’armes (384-456).
Yde et les brigands, ou le deuxième exploit de la travestie
La jeune fille s’enfuit sur son cheval puis elle rencontre une bande de brigands à laquelle elle se joint provisoirement pour le repas (457-502). Mais le but des malfaiteurs est d’enrôler l’ « écuyer » dans leurs rangs ; Yde se rebelle, vainc en duel le chef de la brigade et prend à nouveau la fuite (503-585).
Yde à Rome : le troisième exploit
Toujours déguisée, la protagoniste parvient à Rome auprès du roi Othon, qu’elle prévient du danger espagnol. Le souverain s’enquiert de l’identité de l’écuyer, avant de le retenir en qualité de serviteur de sa fille Olive, unique héritière du royaume (586-683). À la cour romaine, Yde se fait remarquer par ses qualités et sa conduite exemplaire. Un jour, un messager annonce que le roi d’Espagne est en train de mettre à feu et à sang les terres d’Othon pour se venger de ne pas avoir obtenu Olive en mariage. Yde propose au roi de prendre la tête de l’armée afin de contrer l’envahisseur (684-746). Devant les portes de Rome, Yde met en déroute l’armée espagnole et fait brèche dans le cœur d’Olive (747-814).
Le mariage d’Yde et Olive (v. 815-1002)
La cérémonie
Pour récompenser son vaillant « paladin », le roi Othon décide de lui offrir la main de sa fille. Tous les barons de Rome, ainsi que l’intéressée, en sont ravis ; seule Yde, craignant pour sa vie, essaie de détourner le roi de ce plan en prétextant la précarité de sa condition de mercenaire (815- 848). Mais Othon se met en colère ; Yde en appelle alors à Dieu et, en songeant aux privilèges qu’elle a acquis en tant qu’« homme », finit par accepter cette union improbable. Ainsi célèbre-t-on d’abord les fiançailles puis le mariage d’Yde et Olive à l’église de saint Pierre (849-934).
6
La nuit de noces
Yde obtient de ne pas coucher avec sa femme à cause d’un malaise ; cette dernière ne s’en offusque pas et, pour lui prouver la profondeur de ses sentiments, elle lui propose de différer leurs ébats de quinze jours (935-970).
La confession
Le moment venu, Yde affiche toujours une passivité qui finit par agacer Olive ; la travestie comprend donc qu’elle ne peut celer plus longtemps son identité et confesse la vérité à sa compagne. Cette dernière fait preuve d’une grande indulgence et décide de garder le secret (971-1002).
La métamorphose en homme (v. 1003-1062)
L’accusation et la mise à l’épreuve
Un espion, qui avait écouté en cachette la conversation entre les deux femmes, en avertit aussitôt le roi Othon. Pour s’assurer de la vérité de la révélation, ce dernier fait préparer un bain auquel il convoque son « gendre » (1003-1025).
Le miracle
Yde refuse de se déshabiller et le roi la menace de mort ; aussitôt, un ange descend du ciel et transforme la travestie en homme : Yde sera désormais appelée Ydé. L’apparition miraculeuse se termine par une prophétie sur la fin prochaine du roi Othon et sur l’héritier qu’Ydé et Olive engendreront cette même nuit (1026-1062).
Croissant L’excessive largesse de Croissant (v. 1063-1114)
Un nom parlant
La prophétie de l’ange s’accomplit : le roi Othon meurt et Ydé et Olive ont un enfant. Ils l’appellent Croissant, car il est né au printemps, sous un ciel de lune croissante (1063-1074).
Le départ d’Ydé et Olive
À l’âge de douze ans, Croissant est laissé seul sur le trône de Rome, après le départ de ses parents pour le royaume d’Aragon. Mais avant la séparation, Ydé recommande à son fils de faire preuve de générosité envers les notables du royaume (1075-1088).
La générosité du jeune prince
Le jeune Croissant applique à tort et à travers le conseil de ses parents et dépense aveuglément tout son avoir ; en l’espace de treize ans, il ne lui reste plus rien de son héritage (1089- 1114).
7
La déchéance, l’exil et l’errance (v. 1115-1253)
Le bannissement
Méprisé de tous ses anciens amis, Croissant est contraint de quitter la ville. Guimart, le neveu de Désier de Lombardie, s’installe entre-temps sur le trône de Rome (1115-1150).
Dans la taverne
Croissant erre à la recherche d’un abri. Il entre dans une taverne, où une bande de voyous lui jouent un tour : après l’avoir fait boire, ils lui font payer toute l’addition (1151-1180). De plus, ils l’obligent à tenter le sort aux dés, le déshabillent et le chassent de la taverne. Le héros déchu passe la nuit dans une étable (1181-1207).
Le retour à Rome
Croissant décide de retourner à Rome solliciter ses amis d’antan. Mais en ville tout le monde refuse de l’aider et, comble de l’avilissement pour Croissant, le patron d’une auberge renverse sur lui un chaudron rempli d’eau (1208-1253).
Le rétablissement sur le trône (v. 1254-1458)
La découverte du trésor magique
Croissant trouve refuge sous la voûte d’un vieux palais en ruine ; de son château, l’usurpateur Guimart l’aperçoit et décide d’aller le voir (1254-1272). À côté du jeune prince gisant à terre, Guimart découvre un immense trésor que deux serviteurs en armes surveillent (1273-1291). Ces derniers ordonnent à Guimart de s’en retourner au château où il devra convoquer tous les pauvres du royaume pour une distribution d’argent. Mais Croissant, ayant découvert seul les besants, les délaissera pour mieux les céder à Guimart. Afin de le récompenser, Guimart devra le rétablir sur le trône et lui donner en mariage sa fille. Ce dernier rentre au château et s’empresse d’obéir aux ordres des serviteurs (1292-1338).
L’épreuve de loyauté
Croissant est effectivement le seul qui trouve les pièces d’or et qui, selon la prédiction des gardiens, les rapporte au roi (1339-1367). Ce dernier fait donc honorer Croissant avec les plus beaux habits qu’on puisse trouver en ville ; de plus, il annonce publiquement son intention de lui donner en mariage sa fille (1368-1417).
Croissant récupère son trésor
Après avoir célébré les fiançailles, Guimart emmène Croissant dans la demeure en ruine où il l’avait aperçu la première fois. Là, le jeune prince découvre à son tour le trésor magique lui appartenant de droit (1418-1446). On célèbre alors fastueusement le mariage de Croissant et de la fille de Guimart qui deviennent les souverains légitimes de Rome (1447-1458).
8
Yde et Olive II Le retour en Aragon (v. 1459-1617)
La mort de Florent
À son retour dans le royaume d’Aragon, Ydé découvre que son père est mort depuis une dizaine d’années et que Désier s’est illicitement emparé du pouvoir (1459-1479).
Le conseil avec d’anciens alliés
Ydé et Olive se rendent dans la demeure d’une dame qu’Ydé connaissait depuis son enfance et qui avait entre-temps épousé un noble comte (1480-1493). Le lendemain, après avoir assisté à la messe, Ydé et Olive racontent leur histoire au couple d’amis ainsi qu’à l’abbé qui avait célébré le culte (1494-1533). Après ce récit, Ydé montre une lettre scellée par le pape en personne qui prône la restitution du royaume au souverain légitime et l’abbé sermonne le peuple pour soutenir la cause d’Ydé (1534-1546).
L’ambassade de l’abbé
L’homme d’église part en ambassade chez Désier pour essayer de le convaincre de rendre paisiblement ses terres à Ydé en l’avertissant qu’en cas de refus guerre l’attend (1547-1559). À ces paroles, Désier, mû par une colère soudaine, en vient presque à frapper le moine (1560-1602). Ces faits sont rapportés à Ydé qui, de son côté déjà, était en train de rassembler une armée (1603-1617).
La bataille contre Désier (v. 1618-1739)
Les préparatifs
Des deux parties, les préparatifs pour la bataille imminente battent leur plein (1618-1662). Le jour de l’affrontement, les deux armées s’apprêtent à s’entre-tuer, quand Huon de Bordeaux se matérialise prodigieusement sur le champ de bataille (1663-1671).
La capitulation de Désier
Ayant des pouvoirs magiques, Huon savait qu’Ydé avait besoin d’aide ; Esclarmonde souhaite cependant que le combat se résolve pacifiquement (1672-1718). À la seule vue des enseignes du héros bordelais, Désier décide de se rendre (1719-1739).
Le rétablissement sur le trône (v. 1740-1884)
Ydé est restauré dans ses fonctions royales
Accompagné de Malabron, serviteur de Huon, Désier fait acte de soumission à ce dernier avant de prêter hommage à Ydé qu’il reconnaît comme son souverain légitime (1740-1851).
9
Les retrouvailles finales
Désier quitte le royaume d’Aragon pour aller dans ses terres tandis que, grâce à un souhait de Huon, Croissant et sa femme se matérialisent sur place. Le roi de Rome reçoit de son aïeul une bague magique capable d’assurer pour toujours la victoire sur les champs de bataille (1852-1866). Après deux jours de réjouissances, chacun retourne dans ses terres ; Ydé et Olive restent en Aragon, où ils gouverneront avec prévoyance et sagesse, tout en assurant une descendance de quatre fils et trois filles (1867-1884).
4. État de l’art : éditions et études critiques antérieures
Les critiques de l’école romantique reprochaient aux épopées tardives du XIVe et du XVe
siècle leur caractère hybride, expression, selon eux, de la déchéance d’une prétendue pureté originelle
du genre épique23. Dans le troisième volume de ses Épopées françaises, en parlant des continuations
de Huon de Bordeaux, Léon Gautier l’affirme d’une manière énergique :
Ces Suites n’ont rien que de fort médiocre. Œuvres compliquées, enchevêtrées et d’un imbroglio difficile, où se plaisaient les lecteurs blasés du XIIIe siècle qui ne trouvaient déjà plus de saveur aux chansons héroïques du vieux temps, Huon, déjà, peut passer pour un conte de fées. Les Suites nous font penser aux Mille et une Nuits, moins le charme du style et la fraîcheur du coloris oriental. L’élément chevaleresque y est amoindri ou, qui pis est, involontairement poussé à la caricature. C’est devant de telles œuvres que l’on comprend l’indignation de Cervantes et qu’on accorderait volontiers des circonstances atténuantes à l’auteur de Don Quichotte24.
D’une manière similaire, Gaston Paris25 critique âprement l’édition d’Auberon d’Arturo
Graf26, en inhibant sans doute le projet d’édition de toutes les Suites que le savant italien avait annoncé
dans la préface. Si, en France à la fin du XIXe siècle, ces jugements cinglants freinent la recherche
sur le cycle de Huon de Bordeaux, à la même époque, en Allemagne, celui-ci suscite en revanche l’intérêt de nombreux philologues et linguistes27. En 1889, Max Schweigel publie l’editio princeps
23 Cf. III. 1. Étude des motifs épiques, III. 1. 1. Regain d’intérêt pour l’épopée tardive.
24 Léon GAUTIER, Les épopées françaises. Étude sur les origines et l’histoire de la littérature nationale, Paris, V. Palmé et H. Welter, 1878-1897, 5 vol., t. III (1880), p. 742-743. C. CAZANAVE, D’Esclarmonde à Croissant, op. cit., p. 18, explique cette « brusque envolée » par le fait que le savant ne disposait pas « d’un support de lecture de bonne qualité, capable de lui fournir […] un aperçu correct de l’étonnante histoire de la descendance de Huon ».
25 C. r. de « I Complementi della chanson d’Huon de Bordeaux, testi francesi inediti tratti da un codice della Biblioteca nazionale di Torino e pubblicati da A. Graf », Romania, t. 7, n° 26, 1878, p. 332-339.
26 Arturo GRAF, I complementi della chanson de Huon de Bordeaux. Testi francesi inediti, tratti da un codice della
Biblioteca di Torino, Halle, Niemeyer, 1878.
27 Mathias FRIEDWAGNER, Über die Sprache des altfranzösischen Heldengedichtes Huon de Bordeaux, Paderborn, Schöningh, « Neuphilologische Studien », 1891 ; Hermann SCHÄFER, Über die Pariser Hss. 1451 und 22555 der Huon
de Bordeaux-sage (Beziehung der Hs. 1451 zur Chanson de Croissant ; die Chanson de Huon et Calisse ; die Chanson de Huon, roi de Féerie), Marburg, N. G. Elwert, « Ausgaben uns Abhandlungen », 1892 ; ID., Chanson d’Esclarmonde
10
de l’ensemble des continuations28, après avoir fait paraître une analyse linguistique l’année
précédente29. Dans cette étude de 1888, qu’il reprend ensuite intégralement dans son édition, l’auteur
soutient la thèse de l’existence de deux auteurs différents qui se seraient relayés après Croissant30.
Selon Schweigel, Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive I et Croissant seraient l’œuvre d’un poète différent de celui qui aurait rédigé Yde et Olive II assurant par là le passage vers la partie conclusive du cycle, la Chanson de Godin31. Dans les pages introductives de cette editio princeps, on
trouve également une analyse comparée entre la version versifiée des continuations et les versions en prose de 1545, 1586 et 182132. Pour l’établissement du texte, le savant allemand a appliqué les critères
des éditions semi-diplomatiques : la transcription est très conservatrice, puisque la plupart des signes d’abréviations sont maintenus et qu’il n’y a pas de ponctuation moderne. Or, bien qu’il s’agisse d’une édition effectuée selon des critères désormais désuets, elle demeure fondamentale pour deux raisons : d’une part, il s’agit de la seule édition des Suites qui ait été publiée jusqu’à présent ; d’autre part, ayant été établie avant l’incendie de la bibliothèque de Turin de 1904 qui a endommagé, entre autres, le manuscrit T, elle permet de combler certains passages qui sont désormais illisibles.
Environ un siècle plus tard, en 1977, l’Américaine Barbara Anne Brewka établit la première édition critique moderne pour sa thèse de doctorat soutenue à la Vanderbilt University de Nashville33.
La lecture du texte en est considérablement améliorée grâce au développement de toutes les abréviations et à l’insertion d’une ponctuation moderne. Cet important travail philologique est précédé d’une vaste section introductive où l’on trouve des considérations d’ordre métrique, linguistique et littéraire. La comparaison avec l’édition Schweigel n’est pourtant pas très aisée car, l’éditrice délimitant Esclarmonde une laisse plus haut, tout le système de numérotation en est modifié.
Erste Forttsetzung des Chanson de Huon de Bordeaux nach der Pariser Handschrift Bibl. Nat. Frc. 1451, Worms,
Boeninger, « Beilage zum Programm des Gymnasiums und der Realschule zu Worms », 1895 ; Hermann BRIESEMASTER,
Über die Alexandrinenversion der Chanson de Huon de Bordeaux in ihrem Verhaltnis zu den anderen Redaktionen,
Greifswald, 1902. Au début du XXe siècle, la recherche en Allemagne reste encore très productive ; pour les renvois bibliographiques, cf. C. CAZANAVE, D’Esclarmonde à Croissant, op. cit., p. 22-23, n. 21-22, 24.
28 Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive : drei Fortsetzungen der Chanson von Huon de Bordeaux, nach der
einzigen Turiner Handschrift zum Erstenmal veröffentlicht, Max SCHWEIGEL (éd.), Marburg, Elwert’sche
Verlagsbuchhandlung, « Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der Romanischen Philologie, LXXXIII », 1889. 29 Max SCHWEINGEL, Über die Chanson d’Esclarmonde, die Chanson de Clarisse et Florent, und die Chanson d’Yde et
Olive, drei Fortsetzungen der Chanson von Huon de Bordeaux, Marburg, Universitäts-Buchdrückerei (R. Friedrich),
1888. On aura remarqué que le « n » de Schweingel a disparu dans l’édition de l’année suivante ; s’agit-il d’une coquille ou bien de la tentative d’effacer une homophonie qui, en allemand, n’est pas très flatteuse ?
30 M. SCHWEINGEL, Über die Chanson, op. cit., p. 13. Ici le savant situe le point de raccord au v. 7645 qui, dans l’édition de 1889, correspond au quatrième de la laisse 233. Or, il est possible que, dans l’étude de Schweingel, il y ait une coquille ou bien que ce dernier ait modifié la numérotation lors de l’établissement du texte, car la séquence relevant d’une deuxième plume coïnciderait plutôt avec le début de la laisse au v. 7642.
31 Cette thèse est appuyée aussi par C. CAZANAVE, D’Esclarmonde à Croissant, op. cit., p. 40. 32 Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive, M. SCHWEIGEL (éd.), op. cit., p. 37-92. 33 B. A. BREWKA, Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive I, op. cit.
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De plus, Brewka choisit de répartir ce qui dans l’édition de son prédécesseur apparaissait sous le même titre de Chanson d’Yde et Olive, en Yde et Olive I, Croissant, Yde et Olive II et Huon et les
géants.
Si les travaux de Schweigel et Brewka concernent l’ensemble des continuations de Huon de
Bordeaux, deux études plus récentes ont été consacrées à des sections singulières du cycle : en 2000,
Attilio Motta a édité Yde et Olive I, Croissant et Yde et Olive II dans le cadre de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Florence34. Enfin, alors que nous avions déjà entrepris notre projet de thèse,
nous avons découvert que la première partie d’Yde et Olive a été rééditée par Abbouchi Mounawar dans son mémoire rédigé en 2011 à la Lebanon University de Beyrouth et approuvé en 2015 à l’University of Georgia dans le cadre d’un « Master of Arts »35. Les traductions en italien et en anglais
que proposent ces deux derniers travaux élucident certains endroits ambigus en ancien français. En ce qui concerne les éditions modernes des mises en prose, celle de Huon de Bordeaux a paru en 1998, établie par Michel Raby, qui n’a pourtant pas fait l’objet d’un compte rendu très favorable36. Trois ans après, en 2001, le même auteur a fait paraître l’édition du Croissant en prose37,
accompagné de la version en vers établie par Anne Brewka en 1977. Mais une édition des versions en prose de la Chanson d’Yde et Olive (I et II) ainsi que de l’ensemble des Suites de Huon de Bordeaux reste à faire.
Entre les trois volets d’Yde et Olive I, Croissant et Yde et Olive II, c’est incontestablement le premier qui, à partir des années 1980 du siècle dernier, a fait l’objet d’un progressif regain d’intérêt, parallèle au développement des gender studies, et ce notamment aux États-Unis38. La fabuleuse
34 Attilio MOTTA, Dalla Chanson d’Yde et Olive alla Reina d’Oriente di Pucci : i testi, Tesi di dottorato di ricerca in filologia romanza XII ciclo, Università degli Studi di Firenze, Dipartimento di Studi sul Medioevo e il Rinascimento, 31 dicembre 2000, 323 p. (dactyl.). L’auteur a gracieusement mis à notre disposition un exemplaire de son travail : qu’il soit ici chaleureusement remercié.
35 Mounawar ABBOUCHI, Yde et Olive : edition and translation of the text in ms. Turin L. II. 14, University of Georgia, Master of Arts, August 2015, 190 p. (dactyl.). Cette édition est disponible en ligne, https://getd.libs.uga.edu/pdfs/abbou chi_mounawar_201508_ma.pdf (dernière consultation : 17/01/2018).
36 Le Huon de Bordeaux en prose du XVe siècle, Michel J. RABY (éd.), New York, Peter Lang, « Studies in the Humanities »,
1998. Dans son c. r. sur l’édition en prose de Croissant (cf. ci-dessous n. 37), Nadine HENRARD, Le Moyen Age, CIX,
2003/3-4, p. 665-668, parle aussi de l’édition de Huon.
37 La chanson de Croissant en prose du XVe siècle, Michel J. RABY (éd.), New York, Peter Lang, « Studies in the
Humanities », 2001.
38 Pour un aperçu, ici en ordre chronologique, cf. Michèle PERRET, « Travesties et transsexuelles : Yde, Silence, Grisandole, Blanchandine », Romance Notes, vol. 25, no 3, 1985, p. 328-340 ; Jacqueline DE WEEVER, « The lady, the knight and the lover : androginy and integration in La chanson d’Yde et Olive », The Romanic Review, vol. 82, 1991, p. 371-391 ; Valerie R. HOTCHKISS, Clothes Make the Man : Female Cross Dressing in Medieval Europe, New York,
Garland, 1996 ; Robert L. CLARK, « A heroine’s sexual itinerary : incest, transvestism, and same-sex marriage in Yde et
Olive », Karen J. TAYLOR, Gender Transgressions : Crossing the Normative Barrier in Old French Literature, Londres et New York, Garland, 1998, p. 89-105 ; Diane WATT, « Behaving like a man ? Incest, lesbian desire, and gender play in Yde
et Olive and its adaptations », Comparative Literature, vol. 50, 1998, p. 265-285 ; Marguerite C. WALTER, «
Cross-gender transformation and the female body in La chanson d’Yde et Olive », Mediaevalia, 22/2, 1999, p. 307-322 ; Sarah Jane. DIETZMAN, “En guize d’omme” : Female Cross Dressing and Gender Reversal in Four Medieval French Texts,
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histoire de la petite fille de Huon a tout particulièrement été étudiée par le biais de la notion de genre puisque, avec sa compagne Olive, Yde a été considérée comme une devancière de revendications féministes et homosexuelles. En renouant avec une approche plus traditionnelle, dans les années 2000, en France, Caroline Cazanave39 a consacré des pages éclairantes à l’étude du cycle du héros bordelais
d’Esclarmonde à Croissant. Dans cet important ouvrage, les continuations sont analysées d’un point de vue stylistique et thématique, l’auteur se focalisant notamment sur les mécanismes narratifs qui, d’un volet à l’autre, donnent, avec des résultats différents, une cohérence à l’ensemble du cycle. C’est dans ce sillage que nous aspirons à nous inscrire, bien que cette démarche reste à notre connaissance un cas isolé dans l’ensemble des études critiques au demeurant plus sociologiques que littéraires.
5. Justification du projet de recherche
Tout en ayant le mérite d’avoir contribué à faire découvrir ces textes peu étudiés, l’herméneutique moderniste des études de genres présente néanmoins deux inconvénients : d’une part, elle privilégie une perspective sociologique au détriment de la dimension proprement littéraire et, d’autre part, elle aplatit l’« altérité » de l’œuvre sur une « modernité » qui frôle parfois l’anachronisme40. Mais si étonnante et « moderne » soit-elle, l’histoire d’Yde et Olive puise son
inspiration au même réservoir narratif que les contes de la tradition orale. Au XIIIe siècle finissant,
l’incroyable histoire de la fille du roi d’Aragon s’inscrit en effet dans le vaste processus de réélaboration écrite du matériau folklorique qui atteindra son essor au XIVe siècle. Il nous paraissait
donc opportun de rendre justice à la valeur littéraire de cette chanson de geste, en analysant à la fois les caractéristiques qui lui sont propres et les traits qu’elle partage avec d’autres textes épiques, dramatiques, hagiographiques et romanesques. Si nous nous sommes concentrée tout particulièrement sur cette portion du cycle de Huon de Bordeaux, c’est pour deux raisons d’ordre pragmatique et littéraire. D’abord, la limite temporelle de trois ans établie dans notre contrat doctoral nous empêchait
Ph. D., University of Virginia, Charlottesville, 2005 ; Sahar AMER, Crossing Borders : Love between Women in Medieval
French and Arabic Literatures, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, « The Middle Ages Series », 2008 ; Anita
SOBCZYK, L’érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen âge, Louvain, Peeters, « Synthema », 2008 ;
William ROBINS, « Three Tales of Female Same-Sex Marriage : Ovid’s “Iphis and Ianthe”, the Old French “Yde et Olive”,
and Antonio Pucci’s “Reina d’Oriente”, Exemplaria, vol. 21, no 1, 2009, p. 43-62. 39 C. CAZANAVE, D’ Esclarmonde à Croissant, op. cit.
40 Sur le concept d’« altérité », central dans la théorie de la réception élaborée par Jauss, cf. en particulier Hans Robert JAUSS, Alterità e modernità della letteratura medievale, Cesare SEGRE (éd.), Turin, Bollati Boringhieri, 1989 [Alterität
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d’envisager une édition de tout le cycle (il nous a d’ailleurs fallu une année supplémentaire pour achever notre travail). Mais cette restriction s’explique aussi et surtout par la nature même du segment que nous analysons, où s’enchaînent deux chansons caractérisées par une unité structurale sous-jacente, Yde et Olive I et Croissant, ainsi qu’une partie de raccord postiche, Yde et Olive II. Le canevas actantiel de la première séquence, semblable à celui d’un conte, jouit d’une autonomie singulière par rapport à ceux des autres continuations ; en outre, il a connu un franc succès, comme en témoigne son retentissement postérieur en Italie. Nous nous sommes en effet interrogée sur la réception d’Yde et
Olive I de l’autre côté des Alpes, dans la mesure où l’on retrouve la même intrigue dans des cantari
du Trecento italien. Dans leurs thèses de doctorat, Attilio Motta et Mounawar Abbouchi ont été les premiers à avoir cerné Yde et Olive I dans sa spécificité ; cependant, le véritable centre d’intérêt de Motta est le cantare d’Antonio Pucci, dont la chanson de geste constituerait une sorte d’ « avant-texte », et Abbouchi ne fait que survoler les enjeux majeurs du texte, sans véritablement les approfondir. C’est pourquoi nous avons souhaité revenir sur ce que Motta et Abbouchi ont entrepris, mais en considérant le texte en ancien français sous un angle plus ample. La visée de notre démarche a donc été double : d’abord, analyser les traits épiques et le substrat folklorique du texte, et ensuite l’étudier selon une perspective comparative, à la fois synchronique et diachronique.
Cette étude ne pouvait être menée qu’à partir d’une nouvelle édition du texte. S’il en existe déjà quatre, seules les trois les plus récentes sont des éditions critiques ; mais des imprécisions demeurent et affectent la solidité philologique de ces entreprises41. En outre, leur diffusion demeure
très limitée. Quant à l’editio princeps, si son prestige historique est indéniable42 elle nécessitait
cependant une mise à jour. La nouvelle édition que nous proposons a été établie selon les critères
ecdotiques modernes prônés notamment par l’École des Chartes43. En outre, elle est accompagnée
d’une étude codicologique, visant à considérer le texte dans la matérialité du manuscrit qui le contient, ainsi que d’une analyse linguistique. Cet important volet philologique se termine par un glossaire plus fourni que ceux des éditions précédentes (dans celle d’Abbouchi il fait même totalement défaut).
41 C. CAZANAVE, D’Esclarmonde à Croissant, op. cit., p. 26-27, se demande, à propos de l’édition Brewka : « peut-on parler de progrès, quand les erreurs de transcription ou les fautes de frappe sont aussi fréquentes ? Quand l’index des noms propres enregistre des curiosités qui correspondent à une mauvaise compréhension du récit et de sa syntaxe ? Quand l’application des règles de transcription reste illogique ? ». Pour un inventaire de toutes ces erreurs, cf. ibid., n. 39-40. 42 Même si, au moment de sa parution, elle ne fut pas accueillie très favorablement, comme en témoigne la sévère appréciation que Maurice WILMOTTE laisse transparaître dans son c. r. sur une étude linguistique du cycle de Huon de
Bordeaux parue deux ans après, « Mathias Friedwagner. Über die spräche des altfranzoesischen Heldengedichtes Huon de Bordeaux », Romania, t. 20, n° 79, 1891, p. 478-483, p. 483.
43 Françoise VIELLIARD, Olivier GUYOTJEANNIN (dir.), Conseils pour l’édition des textes médiévaux, 3 fasc., fasc. 1 et 3, Paris, Éditions du CTHS, École Nationale des Chartes, 2014-2018.
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Dans notre édition, nous avons par conséquent essayé de répondre à l’invitation de Caroline Cazanave à soumettre les textes « à des conditions de contrôle et de relecture plus exigeantes »44.
Les lectures, les interprétations et les hypothèses que nous avançons sur les chansons d’Yde
et Olive (I et II) et de Croissant sont, bien entendu, partielles et partiales ; mais, au fil des pages, nous
avons tâché, autant que possible, de rendre plus aisée l’intelligence de ces textes complexes. Notre souhait le plus cher est qu’un jour les aventures d’Yde, Olive et Croissant puissent être connues d’un plus large public, qu’elles sauront surprendre en lui faisant découvrir, nous l’espérons, une facette inédite de la littérature de ce Moyen Âge qui, pourtant, n’a rien de moyen.
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PARTIE I
ÉTUDE CODICOLOGIQUE ET LINGUISTIQUE
I. 1. Description du manuscrit T
I. 1. 1. Un seul manuscrit, plusieurs cotes
Le seul manuscrit qui ait conservé la portion du cycle de Huon de Bordeaux que nous étudions est le L. II. 14 de la Bibliothèque Nationale Universitaire de Turin (T). S’il s’agit d’un témoin unique censé être désigné par une appellation univoque, on constate pourtant un certain flottement. En effet, la base de données Arlima désigne ce manuscrit comme le L. II. 14, en y ajoutant sa cote
ancienne, g. II. 1345. Or, dans Jonas, la base de données de l’IRHT, notre manuscrit est nommé 1639
(L. II. 14)46. Cette cote est tirée du catalogue de Giuseppe Mazzatinti et Albano Sorbelli où, dans le
volume XXVIII, T est classé comme R 1639 (le « R » signifie « restauré »)47. Dans le catalogue
ancien de Giuseppe Pasini48, rédigé en 1749, qui s’appuie à son tour sur l’inventaire de Francesco
Bencini de 173249, notre manuscrit a été répertorié comme le codex XXXVI, g. II. 13 de la section
« Gallici ».
Certains érudits ont malgré eux contribué à brouiller les données. Dans l’introduction de leur édition de Huon de Bordeaux de 1860, François Guessard et Charles Grandmaison appellent le codex turinois H. II. 1150. Quelques années plus tard, dans un article sur la tradition manuscrite du cycle des
Lorrains, dont trois chansons se trouvent dans le manuscrit de Turin51, François Bonnardot désigne
ce dernier comme T, fr. 3652 et la même cote, sans doute tirée du catalogue Pasini, apparaît dans
45 https://www.arlima.net/mss/italia/torino/biblioteca_nazionale_universitaria/L_II_14.html (dernière consultation : 16/1/ 2019).
46 http://jonas.irht.cnrs.fr/consulter/manuscrit/recherche_manuscrit.php?liste&tri= (dernière consultation : 16/1/2019). 47 Giuseppe MAZZATINTI, Albano SORBELLI, Inventari dei manoscritti delle biblioteche d’Italia. Volume XXVIII, Torino, Florence, L. S. Olschki, 1952 [1922], p. 6.
48 Giuseppe PASINI, Codices manuscripti Bibliothecae Regii Taurinensis Athenaei […] recensuerunt et animadversionibus
illustrarunt J. Pasinus, A. Rivautella, F. Berta, Turin, Ex typographia regia, 1749, 2 vol., t. II, p. 472-
473. Juste au-dessous de la cote ancienne une main plus récente a ajouté la cote L. II. 14, en la soulignant en rouge. 49 Francesco BENCINI, Catalogo alfabetico dei manoscritti della regia Università di Torino, Bibliothèque Nationale et Universitaire de Turin, 1732 ; il existe aussi une version numérique que l’on peut consulter à ce lien http://archiviodistat otorino.beniculturali.it/pdf/BNTo_Bencini_Alfabetico1_Parte2.pdf (dernière consultation : 20/01/2019).
50 Huon de Bordeaux, F. GUESSARD, C. GRANDMAISON (éd.), op. cit., p. XLIII. 51 Cf. ci-dessous, § I. 1. 5. Nouvelle notice du ms. L. II. 14 (T).
52 François BONNARDOT, « Essai de classement des manuscrits des Loherains, suivi d’un nouveau fragment de Girbert de
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l’édition moderne de Gerbert de Metz53, l’une de ces chansons. En ce qui concerne le sigle T, les
appellations ne sont pas non plus uniformes. Dans un article récent qu’il a consacré au codex turinois,
Gabriele Giannini l’appelle r54, comme dans le catalogue Mazzatinti-Sorbelli, mais en minuscules.
On retrouve ce sigle dans l’édition de William Noomen et Nico Van Den Boogaard55 du fabliau de la
Housse partie qui occupe les derniers feuillets du codex56. En nous rendant à la Bibliothèque
Nationale de Turin, nous avons constaté qu’une autre cote s’ajoute aux précédentes : en effet, sur la feuille de garde du deuxième et du troisième des quatre volumes dont le manuscrit se compose à
présent57, on trouve cette dénomination : « Franc. A. 20 ». Comme nous l’a expliqué Mme Franca
Porticelli, conservatrice de la bibliothèque, cette cote se référait sans doute à un emplacement temporaire, après l’incendie de 1904. Pour éviter toute confusion, il est par conséquent nécessaire de s’accorder au préalable sur une dénomination claire et unanime de ce manuscrit : T, L. II. 14 (Mazz.- Sorb. R 1639, anc. Pas. XXXVI, Benc. g. II. 13).
I. 1. 2. Quelques repères pour retracer l’histoire du manuscrit T
Dans le catalogue italien Mazzatinti-Sorbelli, le manuscrit T est rapidement décrit : 4 vol.,
Membr., sec. XIV., cc. 586 (PASINI, Gall., 36)58 ; la notice comporte la citation de la seule Vengeance Notre Sire Jhesu Christ par Vespasien. Comme les auteurs le précisent en introduction59, le volume
des Inventari dei manoscritti delle biblioteche d’Italia consacré à la bibliothèque de Turin s’appuie principalement sur la description de Pasini de 1749. Or, c’est justement dans ce catalogue ancien que l’on trouve la première attestation sûre de la présence de T dans le fonds de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Turin. Une brève description latine, Membranaceus, cui folia 586. Saeculi XIV.
Aureis passim ornatus imagunculis, sex complectitur fabulosa poemata, absque autoris nomine, quorum primum60, est suivie chez Pasini par une notice qui, quoique très condensée, ne laisse aucun
doute sur l’identification de ce manuscrit avec T, d’autant plus que la cote moderne, L. II. 14, a été
53 Gerbert de Mez. Chanson de geste du XIIe siècle, Pauline TAYLOR (éd.), Louvain, Nauwelaerts, « Bibliothèque de la
Faculté de Philosophie et Lettres de Namur », 1952, p. XXIII.
54 Gabriele GIANNINI, « Poser les fondements : lieu, date et contexte (essai sur le recueil L.II.14 de Turin) », Études
françaises, 48/3, 2012, p. 11-31, p. 13.
55 William NOOMEN, Nico VAN DEN BOOGAARD, Nouveau recueil complet des fabliaux (NRCF), Assen, Van Gorcum, 1983, 7 vol, t. I, p. XX et t. III, p. 177.
56 Cf. ci-dessous, § I. 1. 5. Nouvelle notice du ms. L. II. 14 (T). 57 Cf. ci-dessous, § I. 1. 4. Quelques précisions codicologiques.
58 G. MAZZATINTI, A. SORBELLI, Inventari dei manoscritti, op. cit., p. 162. 59 Ibid., p. 6.
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ajoutée à la main juste au-dessous de la cote ancienne. Nous transcrivons ci-dessous la notice de Pasini, en omettant les transcriptions des incipit qui s’étendent sur une dizaine de vers61 :
f. 1, La Vengeance notre Sire Jhesu Crist par Vespasien, quod fuit etiam in Codice g. I. 2 et de quo Antonius du Verdier in Bibliotheca pag. 1189 ;
f. 103, viginti duobus constant libris, Chi commenche l’estore des Lohereus. Ensi que S. Seurins qui fu
peres le duc Pierre qui fu Dajons au Lohereut .K. chachierent les Sarrasins apres la venghanche nostre Singneur ;
f. 283, Chest li commencemens dou Roumant d’Auberon ensi que ses aves Judas Macabeus fu affis a
Macabe dou Roy Bandifort ;
f. 297, Chi commenche li roumans du Roi Auberon et de Huon de Bordele et du Roy Charlemaine ; f. 461, quindecim complectens libros, Chest de Buevon de Hantonne ensi que Dos de Majenche tua sen
pere ;
f. 577, Chest ensi que Pylates fu engenres.
Avant 1749, dans l’inventaire de Bencini de 1732, on lit cette description : Cod. Membr. Fol. 586, deficit initio, Hues de Bourdeaux in Fol. Mss. Gall. g. II. 1362.
Sans doute s’agit-il du même manuscrit T, mais des zones d’ombre demeurent. D’abord, Bencini a noté une lacune initiale, deficit initio, alors que, une quinzaine d’années plus tard, Pasini n’en fait aucune mention ; en outre, Bencini désigne ce codex par le seul Huon qui ne commence qu’au f. 297r63. Un tel choix s’explique peut-être par le fait qu’au dos de la reliure originelle on lisait
justement le titre de Hues de Bordeaus, comme en témoigne un article d’Auguste Prost de 186464. Si
tel était le cas, on peut supposer que, dans l’inventaire précédent de Filiberto Maria Machet de 1713, le manuscrit n° 79 soit notre manuscrit, car il est cité avec le même titre, Hues de Bordeaux65.
L’identification n’est cependant pas si aisée66, le manuscrit n° 97, dont le titre est Beufues d’Anthonne
61 Ibid., p. 472-473. Dans la marge gauche de la p. 472, dans une note rédigée à la main, du même ductus que celle qui a ajouté la cote L. II. 14, on lit : Praeter ea quae hic descripta sunt, duo alia parva poemata in hoc volumine continentur.
Primum f. 583v-585v, Chi commenche del unicorne. Alterum f. 585v-586v, Ch’est de la houce.
62 F. BENCINI, Catalogo alfabetico, op. cit.
63 Cf. ci-dessous, § I. 1. 5. Nouvelle notice du ms. L. II. 14 (T).
64 Auguste PROST, « Les Lohérains. Note sur un manuscrit de la bibliothèque royale de Turin », Revue de l’Est, I, 1864, p. 1-9, p. 5.
65 Filippo Maria MACHET, Index alphabétique des livres qui se trouvent en la Bibliothèque Royale de Turin en cette année
1713, Bibliothèque Nationale et Universitaire de Turin, ms. R. I. 5 (disponible en ligne : http://archiviodistatotori
no.beniculturali.it/larchivio/la-biblioteca-asto/la-biblioteca-antica/machet/ ; dernière consultation 20/01/2018).
66 Mieke LENS, « Old French Epic Cycles in MS. Turin L. II. 14 : The Development of Old French Narrative Cycles and the Transmission of Such Cycles into Middle Dutch Epic Poetry », affirme : « it is far from certain that the Huon MS. (no. 79) listed in the 1713 Index alphabétique is […] the same manuscript as that given in T », Bart BESAMUSCA, Willem
P. GERRITSEN, Orlanda SOEI HAN LIE (dir.), Cyclification : the development of narrative cycles in the Chansons de geste
and the Arthurian romances. Proceedings of the Colloquium on the development of narrative cycles, Amsterdam, 17-18 december, 1992, Amsterdam, Oxford, New York, Tokyo, 1994, p. 127-134, p. 128, n. 5.
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Roman, pouvant également renvoyer à T qui contient une version de Beuve de Hantone67. Si le codex
n° 79 de l’inventaire Machet renvoie à un autre manuscrit que T, on devrait conclure que la bibliothèque turinoise possédait deux versions de Huon, dont l’une aurait disparu peu avant 1750, mais la perte de la reliure originelle à la suite du fameux incendie du début du siècle dernier nous ôte toute possibilité d’en connaître la composition primitive. On peut toutefois douter qu’elle ait apporté des données importantes, car les érudits qui ont décrit le manuscrit avant l’incendie n’en ont fait aucune mention.
Ainsi, retracer l’histoire de T s’avère très délicat ; d’après les renseignements que les catalogues nous fournissent, on peut remonter avec certitude jusqu’au milieu du XVIIIe siècle et, avec
circonspection, jusqu’à 1732. Avant cette période, selon toute vraisemblance, notre manuscrit faisait partie de la bibliothèque de la Maison des Savoie, « one of the finest private libraries in Europe »68,
étant donné que le fonds constitutif de la Bibliothèque de Turin est justement composé des livres que le roi Victor Amédée II laissa à l’Université en 172369. Or, il est difficile de savoir depuis quand la
famille des Savoie possédait le ms. L. II. 14. Selon Simonetta Castronovo, il serait entré dans les fonds ducaux à une date ancienne, sous le règne d’Amédée V (1285-1323) et de Marie de Brabant, qui appréciaient beaucoup les récits profanes provenant de l’autre côté des Alpes70. Alessandro
Vitale-Brovarone71 en revanche penche pour une période plus récente, et il met en garde contre la
tentation de considérer que le fonds français qui se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale de Turin ait été acquis au Moyen Âge. Sheila Edmunds déjà, dans les recherches qu’elle a accomplies au cours des années 1970, observait que les possessions en livres des Savoie commencent à devenir
conséquentes avec Amédée VII (1360-1391) et, surtout, avec son fils Amédée VIII (1383-1451)72.
Selon la chercheuse, avant 1391, les données sont trop fragmentaires pour que l’on puisse parler de l’existence d’une véritable collection73. En étudiant plus particulièrement le ms. L. II. 14, Vitale-
Brovarone estime quant à lui qu’il aurait été acheté probablement au cours du XVIe siècle, après
l’occupation française du Piémont74. Pendant cette période en effet, avec Emmanuel-Philibert et,
surtout, Charles Emmanuel Ier, la maison des Savoie s’efforça de reconstituer un passé digne et noble ;
67 Cf. ci-dessous, § I. 1. 5. Nouvelle notice du ms. L. II. 14 (T).
68 Sheila EDMUNDS, « The Medieval library of Savoy », Scriptorium, t. 24, n° 2, 1970, p. 318-327, p. 318.
69 Alessandro VITALE-BROVARONE, « Beati qui non viderunt et crediderunt ? Opinions et documents concernant quelques manuscrits français de la Bibliothèque nationale de Turin », Tania VAN HEMELRYCK, Maria COLOMBO TIMELLI (dir.),
Quant l’ung amy pour l’autre veille : mélanges de moyen français offerts à Claude Thiry, Turnhout, Brepols, 2008,
p. 449-462, p. 450 [Mélanges Claude Thiry].
70 Simonetta CASTRONOVO, La biblioteca dei Conti di Savoia e la pittura in area savoiarda : 1285-1343, Turin, Allemandi, 2002, p. 55.
71 A. VITALE-BROVARONE, « Beati qui non viderunt et crediderunt ? », art. cit., p. 453. 72 S. EDMUNDS, « The Medieval library of Savoy », art. cit., p. 320.
73 Ibid., p. 319.
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c’est donc dans ce but de « réhabilitation »75 que notre manuscrit aurait été acheté. Bien que, jusqu’à
présent, aucune donnée certaine n’ait été trouvée concernant la commande ou l’achat de ce précieux
témoin76, l’absence de marques de propriété corroborerait paradoxalement l’hypothèse d’une
appartenance de T aux Savoie, car la Maison n’aimait pas mettre ses armoiries sur les manuscrits77.
I. 1. 3. Des hypothèses sur l’origine du manuscrit T
Aucun signe d’appartenance ne permet de déterminer la provenance de ce manuscrit, ni d’identifier ses différents possesseurs78. Deux hypothèses principales ont été jusqu’à présent
formulées : selon Marcel Dando, le manuscrit serait originaire de l’abbaye de Saint-Bertin à Saint- Omer79, tandis que Simonetta Castronovo et Gabriele Giannini soutiennent l’hypothèse d’une
provenance vermandoise80.
La thèse de Dando s’appuie toutefois sur des spéculations quelque peu « hasardeuses »81. Le
fait que T soit rédigé en picard et que sa section épique s’ouvre avec le cycle des Lorrains, pour lequel l’arrangeur témoignerait sa prédilection, confirmeraient, pour Dando, le « caractère septentrional de l’animation de l’entreprise »82. De là, l’auteur de l’article conclut que le destinataire de l’œuvre devait
être un seigneur du Nord, ou un bourgeois mécène de Saint-Omer83. De plus, la présence simultanée
de la geste des Lorrains, « où tout est batailles »84, avec celle des Bordelais, riche en aventures
romanesques, constituerait, selon lui, la preuve de l’alliance d’un seigneur du Nord et d’une dame du
Midi85. Certains détails iconographiques ont pu amener Dando à formuler cette conclusion quelque
75 Ibid.
76 Pourtant S. CASTRONOVO, La biblioteca dei Conti, op. cit., a fait un travail d’archive très minutieux, en passant à la loupe les comptes de l’Hôtel et de la Trésorerie.
77 A. VITALE-BROVARONE, « Beati qui non viderunt », art. cit., p. 460.
78 S. CASTRONOVO, La biblioteca dei Conti, op. cit., p. 56 ; A. VITALE-BROVARONE, « Beati qui non viderunt », art. cit., p. 458.
79 Marcel DANDO, « Récits légendaires et apocryphes dans le manuscrit français L. II. 14 de la Bibliothèque Nationale de Turin », Cahiers d’études cathares, 88, 1980, p. 3-27, p. 5.
80 G. GIANNINI, « Poser les fondements », art. cit., p. 19, 23, 27 ; S. CASTRONOVO, La biblioteca dei Conti, op. cit., p. 62, parle précisément d’Amiens. Pour les études iconographiques sur lesquelles elle s’appuie, cf. François AVRIL,
« Manuscrits », L’art au temps des rois maudits, Philippe le Bel et ses fils, 1285-1328, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1998 (il s’agit du catalogue de l’exposition qui a eu lieu à Paris aux Galeries nationales du Grand Palais entre le 17 mars et le 29 juin 1998). Pour d’autres hypothèses concernant la provenance, cf. G. GIANNINI, « Poser les fondements », art. cit., p. 23, n. 30.
81 G. GIANNINI, « Poser les fondements », art. cit., p. 23, n. 30. 82 M. DANDO, « Récits légendaires et apocryphes », art. cit., p. 6. 83 Ibid.
84 Ibid. 85 Ibid.
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peu hâtive86. Au f. 103r du Prologue des Loherains87, qui a fait l’objet d’un soin artistique particulier,
deux armoiries parallèles apparaissent dans la marge inférieure : celle de droite est du type « d’or, au lion de gueules », et celle de gauche « d’or, à l’aigle de gueules »88. Elles sont disposées l’une à côté
de l’autre, d’une manière qui ferait penser à la célébration d’une alliance entre deux familles. Mais, sur le même feuillet, on trouve deux autres armoiries, dans le feuillage de la colonne de gauche et près de la grande enluminure qui occupe toute la partie supérieure. D’ailleurs, le manuscrit dans son ensemble est parsemé d’armoiries qui, selon S. Castronovo89, n’auraient rien d’historique.
L’autre hypothèse, celle de l’origine vermandoise, est en revanche appuyée par des éléments iconographiques, textuels et historiques plus solides. Le riche décor du ms. L. II. 14 – on y compte 86 enluminures et de nombreuses drôleries en bas de page – a été attribué par François Avril à l’atelier du Maître de sainte Benoîte d’Origny, « une des personnalités les plus fascinantes du milieu artistique
du nord de la France vers 1310-1315 »90. Le Maître se serait occupé lui-même de l’illustration de
Garin et d’Auberon, tandis que l’un de ses collaborateurs serait le responsable de la décoration de Huon de Bordeaux, des continuations (hormis Godin), ainsi que de la première partie du manuscrit,
jusqu’au f. 77. Les deux artistes auraient travaillé ensemble à la toute dernière Suite, la Chanson de
Godin, et se seraient relayés pour la Vengeance et Hervis91. Enfin, un troisième artiste serait intervenu
une seule fois, pour la décoration du f. 47v92. Si l’on compare les enluminures de notre manuscrit avec
la description de celles du manuscrit de la Vie de sainte Benoîte d’Origny93, d’où le Maître tire son
nom, on reconnaît le même style :
Les cinquante-quatre enluminures de la légende hagiographique ont toutes un fond en or et non de peinture. Pour les figures et le paysage, sont utilisées des couleurs opaques desquelles se détachent un bleu et un orange. Le reste de la palette fait plutôt appel à des tons pâles qui sont souvent appliqués en glacis et se limitent aux gris, bleu clair, brun, ocre, rose et vert. Les matériaux utilisés sont donc de grande valeur, l’exécution est certes pleine de qualité, mais volontairement simple. A vrai dire, figures, paysages et architectures sont plutôt schématiques, le peintre travaillant avec
86 A. VITALE-BROVARONE, « Beati qui non viderunt », art. cit., p. 453, critique cette tendance, parfois imprudente, à attribuer aux mariages la présence d’un manuscrit dans une collection.
87 Cf. ci-dessous, § I. 1. 5. Nouvelle notice du ms. L. II. 14 (T).
88 Michel PASTOUREAU, Traité d’Héraldique, Paris, Picard, 2003 [1979], p. 136-143 (pour le lion), 148-150 (pour l’aigle). 89 S. CASTRONOVO, La biblioteca dei Conti, op. cit., p. 78-79.
90 F. AVRIL, « Manuscrits », L’art au temps des rois maudits, op. cit., p. 303. Pour les autres œuvres du Maître, cf. S. CASTRONOVO, La biblioteca dei Conti, op. cit., p. 61 ; pour la description de toutes les enluminures de T, cf. ibid.,
p. 63-67 (description générale) et p. 200-206 (description analytique). 91 Cf. ci-dessous, § I. 1. 5. Nouvelle notice du ms. L. II. 14 (T). 92 S. CASTRONOVO, La biblioteca dei Conti, op. cit., p. 60-61.
93 Aujourd’hui conservé à Berlin, Kupferstichkabinett, ms. 78 B 16, ce manuscrit constituait le Liber Aureus du couvent d’Origny où vivait la commanditaire et donatrice ; cf. Ingrid GARDILL, « La Vie de sainte Benoîte. Un manuscrit du XIVe
siècle conservé au Kupferstichkabinett des staatlischen Museen de Berlin », L’art de l’enluminure, 4, 2004 (numéro entièrement consacré au manuscrit berlinois).