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Les Littératures de terrain

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Academic year: 2022

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Les Littératures de terrain

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1 Depuis qu’elles se sont émancipées de la littérature, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les sciences sociales n’ont cessé d’entretenir avec elle des relations complexes, faites de fascination et de distance, d’observations réciproques. On peut faire l’histoire de ces dialogues contradictoires et paradoxaux, selon que la littérature se replie sur elle- même dans une quête de singularité qui la conduit parfois au solipsisme, ou regarde au contraire vers ces nouveaux concepts que les sciences sociales produisent et alors s’en inspire, voire prétende rivaliser avec elles ; selon aussi que, de leur côté, ces sciences sociales se nourrissent de littérature ou, à l’inverse, s’en défendent afin d’affirmer la sûreté scientifique de leurs théories et de leurs méthodes contre les fantaisies de l’art. Il arrive aussi que l’une – la littérature - se trouve prise comme objet par les autres, qui y voient un phénomène social, en construisent l’histoire (au sein plus vaste de l’histoire culturelle des civilisations), y puisent des modèles, notamment psychanalytiques ; ou qu’à leur tour ces disciplines fournissent à la littérature des galeries de personnages, enquêteurs divers, chercheurs obstinés ou savants fous – voire des notions sur lesquelles elle fonde ses récits et ses fictions.

2 Notre époque, où la circulation de savoirs s’est intensifiée grâce à la généralisation de l’enseignement supérieur depuis 1968, aux développements de nouveaux médias puis au déploiement d’encyclopédies collaboratives en ligne, favorise ces échanges. Mais des pans entiers de la réalité échappent à ces diffusions de plus en plus formatées, simpli- fiées, voire canalisées par des entreprises commerciales ou politiques soucieuses d’orchestrer à leur profit les bénéfices d’une nouvelle économie de l’attention2. Face à ces formatages de la pensée et du savoir, aux mondes qu’ils abandonnent dans leurs marges, les écrivains ne sont pas sans réagir. S’étant depuis quelques décennies ressaisis des réalités sociales, de l’Histoire et ayant renoué avec une pratique moins déconstruite du récit, ils le font en innovant des formes singulières, à distance de la fiction romanesque et de l’essai discursif, qui nouent des relations inédites avec les sciences sociales.

3 En ouverture au dossier de Fixxion 18 que nous consacrons avec Alison James à de tels textes, je voudrais identifier le type de relations qu’ils instaurent avec les sciences sociales, décrire leurs différents corpus et dessiner leurs principaux traits distinctifs avant de réfléchir aux mutations que ces formes littéraires produisent quant à l’image et au rôle de l’écrivain dans le corps social.

Littérature et sciences sociales

4 Depuis l’émergence des Sciences sociales dans la seconde moitié du XIXe siècle, se sont donc élaborés plusieurs types de relations entre elles et la littérature. On peut schématiquement en distinguer quatre : soit que sciences sociales et littérature traitent des mêmes objets, abordés ici de manière esthétique, là de façon scientifique : les classes sociales, par exemple, que Balzac ou Proust ont en partage avec la sociologie ; soit comme on vient de le dire que leurs diverses disciplines soient elles-mêmes l’objet de l’intérêt des fictions littéraires ou, réciproquement, la littérature des études culturelles et sociales (dans la théorie bourdieusienne du “champ littéraire” par exemple) ; soit encore que la littérature emprunte certaines notions aux sciences sociales (Pierre-Jean Jouve à la psychanalyse, Paul Nizan au déterminisme historique, Annie Ernaux à la trahison de

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classe… ), ou les sciences sociales à la littérature, comme le “désir mimétique” que René Girard puise dans Dostoïevski ; emprunts qui conduisent les sociologues Anne Barrère et Danilo Martuccelli à concevoir “le roman comme laboratoire”3 et les anthropologues Alban Bensa et François Pouillon à parler de “terrains d’écrivains”4 ; soit enfin que les sciences sociales s’avisent qu’elles produisent des récits, agencent l’Histoire comme mise en intrigue et prennent alors conscience de faire littérature selon les considérations d’Hayden White discutées par Paul Ricoeur, et Michel de Certeau… ou, en anthropolo- gie, celles de Clifford Geertz et de James Clifford.

5 Or, depuis quelques décennies un cinquième type de relations apparaît, qui n’est sans doute pas complètement nouveau mais s’actualise de manière insistante et sous des formes relativement singulières : l’échange de pratiques. Comme l’a magnifiquement montré Laurent Demanze dans un ouvrage récent, la littérature connaît aujourd’hui un

“nouvel âge de l’enquête”5. Sans doute revitalise-t-elle pour cela des formes relativement traditionnelles, comme celle du roman policier, mais elle se tourne aussi vers des pratiques issues des sciences sociales : entretiens, observations et repérages, fouille d’archives, investigation in situ, collecte de récits ou de témoignages, recherche et production documentaire, etc. De telles pratiques furent certes engagées par les écrivains des périodes antérieures. Zola, par exemple, s’est constitué toute une documentation, y compris photographique, sur les lieux et milieux qui firent ensuite l’objet de ses romans6. Mais cette recherche et cette documentation demeuraient en amont de l’œuvre, dans laquelle elles étaient comme dissoutes. Or voici que ces enquêtes et recherches menées par les écrivains contemporains deviennent l’objet même de nombreux récits, qui en rapportent les péripéties plutôt que de se contenter d’en exploiter les résultats sous forme plus ou moins romanesque.

6 Non seulement nombre d’entre eux élisent des sociologues, ethnologues, anthropo- logues, historiens… comme personnages centraux et/ou narrateurs de leurs fictions, mais plus radicalement encore, l’auteur ou son substitut narratif rapporte ses propres investigations, leurs circonstances, les dispositifs mis en œuvre à cet effet, leurs échecs ou résultats. Une inflexion majeure s’opère alors : loin de raconter ou de représenter le réel, ces œuvres envisagent la littérature comme moyen de l’éprouver, de l’étudier voire de l’expérimenter. Afin de mieux identifier ces œuvres et parce que toutes empruntent à ces pratiques que les sciences sociales rassemblent sous le nom de “travail de terrain”

(Fieldwork)7, j’ai proposé de les appeler des Littératures de terrain (Fieldwork Literatures)8.

7 Le “travail de terrain” est une question largement débattue en sciences sociales, à la fois dans le champ théorique et sur le plan pragmatique, depuis les expériences fondatrices des premiers ethnologues de terrain (Boas et Malinowski)9 et de la sociologie qualitative de l’école de Chicago. À la différence des travaux quantitatifs et chiffrés, l’enquête de terrain se déploie en effet de manière intensive et qualitative : dans un numéro de la revue Enquête qui confronte les expériences sociologiques, ethnologiques et historiques en la matière, Jean-Pierre Olivier de Sardan la décrit “au plus près des situations naturelles des sujets – vie quotidienne, conversations –, dans une situation d’interaction prolongée entre le chercheur en personne et les populations locales, afin de produire des connaissances in situ, contextualisées, transversales, visant à rendre compte du ‘point de vue de l’acteur’, des représentations ordinaires, des pratiques usuelles et de leurs significations autochtones”10. On voit bien là ce qui peut intéresser la littérature, elle- même très attentive à restituer des expériences singulières. Mettre en rapport ces œuvres avec un tel fonds permet d’en éclairer en retour les pratiques littéraires.

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8 Créer cette rubrique permet également de distinguer ces œuvres dans le champ plus vaste des Non-fictions qui accueille aussi bien les biographies et autobiographies, les récits de voyage, les essais, les traités, pamphlets, manifestes, voire, si l’on étend encore la notion, les manuels et les ouvrages pratiques11. La notion de “Littératures de terrain”

est surtout bien plus précise que celle de Creative Non-fiction dans laquelle ces ouvrages étaient jusqu’ici classés, mais qui accueillait également, selon certaines études, la littérature naturaliste de Zola ou des Goncourt et nombre de romans “inspirés” du réel, ce qui n’est évidemment pas sans brouiller les catégories.

9 Une telle notion permet de surcroît, et c’est là un de ses intérêts majeurs, à la fois de la différencier de textes proches (productions des écrivains reporters, journalisme d’investigation, factographies12, ethnofictions13, littérature savante, récits de voyages, collages et narrations documentaires14, Fact-Fictions, Factions et genres factuels15, docu-fictions, etc.) et de développer une étude fine des relations que ces Littératures de terrain entretiennent avec les sciences humaines. Ce point est d’autant plus important que, par effet retour de la littérature sur leurs disciplines, certains scientifiques choisissent eux-mêmes de présenter désormais leurs travaux non plus d’après leurs seuls résultats, mais dans le mouvement d’une recherche dont ils livrent le récit. Des historiens (Philippe Artières, Patrick Boucheron, Ivan Jablonka…), des philosophes (Georges Didi-Huberman…), des sociologues, des ethnologues, des anthropologues (Marc Augé, Éric Chauvier…) se sont engagés dans cette voie également frayée par Jeanne Favret-Saada dont l’ouvrage Les Mots, la mort, les sorts16 est fréquemment allégué comme modèle, aussi bien par les écrivains de terrain que par les chercheurs.

Les Littératures de terrain accueillent ainsi dans leurs corpus des textes signés de scientifiques qui s’affranchissent des normes académiques de diffusion du savoir en vigueur dans leur discipline, favorisant à leur tour cette nouvelle rencontre entre sciences sociales et littérature.

Corpus et catégories

10 Les Littératures de terrain s’intéressent à des objets très hétérogènes : monde du travail, faits divers, violences historiques, maladies, fonctionnement de la justice, marges urbai- nes, populations désocialisées, franges déshéritées du monde, réalités quotidiennes, territoires, etc. Mais toutes partagent une même préoccupation expérimentale et formelle – et toutes font le récit de leur recherche. Il est possible de les répartir en cinq grandes catégories selon les dispositifs cognitifs mis en œuvre et le “terrain” sur lequel porte leur investigation. Ce faisant, on peut aussi pointer les diverses disciplines des sciences sociales dont ils s’approchent :

1) Un premier ensemble réunit les textes qui recueillent des témoignages, développent des entretiens, suscitent la prise de parole ou accueillent, c’est le titre du dernier livre de Marie Nimier, des “confidences”. On y rassemblera les livres issus d’ateliers d’écriture en faveur de populations désocialisées (François Bon), les témoignages de violences historiques (Jean Hatzfeld), les enquêtes en divers milieux (hospitalier : Nicole Malinconi, Olivia Rosenthal), les recueils de récits (François Beaune autour de la Méditerranée), les propos entendus lors des audiences d’étrangers sans papiers dans un Tribunal de Grande Instance (Marie Cosnay), les confessions des habitants d’une cité périurbaine promise à la destruction (Maryline Desbiolles), les “architec- tures en paroles” ou les confessions de spectateurs de cinéma dont un film a marqué l’existence (Olivia Rosenthal). Ces livres fraient avec la sociolinguistique (John J.

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Gumperz), avec l’ethnologie du proche, avec la sociocritique (Marc Angenot, Régine Robin), parfois avec la politique, l’histoire immédiate ou plus simplement la sociologie dont l’entretien est une pratique majeure : que l’on pense aux réflexions que lui consacre Pierre Bourdieu dans La misère du monde et à l’analyse conversationnelle développée en ethnométhodologie par Harold Garfinkel17.

2) Un second ensemble est constitué des textes qui investissent un territoire social, qu’il s’agisse d’un lieu précisément délimité, comme la place St Sulpice pour Georges Perec (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien), la gare du Nord pour Joy Sorman, la gare Montparnasse pour Martine Sonnet, les zones blanches de l’Ile de France (Philippe Vasset, Un livre blanc), ou d’un espace bien plus vaste : la France entière pour Jean-Christophe Bailly (Le dépaysement) ou pour Michel Chaillou (La France fugitive), auxquels on pourrait adjoindre Raymond Depardon dont les photographies sont parfois accompagnées de textes (La terre des paysans, Les habitants18, voire, à certains égards, La France)19. Les parcours de Jean Rolin illustrent parfaitement cette variété d’échelle : les uns se consacrent à un territoire limité, comme Zone ou La Clôture, d’autres à la France (Traverses, Terminal Frigo), d’autres encore à des lieux plus nombreux et plus exotiques (Un chien mort après lui).

Cet ensemble connaît nombre d’exemples : des observations de Bruce Bégout dans les motels et sur les routes américaines (L’éblouissement des bords de route) et de Maylis de Kérangal sur une mine suédoise (Kiruna), à celles d’Éric Chauvier sur les habitats périurbains et les petites villes de province désertées ; des habitats insalubres visités par Joy Sorman aux notations d’Annie Ernaux dans le RER ou les centres commerciaux ; des trajets de François Bon dans le train Paris-Nancy à ceux de François Maspero dans le “Roissy express”, sans oublier ceux de Julio Cortazar sur l’autoroute, ou de Marc Augé dans le métro. De tels textes, dont le London Orbital de Iain Sinclair fournit en Angleterre un exemple impressionnant, touchent bien sûr à la géographie humaine ou urbanistique (on pense aux travaux de Michel Lussault ou d’Olivier Mongin) autant qu’à la sociologie. Ils tiennent aussi à l’Histoire, si l’on intègre dans cet ensemble les récits de retour sur les lieux de tragédies historiques tels que les camps de la mort (Écorces de Georges Didi-Huberman, sur Auschwitz- Birkenau).

3) Les investigations sur un cas donné (Anthropologie d’Éric Chauvier) ou sur un événement historique particulier constituent le troisième ensemble : les crimes ou faits divers, traités à la manière de Truman Capote (In cold Blood), ont ici leur place : L’adversaire d’Emmanuel Carrère en est un exemple bien connu. Mais l’on peut penser aussi à Vie et mort de Paul Gény de Philippe Artières ou à Vous vous appelez Michèle Martin que Nicole Malinconi consacre à la compagne du pédophile Marc Dutroux (là encore il s’agit d’entretiens, qui, comme tels, ressortissent également de la première catégorie, attestant de facto de la porosité de ces distinctions). Les enquêtes non-fictionnelles suscitées par le 11 septembre 2001 comme celles déclen- chées par les attentats de 2015, pour peu qu’elles soient littéraires et non simplement journalistiques, appartiennent à cet ensemble. C’est aussi le cas d’investigations sur des événements ponctuels plus lointains : rencontre de Machiavel et de Léonard de Vinci (Patrick Boucheron), attentat contre Heydrich (Laurent Binet), accueil des migrants à Ellis Island (Perec & Bober)... À l’horizon de tels ouvrages apparaissent la psychologie, la psychiatrie voire la criminologie aussi bien que l’Histoire événementielle. On pourrait ajouter l’économie, si l’on pense aux Effondrés de

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Mathieu Larnaudie, qui ne fictionnalise que très peu sa critique des discours qui se tinrent effectivement autour de la crise financière de 2008.

4) Le quatrième ensemble étend le terrain précédent dans la durée. Intéressé non plus par le passage à l’acte du fait divers mais par l’intégralité – ou presque - d’un trajet de vie, il a pour modèle à la fois Dora Bruder de Patrick Modiano, mais aussi certains récits de filiation (Annie Ernaux, Martine Sonnet…)20 et certaines reconstitutions biographiques21 lorsque ces récits et restitutions passent par l’enquête sur des ascendants mal connus ou sur des figures électives. L’historien Ivan Jablonka offre ainsi avec Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus un exemple du récit de filiation travaillé en littérature de terrain22. On trouve sous la plume d’Olivier Rolin (Le météorologue), d’Alain Borer (Rimbaud en Abyssinie), d’Emmanuel Carrère (Limonov) ou de François-Henri Désérable lancé par Romain Gary sur les traces d’ “un certain M. Piekielny”, des variations sur une forme amplement illustrée par les

“romans d’aventure sans fiction” de Patrick Deville, parti sur les traces de mercenaires, d’explorateurs, de disciples de Pasteur ou de Khmers rouges. Historiens et biographes sont bien évidemment les principaux interlocuteurs de ces textes qui sollicitent abondamment les archives, les correspondances, les documents – historiques, institutionnels, syndicaux ou photographiques.

5) Je réunis enfin dans une cinquième et dernière rubrique les ouvrages qui portent sur le quotidien, l’infra-ordinaire, sur ces réalités sans cesse reconduites, qui ne font pas événement ni trajet, tant elles semblent dépourvues d’aventure et de péripéties.

Michael Sheringham23 a montré les croisements de ces textes avec les travaux d’Henri Lefèvre, de Roland Barthes, de Michel Foucault, et surtout de Michel de Certeau sur les Usages du quotidien. Les observations de la vie quotidienne d’Annie Ernaux, que j’ai mentionnées plus haut y auraient aussi leur place, tout comme les enquêtes sur le monde du travail (François Bon, Aurélie Filippetti, Jean-Paul Goux, Thierry Beinstingel…). Sans doute aussi les investigations portées sur une communauté particulière et sur ses modes d’existence comme celles de Jean Rolin auprès des Chrétiens de Palestine, de Gérard Macé en l’Éthiopie, de François Bon sur les rites de la France profonde (L’enterrement), tous textes où se mêlent considéra- tions historiques, ethnologiques et sociologiques, et même linguistiques, et qui ont beaucoup en partage avec l’ethnologie du proche (Geertz, Goffman, Garfinkel, Simon/Gall) ainsi qu’avec une certaine tradition sociologique de l’École de Chicago24. Les pratiques les plus fréquentes sont alors celles de l’immersion et de l’observation participante, développées de longue date en ethnologie.

11 Comme on a pu le constater, ces catégories ne sont pas étanches. C’est qu’aucun de ces terrains n’est strictement social, historique, géographique, ethnologique, psychologique ou linguistique, et que tous les textes qui s’y consacrent mêlent les modes d’enquête et d’approche. L’immersion suppose l’entretien, l’étude d’un événement donné requiert à la fois l’archive et le déplacement sur site, etc. Or la littérature est un espace particulièrement favorable à la déspécialisation de l’investigation. Elle est apte à réunir ce que les sciences, soucieuses de leur singularité, avaient séparé25.

Traits constitutifs

12 À la différence des romans réalistes qui prétendaient à une certaine objectivité, tous ces textes sont écrits à la première personne. Laquelle est explicitement celle de l’auteur, non celle d’un simple narrateur. Les cas plus incertains (dans L’enterrement de François

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Bon, par exemple) se résolvent presque toujours par des informations externes, fournies dans d’autres ouvrages des mêmes auteurs ou lors d’entretiens publiés. C’est bien l’écrivain qui raconte lui-même son enquête, que la fusion auteur/narrateur soit explicite ou simplement suggérée par un faisceau d’indices concordants. Les rares exceptions relèvent d’une mention indirecte de soi à la troisième personne par le jeu d’une périphrase, ainsi de Patrick Deville qui se désigne dans Peste & choléra comme “le scribe au carnet en peau de taupe” ou “le fantôme du futur”26.

13 La forme du texte est aussi assez particulière : ce sont des œuvres questionnantes, hypothétiques, conjecturales, écrites avec force modalisations. La plupart affichent une certaine modestie : les écrivains avouent leur ignorance, leur incertitude ou leur méconnaissance et produisent ainsi les formes rhétoriques de l’in-savoir. De manière symptomatique, ils préfèrent user de la figuration (id est la manière dont les choses leur apparaissent et dont ils peuvent se les imaginer) plutôt que de la représentation, qui leur paraît trop présomptueuse.

14 Des sciences sociales, les littératures de terrain ne retiennent pas simplement quelques pratiques et dispositifs : elles en ont aussi la disposition. Ou plutôt elles empruntent aux SHS certains éléments de disposition, mais en les déplaçant. Trois surtout : l’énoncé du projet, l’affichage de la méthode, la veille méthodique. Toutes en effet formulent le projet dont elles sont issues. Contrairement toutefois à ce qui se passe en SHS, ce projet n’est quasiment jamais énoncé à l’ouverture du livre. Décalée, sa formulation explicite n’intervient qu’après un premier temps qui dessine peu à peu la prise de conscience qui donnera lieu au projet, ou plonge le lecteur dans un début in medias res avant de lui expliquer de quoi il retourne. Ce type d’ouverture formalise l’immersion de l’écrivain dans son enquête, marqueur essentiel des littératures de terrain.

15 L’énoncé de la méthode, requisit bien connu des travaux scientifiques, est présent aussi, mais également différé. Cette méthode ne répond certes guère aux exigences académiques : elle est souvent aléatoire, minimale, sauvage, relativement improvisée ou intuitive. Une telle liberté envers la rigueur scientifique donne toute sa valeur à la proposition de Mathilde Roussigné de considérer les Littératures de terrain comme

“indisciplinaires” plutôt qu’interdisciplinaires27. Si elle n’est parfois qu’allusive (le fait de se rendre dans des appartements, de prendre des notes sur un carnet chez Maryline Desbiolles), la méthode est cependant toujours évoquée à un moment ou à un autre du livre, car la dimension heuristique de l’enquête se fonde sur une pragmatique qui implique le sujet et suppose la mise en œuvre de dispositifs particuliers : comment favoriser l’entretien ? susciter les prises de parole ? Il y faut une élaboration, un tâtonne- ment, que le texte rapporte.

16 Il arrive toutefois que l’écrivain n’explique sa méthode qu’au moment où il comprend qu’elle ne fonctionne pas ou ne produit pas les résultats prévus. C’est un autre trait des littératures de terrain que de conserver un regard critique sur leur propre pratique, et de décider, parfois, d’en changer. Il n’est pas rare que ce programme dont impasses, renoncements et détours ne sont pas épargnés au lecteur, se reconfigure au cours du livre. On peut appeler “veille méthodique” cet aspect qui confine souvent à la réorientation de la recherche menée selon d’autres bases. Anthropologie en donne un bel exemple, lorsqu’au milieu de son livre Éric Chauvier, convaincu de la faible productivité du dispositif qu’il a mis en place pour tester les réactions de diverses personnes face à une mendiante présumée Rom, décide de partir à la recherche de cette jeune femme soudain disparue. L’intense activité critique que les sciences sociales

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déploient envers leurs propres pratiques se trouve ainsi également à l’œuvre dans les Littératures de terrain, soucieuses, elles aussi, de “donner au déroulement de l'enquête une organisation permettant une autoréflexion permanente”28.

17 Enfin, si les Littératures de terrain empruntent certaines pratiques et parfois quelques notions aux sciences sociales, elles n’en demeurent pas moins fidèles à toute une imprégnation littéraire qu’elles convoquent abondamment. Ces références leur servent à légitimer les objets auxquels elles se consacrent en les référant à des textes considérés comme majeurs (les tragédies antiques, par exemple, pour François Bon et Marie Cosnay, au sujet d’individus désocialisés ou migrants sans papiers)29. Elles sont utiles aussi pour se figurer telle ou telle scène demeurée sans trace ni témoin, ainsi de Patrick Deville qui convoque Verne, Conrad ou Lowry pour imaginer le parcours de ses personnages. De même Jean Rolin confronte fréquemment ses observations à ses lectures – d’Homère, de Lowry, de Céline et bien d’autres. D’une Littérature de terrain à l’autre, les noms de Perec, de Gracq, de Modiano, d’Ernaux reviennent fréquemment comme paradigmes de l’enquête entreprise. Scientifiquement impropres, ces références ne relèvent pas pour autant de “corpus de croyance“ nuisibles à la justesse des observations selon les sciences sociales, mais agissent comme opérateurs de réflexivité susceptibles d’éclairer les observations in situ. La littérature sert ainsi de partenaire d’intellection pour élucider les situations rencontrées. Il en va de même de l’attention au langage, outil par définition de l’écrivain, que celui-ci écoute avec une acuité particu- lière, et dont il repère les faux-semblants, les travestissements, les sous-entendus et les connotations. Plus d’une fois, on trouve ainsi dans ces textes des allusions à Viktor Klemperer qui s’est rendu semblablement attentif à ce que la pression politique fait à la langue30.

Les raisons d’une apparition

18 On peut s’interroger sur l’émergence aussi substantielle des Littératures de terrain.

Celles-ci ne relèvent évidemment pas d’une génération spontanée : elles se situent dans le prolongement de pratiques voisines, repérables dans le passé ou dans d’autres espaces culturels, notamment dans celles évoquées plus haut : récits de voyages, enquêtes naturalistes, œuvres des écrivains-reporters, Non-Fiction Novel de Truman Capote, New Journalism (M. Johnson, T. Wolfe), collages de documents (Factographies de Reznikoff et de Kluge), journalisme d’immersion à la manière de Günther Wallraff et de Florence Aubenas31 dont Violaine Sauty rappelle ici même l’histoire déjà ancienne et les prolongements actuels (Geoffrey Le Guilcher, Jean-Baptiste Malet). Elles relèvent plus généralement de ce “parti-pris du document” diagnostiqué par Philippe Roussin et Jean-François Chevrier, à l’œuvre depuis près d’un siècle32. Elles sont proches aussi du

“second livre” des ethnologues, étudié par Vincent Debaene33, dans lequel Alfred Métraux, Michel Leiris, Marcel Griaule, Claude Lévi-Strauss et d’autres font, à mi- chemin de la littérature, le récit de leur travail de terrain, en parallèle de leurs études savantes des peuples et civilisations visités34. Le récit mentionné plus haut que Jeanne Favret-Saada livre de son enquête sur la sorcellerie dans le bocage mayennais fournit peu avant les années 80 l’exemple d’une fusion de ces deux ouvrages – narratif et discursif, littéraire et scientifique - en un seul, et continue d’inspirer bien des démarches actuelles.

19 Mais le nombre de ces œuvres de terrain ne serait pas tel si d’autres phénomènes n’avaient pas suscité leur développement. Au premier chef de ces phénomènes, il faut

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noter une forme d’opacification du réel, que la médiatisation dont il fait l’objet tend à simplifier outrageusement, au mépris de cette complexité sur laquelle insiste tant Edgar Morin. La rapidité des flux d’informations, la réduction du temps consacré à chacune – qu’il s’agisse de la durée des reportages ou du nombre de signes des articles – ne sont guère favorables à la prise en compte des détails effectifs, des nœuds de sens, des contradictions internes. La conscience contemporaine s’est convaincue que le réel n’est pas ce qu’on en dit. Aussi convient-il d’aller y voir, d’y regarder de plus près, de ne pas laisser dans l’ombre des réalités méconnues, oubliées ou méprisées.

20 Les Littératures de terrain s’intéressent ainsi à des objets communs, inaperçus parfois à force d’être fréquentés, à des sujets fragiles, instables, personnes invisibles ou effacées, figures oubliées, à des situations précaires, des lieux délaissés ou en mutation. Très symptomatique de ces démarches, Un livre blanc de Philippe Vasset se porte vers les zones délaissées de la banlieue parisienne, taches blanches sur les cartes IGN, terrains vagues, friches industrielles, immeubles à l’abandon, espaces de stockage clandestins de déchets plus ou moins polluants… qui subsistent dans les interstices d’une urbanisation particulièrement dense. Et ces espaces incertains accueillent eux-mêmes une population qui survit en marge de la société civile : roms, clochards, réfugiés, immigrés sans papiers… Les “zones” parcourues par Jean Rolin35, les friches décrites par François Bon, les bas-côtés et l’herbe des talus de Jacques Réda… sont du même ordre, tout comme le métro ou le RER, les zones commerciales évoquées par Annie Ernaux ou François Maspero. Dans Les Passagers du Roissy-express, ce dernier écrit : “Assez de grands voyages intercontinentaux, assez de distances parcourues sans rien voir de plus qu’à travers les vitres embuées du Transsibérien, assez de ciels sillonnés au-dessus des nuages et des océans.... Les étendues secrètes à découvrir, elles étaient là, sous ses yeux, inconnues de ceux-là même qui les traversaient quotidiennement et souvent de ceux qui les habitaient: incompréhensibles espaces désarticulés de ce qui n’était plus une géographie et qu’il faudrait bien essayer de réécrire. Bien inconnues, ces contrées, et secrètes, oui, vraiment”36.

21 L’implication de l’écrivain sur le terrain bénéficie en outre de la politique culturelle française qui, si elle n’explique pas à elle seule son émergence, a permis l’extension de cette forme de production littéraire. Dans la mesure où ils invitent les écrivains à s’installer pour un temps dans un lieu (une institution, un territoire) et à rendre compte de leur travail en lien avec ce lieu, qui plus est en les rémunérant ou en finançant leurs déplacements (à l’aide, par exemple, des bourses Stendhal), les programmes de résidences ou de voyage37 incitent les écrivains à penser leur œuvre comme une recherche sur un terrain donné, à découvrir des réalités locales, visiter des fonds d’archives ou à enquêter sur l’histoire de ce lieu.

Un nouveau rapport au savoir

22 Les littératures de terrain sont filles du soupçon. Il serait erroné de croire qu’elles aient simplement voulu rompre avec une littérature intransitive en se retournant vers un réel disqualifié par les Avant-gardes. C’est au contraire parce qu’elles ont retenu la leçon des critiques avancées par ces mêmes Avant-gardes et, plus généralement, par la pensée structurale et la déconstruction, qu’elles cherchent les voies d’une meilleure prise en compte du réel dont elles ont bien compris que les formes traditionnelles de représentation ne produisaient que l’illusion. C’est pourquoi elles ne reviennent pas à ces formes traditionnelles, surplombantes et pseudo-mimétiques, mais cherchent

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comment faire advenir au texte un réel qui ne soit pas la caricature de lui-même. Le détour méthodique par l’expérience et la recherche leur paraît garantir une meilleure saisie de sa complexité.

23 C’est aussi que le rapport au savoir a changé. En faisant le récit de leur recherche, ces œuvres prennent acte d’une perte de confiance dans le savoir dispensé sous une forme déjà pré-constituée. Les positions d’autorité ne sont plus recevables : le savoir ne repose plus sur la transmission didactique de conclusions par le chercheur, ni sur la création d’une fiction exemplaire par le romancier. La narrativisation de la recherche effectuée permet au contraire de montrer comment le savoir se constitue et donc d’en légitimer les apports. Au lieu de démonstrations argumentées, ce qui est le propre de certaines disciplines scientifiques, les Littératures de terrain privilégient le récit : elles mettent en scène la quête et la conquête des connaissances, parfois les erreurs, les errements ou les invalidations, ce qui est la marque d’une certaine modestie du savoir, en rupture avec bien des certitudes positivistes.

24 Plus encore : la forme même qu’elles donnent à leurs textes se méfie des reconstitutions a posteriori, qu’elles soient narratives ou discursives, mais aussi des pseudo-cohérences et des lissages artificiels. Il n’est pas rare que ces livres se présentent comme des assemblages de fragments. Cette fragmentation, ce recours à la juxtaposition, à un régime de l’asyndète généralisée soulignent le défaut de toute logique systématique et préserve un certain désordre de l’information, voire son incomplétude. Aussi préfèrent- elles les “petites formes”, bien loin du “livre total” rêvé par les esthétiques antérieures, qu’elles soient réalistes ou modernes. Ces écrivains n’entendent pas conclure. Ils ont retenu de Beckett et de Claude Simon, dont ils empruntent les épanorthoses, qu’il ne s’agit plus d’organiser le monde dans un système de connaissance encyclopédique. Leur savoir demeure lacunaire, non pas à cause de la seule “carence de sources, mais comme le témoignage d’un certain rapport de la vie à l’écriture”38 selon la formule de Jacques Rancière.

25 Ce nouveau rapport au savoir, issu de l’ère du soupçon et qui en tire les conséquences, ne cherche pas à se placer, comme l’écrit Marc Chénetier de la fiction américaine “au- delà du soupçon”39 : il inaugure au contraire une ère du scrupule40 dans laquelle il convient de se défaire de toute arrogance, de montrer d’où l’on tient ce que l’on sait ou croit savoir, de ne pas dissimuler ce qui fait défaut ou contradiction, d’afficher clairement les défaillances de la connaissance ou les troubles qui la mettent en question.

À ce titre, les Littératures de terrain participent du “tournant éthique” pris par la pensée contemporaine, manifeste déjà dans l’ “éthique de la restitution”41 mise en œuvre dès les années 80 par les récits de vie.

Statut de l’écrivain

26 Un tel positionnement n’est évidemment pas sans conséquences sur le statut même de l’écrivain aujourd’hui, qui rompt avec l’image romantique de l’écrivain inspiré comme avec celle, plus moderne, de l’expérimentateur en chambre. Parce qu’il rapporte ses recherches sur le terrain, l’écrivain - ou son substitut narratif - apparaît directement engagé dans le monde. Ces livres témoignent d’une praxis sociale, et lui confèrent une image de chercheur. Or telle n’est pas sa fonction professionnelle, à laquelle nulle institution ne l’a convié. Si bien que l’écrivain s’en trouve incertain, déplacé. Si l’on admet que tout écrivain est en décalage fonctionnel par rapport au corps social, comme le soutient Dominique Maingueneau qui forge pour cela la notion de paratopie42, alors

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l’expérience littéraire du terrain redouble cette incertitude positionnelle de soi.

27 L’écrivain de terrain fait ainsi l’épreuve d’une altérité bien connue des ethnologues, mais, parce qu’il ne s’appuie sur aucune discipline ni corps de méthode pour la réguler, le résultat en est opposé : si le sentiment de sa différence installe l’enquêteur dans la conscience même de sa discipline, le posant comme sociologue, comme ethnologue, comme historien, à l’inverse l’écrivain y perd son identification. La formulation explicite de ce déficit de légitimité montre que l’écrivain n’est plus ce prêtre que Paul Bénichou avait décrit, ni la figure hautaine qui ne s’autorise que d’elle-même, promue par la Modernité. Les manifestations d’un trouble diffèrent évidemment d’un écrivain à l’autre.

Si, pour la plupart, cela prend la forme d’un malaise qui conduit l’écrivain à interroger, dans son texte même, son statut et son rôle, pour d’autres cela peut au contraire être l’occasion d’une affirmation de légitimité reconquise, parce que l’écrivain se reconnaît dans les figures qu’il rencontre (Annie Ernaux) ou, tout au contraire, susciter la jouissance un peu perverse d’usurper un rôle par le seul pouvoir de son texte (Philippe Vasset43).

28 Les Littératures de terrain produisent cependant l’image d’un écrivain retrempé dans le monde, et constituent à ce titre un véritable renouveau de l’engagement littéraire. Non pas certes sur un modèle sartrien, qui procédait d’une idéologie, car ces Littératures n’ambitionnent pas de livrer une représentation ni une interprétation globales du monde, mais parce qu’elles s’attachent à des trajets singuliers, des modes d’existence discrets, des lieux en déshérence ou sur-fréquentés, indépendamment de leur inscription dans un champ théorique qui en rendrait compte. Cela les distingue aussi bien de Zola, qui prétendait édifier une “science du réel” que de l’ambition totalisante de la modernité44. Proches de l’ “esthétique relationnelle” identifiée par Nicolas Bourriaud, qui privilégie des expériences “fragmentaires, isolées, orphelines d’une vision globale du monde qui les lesterait du poids d’une idéologie”45, elles remettent du lien dans le social, et se prolongent parfois d’interventions artistiques qui inscrivent les textes dans l’espace urbain, hors du livre, comme peuvent le faire Olivia Rosenthal, Jean-Claude Massera ou Sophie Calle. Les Littératures de terrain ne sont du reste pas sans rapport étroit avec les nouvelles manifestations de l’art plastique in situ46, les collectes d’objets et inventaires après décès de Christian Boltanski et certaines des interventions commentées par Nicolas Bourriaud dans son Esthétique relationnelle.

29 Ces formes d’interventions ne sont pas politiquement neutres. Nombre d’entre elles participent au contraire d’une implication militante, qu’il s’agisse simplement d’attirer l’attention sur certaines marges du monde, sur des populations délaissées, déclassées ou désocialisées, comme François Bon dans ses premiers ateliers d’écriture (C’était toute une vie, Prison, La douceur dans l’abîme), Maryline Desbiolles auprès des habitants de l’Ariane (C’est pourtant pas la guerre) ou Jean Rolin dans la “zone” qui enserre la périphérie parisienne, ou de prendre une part plus active dans le soutien aux immigrés

“sans papiers” comme le fait Marie Cosnay au tribunal de Bayonne (Chagrin et néant, Comment on expulse) ou dans son engagement aux côtés des associations qui les défendent (Jours de répit à Baigorri). Dans cet engagement comme dans leurs pratiques immersives, les littératures de terrain héritent d’une mémoire militante forgée notamment auprès des “établis” des années 60 et 70, à la manière de Robert Linhart47 (et, plus lointainement, par des expériences telles que celle menée par Simone Weil48), quelle que soit la distance parfois ironique que certains, comme Jean Rolin49, manifestent dans leurs textes. Les littératures de terrain cultivent une attention politique aux événements de ce monde et aux réalités auxquelles elles s’attachent. Cela

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est évidemment très sensible chez Jean Haztfeld (Récits des marais rwandais) directement confronté au génocide du Rwanda, mais aussi chez Patrick Deville dont les restitutions de trajets biographiques interrogent parallèlement le déploiement d’une première mondialisation coloniale et les exactions postérieures aux Indépendances, notamment dans le Cambodge des Khmers rouges (Kampuchéa). Au seuil de son livre, François Maspero s’interroge : “Pourquoi photographier ça ? Ça, c’était justement ce monde qu’on a sous les yeux et qu’on ne voit pas : ce monde des frontières, qui, à chacun de nous, fait un peu peur. Ou même très peur. Des fois qu’on s’apercevrait que c’est aussi notre monde à nous, puis énonce quelques pages plus loin la réponse : ‘Plutôt que de regarder, dire : ça me regarde’ ”50. À la faveur de telles pratiques se forge une éthique de la responsabilité qui replace l’écrivain au cœur de la communauté.

30 Parce qu’elles vont sur le terrain – quelle que soit la nature, sociale, historique, biographique ou géographique, de celui-ci – les Littératures de terrain font œuvre critique par rapport aux dominantes culturelles actuelles. On peut aussi voir dans cette confrontation aux réalités concrètes une résistance à la virtualisation des échanges et des réseaux sociaux, comme un besoin de revenir à la chose même, de se rendre “au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre”. La production heuristique de ces œuvres demeure à cet égard plus proche de l’expérience des travailleurs sociaux que de la conceptualisation théorique. Elle tient de l’étude de cas, de la familiarité (acquaintance with) et de la “sociologie qualitative” plus que du savoir sur (knowledge about). Elle emprunte des connaissances historiques, ethnologiques, géopolitiques ou sociologiques (habitus ou névrose de classe pour A. Ernaux, ethos pour M. Sonnet) mais fait appel aux œuvres littéraires comme partenaires d’intellection des réalités rencontrées, complément ou contrepoint de la pensée scientifique. Ce recours constitue la bibliothèque littéraire en matériau épistémologique, renouant avec des usages anciens (de Montaigne aux philosophes des Lumières) dont la littérature s’était éloignée. Elles permettent de faire advenir des réalités inaperçues. La question demeure sans doute du statut du savoir ainsi littérairement produit : quelle est sa validité aux yeux des scientifiques, son impact sur le corps social, sur les décideurs politiques ? La diffusion du texte littéraire, plus large que celle des travaux scientifiques, permet-elle une meilleure prise en considération des situations évoquées, ou bien le fait que ces littératures de terrain apparaissent au rayon littérature des bibliothèques et librairies les assimile-t-il à un divertissement sans conséquences ? Une étude de leurs effets reste à produire.

Dominique Viart Université Paris Nanterre Institut universitaire de France

NOTES

1 Je remercie la Louisiana State University, l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, le Centre de recherches international en sociocritique des textes de l’Université de Montréal et l’Institut universitaire de France qui, depuis 2015, m’ont permis de présenter et de développer les premiers états de cette recherche. Cette introduction reprend en partie et développe le propos de conférences tenues dans le cadre de ces Institutions.

2 Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Paris, Seuil, 2014.

3 Anne Barrère et Danilo Martuccelli, Le roman comme laboratoire. De la connaissance littéraire à l’imagination sociologique, Lille, PU du Septentrion, 2009.

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4 Alban Bensa et François Pouillon, Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie, Anacharsis, 2012.

5 Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, Corti, 2019.

6 Ces documentations ont été publiées par Henri Mitterand : Emile Zola, Carnets d’enquêtes. Une ethnographie inédite de la France, Paris, Terre Humaine / Plon, 1986 et Henri Mitterand, Images d’enquêtes d’Emile Zola.

De la Goutte-d’Or à l’Affaire Dreyfus, Paris, Presses Pocket, 1987.

7 Voir notamment l’anthologie de textes réunis et commentés par Daniel Cefaï, L’enquête de terrain, Paris, La découverte, 2003.

8 Voir Dominique Viart, “Fieldwork in Contemporary French Literature”, Conférence à l’Université de Louisiane (LSU, Bâton-Rouge, février 2015), publiée in Adelaïde Russo & Dominique Viart (dir.), Literature and alternative Knowledges, Contemporary French & Francophone Studies, vol. 20, issue 4-5, december 2016 ; D.

Viart, “Les littératures de terrain : dispositifs d'investigation en littérature française contemporaine (de 1980 à nos jours)”, Séminaire collectif du CRAL “Art et littérature : l'esthétique en question”, 7 décembre 2015, en ligne sur le site du CRAL : http://cral.ehess.fr/index.php?2013; et D. Viart, “Les littératures de terrain.

Enquêtes et investigations en littérature française contemporaine“ in Repenser le réalisme, Montréal, Centre Figura de recherche sur le texte et l'imaginaire, Cahier ReMix, n° 07 (04/2018). En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. <http://oic.uqam.ca/fr/remix/les-litteratures-de-terrain- enquetes-et-investigations-en-litterature-francaise-contemporaine>.

9 Pour une “histoire” de l’enquête de terrain en anthropologie et l’évolution des travaux méthodologiques et épistémologiques à son sujet, voir : D. Jongmans & P. Gutkind, eds, Anthropologists in the Field, New York, Humanities Press, 1967 ; G. Stocking, ed., Observers Observed. Essays on Ethnographic Fieldwork : History and Anthropology, Madison, Wisconsin University Press, 1983 ; Van Maanen, Tales of the Field. On Writing Ethnography, Chicago, University of Chicago Press, 1988 ; R. Sanjek, ed., Fieldnotes : the Making of Anthropology, Ithaca, Cornell University Press, 1990.

10 Jean-Pierre Olivier de Sardan, “La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie”, Enquête, n°1, “Les terrains de l’enquête”, 1995, p.71-109.

11 Sur la notion de “non-fiction”, voir Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991 ; Alexandre Gefen et René Audet, Frontières de la fiction, Bordeaux, Modernité n°17, 2002 ; Alison James et Christophe Reig (dir.), Frontières de la non-fiction : littérature, cinéma, arts, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013 ; Françoise Lavocat, Fait et fiction, pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.

12 Le terme a été défini par Marie-Jeanne Zenetti à partir des œuvres de Kluge et de Reznikoff : Factographies. L'enregistrement littéraire à l'époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014.

13 Marc Augé, La guerre des rêves. Exercices d’ethno-fictions, Paris, Seuil, 1997 et Journal d’un SDF.

Ethnofiction, Paris, Seuil, 2011.

14 Lionel Ruffel, “Un réalisme contemporain : les narrations documentaires”, Littérature, n°166, “Usages du document en littérature”, 2012, p. 13 - 25

15 Jean-Louis Jeannelle, “Histoire littéraire et genres factuels”, Fabula-LhT, n° zéro, “Théorie et histoire littéraire”, février 2005, URL : http://www.fabula.org/lht/0/jeannelle.html, page consultée le 10 juin 2019.

16 Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Seuil, 1977 ; voir aussi Jeanne Favret-Saada, “Être affecté”, Gradhiva. Revue d’Histoire et d’Archives de l’Anthropologie, n°8, 1990.

17 Voir aussi Stéphane Braud, “L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’ ‘entretien ethnographique’ ”, Politix. Revue des sciences sociales du politique, 1996, n° 35 p. 226-257.

18 Dans ces deux ouvrages de Raymond Depardon, les textes sont des entretiens et des conversations enregistrées si bien que tous deux relèvent également de la catégorie précédente.

19 Aux Littératures de terrain, il conviendrait d’adjoindre des “Photographies de terrain”, lorsque celles-ci s’organisent en enquêtes, recherches et investigations, ou que d’une façon ou d’une autre, elles déploient une forme de narrativité enquêtrice. Voir Danièle Méaux (dir.), Les formes de l’enquête, Lille, Revue des sciences humaines, n°334, juin 2019 et Enquêtes. Nouvelles formes de photographie documentaire, Filigranes, 2019.

20 Sur les “récits de filiation”, voir Laurent Demanze, Encres orphelines, Corti, 2008.

21 Sur les Vies et les “fictions biographiques”, voir Alexandre Gefen, Inventer une vie, La fabrique littéraire de l’individu, Les Impressions nouvelles, 2015 ; Robert Dion et Francès Fortier, Portraits de l'écrivain en biographe. Entretiens, Québec, Nota bene, 2012 ; Id., Écrire l'écrivain. Formes contemporaines de la vie d'auteur, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2010.

22 Il faudrait aussi évoquer ce que ce livre doit aux Disparus de Daniel Mendelsohn (The Lost : A Search for Six of Six Million, 2006), traduction française : Paris, Flammarion, 2007.

23 Michael Sheringham, Traversées du quotidien. Des surréalistes aux postmodernes, trad. Maryline Heck et Jeanne-Marie Hostiou (Everyday Life: Theories and Practices from Surrealism to the Present, Oxford University Press, 2009), Paris, PUF, 2013.

24 Voir Jean-Michel Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago. 1892-1961, Seuil, 2001.

25 Dans un article de l’Encyclopaedia Universalis, Jacques Barrau écrit : “La spécialisation croissante des sciences et de leurs disciplines allait conduire à l'éclatement des savoirs scientifiques”. Cf : Jacques Barrau, "Ethnologie", Encyclopaedia Universalis, 1993, tome 8, p. 1010.

26 Patrick Deville, Peste & choléra, Paris, Seuil, 2012.

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27 Voir ci-après, Mathilde Roussigné, “Le terrain : un affaire de discipline ? Généalogie d’une pratique et confluences indisciplinaires”.

28 Gérard Althabe, “Ethnologie du contemporain et enquête de terrain“, Terrain, n° 14, 1990.

29 Voir Dominique Viart “François Bon, de soi, des autres - et retour”, in Jean-Bernard Vray et Dominique Viart (dir.), François Bon, éclats de réalité, Saint-Étienne, PU de St-Étienne, 2010, pp. 69-86 ; et Dominique Viart,

“La trace antique dans la trame des textes contemporains : le genre, l’image, la langue”, à paraître dans les Actes du Colloque de École Pratique des Hautes Etudes : Bénédicte Gorrillot (dir.) L’héritage gréco-latin dans le monde contemporain, Genève, Droz, 2019.

30 Viktor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue (LTI – Notizbuch eines Philologen, 1947), Paris, Albin Michel, 2003, <Agora Pocket>.

31 Günter Wallraff, Tête de turc (Ganz unten, 1985), la Découverte, 1986 ; Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham, Paris, L’Olivier, 2010,

32 Philippe Roussin, Jean-François Chevrier (dir.), “Le parti pris du document”, Communications, n°71, 2001, et

“Des faits et des gestes”, Communications, n°79, 2006.

33 Vincent Debaene, L’adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, 2010.

34 La collection Terre humaine fondée par Jean Malaurie, en a favorisé la multiplication. Voir plus loin l’intervention de David Couvidat, “Du terrain au texte : les témoignages ethnographiques publiés dans la collection ‘Terre Humaine’ ”.

35 Sur les “terrains vagues” arpentés par Vasset et Rolin, voir Dominique Viart, “Littératures de terrain : Jean Rolin et Philippe Vasset, explorateurs de terrains vagues”, in J. M. Broich, W. Nitsch et D. Ritter (dir.), Terrains vagues. Les friches urbaines dans la littérature, la photographie et le cinéma français, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2019.

36 François Maspero, Les passagers du Roissy-express, photographies réalisées par Anaïk Frantz, Paris, Seuil, 1990, p.13-14.

37 Voir Gisèle Sapiro et Cécile Rabot, Profession ? écrivain, Paris, CNRS éditions, 2017.

38 Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 204.

39 Marc Chénetier, Au-delà du soupçon, la nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours, Paris, Seuil, 1989.

40 Voir Dominique Viart, “Le scrupule du roman”, Vacarme, n°54, hiver 2011, en ligne : http://vacarme.org/article1985.htlm

41 Dominique Viart, “Topiques de la déshérence”, in Adélaïde Russo et Simon Harel (dir.), Lieux propices, Montréal, PU de l’UQAM, 2005, pp. 209-226 ; “Ethique de la Restitution : les ‘fictions critiques’ dans la littérature contemporaine et l'Histoire”, in Marie-Madeleine Castellani, Yves Baudelle, Aimé Petit (dir.), Mélanges Bernard Alluin, Lille, PU du Septentrion, 2005, pp. 391-402.

42 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation, Armand Colin, 2004.

43 Voir l’entretien ci-après avec cet écrivain.

44 Que l’on pense à Manhattan Transfert ou à la trilogie USA de Dos Passos; à Berlin Alexanderplatz ou à Novembre 1918 d’Alfred Döblin.

45 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 2001.

46 Voir ici même les entretiens avec Eric Chauvier et Philippe Vasset. De son côté Joy Sorman consacre un texte de Gros œuvre à l’artiste Gordon Matta-Clarck.

47 Robert Linhart, L’établi, Paris, Minuit, 1978. Voir Jean-Pierre Martin (dir.), “Ouvriers volontaires. Les années 68. L’établissement en usine”, Les Temps modernes, n°684-685, juillet-octobre 2015 et Dominique Viart,

“D’autres vies que les leurs : De l’Établissement en usine aux Littératures de terrain”, conférence à l’Université Brown, Providence, USA, à paraître.

48 Simone Weil, “Expérience de la vie d’usine. Lettre ouverte à Jules Romains”, 1942, reprise dans Simone Weil, La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951.

49 Voir ici même la contribution d’Eglantine Colon.

50 François Maspero, op. cit., p. 18 et 22 ; je souligne.

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