Monica Salvan •
39
Peter Lang
transversales
Langues, sociétés, cultureset apprentissages
39
transversales
Collection publiée sous la direction d’Aline Gohard-Radenkovic ISBN 978-3-0343-1585-2
ISSN 1424-5868
Monica Salvan
Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains dans l’Europe d’après 1989
Carnets de bord et ethnographie des pratiques de voyage en autocar
L’autocar est un mode de transport méconnu des discours sur la mon- dialisation qui concentre les vécus d’une Europe en construction, ceux des laissés pour compte des mutations géopolitiques ou de ceux qui sont en quête d’un futur que leur pays ne leur promet pas. L’auteure dresse le portrait de ces existences mobiles entrevues dans des voyages entre la Roumanie et la France, en conjuguant une écriture en profondeur et la rigueur d’une observation méthodique et empathique qui s’appuie sur ses carnets de bord. Le résultat est à la hauteur d’une recherche eth- nographique novatrice identifiant des pratiques de mobilité inédites, prolongée par des entretiens qui affinent les premiers échanges nés du hasard. A la vitesse bridée du cheminement de l’autocar, on découvre, dans ce va-et-vient entre sociétés, l’économie des dynamiques identitaires telle qu’elle fonctionne au fil des générations migrantes, les logiques qui animent les oppositions entre « Occident » et marges de « l’Orient », espaces réinventés certes après la Chute du Mur mais dont le jeu subtil des décloisonnements identitaires se dévoile progressivement sous la loupe des imaginaires et des appartenances plurielles.
Monica Salvan a étudié la Littérature française à Bucarest et à Caen avant d’enseigner en France en tant que professeur certifié de Lettres modernes.
Docteure de l’INALCO, Paris, elle continue à travailler sur l’impact de la Chute du Mur sur l’imaginaire identitaire collectif des Roumains ainsi que sur l’évolution individuelle de leurs pratiques socioculturelles et de mobilité dans ce nouvel espace européen.
Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains dans l’Europe d’après 1989
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Collection publiée sous la direction d’Aline Gohard-Radenkovic
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Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains dans l’Europe d’après 1989
Carnets de bord et ethnographie des pratiques de voyage en autocar
L’autocar est un mode de transport méconnu des discours sur la mon- dialisation qui concentre les vécus d’une Europe en construction, ceux des laissés pour compte des mutations géopolitiques ou de ceux qui sont en quête d’un futur que leur pays ne leur promet pas. L’auteure dresse le portrait de ces existences mobiles entrevues dans des voyages entre la Roumanie et la France, en conjuguant une écriture en profondeur et la rigueur d’une observation méthodique et empathique qui s’appuie sur ses carnets de bord. Le résultat est à la hauteur d’une recherche eth- nographique novatrice identifiant des pratiques de mobilité inédites, prolongée par des entretiens qui affinent les premiers échanges nés du hasard. A la vitesse bridée du cheminement de l’autocar, on découvre, dans ce va-et-vient entre sociétés, l’économie des dynamiques identitaires telle qu’elle fonctionne au fil des générations migrantes, les logiques qui animent les oppositions entre « Occident » et marges de « l’Orient », espaces réinventés certes après la Chute du Mur mais dont le jeu subtil des décloisonnements identitaires se dévoile progressivement sous la loupe des imaginaires et des appartenances plurielles.
Monica Salvan a étudié la Littérature française à Bucarest et à Caen avant d’enseigner en France en tant que professeur certifié de Lettres modernes.
Docteure de l’INALCO, Paris, elle continue à travailler sur l’impact de la Chute du Mur sur l’imaginaire identitaire collectif des Roumains ainsi que sur l’évolution individuelle de leurs pratiques socioculturelles et de mobilité dans ce nouvel espace européen.
Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains dans l’Europe d’après 1989
Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains dans l’Europe d’après 1989
transversales
Langues, sociétés, cultures et apprentissagesVol. 39
Collection publiée sous la direction d’Aline Gohard-Radenkovic
Comité scientifique de lecture:
Hervé Adami Professeur des universités, Directeur de l'UFR des Sciences du Langage ATILF, Université de Lorraine & CNRS
Abdel Jalil Akkari Professeur en Dimensions Internationales de l'Education, Université de Genève Georges Alao MCF. Directeur, département Afrique, INALCO, Paris. Membre Equipe
d'Accueil PLIDAM
Mathilde Anquetil Ricercatrice in Lingua francese, Facoltà di Scienze Politiche, Scuola dottorale PEFLIC, Università di Macerata
Nathalie Auger Professeur Docteur habilitée, Laboratoire Dipralang, Université Montpellier 3 Paul-Valéry
Catherine Berger Maître de conférences en anglais, Université Paris XIII; Chargée de cours, Inalco et Université Paris III
Suzanne Chazan Chargée de recherche en anthropologie, IRD, LER, Université de Montpellier Edith Cognigni Dottore di ricerca e ricercatore in didattica delle lingue, Università di Macerata Martine Derivry-Plard Maître de conférences en anglais et didactique des langues, UPMC, Paris 6,
membre Laboratoires DILTEC et PLIDAM
Eugenia Fernandez Fraile Professeur, Faculté des Sciences de l'Éducation, Universidad de Granada Christian Giordano Professeur en Anthropologie sociale, Université de Fribourg (Suisse), Docteur
honoris causa, Université de Timisoara
Claire Kramsch Professor of German, Affiliate Professor of Education, Université de Californie, Berkeley
Marie-Christine Kok Escalle Associate Professor French Culture, Universiteit Utrecht Mohamed Lahlou Professeur, Institut de Psychologie, Université Lyon 2
Danièle Lévy Professore di lingua francese nell’ Università di Macerata, directrice du Laboratoire de recherche PEFLIC
Danielle Londei Professore di lingua francese nell’ Università di Bologna-Forlì Elisabeth Murphy-Lejeune Professor at the French Department, Saint Patrick’s College, Dublin Tania Ogay Tania Ogay, professeure associée au Département des Sciences de l’éducation de
l’Université de Fribourg (Suisse)
Christiane Perregaux Professeur en sciences de l’éducation, Université de Genève
Suzanne Pouliot Professeure associée, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, Qc., Canada François Ruegg Professeur en anthropologie sociale, Université de Fribourg (Suisse) Pia Stalder Chargée de cours et chercheuse associée à l’Université de Fribourg (Suisse) et à
l’Université du Luxembourg
Javier Suso Lopez Professeur, Faculté des Lettres, Universidad de Granada Andrée Tabouret-Keller Professeur émérite en psychologie, Université L. Pasteur, Strasbourg
Geneviève Zarate Professeur à l’INALCO, Paris et Directrice des groupes de recherche « Frontières culturelles et diffusion des langues » et PLIDAM
PETER LANG
Bern • Berlin • Bruxelles • Frankfurt am Main • New York • Oxford • Wien
Monica Salvan
Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains dans l’Europe d’après 1989
Carnets de bord et ethnographie
des pratiques de voyage en autocar
Information bibliographique publiée par «Die Deutsche Nationalbibliothek»
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Publié avec le soutien de la Commission de publication du Conseil de l’Université de Fribourg.
ISBN 978-3-0343-1585-2 br. ISBN 978-3-0352-0276-2 eBook ISSN 1424-5868 br. ISSN 2235-7610 eBook
© Peter Lang SA, Editions scientifiques internationales, Berne 2014 Hochfeldstrasse 32, CH-3012 Berne
info@peterlang.com, www.peterlang.com, www.peterlang.net Tous droits réservés.
Réimpression ou reproduction interdite par n’importe quel procédé, notamment par microfilm, xérographie, microfiche, offset, microcarte, etc.
Imprimé en Suisse
A mes parents et à mon frère
Remerciements
Ce travail s’est fait au contact des autres, ceux qui m’ont confié leurs expériences lors de mes voyages en autocar et ceux qui m’ont fait bénéficier de leur soutien par la suite.
Ma plus vive gratitude va à ma directrice de recherche, la Pro- fesseure Geneviève Zarate de l’Inalco, Paris, pour sa disponibilité et sa présence exigeante tout au long de l’élaboration de ce travail doc- toral. De nombreuses personnes que j’ai pu rencontrer grâce à l’équipe de recherche PLIDAM (Inalco) m’ont conseillée et encoura- gée amicalement : la Dr. Catherine Berger de Paris XIII a eu la pa- tience de passer mon travail au crible de ses remarques et de ses questions, la Professeure Aline Gohard-Radenkovic de l’Université de Fribourg, Suisse, a appuyé avec confiance la publication de certains de mes articles. Merci à la Dr. Mihaela Nedelcu de l’Université de Neuchâtel, Suisse, qui a mis à ma disposition ses recherches et dont les indications se sont doublées d’un soutien amical.
Ma reconnaissance va tout particulièrement à Patricia Fize, un soutien fort dans ma vie française, qui m’a accueillie et guidée avec générosité et patience pendant de nombreuses années. Mihaela Ursa, amie d’enfance et lectrice de la première heure, m’a apporté en ren- fort ses amies dévouées… Merci à Sanda Cordoú, dont les conseils éclairés m’ont accompagnée pendant la rédaction de ce travail. Anne- Marie Riss a pris le relais avec énergie et disponibilité, lorsque j’avais peur d’avoir fatigué mes lecteurs « attitrés ».
Je tiens à remercier Anthippi et Franck pour leurs encourage- ments et pour leur aide à la finalisation technique de ce texte.
Un grand merci enfin à Hugues, mon premier lecteur.
Préface
Dans un espace européen où les nouvelles mobilités s’expriment en trajets d’avion low cost, l’autocar semble renvoyer à des pratiques obso- lètes, au regard d’un Européen jeune et dégourdi. Une recherche cons- truite autour de la mobilité en autocar (et non autobus, symbole d’une mobilité urbanisée, souple, le plus souvent confortable, au design ruti- lant) semble donc partie prenante d’une ethnographie de la lenteur, me- surée à 50 km / heure au compteur. Au nom d’une observation partici- pante, doublée d’un journal de bord, Monica Salvan a partagé ce statut d’« acteur de la mobilité » tout au long de la route qui mène de la gare routière Paris Galliéni à Bucarest et vice-versa, entre avril 2005 et avril 2008. Seize voyages de quarante heures environ, soit deux jours entre- coupés d’une nuit et dix-sept entretiens recueillis. L’autocar, au départ simple contenant d’une cinquantaine de passagers, évolue au fil des incidents de parcours en une scène théâtrale où les passagers dévoilent leurs destins à cette passagère, à la fois aidante et respectueuse de leurs silences. L’espace compté du voyageur, où les corps s’abandonnent progressivement à la fatigue, se dilate au rythme syncopé des arrêts sur les aires de stationnement et des contrôles d’identité : les mirages de l’Europe prennent forme ou se dissolvent – selon le sens du parcours – en activités marchandes, arrêts pipi, ou contrôles de douanes propres à rappeler au passager la précarité de son existence migratoire et le pay- sage politique et économique dans lequel il se meut. Epicentre d’une observation nomade, l’autocar est aussi un dedans-dehors.
L’espace plastique du trajet est aussi celui d’une modification, au sens où le train Paris-Rome transformait la conscience du passager de Michel Butor. Mais cette fois, le travail du temps est à l’échelle des Etats, déterminé par l’adhésion de la Roumanie à l’Europe en 2007.
Fragile coque où se nouent et se démentent des solidarités indivi- duelles, l’espace-temps mutant de l’autocar s’écrit au fil des trois an-
X Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains après 1989
nées de l’enquête et des réécritures progressives des différentes fron- tières nationales traversées, Hongrie, Autriche, Allemagne, France.
S’y donnent à voir les citoyennetés libres de tout soupçon et celles encore stigmatisées, dans une mise en scène des territoires nationaux ritualisée par les Etats et consentie par les passagers que le passeport, les bagages, les bakchichs viennent lourdement surligner. Mais si la sortie hors de Roumanie est encore au début de l’enquête une échap- pée vers un Occident imaginé, le mouvement pendulaire des aller- retour dessine ensuite de nouveaux équilibres où se conjuguent à la fois l’entraide des générations au sein des familles franco-roumaines et les aspirations des étudiants européens inscrits dans les universités roumaines. Le voyage en autocar porte la métaphore des seuils à fran- chir entre Etats et sociétés, d’une Europe progressivement élargie, de la fluctuation des interprétations juridiques de part en part de l’Europe. Il soumet ses passagers à l’épreuve de l’incertitude du sens, et parfois de la transgression.
L’autocar est un mode de transport méconnu des discours sur la mondialisation qui concentre ici les vécus d’une Europe en construc- tion, ceux des petites gens, des laissés pour compte des mutations géopolitiques, ou de ceux qui sont en quête d’un futur que leur pays ne leur promet pas. Monica Salvan dresse le portrait de ces existences entrevues, en conjuguant la finesse d’une écriture talentueuse et la rigueur d’une observation méthodique et empathique. Le résultat est à la hauteur d’une recherche qualitative, prolongée par des entretiens qui affinent les premiers échanges nés du hasard. A la vitesse bridée du cheminement de l’autocar, on découvre, dans ce va-et-vient entre sociétés, l’économie des dynamiques identitaires telle qu’elle fonc- tionne au fil des générations migrantes, les logiques qui animent les oppositions entre Occident et marges de l’Orient, le jeu subtil des décloisonnements identitaires, sous la loupe des imaginaires et des appartenances plurielles.
Geneviève Zarate
Professeur des universités
Institut national des langues et civilisations orientales, Paris
Table des matières
Préface ... IX
Introduction. Mobilité et construction identitaire ... 1
La mobilité aujourd’hui : pensée politique et approches en sciences humaines ... 2
Comment penser sa place en situation de mobilité géographique ? .... 2
La sociologie des mobilités ... 5
D’un parcours personnel à la mobilité des Roumains comme objet de recherche ... 7
Une connaissance de l’intérieur du statut de migrant ... 7
Une enquête de terrain : questionner la mobilité en situation de mobilité ... 10
La mobilité des Roumains après 1989 et l’imaginaire identitaire national : une approche pluridisciplinaire ... 15
Les appartenances plurielles : une approche plurilingue et pluriculturelle ... 15
Questionnement sur la perception des migrations par les acteurs de la mobilité : les catégorisations ... 17
La norme monoculturelle et l’emprise des institutions sur l’individu ... 22
Mobilité et cadre de pensée national ... 23
Déchirements identitaires ... 24
L’exaltation nationaliste ... 26
Initiatives individuelles : capacité d’agir ... 27
La mobilité roumaine et les transformations de l’imaginaire identitaire : hypothèses de travail ... 28
L’interdépendance de l’imaginaire et des pratiques ... 29
Observation et récits de vie : complémentarité de deux modes de recueil de données ... 31
XII Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains après 1989
La place du monde occidental dans l’imaginaire identitaire roumain .. 37
Les conditions d’apparition d’un imaginaire sur l’Occident ... 38
Un univers cloisonné ... 38
L’imaginaire informationnel roumain ... 40
Les premiers mouvements migratoires ... 42
Grilles de lecture de la réalité ... 43
L’expérience à l’étranger : analyse d’un pré-corpus de récits de voyage ... 43
Le rôle de l’Occident dans l’imaginaire roumain ... 46
L’imaginaire de l’Occident en oppositions ... 48
En guise de conclusion : le décalage de ces expériences avec les lecteurs futurs ... 57
Notre démarche d’enquête sur le terrain et son influence sur la construction de notre objet d’étude ... 61
L’enquête en autocar... 62
L’apprentissage du terrain : entre désordre et volonté de contrôle ... 65
Conditions de travail et stratégies d’enquête ... 66
La présentation de soi et son influence sur la nature des contacts ... 70
Représentations à l’épreuve : l’usage de l’enregistrement. La place du Carnet de bord ... 71
De l’anonymat à l’interconnaissance ... 75
Des rôles sur une scène minuscule ... 75
Approfondissement des connaissances ... 77
Réticences et refus ... 80
Quelques pistes de réflexions sur la place de l’enquêteur dans le système énonciatif ... 82
Identités cloisonnées : un regard sur les Roms ... 87
Se rapporter aux Roms : effets d’un conditionnement culturel particulier ... 87
Marginalités visibles. Un tableau des présences tsiganes ... 90
Marchands à la sauvette... 91
Mendicité ... 95
Rencontres sur le terrain : cloisonnement des groupes ... 97
L’ignorance réciproque ... 97
Incidents ... 100
Table des matières XIII
De l’observation à l’écoute : intégrations invisibles ... 103
Les « Tsiganes » dans l’imaginaire identitaire national ... 113
Le Tsigane, une figure-jalon. Une cohérence du monde avant tout ? ... 117
Une violence discursive abstraite ? ... 117
Transfert des stéréotypes et compréhension du monde ... 120
Une place à redéfinir ... 123
Voix minoritaires ... 123
L’inertie des stéréotypes ... 126
Représentations de l’espace et enjeux identitaires ... 131
Ancrage spatial et représentations du monde ... 132
Epoques en surimpression ... 132
Frontière roumano-hongroise : vers l’ouverture d’un espace clos .. 135
Survivances d’un imaginaire inquiet ... 136
Axe routier Bucarest – Budapest : métaphore d’un monde en transition ... 138
Gares routières, aires de repos : l’évolution des pratiques de mobilité ... 139
Toilettes publiques ... 142
La manière de conduire : « passion du risque » ... 145
Juxtapositions spatio-temporelles : représentations à l’œuvre... 146
Les juxtapositions d’époques comme dysfonctionnement ... 147
Les « formes sans fond » et les aires culturelles ... 148
Voyager en autocar entre la Roumanie et la France : structures du monde et action de l’imaginaire ... 157
Un aperçu du voyage ... 159
Le déroulement du voyage ... 160
Spécificité du sens Ouest – Est ... 163
Le conditionnement à l’inquiétude ... 165
L’arrière-plan paramilitaire ... 166
Sociabilité compensatoire ... 170
Jeu d’imaginaires : tourisme chic ou migration suspecte ?... 172
Représentations contrastées ... 173
Initiatives roumaines ... 174
Peurs occidentales ... 176
XIV Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains après 1989
Lire le positionnement identitaire à travers « l’imaginaire
linguistique » ... 181
Quelles catégories pour penser la mobilité aujourd’hui ? ... 181
Accès aux langues et choix identitaires ... 183
Langues et rapport à l’altérité ... 187
Un héritage conditionné négativement ... 187
Une transmission naturelle ... 190
Les liens affectifs ... 191
La cohérence identitaire : représentations à l’œuvre ... 194
De l’uniformité à l’exclusion ... 195
Vers un modèle identitaire « à la carte » ? ... 198
Solidarités féminines dans la migration ... 201
Les liens intergénérationnels dans le contexte de la migration roumaine en France : la visibilité des femmes ... 202
L’entraide familiale ... 204
Coups de pouce ... 204
Soutiens essentiels ... 206
Décalages culturels et générationnels ... 208
Interactions familiales dans le contexte de la migration ... 208
Le recours aux rites ... 212
Conditions matérielles : quelles évaluations ? ... 214
Femmes médiatrices entre deux cultures ... 216
Le quotidien négocié ... 217
Les relations de voisinage en France : quelle insertion des proches des migrants ? ... 219
De l’imaginaire identitaire national à l’ouverture européenne : construction identitaire des Roumains en situation de mobilité ... 223
La mobilité et les transformations de l’imaginaire identitaire ... 224
Quête de la réussite personnelle chez les migrants : de la marginalité sociale vers les réseaux transnationaux ... 225
Reconfiguration de l’altérité dans l’imaginaire social roumain ... 227
D’un imaginaire cloisonné à un style de vie contemporain : « constellations de la mobilité » ... 229
Construction identitaire et pratiques de la langue et de la culture roumaines ... 233
Table des matières XV
Manières de se dire : renouvellement et multiplication ... 234
Vers une construction identitaire plurilingue et pluriculturelle : le travail de médiation ... 237
Conclusion. Se réinventer à travers la mobilité. ... 243
La double tentation du national et du transnational ... 244
Un déficit d’imaginaire identitaire ? ... 246
La mobilité émancipatrice : d’un imaginaire identitaire cloisonné à une dynamique identitaire plurielle ... 250
Bibliographie : ... 255
Annexes ... 275
Annexe 1 : Chronologie des seize trajets en autocar ... 275
Annexe 2 : Nos interlocuteurs ... 276
Annexe 3 : Parcours Paris-Bucarest ... 277
Index des auteurs ... 279
Introduction. Mobilité et construction identitaire
La question des origines est inévitable et récurrente lorsque l’on quitte l’espace national pour se rendre à l’étranger, comme le laisse entendre d’emblée ce terme cristallisant une vision du monde qui dépossède d’une relation intime avec un territoire autre que celui de sa naissance.
Selon une expérience menée en psychologie sociale, « l’identité eth- nique ou nationale s’actualise de façon privilégiée dans une situation où elle est confrontée à d’autres identités » (Lipiansky, 1991 : 62). Si les étiquettes qui désignent des communautés permettent de se repérer plus facilement dans le monde social, elles tendent en revanche à
« occulter l’individu » : « Elles permettent de réduire le grand nombre des acteurs réels à un petit nombre […] et de faire l’économie d’une prise en compte de la diversité des situations de migration et des par- cours » (Peressini, Gilardi, 2008 : 149).
Le contexte de la mobilité favorise la désignation et l’identi- fication réciproque des « porteurs de culture » (Camilleri, Cohen- Emerique, 1989) à travers des catégories toutes faites. L’individu en mobilité est amené à se penser lui-même par le biais des étiquettes qui ont cours dans le monde contemporain, généralement mises à sa dis- position par la culture d’origine ou par la culture d’accueil. Invité à se positionner, celui-ci a encore souvent spontanément recours à la ré- ponse qui renvoie à l’appartenance nationale au détriment d’une « ap- proche plurielle de l’appartenance » (Zarate, 2008 : 175).
2 Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains après 1989
La mobilité aujourd’hui : pensée politique et approches en sciences humaines
Nous interrogeons dans ce travail la façon dont les repères individuels et collectifs interagissent, et plus particulièrement la façon dont les individus construisent des repères dans des contextes où leurs par- cours de vie, à l’étroit dans les cadres institutionnels établis, risquent d’être interprétés et déformés à travers des catégories de pensée ina- daptées. Nos observations ont pour toile de fond la transformation géopolitique de l’Europe ayant comme moment inaugural la dispari- tion du rideau de fer en 1989, qui a ouvert la voie à de nouvelles mi- grations. La rencontre des Roumains avec le monde occidental se pro- duit dans ce contexte précis. Les données que nous analysons sont recueillies au cours d’une enquête en autocar réalisée entre 2005 et 2008, auprès de personnes voyageant entre la Roumanie et la France.
Elle consigne les échos d’un moment charnière de l’évolution de la Roumanie en Europe : l’adhésion du pays à l’Union Européenne le 1er janvier 2007.
Comment penser sa place en situation de mobilité géographique ? L’observation d’une série de pratiques suscitées par la mobilité nous permet de questionner la manière dont la rencontre avec le monde occidental se reflète dans le positionnement identitaire des Roumains.
Socialisés jusqu’en 1989 dans une société enfermée dans une expé- rience totalitaire, qui s’est légitimée à partir des années 1970 par des valeurs nationalistes et par la fiction de l’homogénéité culturelle, les migrants roumains sont amenés à mettre en question cette vision du monde que la propagande du régime communiste en place avait réussi malgré tout à inculquer. La rencontre avec l’Occident, symbolique- ment investi d’une altérité prestigieuse, projette un nouvel éclairage sur les définitions de soi du groupe d’appartenance et favorise cer- taines interrogations : avec quels repères pour penser la différence se
Introduction 3 lance-t-on dans la mobilité ? Avec quels repères pour se penser soi-
même, pour penser sa place dans le monde ? Quelles évolutions se produisent au contact d’un « Autre » qui perd son caractère abstrait et se décline dans la multiplicité des rencontres quotidiennes ? Tout en essayant d’esquisser un imaginaire commun sur lequel se profilent ces mobilités, nous ne cherchons pas à retrouver des parcours-types : « il faut toujours se garder de s’enfermer dans des modèles trop restreints car il y a, in fine, autant de types de migrations que de migrants eux- mêmes… » (Wihtol de Wenden, 2001 : 12).
Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité que la possi- bilité de voyager dans l’espace occidental a été entravée à ses débuts par de nombreux obstacles administratifs : en mettant en place des politiques de surveillance qui désindividualisent les candidats à la mobilité et à la migration, cet Autre rêvé a une forte emprise sur les moyens qu’ont les migrants de se penser individuellement et collecti- vement. Cela va à l’encontre des évolutions actuelles :
Depuis la fin du XXe siècle, l’Europe est devenue l’une des premières terres d’immigration du monde, sinon la principale. Hier terre de départ vers les colo- nies ou les nouveaux mondes, elle est devenue une terre d’accueil sans jamais s’accepter comme telle. (Wihtol de Wenden, 2007 : 7)1
En suivant des parcours de mobilité dans une organisation spatiale soumise à un « raidissement territorial à l’ancienne », que l’on peut qualifier de « rétrograde » (Weber, 2007 : 66), nous nous intéressons à la manière dont s’articulent l’individuel et le collectif : les repères collectifs ont le pouvoir de structurer la perception individuelle du monde et d’influencer l’espace privé. On peut se demander quelle est la marge de liberté dont dispose l’individu en mobilité pour se penser, pour se construire dans ce contexte.
1 Ce déni de la réalité migratoire se retrouve jusqu’à une époque assez récente y compris chez les chercheurs en sciences humaines. Pour ce qui est spécifique- ment de la France, Gérard Noiriel parlait en 1988 de l’immigration comme d’un
« non-lieu de mémoire », longtemps invisible pour les historiens : « la probléma- tique, les concepts, les centres d’intérêt de l’histoire républicaine ont empêché la constitution de l’immigration en objet scientifique » (Noiriel, 1988 : 13 et 15).
4 Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains après 1989
Tout en nous situant dans la perspective des contacts intercultu- rels franco-roumains2, le point de vue auquel nous nous intéressons systématiquement est celui des Roumains en mobilité. Alors même que leurs pratiques sont la plupart du temps innovantes, il n’est pas rare que l’interprétation qui en est faite penche du côté d’un certain défaitisme et misérabilisme. Or, comme le rappelle Catherine Wihtol de Wenden, dans les mobilités contemporaines
le facteur d’attraction (pull) est […] beaucoup plus fort que le facteur d’expulsion (push) : c’est moins la pression démographique, d’ailleurs en baisse dans beaucoup de pays de départ, ajoutée à la pauvreté, qui crée la pression mi- gratoire, mais plutôt l’imaginaire migratoire qui se nourrit de tous les bénéfices visibles, à la télévision ou sur les marchés locaux (électroménager, produits élec- troniques) de l’eldorado occidental ou de l’État providence. (Wihtol de Wenden, 2001 : 9 - 10)3
L’insatisfaction par rapport à sa propre société, qui suscite chez cer- tains l’envie de partir à l’étranger, semble d’ailleurs être fréquente chez l’homme moderne. Selon Danilo Martuccelli, « les individus finissent par avoir l’étrange sentiment d’être devant, à l’extérieur ou plus que leur propre société » :
2 « … l’interculturel n’est pas seulement la mise en relation de deux objets, de deux ensembles indépendants et relativement fixes (les cultures en présence) ; c’est un phénomène d’interaction où ces objets se constituent tout autant qu’ils communiquent » (Lipiansky, 1991 : 60). Il s’agit par ailleurs d’un terrain pluri- culturel, car beaucoup de personnes que nous avons interrogées avaient voyagé et/ou avaient de la famille dans plusieurs pays, européens ou non.
3 Dans un article consacré à « L’exploration de l’imaginaire », Gilbert Durand (1969 : 17) décrit ainsi les sollicitations auxquelles est soumis l’homme contem- porain : « Non seulement les vagues d’assaut des images publicitaires, humoris- tiques, photographiques, cinématographiques et télévisées obsèdent le citadin, mais encore et surtout plus profondément les ‹informations› radiophoniques ou journalistiques modèlent à leur gré, par des images ‹littéraires› bien choisies, par des savantes mises en page, les passions, les tendances, les rêves et les médita- tions de nos contemporains. Moins franche que l’opium, mais aussi quotidienne et tenace que l’alcool, le tabac et le café, ‹l’information› s’insinue et modèle la vie psychique et sociale de nos concitoyens de la cité positiviste ».
Introduction 5
Ce sentiment, propre aux individus, d’être devant leur société, en fait, d’avoir at- teint un niveau d’individuation supérieur (au moins au niveau de leurs aspira- tions) à celui qu’elle leur permet, est une des conclusions majeures des études sur la modernisation depuis les années 1950 dans des formes politiques, cultu- relles ou religieuses diverses dans les différents continents. (Martuccelli, 2006 : 278)
La sociologie des mobilités
Sous la pression des évolutions contemporaines, les recherches me- nées dans le cadre de la sociologie des mobilités proposent des con- cepts qui étayent une nouvelle vision du monde. Pour John Urry, la notion même de « société », qui a fondé la sociologie traditionnelle, se dérobe actuellement (Urry, 2005 [2000])4. Tout en concédant qu’« il reste en général difficile de proposer un appareil conceptuel alternatif qui n’interfère pas avec l’optique nationale », on met en avant le fait que
les mobilités des personnes, des idées, des savoirs, des objets et des pratiques participent à (re)modeler les structures sociales et les relations de pouvoir dans un monde dans lequel la motilité, c’est-à-dire l’habileté d’être mobile (Kauf- mann, 2001) devient une ressource plus importante que jamais. La flexibilité et la mobilité s’érigent alors en nouvelles clés de lecture du social… (Nedelcu, 2009 : 57).
La mobilité des Européens de l’Est du continent après 1989 est analy- sée, parmi d’autres mouvements migratoires, en termes de dynamique des flux et des réseaux5. Cette fluidité est mise en avant pour souligner
4 Voir également l’analyse de Michel Wieviorka dans son ouvrage La Différence (2005 [2001] : 47) : « Tout au long de sa période classique, d’Auguste Comte à Talcott Parsons, cette discipline [la sociologie] a constamment affirmé l’étroite correspondance de la société, de l’Etat et de la Nation. Or, depuis les années 70, cette correspondance est fortement mise en cause ».
5 L’un des sociologues emblématiques des nouvelles mobilités définit ainsi son projet : « Je cherche à développer ici des théories ayant trait à la vie sociale qui reposent sur des métaphores de réseau, de flux et de voyage » (Urry, 2005 : 36).
6 Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains après 1989
les changements par rapport à l’époque antérieure aux années 1990, quand la rupture avec les origines jouait un rôle considérable. Pour la sociologue Mihaela Nedelcu, qui s’intéresse aux nouvelles formes de mobilité, « la distinction entre migrants et sédentaires s’étiole en rai- son de la banalisation de la mobilité et de l’émergence de structures et d’habitus transnationaux » (Ibid. : 13).
Nous nous trouvons cependant devant une situation paradoxale dans laquelle, malgré la massification des pratiques de mobilité, celles-ci apparaissent comme des manifestations marginales de par leur traitement par les Etats nationaux. Nous nous référons une fois de plus à l’analyse de Catherine Wihtol de Wenden (2009) :
Le grand perdant de cette mobilité, c’est l’Etat, dans sa tentative d’imposer sa souveraineté sur le contrôle des frontières, sur la définition de l’identité natio- nale. Les gouvernements résistent très fortement, confortés par leurs opinions publiques les plus conservatrices. Dans le durcissement récent des politiques migratoires, il y a l’effet de la crise économique, bien sûr, mais aussi le fait qu’on considère les migrations d’abord comme une question sécuritaire. On cri- minalise la migration, au détriment de l’approche économique et sociale qui pré- valait auparavant6.
Alors que la mobilité devient un style de vie pour un nombre de plus en plus important de personnes dans le monde, elle continue à être interprétée à l’aide d’outils de pensée qui la désignent comme un phé- nomène à endiguer.
6 La chercheuse précise également : « Les mobilités ne sont pas accompagnées, elles sont entravées. En matière de santé, d’environnement, les gouvernements écoutent l’avis des spécialistes. Les migrations sont le seul domaine où les Etats font systématiquement le contraire de ce que préconisent tous les experts ! » (Ibid.).
Introduction 7
D’un parcours personnel à la mobilité des Roumains comme objet de recherche
Par quel biais en sommes-nous arrivée à nous intéresser à la mobilité des Roumains en tant qu’objet de recherche ? La part autobiogra- phique qui peut motiver notre démarche se laisse assez facilement deviner : notre regard se porte sur nos co-nationaux en mobilité, alors même que nous faisons partie des Roumains ayant bénéficié à partir de 1989 de l’ouverture des frontières et du droit à la mobilité. Notre parcours personnel peut être envisagé et situé dans le cadre d’une
« épreuve » collective, c’est-à-dire d’« une problématique historique commune à laquelle sont confrontés inégalement la plupart – pour ne pas dire tous – les acteurs d’une société »(Martuccelli, 2006 : 21)7.
Une connaissance de l’intérieur du statut de migrant
Est-il possible de parler de l’expérience de la mobilité et de la migra- tion sans parler de nous-même, de l’évolution de nos propres croyances et de nos représentations ? Notre parcours d’études supé- rieures (une double spécialisation littéraire et linguistique en français et roumain à la Faculté de Langues étrangères de l’Université de Bu- carest en Roumanie, suivie par un D.E.A. de « Théorie et enseigne- ment de la littérature » en France, à l’Université de Caen, en 1996- 1997) a débouché sur l’expérience de la migration. A l’issue de l’année de formation en France nous avons hésité sur le chemin à prendre : rentrer en Roumanie, rester en France ? Après un retour d’un an à Bucarest en tant qu’employée du service de Relations internatio- nales d’une petite banque roumaine, nous sommes revenue en France.
Nous avons franchi une étape lorsque nous sommes passée du statut
7 Outre la mobilité active, il peut s’agir de la mobilité d’un proche mais aussi, de façon plus large, d’un phénomène qui induit des transformations au sein de l’ensemble de la société roumaine.
8 Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains après 1989
fragile d’étudiante-migrante au statut de professeur certifié de lettres modernes.
L’expérience professionnelle d’enseignante en France n’a pas si- gnifié l’effacement progressif de notre parcours antérieur. Assez vite nous avons eu le sentiment d’être à l’étroit dans un cadre de travail trop confiné au « national » ; nous avons éprouvé le besoin de recher- cher un contexte professionnel ouvert vers l’international. Ainsi, nous avons été chargée de cours F.L.E. à l’Université de Rennes 2 pendant une année. Lors de ce « détour » qui nous a amenée à rencontrer un public étudiant de diverses origines nationales, nous avons découvert la didactique des langues et des cultures, dont le champ de recherche entend s’ouvrir à « une transdisciplinarité qui court de l’histoire des mentalités à la géopolitique, de la sociologie de l’altérité à la psycha- nalyse [et] dont le centre est constitué par la relation à l’étranger » (Gohard-Radenkovic, Zarate, 2004 : 4). Il nous a semblé que le fait de nous engager dans cette voie allait nous permettre de réfléchir à une manière d’harmoniser des socialisations dans des cultures différentes, et plus particulièrement de ne pas laisser « s’effacer » notre propre parcours roumain suite à notre choix de vivre en France8. Sans formu- ler ce besoin de manière théorique, nous commencions à envisager
« l’avènement d’un apprenant […] moins abstrait, moins universel, dont l’apprentissage intègrerait des événements de sa vie qu’il va con- juguer avec son action et son histoire » (Lévy, 2008 : 69).
8 Notre mémoire de DEA à l’université de Caen avait déjà aiguillé notre intérêt pour les identités plurielles. Il portait sur Panaït Istrati (1884-1935), un écrivain franco-roumain autodidacte, grand voyageur et grand conteur, qui a publié son œuvre en français dans les années 20 et 30. Istrati fait fusionner plusieurs hori- zons culturels, roumain et français d’abord, mais aussi grec, turc etc. Cet appétit pour la diversité du monde lui est vraisemblablement inspiré par sa ville d’origine, Brăila, une ville multiculturelle. Il est également nourri par la suite par ses nombreuses pérégrinations en Europe et au Proche Orient. Cet auteur, qui a suscité notre intérêt par une mise en scène des appartenances multiples, subit une double marginalité dans les paysages littéraires français et roumain. Proba- blement afin de le récupérer dans l’optique national-communiste, l’un de ses exégètes interprétait son œuvre, écrite en français, comme une traduction du roumain en français à partir d’un original à jamais disparu (Covacs, 1984 : 275).
Introduction 9 Outre cet enracinement dans notre propre parcours, notre intérêt
pour la mobilité des Roumains en Europe est suscité par le contraste entre l’immobilisme d’avant 1989 et l’élan migratoire vers l’Ouest de l’Europe, ainsi que par la question du devenir identitaire des migrants roumains suite à cette ouverture vers le monde. En considérant que
« l’identité est l’articulation d’une histoire personnelle et d’une tradi- tion sociale et culturelle, l’une et l’autre ne cessant de s’épaissir tout au long de notre existence » (Martuccelli, 2002 : 354), comment des traditions sociales et culturelles différentes vont-elles s’équilibrer dans l’histoire particulière d’un individu ?
Si une socialisation de plusieurs années en France nous a permis d’acquérir un regard relativement distancié par rapport au groupe d’origine, nous percevons en revanche « de l’intérieur » le statut de migrant. Nous avons éprouvé, sur le terrain de la mobilité, la fracture existante entre une démarche personnelle et des procédures étatiques standardisées, quand elles ne sont pas stigmatisantes.Nous connais- sons, par ailleurs, à la fois l’humour corrosif et complice de nos co- nationaux dans la critique des réalités roumaines, et leur susceptibilité, voire leur fragilité face aux stéréotypes négatifs qui touchent à l’image de la Roumanie, comme si le lien individu-nation était une donnée organique, induisant des réponses d’ordre émotionnel9. Le position- nement de l’individu par rapport à son groupe d’appartenance induit une tension entre une mise à distance des étiquettes et l’intériorisation de celles-ci : « L’identité culturelle se situe, pour une part, dans ce jeu d’images qui captent l’individu, où il peut ne pas se reconnaître, mais où les autres le figent, dans ces représentations qu’il veut croire exté- rieures, mais qui l’interpellent pourtant au dedans de lui-même » (Lipiansky, 1991 : 66)10. Bref, la nécessité d’une réflexion sur l’identité
9 La proximité entre l’« individuel » et le « collectif » est fréquente y compris dans le discours scientifique et relève d’une vision spécifique du national. Gérard Noiriel (1988 : 59) note : « Dans les ‹Histoires de France›, depuis Michelet jusqu’aux publications les plus récentes, il faudrait relever toutes les métaphores qui décrivent la France comme une ‹personne› ».
10 Edmond Marc Lipiansky s’interroge ici sur le rapport subjectif de l’individu à l’identité nationale.
10 Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains après 1989
et sur l’altérité s’est installée presque « naturellement » au cœur de notre travail.
Une enquête de terrain : questionner la mobilité en situation de mobilité S’agissant de parcours individuels et de vécus subjectifs, notre inten- tion a été dès le début de privilégier une approche qualitative. Notre formation littéraire nous a fait envisager initialement un corpus consti- tué principalement de témoignages écrits : il s’agissait pour nous de répertorier et d’analyser des récits concernant l’expérience de la mi- gration, dans des journaux intimes, dans des recueils de textes sur ce thème, mais aussi dans la presse culturelle, où la problématique de la migration et les remises en question identitaires entraînées par celle-ci apparaissent de façon récurrente11. Cette démarche nous aurait mis en présence de textes appartenant généralement à une élite intellectuelle qui proposait un regard réflexif souvent rétrospectif. Les récits des migrants, tels que nous avions pu en entendre lors de voyages privés entre la Roumanie et la France, et donc sans intention de recherche, nous apparaissaient également comme une piste à suivre, mais seule- ment dans le but de constituer un supplément au corpus « littéraire » principal.
La participation aux séminaires « Frontières culturelles et diffu- sion des langues », puis aux séances de travail de l’équipe de re- cherche PLIDAM (Pluralité des Langues et des Identités : Didactique, Acquisition, Médiations), de même que les suggestions de notre direc- trice de recherche ont fait évoluer notre réflexion et nous avons fini par faire nôtre l’idée d’accorder plus de place à une démarche en prise directe avec le terrain. Avouons cependant que nous ne nous sentions
11 Le numéro de décembre 2009 de la revue Dilema Veche intitulait sa partie thé- matique « Plecat-am dupa 90. RevoluĠia vazută din depărtare » (« Je suis parti après 1990. La révolution vue de loin »). Vingt ans après la chute du régime communiste, des migrants (dont Alexandra Badea, metteur en scène, Monica Heintz, anthropologue et sociologue) sont invités à témoigner sur leur expé- rience.
Introduction 11 pas vraiment prête à relever ce défi, et que chacun des seize trajets que
nous avons faits en autocar (Voir Annexes) a suscité de nouveaux doutes et de nouvelles questions. La confession faite par le sociologue Everett Hughes quant à ses réticences face au terrain fait écho à nos propres appréhensions :
L’observation de terrain ne m’a jamais semblé facile ; une fois que je m’y suis mis, je ne pense pas être mauvais. Mais le début est toujours pour moi une tor- ture. Les documents sont d’une approche tellement plus facile : il suffit de les dépoussiérer et de les ouvrir. (in Peneff, 2009 : 21)
Jean Peneff (Ibid. : 10) décrit ainsi le travail de ceux qui choisissent de se livrer à une démarche d’observation participante :
Ce sont des artisans, des bricoleurs peut-être, ils s’imprègnent discrètement du milieu où ils évoluent, vivent les situations ordinaires, scrutent les contraintes, partagent les diverses interprétations à travers des conversations, mènent des échanges naturels, sans intermédiaire.
C’est ce que nous nous sommes efforcée de faire, en consignant cha- cun de nos trajets dans un Carnet de bord, outil de travail qui nous a aidée à aiguiser notre attention et à la maintenir en éveil. Ce regard actif allait à l’encontre de nos précédentes expériences de voyage avec des moyens de transport collectifs, pendant lesquelles nous avions fait plutôt l’apprentissage d’une forme de patience et d’indifférence au contexte.
Les références à des productions culturelles contemporaines ayant pour thème la migration apparaissent néanmoins régulièrement dans notre travail. Dans son ouvrage Comment parler de la société, le so- ciologue américain Howard S. Becker (2009 [2007] : 7-8) met en avant le caractère fécond de ce type d’ouverture :
Je n’ai jamais considéré que les sciences sociales détiennent le monopole de la connaissance sur ce qui se passe dans la société. J’ai trouvé autant de bonnes idées dans les romans, le théâtre, le cinéma et la photographie.
12 Mobilités et imaginaire identitaire des Roumains après 1989
Nous avons choisi d’appréhender l’imaginaire de la mobilité roumaine à partir de l’analyse d’un recueil de récits de voyage intitulé L’Expérience étrangère (Borbely, 2001).
L’enquête en autocar s’est avérée une stratégie très intéressante de recueil de données, car elle nous a permis de saisir sur le vif une dynamique identitaire en train de se construire : nous avons question- né la mobilité tout en étant nous-même en situation de mobilité12. Cela nous a également permis d’être directement confrontée à la diversité et à la richesse des parcours individuels. L’autocar, ce « laboratoire de recherche » naturel est un moyen de transport moins sélectif que l’avion ; le prix accessible du voyage assure une grande diversité des catégories sociales représentées13. Il s’agit par ailleurs d’un cadre d’interaction spécial, compte tenu de la durée du voyage, de ses condi- tions et des solidarités que cela entraîne. Un vrai « tâtonnement » identitaire se manifeste dans les interactions entre les voyageurs (on parle pour se mesurer aux autres, pour voir son reflet dans les yeux de ceux qui vivent une expérience similaire) ou encore entre les passa- gers et les administrations nationales des territoires traversés. Mais cette dynamique est aussi spécifique à ce lieu particulier ayant un po- sitionnement symbolique, un entre-deux de la Roumanie et de la France, perpétuel espace intermédiaire entre deux sociétés. Nous avons également pu suivre l’impact des évolutions législatives sur ce terrain « mouvant », plus particulièrement les changements entraînés par l’adhésion de la Roumanie à l’Union Européenne le 1er janvier 2007. Notre présence en tant qu’enquêtrice renforce notre participa- tion à la condition de ceux que nous observons et interrogeons : nous accompagnons nos compatriotes en mobilité, nous recueillons leurs témoignages en mobilité tout en partageant leurs expériences.
Les trois premiers chapitres, à orientation méthodologique, met- tent en place le cadre de notre étude : nous commençons par expliciter l’ancrage pluridisciplinaire de notre recherche, nous esquissons en-
12 Notre démarche est détaillée dans le troisième chapitre.
13 Les prix des compagnies aériennes low cost concurrencent ces dernières années fortement les prestations offertes par les transporteurs en autocar.
Introduction 13 suite, en nous appuyant sur un recueil de récits de voyage, les lignes
de force de l’imaginaire identitaire roumain enraciné dans l’avant 1989, enfin nous détaillons notre démarche de recueil de données sur le terrain.
Pour les voyageurs roumains, qui se découvrent l’Autre de l’Occident (une altérité figée dans le misérabilisme), les frontières symboliques se déplacent et se renforcent au sein de leur propre cul- ture, à travers le rejet des Roms (chapitres 4 et 5). Le déroulement de nos voyages en autocar entre la Roumanie et la France nous permet d’interroger l’évolution des conditions de la mobilité. Les transforma- tions géopolitiques se manifestent bien évidemment dans la scansion des trajets, à travers le passage d’un espace aux frontières rigides à un espace progressivement conquis, auquel s’associe une nouvelle tem- poralité, beaucoup plus fluide (chapitres 6 et 7).
Nous nous intéressons ensuite à la manière dont les trajets indivi- duels et les rapports familiaux sont transformés par la mobilité et nous nous interrogeons sur les conditions d’une construction identitaire qui se nourrirait d’appartenances multiples, en accordant une attention particulière aux liens intergénérationnels (chapitres 8 et 9). Nous con- sacrons notre dernier chapitre aux rapports entre l’imaginaire identi- taire national et l’ouverture européenne. Si la logique nationale a mené au refus d’apprendre la langue de l’autre ainsi qu’au rejet de l’altérité en général, la construction européenne, qui parie sur le modèle égali- taire du plurilinguisme et du pluriculturalisme, nous apparaît comme un cadre favorable pour la reconnaissance d’une altérité multiple, foisonnante et porteuse d’un imaginaire positif.