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Academic year: 2021

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De l’album photographique pour adultes

au docu-fiction pour la jeunesse

La reprise et la circulation des images dans

les années 1950 en France

Laurence Le Guen

Résumé : Après la Seconde Guerre mondiale, les années 1950 ouvrent une période de découverte et de

compréhension de l’Autre. Les photographes-reporters se rendent dans des territoires encore mal connus du public et font paraître leurs clichés dans des magazines comme VU, Réalités, Life ou des livres abondamment illustrés de ces photographies. L’édition pour la jeunesse n’est pas en reste avec la multiplication des collections destinées à faire découvrir les enfants d’ailleurs.

Cet article s’intéresse aux différents régimes de l’image, images d’archives prises par des scientifiques, images documentaires ou d’illustrations lorsqu’elles sont insérées dans des ouvrages. Il s’agira de montrer comment leur valeur évolue en fonction de leur circulation. Mon étude prendra appui sur les clichés de la photographe Dominique Darbois et leur usage dans les livres qu’elle réalise avec l’ethnologue Francis Mazière, à la suite d’une expédition en Amazonie, en 1951, Indiens d’Amazonie (1953) et Parana le petit Indien (1953). Ces ouvrages seront replacés dans leur contexte de production, celui des années 1950.

Mots-clés : illustration photographique, ethnologie, livres pour enfants

Abstract: Following World War II, the 1950s was a period of discovery and an attempt to understand the

Other. The photographers-reporters travelled to territories little known to the public and published their photos in magazines such as VU, Réalités, Life or in photobooks abundantly illustrated with these photographs. The world of publishing for youth also witnesses a growth in the number of photographic collections intended to introduce children to children from abroad.

This article examines images from different publications such as archive images produced by scientists, documentary photos and illustrations used in these books. More specifically, it will examine the photographs taken by Dominique Darbois and their use in books produced with ethnologist Francis Mazière, following an expedition to the Amazon in 1951, Indiens d’Amazonie (1953) and Parana the Little Indian (1953). These works will be studied in the context of their production, that of the 1950s.

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Procédé commercialisé en France au XIXe siècle, la photographie fut utilisée, dès ses débuts, par de nombreux explorateurs qui ramènent des clichés dont se serviront les romanciers. En France, le cas le plus emblématique de cette fin de siècle est celui de Jules Verne. Pour Claudius Bombarnac, en 1892, Jules Verne confie à Léon Benett, son illustrateur, le soin de s’inspirer des photographies réalisées par Paul Nadar1 lors de son voyage de septembre et octobre 1890, de Tiflis à Samarkande. Les illustrations de ce roman sont clairement des transpositions dans un autre médium des photographies de Paul Nadar. La photographie fait réellement son entrée en tant qu’image imprimée, dans l’œuvre de Jules Verne, en 1899, avec Le testament d’un excentrique, qui mêle gravures pour représenter les scènes d’action et photographies de monuments, de panoramas, qui viennent informer, instruire le lecteur et le distraire. Jules Verne et son éditeur se fournissent directement auprès de la Société de Géographie. Cette tendance d’introduire des photographies de voyageurs dans des ouvrages pour la jeunesse, qui prennent la forme de récits de voyage ou de documentaires fictionnels, se retrouve dans de nombreux ouvrages en France, mais aussi en Europe et aux États-Unis. En 1903, Robert Peary et son épouse Josephine font le récit de leurs expéditions aux pôles dans des ouvrages comme Children of the Arctic ou The Snow Baby. En 1910, René Bazin publie Nord-Sud, compilation de ses expéditions, au Canada et en Corse. Ces récits de voyage rendent compte d’un itinéraire, sont parfois agrémentés d’anecdotes personnelles et sont abondamment illustrés de photographies de lieux et de paysages. Lorsqu’ils prennent la forme d’un ouvrage fictionnel, comme c’est le cas pour la collection « Children of all Lands » dans les années 1920 aux États-Unis, ils mettent en scène des enfants dans leur vie de tous les jours et le récit de leurs aventures est agrémenté de photographies de monuments ou de paysages, prises par l’auteur elle-même ou fournies par des agences photographiques.

Des deux côtés de l’Atlantique, le public est friand de ces ouvrages qui dressent le portrait d’un pays, d’un ailleurs exotique, grâce aux photographies. « If you have not the little leisure, if you have not the little money, you can travel without them. You can travel without passing out of your room, without quitting your chair2 » annonce la préface de Around the World in Eighty Minutes3, en 1894.

En matière de littérature pour la jeunesse, ces ouvrages connaissent leur apogée aux États-Unis dans les années 1920 et 1930 où les collections pour enfants destinées à faire connaître la vie d’autres enfants se multiplient, mais c’est après la Seconde Guerre mondiale qu’ils connaissent un vrai développement en Europe et notamment en France.

Les années 1950 ouvrent en effet une période de découverte et de compréhension de l’Autre (Jehel 1996). On assiste d’une part à un engouement pour l’ethnographie qui trouvera son ouvrage phare avec les Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss en 1955. L’anthropologie, « humanisme sans restriction et sans limite » (Lévi-Strauss 1961 : 13), est à la mode, comme l’atteste la vogue des films et récits de voyages. Conjointement, les grandes agences de photographes envoient leurs photographes-reporters aux quatre coins du monde qui rapportent des clichés permettant de découvrir l’Inde, le Japon, la Mongolie, des territoires encore mal connus du public. Ce dernier, qui voyage encore peu, a soif d’images et découvre la planète dans des périodiques comme VU, Réalités4, Life ou dans des livres abondamment illustrés de ces photographies

1 Fils de Félix Tournachon, dit Nadar. Les photographies sont visibles dans l’ouvrage de Anne-Marie Bernard, Claude Malecot,

L’odyssée de Paul Nadar au Turkestan 1890, Paris : Éditions du patrimoine, 2007.

2 « Si vous n’avez pas le moindre loisir, si vous n’avez pas d’argent, vous pouvez voyager sans. Vous pouvez voyager sans de sortir votre chambre, sans quitter votre fauteuil » (nous traduisons).

3 William Shepard Walsh, Around the World in Eighty Minutes, Philadelphia: Edition Henry Altemus, 1894.

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parus notamment à La Guilde du Livre5 ou dans la collection « Petite planète » fondée par Chris Marker au Seuil en 1954. Les lecteurs sont ainsi amenés à retrouver les mêmes images d’une publication à une autre. L’objet de cet article est de s’intéresser au régime de l’image, selon la valeur d’usage de ces photographies, entre images d’archives, images documentaires et d’illustrations, lorsqu’elles circulent d’ouvrages en ouvrages et notamment d’ouvrages pour adultes aux ouvrages destinés à la jeunesse. Mon étude prendra appui sur les clichés de la photographe Dominique Darbois et leur utilisation dans les livres qu’elle réalise avec l’ethnologue Francis Mazière, à la suite d’une expédition en Amazonie, en 1951.

1. Du « journal de terrain visuel » au « portrait de pays »

Figure 1 : Dominique Darbois (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle)

Dominique Stern est née en 1925 à Paris. Pendant la guerre, elle et sa famille, juifs, sont internés au camp de Drancy. Ils échappent par miracle à la déportation. Après guerre elle s’engage dans l’armée, part pour l’Indochine et prend le pseudonyme de Darbois. Rentrée en France, elle devient assistante du photographe Pierre Jahan, proche de Cartier-Bresson. En 1950, elle publie son premier livre sur des textes de Jean Cocteau, Gide vivant. En 1950 également, elle rencontre Francis Mazière, membre du groupe Liotard, composé de jeunes explorateurs qui gravitent autour du Musée de l’Homme. Francis Mazière a participé à plusieurs expéditions en Afrique6 et notamment à la mission « Ogooué-Congo7 » chez les Pygmées. Avec le cameraman Wladimir Ivanov, ils s’associent pour monter une expédition en Amazonie, pour se lancer à la recherche de Raymond Maufrais, l’explorateur disparu, et étudier les Indiens d’Amazonie ensuite.

5 Viet Nam, 1951, Tunisie, 1952, La Grèce à ciel ouvert, 1953, etc…

6 Affilié au Club des explorateurs, le groupe Liotard, fondé en 1945, réunit les nouveaux et jeunes explorateurs qui gravitent autour du Musée de l’Homme. Il prend le nom de « Liotard » en souvenir du géologue assassiné lors d’un séjour au Tibet oriental. 7 La mission a lieu de juillet à décembre 1946 et compte douze explorateurs appartenant à des disciplines variées dont Noël Ballif, Edmond Séchan et Francis Mazière. Ils rapporteront des documents sonores, photographiques et des images filmiques.

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En 1951, les trois comparses tentent donc de relier l’Oyapoc et l’Itany, affluents du fleuve Maroni. L’expédition est un échec. Ils s’installent alors chez les indiens Wayanas, dans le village de Yanamalé en février 1952 et vont y rester une année.

Ils reviennent de cette mission, sans Raymond Maufrais, mais avec de la musique enregistrée8, un film documentaire ethnographique, qui obtiendra le prix Louis Liotard en 1952, des reproductions de peintures rituelles, et de multiples clichés qui seront publiés dans cinq ouvrages : Expedition Tumuc Humac chez Robert Lafont, Indiens d’Amazonie, premier ouvrage de la collection « Mondes et visages » chez Del Duca, Derrière le miroir, dessins indiens du Tumuc Humac, qui allie photographie et dessins de peintures rituelles, Parana le petit Indien, chez Nathan, premier numéro de la collection « Enfants du monde » et Yanamalé village of the Amazon, publié chez Collins, à Londres. Quelques photographies de Dominique Darbois illustrent également un article de Claude Lévi-Strauss, « La crise moderne de l’anthropologie » publié en novembre 1961, dans le Courrier de l’Unesco.

Indiens d’Amazonie, « Mondes et visages », Del

Duca, 1953, 64 p., couverture (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle)

Parana le petit Indien, « Enfants du monde », Nathan,

1953, 50 p., couverture (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle)

Expedition Tumuc Humac, Robert Lafont, 1953, 235 p. Claude Lévi-Strauss, « La crise moderne de l’anthropologie », dans Le Courrier de l’Unesco,

novembre 1961.

8 Musique Populaire de Guyane / Recueillie et enregistrée sur place par Francis Mazière au cours de l’expédition Tumuc Humac, avec le concours de Dominique Darbois et W. Ivanov : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8807482z.

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Pendant un an, ils vivent donc avec les Indiens d’un village de l’Amazonie et nouent des contacts humains, de « confiance », de « respect » et d’« admiration réciproque », selon les propos des voyageurs, dans une interview accordée à Radio Genève en novembre 19539. Aux questions du journaliste Dominique Fabre, Francis Mazière explique : « Ils nous ont accueillis avec une merveilleuse indifférence, ils ne nous ont pas inspectés mais acceptés ». Pendant cette année, les ethnologues, conformément à la méthode de « l’observation participante » élaborée par Malinowski, s’immergent dans la société qu’ils étudient, observent, cherchent à percer les apparences, filment et fixent leurs observations par des clichés, qui vont constituer un « journal de terrain visuel », procèdent à un archivage de ces documents visuels, qui les aidera à « camper le décor » de leur étude. C’est une grande partie de ce journal de terrain visuel que l’on retrouve dans l’ouvrage Indiens d’Amazonie (Darbois, Mazière 1953). La photographie occupe la plus grande partie du livre qui comporte 85 clichés, dont certains en couleurs. Les photographies sont reproduites dans des tailles variables, trois à quatre par page, parfois en pleine page. Ces photographies sont régulièrement des portraits d’adultes, hommes, femmes ou d’enfants, pris le plus souvent dans un contexte d’activités, d’actes particuliers qui font la culture de cette société, tels que la fabrication du cassave, le pain sacré, la fabrication des galettes de manioc, le tressage des lianes, la construction des cases, des scènes de pêche, de chasse, de peinture et de parures. Les photographies sont choisies, organisées, associées en chapitres, et doivent proposer des « faits sociaux observables » (Jehel 1996 : n.p.).

Figure 2 : Indiens d’Amazonie (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle)

Ces images, réalisées par Dominique Darbois, membre de la Société des Explorateurs Français rappelons-le, se veulent support pour un discours ethnologique. L’Amazonie en 1950 est en effet un territoire encore mal connu et ces photographies documentaires sont une réelle contribution à la connaissance des Indiens. La préface d’Indiens d’Amazonie, écrite par Bertrand Flornoy, président de la Société des Explorateurs Français, confirme l’apport scientifique de ces documents et donne une caution institutionnelle à l’ouvrage. Ce livre contient, dit-il, des « documents uniques sur un monde qui demeure souvent mystérieux », des « témoignages authentiques du dernier moment de liberté indienne », réalisés par d’ « authentiques explorateurs » (Darbois, Mazière 1953 : n.p.). La confrontation entre ces photographies d’archives, ces « images sans imagination », terme emprunté à Jacques Lanzmann, et les réflexions de l’ethnologue Francis Mazière vont communiquer de manière parlante et construire le savoir sur les Indiens.

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Dans la préface, Bertrand Flornoy s’adresse au lecteur : « C’est la vérité que je vous souhaite de découvrir à travers les photographies et le texte de ce livre », écrit-il. « Les visages qui de page en page, attendent votre regard, attendent également votre amitié », écrit-il encore (Darbois, Mazière 1953 : n.p.). Les auteurs cherchent donc dans ce livre à « élargir la conception prévalente, et toujours trop étroite, qu'on se faisait alors de l'humain » (Lévi-Strauss 1961 : 17), et à susciter compréhension et empathie à l’égard de l’Autre. Dans le corps du texte, Francis Mazière invite à son tour le lecteur à réfléchir sur lui-même et à sa condition d’homme, en ressuscitant le mythe du bon sauvage : « Ils sont Nous, sans les machines, sans les articles de la loi et sans les oripeaux qui nous isolent dans le temps » et « Celui-ci a farouchement voulu que sa vie d’homme garde ce calme visage de l’enfance » (Darbois, Mazière 1953 : n.p.), écrit-il encore. La multiplication de portraits en « regard-caméra » renforce cette intention de créer la rencontre avec le lecteur, selon le principe que l’appareil photographique est un véritable médiateur entre les hommes.

Le texte de Francis Mazière, aux forts accents lyriques, sur-interprète ce qui est sur l’image, développe une tension entre la documentation et la narration et fait osciller son auteur entre statut d’anthropologue et celui de « conteur d’histoire ». « Il était le chef de cette troupe d’enfants, organisant mille jeux, racontant d’interminables histoires de chasse […]. Pendant ce temps les petites filles allaient se cacher et rêver… » (Darbois, Mazière 1953 : n.p.), raconte-t-il en regard du portrait d’un jeune indien. Le choix de l’écriture au passé semble renforcer ce sentiment de lire un récit de voyage, à l’atmosphère nostalgique, plutôt qu’un documentaire sur la vie des Indiens. Francis Mazière multiplie les détails pittoresques, exprime ses sentiments personnels et romance ce qui était un voyage scientifique, confirmant les rapports ambigus de la littérature et de l’ethnologie.

L’insertion de photographies à valeur esthétique est inspirée des présentations de la presse illustrée. Il faut ici rappeler que la maison d’édition Del Duca, chez qui est publié cet ouvrage, est, dans le cours des années 1950, leader sur le marché de la presse du cœur avec ses publications de photoromans et sur celui d’une presse populaire abondamment illustrée de photographies. La maison doit son succès commercial à une production accessible à tous et distrayante. Pourtant, sans abandonner ce qui fait son succès, Cino del Duca souhaite sortir du créneau de la littérature populaire. La collection « Mondes et visages10 » au début des années 1950 s’inscrit dans cette volonté de produire des ouvrages plus nobles, dans lesquels photographie et texte assument la mission de diffuser la culture et la connaissance au plus grand nombre. Pour Indiens d’Amazonie, Dominique Darbois et Francis Mazière, explorateurs, apporteront leur caution scientifique. Pour Japon Immortel, en 1954, les éditions Del Duca feront appel à Vadime Elisseeff, historien de l’Art et spécialiste de l’Extrême-Orient.

10 Dans la même collection : Jean-Louis Febvre, Jehan Vellard et Daniel Vilfroy, texte de Jean-Louis Febvre, Crépuscule Inka, 1953.

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Figure 3 : « Elle s’appelait Amoïdena, son visage gardait la

sévère beauté de laforêt… »

Figure 4 : « Dans le saut qui s’étendait au pied du village, hommes et femmes venaient se délasser des fatigues du jour… »

Figure 6 : « Il était aussi le chef de cette troupe d’enfants, organisant mille petits jeux, racontant mille histoires de

chasse… » Figure 4, 5 et 6 : Indiens d’Amazonie, © Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle

Ainsi contextualisées par une légende qui leur impose un sens, les photographies de Dominique Darbois, ont perdu toute illusion de représentation du réel et semblent entrer en conflit avec la démarche scientifique que les explorateurs s’était fixée au départ de leur expédition. Elles ne sont donc plus installées dans un système de lecture documentaire, de lecture d’images d’archives. L’image ne renvoie plus à la « chose brute », son objectivité n’est plus qu’un leurre, l’information refluant derrière l’émotion. Pour emprunter à André Rouillé : « La photographie ne relie plus directement le photographe qui a vu au spectateur qui n’a pas vu. Elle transmet désormais un ordre visuel, indique ce qui doit être vu et comment le voir » (Rouillé 2005 : 205).

Leur mise en scène, inspirée de la presse illustrée, et le texte qui les accompagne, invitent donc le lecteur à s’attacher à leur valeur esthétique et à leur capacité d’affirmation d’un point de vue. Pour autant, selon l’ethnologue Marcel Griaule, qui incite ses étudiants à « agir en reporter photographe » (Mauuarin 2015), la recherche de l’esthétisme n’est pas un obstacle à la scientificité. À leur retour, en faisant entrer ces clichés dans un album destiné au grand public et en les associant à un texte littéraire, les ethnologues, initialement engagés dans une démarche scientifique, proposent donc au public des sociétés qu’ils retrouvent, une version littéraire de leur expérience, destinée à rendre pensable, sensible, leur expérience sur le terrain.

2. Parana le petit Indien, la fictionnalisation des photographies

Certaines des photographies rapportées de l’expédition ont été réutilisées pour illustrer le livre Parana le petit Indien, publié aux éditions Nathan, en 1953, dans la collection « Enfants du monde11 ». On y retrouve certaines photographies utilisées dans Indiens d’Amazonie : la photographie panoramique montrant le village où vit Parana, quelques photographies de maisons et la photographie de la rivière.

11 À partir des années 1950, les petits lecteurs français peuvent aussi découvrir le monde et ceux qui y habitent par le biais de différentes collections : « Connais-tu mon pays ? » publiée chez Hatier, et dont les exemplaires sont signés Colette Mercier-Nast, « Rouge et Or, l’enfant et l’univers » publiée par les éditions G.P.

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Figure 7 : Parana le petit Indien, Nathan, 1953 (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle) :

« Vers la rivière qui coule parmi les rochers et où vivent de gros poissons argentés, tous les enfants descendaient alors »

Cette collection s’inscrit dans l’abondante production d’ouvrages destinés aux enfants, dont le but est de faire découvrir et connaître l’Autre12. « Tous divers ils se ressemblent, s’enrichissant – et nous enrichissant de leurs différences13 », dira ainsi Dominique Darbois, qui signera les photographies de presque tous les

ouvrages de cette collection.

Le maquettiste Pierre Pothier, dont le nom figure d’ailleurs sur la page de titre, a opéré un choix dans les photographies de Dominique Darbois. Des enfants ou de petits animaux sont présents sur pratiquement tous les clichés. Les auteurs font aussi le choix d’un enfant dont l’image récurrente figure déjà sur la couverture et ne nous permet plus d’appeler cet enfant autrement que Parana. Il accède ainsi au rang de personnage. Tous les ouvrages de la collection auront d’ailleurs une couverture semblable, composée d’un portrait d’enfant détouré et fixé sur un fond de couleur, en-dessous du titre, constitué d’un prénom et d’une nationalité, comme si l’image de l’enfant et son nom contenaient à eux seuls toutes les caractéristiques de son pays. Ce corps de l’enfant devient la métaphore du pays lui-même, unifie ses diversités, fait le portrait de sa réalité. Les photographies dans l’ouvrage sont également ordonnées, font l’objet d’un montage, celui d’une continuité narrative, qui va du réveil jusqu’au coucher du personnage. Entre ces deux moments, elles évoquent des thématiques proches des préoccupations du lecteur, les jeux, les repas, la famille, le coucher. Les auteurs ont également recours aux photomontages qui placent le lecteur derrière le personnage et lui permettront d’adopter son point de vue. Sur une des pages, la photographie est même redessinée, rehaussée de motifs géographiques rouges évoquant les lianes. Une majuscule colorée initie chaque texte. L’illustration photographique bascule ainsi dans une illustration graphique, à laquelle l’enfant lecteur de 1950 est davantage habitué.

12 Au même moment paraît Mangazou, le pygmée, troisième volume de la collection « Les Enfants de la Terre », au Père Castor/Flammarion.

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Figure 8 (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle) : Parana le petit Indien

Le texte se charge lui aussi de faire entrer les photographies dans le moule du livre pour enfant. Dès l’incipit, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un récit d’aventures : « Quand je suis devenu assez grand, je suis parti. J’ai traversé le Grand Océan Atlantique, et, une nuit, du pont du navire, j’ai aperçu les rivages de l’Amazonie. […] Et c’est dans cette forêt où vivent les plus beaux oiseaux du monde que j’ai rencontré le petit Indien » (Darbois et Mazière 1953 : n.p.). Le narrateur multiplie les évocations de sentiments personnels et a recours à l’emphase : « Souvent je suis triste, oh, très triste, de ne plus le revoir » (Darbois et Mazière 1953 : n.p.). Il s’agit également de séduire le lecteur par le récit d’aventures authentiques. D’ailleurs, le narrateur ponctue son récit de commentaires didactiques, donne des détails sur les animaux, les maisons et les plantes : « tous les petits Indiens vivent ainsi avec de petits animaux apprivoisés qu’ils aiment beaucoup. Ce sont des singes, des oiseaux, des perroquets, des petits oursons qui sont très paresseux et qui dorment tout le temps, et surtout de petits chiens ». Assez rapidement, le lecteur découvre que le narrateur va lui conter une histoire : « C’est l’histoire de PARANA [sic.] et de son petit chien AWAP » (Darbois et Mazière 1953 : n.p.), précise-t-il dans l’incipit. Les personnes et animaux rencontrés par le lecteur, en nombre bien moindre que pour Indiens d’Amazonie, portent désormais tous un nom. Il est intéressant de noter que celui de l’enfant a varié entre les deux ouvrages. Le texte d’Indiens d’Amazonie indique en effet « Akaliman échangeait souvent avec son petit singe qui était toujours aux aguets à la fenêtre de sa calebasse » (Darbois et Mazière 1953 : n.p), tandis que dans l’ouvrage Parana le petit Indien, on peut lire « Mais Parana avait un autre grand ami. C’était Yali, le petit singe, et il l’aimait beaucoup, beaucoup… » (Darbois et Mazière 1953 n.p). Le choix de Parana, avec son assonance en a est sans doute plus harmonieux et facilement mémorisable pour l’enfant lecteur.

Figure 9 (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle) :

Indiens d’Amazonie

Figure 10 (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle) :

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Les habitudes familiales sont abondamment décrites et comportent de flagrantes ressemblances avec celles d’une famille française, comme on peut le relever avec l’emploi de ces phrases : « Il allait s’asseoir sur les genoux de son papa et l’écoutait raconter de belles histoires » ou bien encore « C’était midi. Tous les enfants rentraient alors au village pour déjeuner » (Darbois et Mazière 1953 : n.p.).

Cette omniprésence du personnage, le choix des moments de vie, permettent donc au jeune lecteur de s’identifier à son héros, qui a son âge comme on l’apprend dès l’incipit, ce qui constitue le propre de la littérature pour la jeunesse comme l’écrit Isabelle Nières-Chevrel : « La meilleure manière de capter l’attention de l’enfant lecteur, c’est encore de parler de lui, de le mettre en scène dans sa vie quotidienne par héros interposé » (Nières-Chevrel 2009 : 196).

Figure 11 (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle) : « Puis il allait s’asseoir sur les genoux de son papa… »

La fictionnalisation des images passe également par ce choix opéré dans les photographies de Dominique Darbois. Seules trois photographies sont encore à usage documentaire dans cet ouvrage : une vue du village, un sous-bois, deux photographies d’animaux. Le maquettiste a opéré des découpage-collages qui permettent désormais de faire figurer l’enfant sur chaque photographie, et cette récurrence du même personnage, de clichés en clichés, de page en page, repousse les discontinuités entre les clichés, porte l’intention de narrer. Le temps employé par le narrateur participe de cette mise en récit. Le narrateur a en effet recours au présent de l’indicatif lorsqu’il apporte des informations documentaires, tandis que le récit des aventures de Parana se fait à l’imparfait de l’indicatif. Même si les photographies portent une « valeur de véracité, sont bien la trace de quelqu’un ou quelque chose qui a existé, contribuant à authentifier ce qui est raconté et montré au lecteur » (Lemarchant 2015), cette mise en page des photographies, l’alliage du photographique et du textuel font basculer cet ouvrage du côté de la fiction et les photographies dans l’illustration, dans une quête de l’imaginaire, propre à la littérature de jeunesse.

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Ces deux ouvrages photographiques s’inscrivent dans le courant de la photographie humaniste des années 1950, qui atteindra son point culminant en 1955, avec l’exposition « The Family of Man » (Edward Steichen) présentée au MoMa à New York. Comme pour cette exposition, les photographies sont en effet sélectionnées autour de thèmes humanistes du travail, de l’amour, de la solidarité, de la famille, de l’enfance, des fêtes et racontent une histoire conçue par l’européen, animé par le rêve d’un monde meilleur, avec un point de vue occidentalo-centré. Rien, et c’est un des reproches qui sera adressé à l’exposition « The Family of Man », n’est évoqué des problèmes de ces populations indiennes, déplacements de tribus pour fuir l’arrivée des blancs, problèmes de maladies liées à leur contact, destruction de la forêt, etc. La « dure épreuve du Maraké14 », relatée dans Indiens d’Amazonie, semble être la seule épreuve de la vie des Indiens. Dans Parana on relève même que « Personne jamais ne se disputait, car les enfants des Indiens ne sont jamais méchants ». Dans les deux livres, photographies et texte s’allient donc pour montrer le « bon côté des choses » et restent résolument optimistes et poétiques. La réalité de l’Autre échappe, de fait, au lecteur. Le statut fictionnel de ces images atteindra son point culminant avec la novellisation du livre en film pour enfant en 1962, diffusé dans l’émission « La lanterne magique15 ». Parana le petit Indien symbolise sans doute le paroxysme du montage des images d’archives. Il ne s’agit pas d’y voir un mensonge ou une falsification sur la « vérité » des Indiens d’Amazonie, mais bien plutôt une construction de la « réalité », une façon de donner à connaître l’Autre. Le montage de ces images ethnologiques ne porte pas pour autant atteinte à leur indicialité, mais c’est dans le point de rencontre entre les images telles qu’elles sont choisies, ordonnées, et le texte, que va se construire cette réalité. Marquée familialement par les horreurs de la guerre, Darbois reconnaît que ses photographies portent son intention. Elle confiera plus tard, lors d’un entretien avec Pierre Amrouche, quel rôle elle a entendu faire jouer au médium photographique tout au long de sa carrière, dans ses ouvrages pour adultes, comme pour enfants : « La photographie permet de faire reculer l’intolérance en élargissant le champ de vision dans le sens d’une meilleure compréhension d’autrui, en faisant reculer l’ombre au profit de la lumière », dit-elle, et elle ajoute : « Je photographie ce que je vois. Toute photographie est empreinte de la personnalité du photographe. Il intervient dans ce qu’il donne à voir, consciemment et inconsciemment […]. Toute la gravité de mon métier réside dans le pouvoir de transformer, de transmuer la réalité du passé et du présent, d’avoir aussi la puissance d’influer sur le futur… » (Darbois 2004 : 8).

Les ouvrages ci-dessus présentés témoignent de l’éclatement des productions des ethnologues qui proposent une « version littéraire » à leur publication scientifique, après leur retour. Ces livres sont en effet publiés chez des éditeurs de littérature populaire, l’éditeur Del Duca, connu pour ses publications grand public et chez un éditeur généraliste Nathan, dans une collection pour enfants. Cette « littérature ethnologique » écrite par des scientifiques s’adresse donc à un autre lectorat que celui de leurs pairs ou de leurs étudiants. Dans Indiens d’Amazonie, un texte littéraire et des photographies proches de la presse illustrée offrent au grand public un témoignage sur l’immersion de voyageurs dans une autre société. Pour Parana le petit Indien, la mise en pages des photographies, le recours au photomontage, au graphisme de couleur, un récit centré sur un personnage principal ancrent cet ouvrage dans la littérature pour la jeunesse et retrouvent sa vocation d’éduquer et de distraire. Les ethnologues s’écartent de leur mission de scientifiques, de collecteurs de documents et de traces, pour se faire conteurs d’histoires et proposer une autre lecture de la réalité. Comme en témoignent ces deux ouvrages, ce rapprochement entre Littérature et Ethnologie est aussi marqué, dans

14 Épreuve d’application d’insectes, de fourmis et de guêpes notamment.

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cette période de l’après Seconde Guerre mondiale, par ce courant de la décolonisation qui veut donner à voir et à entendre un Autre différent mais pourtant semblable.

Références

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NIERES-CHEVREL, I. (2009), Introduction à la littérature de jeunesse, Paris : Didier. LEVI-STRAUSS, C. (1955), Tristes Tropiques, Paris : Plon.

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JEHEL, P. J. (1996), « Photographie et Ethnologie, les photographes français au XXème siècle, devant d’autres formes de culture », In Atelier des mots et du regard, http://a-m-e-r.com/mots-regards/mission_patrimoine/. (visité le 18 juin 2018).

LERMARCHANT, F. (2015), « Dominique Darbois et la collection « Enfants du monde ». La photographie entre fiction et documentaire ». In Strenæ, http://journals.openedition.org/strenae/1386. (visité le 18 juin 2018).

Laurence Le Guen est docteure de l’université de Rennes 2, membre du Cellam. Sa thèse porte sur le livre

pour la jeunesse illustré de photographies. Elle est membre de l’Afreloce et créatrice et administratrice du carnet de recherche www.miniphlit.hypotheses.org. Elle publie également régulièrement des comptes rendus d’exposition et des interviews sur le site Littératures : modes d’emploi (https://www.litteraturesmodesdemploi.org/). Ses derniers articles portent sur les albums inachevés de Robert Doisneau et sur les contes filmiques d’Albert Lamorisse.

Figure

Figure 1 : Dominique Darbois (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle)
Figure 2 : Indiens d’Amazonie (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle)
Figure 4 : « Dans le saut qui  s’étendait au pied du village,  hommes et femmes venaient  se
Figure 7 : Parana le petit Indien, Nathan, 1953 (© Photo Dominique Darbois/ F. Denoyelle) :
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