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La foi change-t-elle l'histoire? Bergson et Péguy devant les sciences historiques du Christ

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La foi change-t-elle l'histoire? Bergson et Péguy devant les sciences historiques du Christ

FENEUIL, Anthony

Abstract

L'ambition de cet article est de déterminer ce que change la foi dans le rapport à l'histoire.

Pour ce faire, il compare l'attitude de deux figures, Bergson et Péguy, un philosophe et un chrétien, devant les sciences historiques du Christ. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, le plus attentif aux données de l'histoire, dans ce qu'elles peuvent avoir même de plus destructeur pour le dogme chrétien, n'est pas Bergson le philosophe mais Péguy le croyant.

En comprendre la raison suppose d'analyser la conception péguyste de la foi chrétienne autant que de l'histoire.

FENEUIL, Anthony. La foi change-t-elle l'histoire? Bergson et Péguy devant les sciences historiques du Christ. L'Amitié Charles Péguy, 2009, vol. 32, no. 126, p. 205-218

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:3987

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La foi change-t-elle l’histoire ? Bergson et Péguy devant les sciences historiques du Christ

Anthony Feneuil

Dans L’amitié Charles Péguy, n° 126, 32e année (avril-juin 2009), p. 205-218.

[205] Peut-être Bergson n’est-il pas pour rien dans la conversion de Péguy. Il est acquis, en tout cas, que la philosophie du maître n’a pas manqué d’influencer le catholicisme de l’élève, et la grâce péguyste n’eût pas été ce qu’elle fut sans la durée bergsonienne, les illusions déterministes qu’elle a dissipées et l’ouverture qu’elle a introduite dans le temporel. Et néanmoins, Péguy a été catholiqueavant Bergson.

Surtout Péguya été catholique, de son propre aveu1, ce que l’on ne peut affirmer sans réserves de Bergson. Du moins de l’écrivain Bergson – le seul dont nous soyons autorisés de parler – qui, s’il reconnaît bien sa part de vérité au christianisme, ne cesse de considérer la mise entre parenthèses de la foi comme un impératif méthodologique indispensable, et la possibilité d’aborder la question de Dieu sans y recourir comme un des apports majeurs de son dernier livre2. Ce sont deux manières fort différentes d’assumer le christianisme : en confessant sa foi, d’une part, en témoin du travail de la grâce ; en scientifique, d’autre part, voyant [206] dans les faits la confirmation d’une partie de l’enseignement de l’Église. Et malgré tout, ce sont bien deux manières d’assumer le christianisme, et d’être ainsi mis face à la nécessité de prendre position devant ce qui semble mettre en cause le fondement de tout christianisme en la personne de son fondateur : les sciences historiques de Jésus. Car depuis plus d’un demi siècle déjà

1 Dès 1908, dans cette déclaration à J. Lotte portée au public dans leBulletin des professeurs catholiques de l’Université du 23 mai 1911 : « Je ne t’ai pas tout dit… J’ai retrouvé la foi… Je suis catholique… ».

2 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 2008.

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lorsqu’écrit Péguy, Jésus est devenu l’objet d’études qui, sur la base de méthodes à vocation scientifique et voulant s’en tenir aux documents, présentent une figure bien différente de celle habituellement lue dans les dogmes. Aussi Bergson et Péguy, bien que chrétiens en des sens très différents, sont-ils confrontés à la même question, celle de savoir ce que veut dire croire en la divinité d’un homme dont on connaît si peu l’existence : comment rester chrétien au temps des sciences historiques du Christ ? Qu’en face de cette situation, ils adoptent deux attitudes différentes, rien n’est plus instructif, car dans la mesure où l’un (Bergson) refuse la foi quand l’autre (Péguy) se reconnaît catholique, ce que l’on peut espérer apprendre de la mise en perspective des deux attitudes, c’est très exactementce que change la foi dans l’appréhension du donné des sciences historiques, autrement dit ce qu’est l’histoire pour le croyant. Le refus bergsonien de la foi, apparaissant comme une précaution méthodologique empiriste, fait voir en filigrane une conception de la foi comme cause potentielle de perturbation du donné empirique, risquant de lui adjoindre arbitrairement un contenu positif provenant d’une autre source. Pourtant, nous verrons que la manière dont Péguy se rapporte aux sciences historiques déjoue cette conception littéralement positiviste de la foi, aussi bien d’ailleurs que de l’expérience.

Bergson docétiste

Il y a, quant à la question de savoir quel est l’objet de cette foi qui distingue Péguy de Bergson, identité de vue entre les deux auteurs. Pour aucun des deux la foi chrétienne ne se prononce de façon centrale sur la question de l’existence de Dieu, ni même de sa nature, mais seulement sur celle de son Incarnation : [207]

puisque la technique même du christianisme, la technique et le mécanisme de sa mystique, de la mystique chrétienne, c’est cela ; c’est un engagement, d’une pièce, de mécanisme, dans une autre, c’est cet emboîtement, des deux pièces, cet engagement singulier ; mutuel, unique, réciproque ; indéfaisable ; indémontable ; de l’un dans l’autre et de l’autre dans l’un, du temporel dans l’éternel, et (maissurtout, ce qui est nié le plus souvent)(ce qui est en effet le plus merveilleux), de l’éternel dans le temporel.3

Il n’est pas difficile de croire en Dieu, semble affirmer Péguy, et c’est même la tendance naturelle des âmes « les plus nobles », puisque le matérialisme, loin d’être le plus crédible, est « une hypothèse si grossière (…) [qu’il ne] prend que ceux qui ont envie

3 Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, Pl. III, p. 668-669.

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d’être pris, qui sont pris d’avance »4. Il n’est peut-être même pas difficile de croire en un Dieu d’amour. Plus difficile en revanche est de croire en un Dieufait homme : là est donc le cœur de la foi chrétienne.

Aussi est-ce à ce point du dogme catholique que Bergson refuse son assentiment.

Non pas, donc, à la réalité du Christ. Précisons : que faut-il entendre ici par ce terme de

« Christ » ? Toute la difficulté est là. Visiblement décidé à prendre en compte, autant que possible, les sciences historiques, Bergson fait subir à la signification du terme un important glissement :

Par le fait, à l’origine du christianisme il y a le Christ. Du point de vue où nous nous plaçons, et d’où apparaît la divinité de tous les hommes, il importe peu que le Christ s’appelle ou ne s’appelle pas un homme. Il n’importe même pas qu’il s’appelle le Christ. Ceux qui sont allés jusqu’à nier l’existence de Jésus n’empêcheront pas le Sermon sur la montagne de figurer dans l’Évangile, avec d’autres divines paroles. À l’auteur on donnera le nom qu’on voudra, on ne fera pas qu’il n’y ait pas eu d’auteur.

Nous n’avons donc pas à nous poser ici de tels problèmes. [208]

Disons simplement que, si les grands mystiques sont bien tels que nous les avons décrits, ils se trouvent être des imitateurs et des continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que fut complètement le Christ des Évangiles.5

Le passage est essentiel, en ce qu’il déplace le centre du questionnement bergsonien depuis le « Christ » fondateur historique d’une religion vers la figure du « Christ des Évangiles » imité par les mystiques. Autrement dit, depuis un individu historiquement déterminé vers une figure spirituelle efficace. En sorte que la question de la réalité du Christ ne se pose plus sur le plan des faits historiques, mais sur celui de la psychologie du mysticisme : la réalité du Christ n’est pas à chercher dans l’existence de tel individu déterminé (Jésus de Nazareth), ni même dans son rattachement à une tradition biblique lui conférant le nom de Christ, mais dans l’expérience du mystique. Elle ne peut donc être établie par l’histoire ou la philologie, mais uniquement par la psychologie du mysticisme, qui non seulement distingue le mystique du malade mental, mais établit les conditions de validité de son discours. C’est l’expérience mystique et son appropriation philosophique qui garantissent la réalité du Christ, mais du Christ comme Dieu d’amour, principe moteur de l’action mystique, figuré de la meilleure manière par le personnage des Évangiles, non comme Jésus de Nazareth, mort à tel date en tel lieu. Dans cette

4 Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, Pl. III, p. 670-671.

5 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 2008, p. 278.

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mesure il faut bien dire que c’est la participation à la divinité de tous les hommes – en tant qu’ils sont capables de mysticisme – qui établit la réalité du Christ.

De ce fait, le Christ de Bergson – du Bergson, répétons-le, philosophe – ne désigne pas un individu historiquement déterminé mais le Dieu d’amour que les mystiques imitent et dont, accessoirement, ils parlent. Reste que, pour être objet d’imitation, et qui plus est d’imitation incomplète6, rien n’oblige à ce que l’amour pur ait pris corps ailleurs que dans un texte. Le contraire serait même tout à fait [209] étonnant du point de vue tant de l’expérience que de la raison et Bergson lui-même, si l’on en croit J. Chevalier, peine à le penser : « Je doute, pour ma part, qu’un homme naisse parfait »7. D’autant que dans certaines circonstances, l’imitation n’est pas si loin de la création, imiter le mystique revenant finalement à suivre une tendance profondément enfouieen soi-même.

Le terme d’auteur tel que l’utilise Bergson est ainsi porteur d’une grande ambiguïté, ambiguïté qui tient à l’impossibilité, pour la philosophie, c’est-à-dire pour une pensée fondée sur l’expérience, de trancher la question de l’Incarnation du Christ. L’auteur, en effet, n’est pas nécessairement coextensif au rédacteur. Autrement dit, l’auteur des paroles de l’Évangile, le Christ, peut aussi bienavoir été le rédacteur, s’êtreincarné en lui, que l’avoir seulement inspiré, autrement dit avoir été imité par lui dans l’écriture ou la prononciation des « divines paroles ». C’est cette alternative qui reste problématique, autrement dit non pas la divinité du Christ mais bien son humanité, non pas savoir si le Christ fut ou non un Dieu, mais savoir s’il « s’appelle ou ne s’appelle pas un homme »8.

Bergson intègre donc dans son argumentation le programme fort des sciences historiques du Christ, jusqu’à négation, alors débattue, de l’existence historique de Jésus, pour mieux montrer que cette négation même n’atteint pas la validité du christianisme, parce qu’elle n’atteint pas la réalité du Christ. Son raisonnement est presque un truisme : les science historiques, comme telles, ne peuvent jamais se prononcer que sur le Christ historique, non sur le Christ comme principe infini d’amour. Mais à l’inverse, la doctrine chrétienne dont il est possible d’établir empiriquement sinon la vérité, du moins la très forte probabilité9, ne peut rien avoir d’historique. C’est pourquoi Bergson rejoint,

6 L’incomplétude de l’imitation, en effet, ne tient-elle pas aux inerties propres à l’existence humaine des mystiques ?

7 Chevalier, Jacques, Entretiens avec Bergson, Paris, Plon, 1959, p. 294.

8 Henri Bergson,Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 2008, p. 278 (nous soulignons).

9 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 2008, p. 292.

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méthodologiquement10 au moins, une position docétiste, du nom [210] de l’hérésie chrétienne gnostique niant la réalité de l’humanité du Christ. Ce docétisme méthodologique reste philosophiquement indépassable : jamais l’expérience ne tranchera la question de l’existence historique du Christ des Évangiles.

Par là se trouve nettement circonscrit le domaine de la foi, c’est-à-dire de l’adhésion à la Révélation « qui a une date »11 – Révélation qui ne se donne précisément p l u scomme Révélation, par opposition à cette Révélation sans date car toujours accessible comme telle qu’est l’expérience mystique. A côté de la philosophie établissant la vérité du christianisme comme affirmation de la réalité agissante du Christ, la foi se prononce sur la vérité historique de son Incarnation. Quel est donc le rapport d’une telle foi avec la science historique ? Le conflit n’est pas nécessaire : tant que l’histoire est incapable de réunir assez de données pour se prononcer sur la vérité de l’Évangile, la foi ne fait jamais que remplir un creux de l’histoire. Néanmoins une telle situation n’est pas stable : située sur le même plan que l’histoire, celui de la détermination des faits, la foi est, à chaque nouvelle découverte des historiens, exposée à les contredire, et le croyant à choisir qui, de l’histoire ou de la foi, aura le dernier mot.

La férule et le fouet

L’alternative bergsonienne est donc la suivante : soit un christianisme désincarné, soit la contradiction, en droit sinon en en fait, entre lui et la science. Péguy l’écrivain catholique s’inscrit-il dans cette alternative ? Il pourrait sembler, à qui connaît l’estime de Péguy pour l’histoire académique, qu’il lui soit facile d’assumer la contradiction entre elle et sa foi. Et néanmoins, la foi qu’il revendique pourrait-elle souffrir cette situation ? Se pourrait-il, en d’autres termes, que l’événement objet de cette foi fût imperméable aux sciences historiques, que celles-ci n’eussent sur lui aucune prise, à tel point que le fidèle pût ignorer leurs affirmations ? Ne serait-ce pas donner à cet événement un statut différent de tous les autres, et cela serait-il encore [211] compatible avec ce qu’est proprement l’Incarnation ? Ne serait-ce pas « ôter, démonter le temporel de l’éternel »12 que de distinguer cette Incarnation de tous les autres événements ? Il semble plutôt que l’Incarnation, si elle est véritable, soit précisément l’entrée de Dieudans l’histoire, et

10 Pour un point sur la question, on se reportera à la note 114 du chapitre III de l’édition critique desDeux Sources de la morale et de la religion, par F. Keck et G. Waterlot, sous la direction de F. Worms, Paris, PUF, 2008, p. 470-471.

11 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 2008, p. 265-266.

12 Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, Pl. III, p. 669.

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doive donc être mise sur le même plan que tout autre événement historique. Autrement dit, il semble que la foi spécifiquement chrétienne appelled’elle-mêmela possibilité d’une science historique de la vie du Christcomme de tout événement historique : « Pour que Jésus fût homme, il fallait que sa mémoire même et que son histoire fût la matière et l’objet non pas d’un miracle mais d’un procès permanent. »13

Cette nécessité reconnue, l’impasse est double, car la foi ne paraît tenable qu’à la condition soit qu’il n’existe pas de divergence entre la science historique et la Révélation, soit que la véritable science historique soit fondée sur cette Révélation. Or, non seulement les historiens, de fait, ont souvent tâché d’infirmer la Révélation, mais si l’histoire est une science, alors elle intègre en elle-même la contradiction et le débat : il lui devient structurellement impossible de confirmer d’une seule voix la Révélation14. D’un autre côté, une science historique fondée sur la Révélation est inadmissible, parce qu’elle serait inévitablement en rupture avec le reste de l’histoire scientifique, mais même avec toutes les sciences, dans la mesure où celles-ci se fondent sur l’expérience.

De même qu’une biologie fondée sur la foi, introduisantde l’extérieur un principe explicatif du type de l’ « Intelligent Design », s’exclutde facto de la communauté scientifique des biologistes, un historien qui placerait au fondement de ses investigations la référence à une Révélation s’exclurait par là de la société des historiens. Accepter une telle exclusion, ce serait encore [212] une fois accepter que l’événement de l’Incarnation ne relevât pas du même type d’investigation que tout autre événement, accepter qu’il échappât à l’investigation empirique de l’historien, qu’il ne ressortît donc pas à la même expérience que l’expérience commune. Ce serait, encore une fois, nier l’Incarnation.

Aussi difficile que cela puisse paraître, c’est donc d’une science historiquenormale dont la foi chrétienne a besoin, et conséquemment d’une science historique qui sans cesse la mette en cause :

Il s’est livré à l’exégète, à l’historien, au critique comme il s’est livré aux soldats, aux autres juges, aux autres tourbes. Il s’est livré à ceux qui portent des férules comme il s’était livré à ceux qui portaient des verges et des fouets.15

13Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Pl. III, p. 1401. Il y a sur ce point une véritable différence entre ce texte etClio. Voir p. 1199 : le Christ est la seule chose dont on ne puisse parler en historien.

14 A supposer, toutefois, que la Révélation soit elle-même monophonique. A quoi l’on voit l’insuffisance d’une telle conception des rapports entre l’histoire et la foi.

15 Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Pl. III, p. 1400.

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Voilà sans doute la clef de la compréhension du rapport entre la foi chrétienne – tout au moins la foi chrétienne péguiste – et les sciences historiques. Ces phrases signalent que l’Incarnation, entendue dans son entièreté, comme la volonté divine departager la condition temporelle, comprend non seulement la souffrance et la mort, mais aussi bien l’oubli. Car l’oubli et la défiguration historique caractérisent en propre le temporel, ce temporel assumé par le Verbe éternel :

c’est un des mystères les plus inquiétants peut-être de la destination temporelle, un des plus pleins, des plus bourrés d’inquiétude, que nulle œuvre, si achevée soit-elle, et qu’elle nous paraisse, et peut-être qu’elle ait parue à l’auteur son père, nulle œuvre pourtant n’est temporellement si achevée, n’a temporellement si complètement reçu son chef qu’elle ne doive encore en un autre sens […] être perpétuellement achevée comme inachevée, au titre d’inachevée, qu’elle n’ait à recevoir et qu’elle ne reçoive et qu’elle ne doive recevoir perpétuellement un chef, un couronnement lui-même perpétuellement inachevé.16

[213] En sorte que tout événement, en tant qu’événement c'est-à-dire en tant que temporel, se trouve être déficient, en ce qu’il est changé par le regard des générations suivantes. Telle est la couronne, qui peut être de diamants, comme lorsque par exemple une bonne lecture est faite deL’Iliade, aussi bien que d’épines, lorsque la lecture est mauvaise ou, pire, qu’elle n’est plus faite. C’est pourquoi en s’incarnant, en s’inscrivant dans le temporel, le Verbe s’est bienlivré. Il a accepté de ne plus s’appartenir, de n’être plus chez lui17, de se faire prisonnier du jugement des générations suivantes :

Il est effrayant, mon ami, de penser que nous avons toute licence, que nous avons ce droit exorbitant, que nous avons le droit de faire une mauvaise lecture d’Homère, de découronner une œuvre du génie, que la plus grande œuvre du plus grand génie est livrée entre nos mains, non pas inerte mais vivante comme un petit lapin de garenne. Et surtout que la laissant tomber de nos mains, de ces mêmes mains, de ces inertes mains, nous pouvons par l’oubli lui administrer la mort. 18

Cela est d’autant plus effrayant que le jugement que nous portons sur lui est nécessairement injuste, injuste de l’injustice structurelle de l’histoire, qui tient à ce que dans chaque époque, qui devrait juger les autres, les meilleurs ne pensent qu’à eux- mêmes créer et appeler ainsi le jugement des suivantes, alors que les médiocres,

16 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl., p. 1009.

17Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl., p. 1009 : « Comme si l’homme jamais pouvait être maître chez lui, ni même être chez lui dans aucune maison ».

18 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1015.

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incapables de faire une œuvre, sont précisément ceux qui, à la place, s’occupent de juger19. Or, et par un renversement des plus ironiques, le jugement de ceux qui ne s’occupent que de juger n’est pas meilleur que celui de ceux qui créent dans leur temps.

Il est pire, car en voulant s’extraire de son temps [213] pour mieux juger du passé, l’historien – c’est de lui qu’il s’agit – s’extrait aussi du passédevenu le présent, et se coupe donc tout accèsintérieur à ce passé. L’appréhension n’est plus possible que de l’extérieur, c’est-à-dire comme une suite d’événement, commepassé, comme si le présent qu’il a été, étant devenu passé, n’avait rien perdu et, au lieu de changer d’être, n’avait changé que de date20. Cette erreur originelle entraîne l’historien dans une effort infini pour presser le passé de tous ses événements, jusqu’à espérer en saisir le secret. Pour cela, il le triture et le torture, le passe à la question tel un juge inquisiteur convoquant documents et témoins21. Alors se révèle non plus seulement l’injustice mais la cruauté de l’historien22, cruauté qui n’est que l’envers de son impuissance :

Je [c’est l’histoire qui parle] me défie d’achever le commencement, de pouvoir arriver au commencement de la plus simple histoire du monde. De l’histoire la plus usuelle, la plus commune, la plus toute venante, la plus ordinaire, la plus temporelle, la plus littéraire enfin. La plus banale. On nous a dressé un appareil, dit-elle, nous vivons dans uns système où on peut tout faire, excepté l’histoire de ce fait, où on peut tout achever, excepté l’histoire de cet achèvement. Hugo a pu achever Les Châtiments. Mais moi je n’achèverai jamais l’histoire desChâtiments. Voilà les destinées que l’on nous a [215] faites.

Jésus-Christ a pu sauver le monde. Mais moi je n’achèverai jamais l’histoire de Jésus-Christ.23

L’identification opérée entre l’historien et le soldat romain ne relève donc pas seulement de l’ordre du pamphlet. Elle fait aussi comprendre que l’histoire, et l’injustice de

19 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1022 : « les hommes de cœur vous échapperont d’être vos juges et d’être vos magistrats, et les autres vous resteront ; et les hommes de cœur seront tout occupés de faire eux-mêmes quelque inscription, d’opérer eux-mêmes un grand événement qu’ils puissent proposer au jugement de l’histoire. »

20 Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, Pl. III, p. 1254 : « la création, à mesure qu’elle passe, qu’elle descend, qu’elle tombe du futur au passé par le ministère, par l’accomplissement du présent ne change pas seulement de date, qu’elle change d’être. »

21 Il est erroné d’affirmer (Jean Ominus,Péguy ou le mystère de l’Histoire, Paris, Cahiers de l’Amitié Charles Péguy, 1958, p. 142) que Péguy promouvrait une histoire de témoignages contre une histoire de documents. Ce n’est pourtant pas là que passe la ligne de démarcation entre histoire et mémoire, et l’histoire peut être faite par des témoins – le mot même, qui rappelle le tribunal, devrait en alerter – comme il y a desdocuments qui remémorent (lesProcès de Jeanne d’Arc, par exemple). Voir notamment Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1188.

22 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1022 : « l’histoire est toujours injuste […]. Quand elle n’est pas cruelle. »

23 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1045.

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l’histoire, et la cruauté de l’histoire, sont profondément inscrite la condition temporelle.

L’historien, au-delà de ceux qu’il représente dans l’horizon péguiste immédiat, n’est que la figure de celui qui, cédant à la tentation du refus de l’engagement, seule manière de pénétrer l’intérieur des choses, s’en tient à l’extérieur. « Temporellement éternelle », cette figure ne cesse de réapparaître au long des siècles : « Il fallait que sa mémoire et son histoire même et que sa mémoire fût querellée. Qu’elle fût livrée au même vulgaire.

C’est la même exposition, de la même victime aux mêmes bourreaux. »24

En sorte que la foi, loin de nier la validité de la science historique, en saisit plutôt la nécessité profonde. Et en même temps, en tant qu’elle est un rappel de la condition temporelle, elle dévoile la vanité de ces historiens qui prétendent « être d’une génération et en même temps d’une autre génération » c’est-à-dire « être dieu »25. Elle n’est donc pas, pour Péguy et à la différence de ce que semble penser Bergson, un savoir à côté de la science historique et qui la concurrencerait. Elle oriente plutôt unelecture des sciences historiques qui les inscrit dans la « destination temporelle »26 en même temps qu’elle en dévoile l’impuissance.

Michelet et les Évangiles

Si les historiens continuent les œuvres des bourreaux du Christ, n’en est-il pas d’autres qui poursuivent celles de ses disciples ? Qu’en est-il de ceux qui, ne prétendant pas être de toutes les générations à la fois, et par là se faire dieux, acceptent de s’inscrire dansleur temps. Ceux-là [216] ne saisissent-ils pas le passé sur un mode non historien ? Et la foi n’est-elle pas justement une telle connaissance non historienne du passé ? C’est en tout cas ce que pourrait faire penser une lecture rapide de la trop fameuse distinction entre histoire et mémoire : « L’histoire consiste essentiellement àpasser au long de l’événement. La mémoire consiste essentiellement, étant dedans l’événement, avant tout à n’en pas sortir, à y rester, et à le remonter en dedans. »27

Alors que l’historien, comme nous le disions, s’extrait de son temps et par cet extraction s’extrait aussi de ce que l’événementest devenu, se trouvant contraint de ne plus l’aborder que de l’extérieur, la mémoire consiste précisément à rester engagé28 dans le

24 Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Pl. III, p. 1401.

25 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1183.

26 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl., p. 1009.

27 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1177.

28Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1190 : « Vous seriez le premier embarrassé s’il vous répondait par de la mémoire. Car alors vous seriez engagé. »

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présent pour regarder l’événement par ce qu’il est devenu. Et certes, la foi est bien du côté de la mémoire plutôt que de celui de l’histoire :

C’est une bonne femme que l’on connaît, une vieille bonne femme, une bonne vieille paroissienne, une bonne femme de la paroisse, une vieille grand-mère, une bonne paroissienne. Elle nous raconte les histoires de l’ancien temps, qui sont arrivées dans l’ancien temps.29

Voilà que du coup reparaît cette idée d’une foi comme saisie anhistorienne de la chose, comme intuition du passé. Et pourtant, n’est-ce pas encore mécomprendre le sens de l’Incarnation et donc de la foi en l’Incarnation que de faire à nouveau de cette foi comme une saisie directe et positive de l’Incarnation ? Ce serait, en effet, accepter que la temporalité du temporel souffrît une exception, et qu’il y eût dans l’histoire une part de justice. Ce serait poser la justice des fidèles chrétiens, quelque chose comme leur sortie historique du temporelle. Ce serait faire du christianisme une religion de la fuite hors du temporel, alors qu’il est selon Péguy une religion de la percée de l’éternel dans [217] le temporel. C’est pourquoi la foi ne peut elle-même donner à voir avec certitude et dans toute sa positivité ce que fut l’Incarnation, sans quoi elle trahirait cette Incarnation elle- même :

Pour que l’Incarnation fût pleine et entière, pour qu’elle fût loyale, pour qu’elle ne fût ni restreinte ni frauduleuse il fallait que son histoire fût une histoire d’homme, soumise à l’historien, et que sa mémoire fût une mémoire d’homme, humainement, défectueusement conservée. En un mot il fallait que son histoire même et que sa mémoire fût incarnée.30

Ce n’est pas seulement l’histoire du Christ qui doit être querellée, mais sa mémoire même, autrement dit la foi ne saurait être une vision lumineuse de Jésus. La foi est une mémoirehumaine et, en tant que telle, défectueuse. S’il fallait la dire une intuition, ce ne pourrait être que l’intuition d’une perte. Il faut être attentif à ces pages où Péguy lie la mémoire au vieillissement, c’est-à-dire à l’aliénation à soi et à la conscience nostalgique de la perte. Elles permettent de disculper l’œuvre du mémorialiste de la prétention historienne à se faire dieu en se faisant de tout temps :

29Le Porche du mystère de la deuxième vertu, dansŒuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1954, p.175.

30 Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Pl. III, p. 1401.

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Vieillir c’est précisément devenir d’un autre temps, d’une autre génération.31

Dans les chroniques et les mémoires dont il fait l’éloge, Péguy ne voit pas la saisie magique de l’en-soi du passé, qui nivellerait les temps dans la conscience du mémorialiste, mais plutôt la conscience nostalgique de la perte de la jeunesse. Certes, Michelet opère, dans sonHistoire de France, une résurrection. Mais précisément, toute résurrection suppose la mort32 et si la mémoire est un retour elle est, tout autant, un regret33. Péguy ne croit pas que Michelet donne à voir [218] positivement l’essence de la Réforme ou de la Révolution française. Il fait bien plutôt sentir leur perte. De la même manière les Évangiles34 ne donnent pas une description exacte de la vie du Christ, ni même ne font accéder à une intuition positive et anhistorique, mais ils peuvent éveiller la conscience d’une absence. Si donc il faut comprendre la foi sur le modèle de la mémoire, ce n’est pas pour en faire une faculté d’intuition positive de l’Incarnation. Aussi est-ce bien cette lamentation de Jeanne d’Arc qui en donne la formule :

Les derniers de ce temps et de ce pays-là ont eu ce que les premiers de nous, les plus saints, les plus grands saints parmi nous n’auront éternellement jamais.35

Plutôt que l’établissement positif d’un fait d’après des lumières surnaturelles, la foi tient dans la conscience obscure d’une absence irrémédiable. Cela précisément parce qu’elle est foi en ce que Dieu estdevenu un fait, c’est-à-dire ce à quoi l’accès positif nous sera toujours interdit. Dans la commémoration, c’est l’absence bien plus que la présence qui frappe, c’est l’absence qui est rendue réellement présente. En quoi la foi ne peut entrer en conflit avec l’expérience, celle de l’historien comme celle, commune, de tous les jours.

Car celle-ci, en effet, et Bergson insiste là-dessus en martelant le caractère fictionnel, c’est-à-dire sans référent empirique, de l’idée de néant, n’est que positive, et ne saurait jamais faire voir quelque chose comme un manque. La foi n’ajoute donc à l’expérience qu’un vide, comme une nouvelle profondeur. Et néanmoins, ce vide n’est pas rien

31 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1173.

32 Comme le fait remarquer (dans un autre contexte mais, ce qui est frappant, pour aussi faire apparaître la spécificité du christianisme) Vladimir Jankelevitch,La Mort, Paris, Flammarion, 1977, III, chapitre 2, 1 :

« Immortalité, résurrection, vie perpétuelle ».

33 Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Pl. III, p. 1175.

34 Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Pl. III, p. 1401-1402 : « Et les Évangiles sont un livre inspiré ; et un livre sacré. C’est là si je puis dire leur nature divine. Mais dans leur nature humaine ils viennent en tête et ils sont du même ordre de témoignage et d’inscription, de commémoration et d’écriture que les Procès, Polyeucte ou Joinville. »

35 Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1954, p. 47.

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puisqu’il invite, contre Bergson (dont il n’est pas étonnant qu’il n’ait ni voulu ni pu, du fait précisément de sa conception du néant qui lui fait peut-être réduire l’expérience à sa surface, élaborer une véritable théorie de la foi), à relever le défi d’une pensée de l’expérience ouverte au négatif.

Anthony Feneuil Faculté autonome de théologie protestante – IRSE Université de Genève

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