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La pensée mise à nu: mensonge ou figuration?

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La pensée mise à nu: mensonge ou figuration?

JENNY, Laurent

JENNY, Laurent. La pensée mise à nu: mensonge ou figuration? In: Bakkali-Yedri, M. & Zeggat, A. Le beau mensonge . Rabat : Université Mohammed V Faculté des lettres et des sciences humaines, 1997. p. 185-195

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29342

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LA PENSÉE MISE À NU : MENSONGE OU FIGURATION?

Laurent JENNY

Université de Genève

La représentation de la vie intérieure est devenue un projet littéraire majeur dans la modernité, conformément à ce qui semble bien être un mouvement irrésistible d'extériorisation de l'intériorité. Il y aurait là une histoire à faire qui nous conduirait des premières représentations élaborées de pensée de personnages dans la littérature classique jusqu'au monologue intérieur, voire même jusqu'à la prétendue exhibition de "la pensée pure"

chez les surréalistes. Je me contenterai de remarquer que l'histoire de la représentation littéraire des pensées ne se confond pas avec l'histoire de ce que Robert Poulet a pu appeler "la conscience de soi"0). En effet, depuis au moins le stoïcisme l'écrit a pu servir à une pratique de la conscience de soi : pratique morale, méditative et religieuse, voire philosophique. Il faut distinguer ces pratiques (comme par exemple celle de la "confession" à la Saint Augustin) de projets représentatifs plus désintéressés, et si j'ose dire

"publicistes", au caractère littéraire marqué. Dans un livre intitulé Les Baromètres de /'âme(2), Pierre Pachet relève ainsi à partir de 1780 une attention nouvelle aux aspects les plus inconstants et inconsistants de la vie intérieure, mais aussi une vaste entreprise de mise à jour de l'intime qui s'amorce vers 1887 avec la publication des journaux intimes de Baudelaire et qui ouvrira très rapidement à une écriture de l'intime dans la perspective de sa publication. On peut voir là le signe non plus seulement d'une volonté de savoir mais corrélativement d'une volonté de montrer.

Cependant, en littérature, plus s'exacerbe cette volonté de montrer la pensée, plus elle se heurte à des paradoxes représentatifs. Le paradoxe majeur a sans doute été relevé par Dorrit Cohn dans son livre La

( 1) Cf Entre moi et moi. Paris, Corti, 1977. Robert Poulet reprend lui-même cette expression au titre de Léon Brunschvig Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, Paris. Alcan. 1927.

(2) Paris, Hatier, 1990.

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Transparence intérieure(3l. Il tient à l'exigence de réalisme qui anime la représentation de la pensée. Dorrit Cohn note que le récit de fiction atteint

"son air de réalité Je plus achevé dans la représentation d'un être solitaire en proie à des pensées que cet être ne communiquera jamais à personne"(4l, des pensées que, pratiquement personne ne devrait pouvoir connaître. C'est donc dans ce qui semble bien· être sa plus grande irréalité que le récit de fiction cherche sa plus grande caution de réalisme. Et de même, dans Logique des genres littéraires(S), Kate Hamburger, constate que la "fiction épique est le seul espace cognitif où Je Je - origine d'une tierce personne peut être représenté comme tel". A vrai dire, on pourrait élargir le constat de Kate Humburger et remarquer que c'est un caractère non seulement du récit épique, mais d'autres genres littéraires puisqu'aussi bien dans le monologue dramatique et dans certaines formes poétiques, nous pouvons également

"assister à la pensée d'autrui". Dans la représentation de la pensée d'autmi, il y aurait donc la marque indubitable de la fiction. C'est ce geste qui constituerait, si l'on peut dire la fiction de la fiction, et de là nous pourrions facilement être amenés à penser que cette fiction de la fiction est aussi son mensonge ...

Il y a effectivement un double obstacle à la représentation littéraire de la pensée d'autrui. L'un touche à la vraisemblance et l'autre à la logique.

Du point de vue de la vraisemblance, la représentation de la pensée d'autrui suppose qu' une conscience a trouvé Je moyen d'exprimer tout ce q'elle pensait au fur et à mesure qu' elle le pensait. Qui plus est, il nous faut admettre que cette conscience a su en inscrire la trace pour autrui par le jeu d'une parfaite mémorisation, puisque nous en avons connaissance dans un écrit mis à notre disposition. Cela ne va évidemment pas sans soulever de multiples problèmes : un sujet peut-il vraiment parler exhaustivement sa pensée (on voit bien qu'il faudrait préciser ce qu'on entend par pensée)? Sa parole est-elle toujours synchrone de ses productions mentales? A supposer qu'elle le soit, cette expression verbale est-elle compatible avec les autres actes de son existence? On se souvient par exemple que Sartre, dans La Nausée, pour représenter toutes les pensées de Roquentin, n'a pas hésité à lui faire faire des actes exclusifs de ceux nécessaires à l'expression de ces pensées, par exemple bourrer sa pipe (ce qu'on ne saurait faire d'une seule main) tout en tenant la plume pour noter ses pensées de bourreur de pipe. La représentation de la pensée d'autJui pose des problèmes de vraisemblance, mais il faut reconnaître que ces problèmes ne sont pas insurmontables.

(3) (1978), trad. fr. Paris, Seuil, 1981.

(4) Op.cit.,p.l9.

(5) ( 1977), trad. fr., Paris, Seuil. 1986. p. 88.

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Effectivement l'ingéniosité narrative pourra toujours forger des circonstances exceptionnelles où un personnage est amené à monologuer à haute voix en sorte qu'un témoin virtuel pourrait l'entendre, voire des circonstances où un personnage n'a plus d'autre activité possible que la notation de ses pensées : les situations de réclusion, comme celle du "condamné à mort" de Victor Hugo à la conscience aiguisée par l'angoisse, y prédisposent. Par ces justifications, que les formalistes russes désignaient comme "motivations réalistes", l'écrivain peut donc contourner le "mensonge" impliqué par la convention littéraire.

Cependant la représentation de la pensée se heurte à un second obstacle d'un caractère peut-être plus grave - parce qu'il résulte d'une contradiction inhérente au projet même de représentation de la pensée. Cette contradiction tient à l'ambition qu'a la représentation littéraire d'extérioriser l'intériorité de la vie mentale sans pour autant la dénaturer, c'est-à-dire en lui préservant ses caractères spécifiquement intérieurs. Or, sur la question des relations entre intériorité et extériorité, on peut distinguer deux grandes attitudes philosophiques qui, toutes deux, quoique pour des raisons différentes, rendent problématique la représentation de l'intériorité.

Dans une tradition cartésienne, et à certains égards phénoménologique, on suppose que nous pensons en dehors du langage, à travers un certain nombre d'opérations mentales, et que"nous utilisons le langage comme une sorte de code plus ou moins arbitraire pour extérioriser ce que nous pensons"(6l. Des médiations sont postulées entre le mutisme de la vie intérieure et l'avènement de la parole. On fait l'hypothèse que la vie intérieure est dotée d'une forme de pré-langage ou encore de "langage privé". Mais si tel est le cas, il est clair que la traduction en langage public de la vie intérieure passe par une dénaturation de ce langage privé et de cette vie intérieure. On le verra, beaucoup d'écrivains modernes qui adhèrent implicitement à une telle thèse sont poussés à faire penser leur personnage dans un langage qui s'etTorce de différer du nôtre en retrouvant un état plus originaire - mais il sont évidemment limités dans cet effort par les nécessités de la communication littéraire. Si véritablement ces écrivains étaient capables de capter un langage originaire, ce langage ne serait compréhensible pour personne. Les voici donc condamnés à l'inauthentique.

Dans une autre tradition, anglosaxonne analytique, qui remonte spécifiquement Wittgenstein, on dénie toute continuité entre les états psychiques ou expériences mentales constitutifs de la vie intérieure et un langage dont l'essence et le fonctionnement sont nécessairement publics

(6) Jacques Bouveresse, Le Mythe de l'intériorité, Paris, Minuit. 1976.

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lorsque je pense, c'est non pas dans les formes d'une intériorité singulière mais d'emblée à travers des jeux de langage partageables. Cela ne signifie pas pour autant que ces philosophes considèrent toutes les expériences psychiques comme exprimables. Mais, de leur point de vue, ou bien ces expériences sont indicibles, et il est vain de tenter de les décrire en langage cor,1mun, ou bien il s'agit de pensées (au sens logique du terme), et celles-ci ne sont concevables que dans un langage public. On voit donc que, dans une telle tradition la pensée, comprise. au sens large de "vie psychique", ne peut jamais être mise à nu dans ses supposés caractères originaux, subjectifs, intérieurs. Tantôt elle est donnée pour indicible, tantôt elle apparaît strictement indistincte de la parole publique. Tantôt elle est irréprésentable, tantôt elle est trop bien représentable pour atteindre quoi que ce soit qui serait de l'ordre d'une intimité.

Cela signifie-t-il que les écrivains qui s'obstinent à représenter la pensée soient nécessairement voués à l'erreur ou au mensonge? En guise de réponse, j'aimerais proposer quelques hypothèses. La pensée se dérobant de fait à toute observationm, la représentation littéraire de la pensée ne saurait être ni vraie ni fausse, elle échappe nécessairement à la catégorie du mensonge. Il nous faut donc concevoir la représentation littéraire de la pensée comme la jïgurotion non littérale d'aspects de la pensée. A ce titre, la littérature nous aide à penser la pensée, non pas conceptuellement, mais si j'ose dire hypothétiquement et pratiquement -à travers un certain nombre de formes verbales qui nous en proposent des équivalents.

Par rapport à cette hypothèse, je distinguerai trois attitudes littéraires dans la représentation de la pensée :

1. Présenter explicitement la pensée comme une figuration.

2. Présenter implicitement la pensée comme une figuration.

3. Dénier à la représentation de la pensée toute dimension figurative.

1. Disons que, pour les classiques, il ne fait pas de doute que la représentation de la pensée dans l'espace dramatique est une figuration.

Vers 1630, on voit apparaître dans la pastorale la forme lyrique des stances, destinée à rendre compte de l'expression des sentiments et pensées des personnages en tel point critique de l'action. Les stances (de l'italien stanza qui signifie "chambre", "lieu de repos" mais aussi "strophe") sont prononcées par un personnage seul en scène, supposé penser à haute voix, par exemple Rodrigue à l'acte I, scène VI du Cid- immédiatement après que

(7) On connaît les paradoxes de l'introspection : si j'assiste à ma pensée, il faut que ce soit depuis une extériorité à elle qui suppose une autre pensée et ainsi de suite ...

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Don Diègue l'ait mis en demeure de le venger de Don Gomès, le père de la femme qu'il aime. La forme des stances se distingue nettement du reste du discours tragique (fait d'alexandrins en rimes plates) puisqu'elle consiste en des strophes en vers mêlés de différentes longueurs, agencés selon une structure répétitive. La fonction des stances fait écho à la double signification étymologique du mot. Effectivement, les stances répondent à un moment de repos, voire d'inhibition de l'action.

le demeure immobile et mon âme abattue Cède au coup qui me tue ..

dit le Cid dans la première stance. C'est la paralysie de l'action, partagée ent;·e des impératifs contradictoires, qui ouvre donc la chambre de la pensée comme un lieu de repos et de spéculation. De plus la particularité des stances par rapport au discours en vers plats, c'est de ménager des pauses entre les strophes, c'est-à-dire d'introduire des temps de silence au cœur même elu discours. Ces temps de silence, Corneille les conçoit bien lui-même comme des éléments de la représentation de la pensée. Dans son examen d'Andromède en 1660, il commente en ces termes le bon usage des stances :

La colère. la fureur. la menace, et tels autres mouvements violents ne leur sont pas propres : mais les déplaisirs, les irrésolutions, les inquiétudes, les douces rêveries, et généralement tout ce qui peut sm((ji'Îr à lill secteur de prendre haleine et de penser à ce qu'il doit dire ou résoudre. s'acconunode merveilleusement avec leurs cadences inégales, et ct1•ec les pauses qu'elles font faire à la fin de chaque couplet.

Repos clans l'action, les stances introduisent clone au cœur elu discours un temps spéculatif ou prospectif. Elles misent clone sur le caractère discontinu d'une pensée délibérative faite de moments de verbalisation alternés avec des temps de latence.On notera que l'oralité élaborée des stances ne prétend nullement être la forme réelle d'existence de la pensée. Son invraisemblance est ressaisie comme sa .fïguration appropriée. La pensée n'est pas supposée parler à haute voix mais la lm·ole à haute voix, voire même l'expression lyrique élaborée, sont considérées comme le dispositif adéquat pour représenter formes et mouvements de pensée.

2. Deux siècles plus tard, Victor Hugo met en scène la pensée solitaire clans Le dernierjour d'un condamné ( 1829), non plus sous une forme orale mais sous la forme écrite du journal intime. Les pensées elu condamné ne nous sont pas connues, comme celles elu Ciel, par une profération à haute voix, mais par une transcription sur une liasse de feuillets. Le condamné est supposé les avoir écrites heure par heure, et même ultimement minute par

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minute, à quelques mètres de l'échafaud. Le stratagème du journal intime sauve Hugo du coup de force de la mise à nu de la pensée du condamné.

Mais il faut bien admettre que cette motivation réaliste ne fonctionne que très imparfaitement comme telle. Car, au terme du récit, il nous faut imaginer un condamné qui, saisi d'une irrésistible pulsion scripturale écrit ses dernières impressions entre son transfert dans la charrette des condamnés et la chambre de l'hôtel de ville où il attend l'arrivée imminente du bourreau. Tout laisse penser que c'est le bourreau qui lui arrache finalement la plume et le papier des mains. La volonté de vraisemblance entraîne ici de nouvelles invraisemblances qui la ruinent.

Mais peut-être ne faut-il pas s'en tenir à une lecture réaliste qui interpréterait ce stratagème d'exposition de la pensée comme une simple maladresse d'auteur. Par delà son invraisemblance, l'efficacité de la fiction hugolienne manifeste qu'elle constitue une figuration pertinente de certains aspects de la vie mentale. Le "condamné à mort", enfermé dans sa pensée tout autant que dans sa cellule explore une situation qui ne fait après tout que dramatiser une condition humaine très générale (comme il le constate lui même, les hommes sont tous "condamnés à mort avec des sursis indéfinis") : la perspective de la mort désœuvre par avance tout autant sa pensée que son écriture. L'écriture met en évidence ce désœuvrement parce qu'elle apparaît clairement comme une instrumentalité vaine, un pur moyen sans fin :

Puisque j'ai le moyen d'écrire, dit le condamné, pourquoi ne le ferais- je pas:J(S)_

La cellule où il écrit figure donc assez bien l'espace mental où toute pensée se débat avec l'impensable et lui oppose le recours de l'introspection :

Pourquoi 11 'es.wierois-je pas de me dire à moi-même tout ce que j'éprouve de i'iolent et d'inconnu dans la situation abandonnée où me

voilà ?(9)

L'écriture, actualisant le dédoublement introspectif, divise le moi et en sauve une part de la violence inconnue qu' il éprouve :

D'ailleurs, ces angoisses, le seul moyen d'en moins souffrir, c'est de les obsen•er.!IO)

Comprenons bien que pour le condamné, écrire, c'est s'écrire à lui-même, se projeter comme futur relecteur de ses propres écrits. En sorte que la division

(8) Le dernierjour d'un condamné. Paris. Folio, Gallimard, ch. VI, p. 278.

(9) Ibid., p. 279.

( 1 0) Ibid.

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logique et énonciative qu'agence ici le journal intime, qui institue une part du moi observatrice des souffrances de l'autre, est aussi une division temporelle.

Ecrire, c'est donc se donner mentalement le temps de la rétrospection de son présent, c'est-à-dire infinitiser le temps à la mesure même de sa restriction progressive. C'est instrumentaliser le paradoxe de Zénon dans un temps rongé par la perspective de la mort.

.. Et, si abrégée que soit ma vie, il y aura bien encore dans les angoisses, dans les terreurs, dans les tortures qui la rempliront, de quoi user cette plume et tarir cet encrier,

note encore le condamné( 1 1 l. L'écriture inverse donc le sens de la souffrance, elle en fait l'instrument d'un épuisement des moyens matériels de l'écriture, dont l'usure mesure Je temps de la vie. Ainsi l'écriture apparaît dans sa fonction de retardement. Elle aménage le retard à mourir. Et de façon significative au fur et à 1.11esure que le temps elu condamné se restreint, son journal dilate les instants par la précision de l'écriture.

Par là aussi J'écriture apparaît comme une distanciation qui est celle même qu'introduit la pensée clans l'existence affrontée à la perspective de sa mortalité. Le journal intime ne se réduit donc pas à une invention commode pour justifier réalistement la mise à nu des contenus de la pensée. Il figure l'activité même de la pensée, il prend en charge ses fonctions et les rend manifestes à travers l'instrumentalité visible de l'écriture.

3. La motivation réaliste justifiant que nous ayons connaissance des pensées d'un tiers a au moins pour vertu, par son artifice même, de rappeler que la représentation de la pensée ne doit pas être prise littéralement. Or avec l'invention du monologue intérieur "autonome"(l2l, en même temps que disparaît toute justification à l'extériorisation des pensées d'autrui, la prétention réaliste devient totale. Edouard Du jardin entend rendre compte de la pensée à la fois exhaustivement et intimement, comme en témoigne la définition qu'il propose elu monologue intérieur : "le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c'est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial, de façon à donner l'impression de tout venant"03l. Il ne fait pas de cloute que le texte de Dujardin est loin d'être à la hauteur de ses ambitions, et en l'analysant cie près, on pourrait démentir presque point par

(Il) Ibid.

( 12) La paternité en revient à Edouard Dujardin avec Les lauriers sont coupés ( 1887), rééd.

Bibliothèque 10/18, 1968. avec la préface de Valéry Larbaud de 1925.

( 13) Cf Edouard Du jardin, Le monologue intérieur, Messein, 1931.

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point les éléments de la définition et en souligner les paradoxes. Mais on ne peut se contenter d'incriminer seulement la malaclressse de Dujarclin (qui est certaine). Il y a des éléments structurels qui font de son projet d'exhibition de la pensée une pure utopie.

Comment en particulier admettre que la pensée représentée soit à la fois antérieure à toute organisation logique et entièrement verbalisée dans le texte que nous lisons? N'est-il pas clair que pour saisir une pensée "à l'état naissant", si cela a un sens, il faudrait un autre langage, qui aurait toutes les chances de n'être pas du tout un langage et qui en particulier serait incompréhensible pour autrui? de même la prétention de Dujardin à représenter un solipsisme dans un discours destiné à être lu par autrui échoue sur des contraintes communicationnelles.

Effectivement Daniel Prince, le héros de Dujardin, n'a pas le loisir de seulement penser, i 1 faut aussi que l'expression de sa pensée permette au lecteur de reconstituer ses actes. Comme le elit Joyce à Valéry Larbaud :

Le lecteur se trouvait, dans Les lauriers sont coupés installé dès les premières lignes, dans la pensée du personnage principal et c'est le déroulement ininterrompu de cette pensée qui, se substituant complètement à la forme du récit, apprenait au lecteur ce que fait ce personnage e't ce qui lui arrive. (14)

Les actions de Daniel Prince ne sont pas représentées pour elles-mêmes, dans leur extériorité visible mais uniquement en tant qu'elles apparaissent réfractées par les pensées qui les accompagnent. Cette délégation de la narration à la conscience du héros ne va pas sans distorsions dans la représentation de cette conscience même. Pour que le récit soit compréhensible, il faut en effet que le personnage ne cesse de penser non seulement ses pensées mais aussi ses actions et ses perceptions. Daniel Prince clone pense continûment, tandis qu'il marche, entre au restaurant, mange une sole, se promène en voiture avec une femme entretenue. Il pense même tandis qu'il va aux toilettes "prendre ses précautions". Et plus fort que tout, il pense pendant qu'il s'endort et au cours d'un bref assoupissement, il ne manque pas de verbaliser les images de son rêve:

"j'faim' mieux qu'mes moutons" ... j't'aim mieux ... cette fi/le, yeux éhontés, fi'êle, aux lèvres rouges ... la chambre, la cheminée haute ... la sa/le ... nwn père ... tous trois assis, mon père, ma mère ... moi-même ...

pourquoi ma mère est-elle pâle? ... elle me regarde .. nous allons dÎner, oui, sous le bosquet ... la bonne ... apportez la table ... Léa ... Elle dresse ( 14) Cf Préface de Valéry Larbaud, in Les lauriers sont coupés, p. 9.

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la table ... mo11 père ... le concierge ... une lettre ... 1111e lettre d'e!!e ? ...

merci ... lill ondoiement, une rumeur, un lever de cieux ... etc. ( 15)

En fait, la visée d'un destinataire implicite le contraint non seulement à la continuité de la pensée mais aussi à des formes de pensée particulièrement passives. Au service du récit, Daniel Prince devient l'enregistreur des perceptions qui permettent au lecteur de le situer dans l'espace. Ainsi est-il amené à un bavardage intérieur où il se dit à lui-même ce qu'il n'a nul besoin de se dire puisqu'il le sait dans l'évidence de sa perception. parvenant à la maison où il a rendez-vous, Daniel Prince est ainsi amené à penser tautologiquement :

Voici la maison où je dois entrer, où je trouverai quelqu'un ; la maison, le vestibule; entrons(16).

Montant un escalier, il commente, apparemment pour lui-même mais manifestement pour autrui, et sur le mode d'une didascalie :

L'escalier du premier étage, l'escalier large et clair, les fenêtres( 17).

La visée réaliste, une nouvelle fois, confine à l'irréalité la plus grande.

Mais là encore, il suffirait de changer de perspective, c'est-à-dire de voir dans le monologue intérieur une figuration parmi d'autres et non pas sa littérale transcription, pour que ses conventions artificielles nous apparaissent comme un ensemble d'hypothèses intéressantes. A cet égard l'originalité du monologue intérieur de Dujardin est double : ce monologue nous figure la pensée non plus sur le mode délibératif du discours argumenté mais comme un mélange de perceptions extérieures et d'actes mentaux fondus dans un même flux de conscience verbalisé ; qui plus est, la vie mentale est représentée dans une absolue continuité (qui sera encore accentuée par Joyce dans Je monologue de Molly Bloom).

Plus qu'une reproduction "vraie" de la pensée, il faut y voir un effort pour figurer discursivement l'intuition mentale de la continuité de la vie psychique que postule une certaine tradition philosophique :je pense ici à la

"durée" bergsonienne, ou encore à "la conscience interne continue du temps"

chez HusserJ(I8). Il y a donc, dans la pratique représentative des écrivains, une forme de philosophie sauvage ...

( 15) Les Lauriers sont coupés,p. 94.

( 16) Ibid., p. 29.

(17) Ibid., p. 30.

( 18) Sur ce thème. cf Méditation cartésienne, Paris, Vrin, 1992, p. 78.

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4. Je considérerai pour finir le cas extrême de l'écriture automatique surréaliste. La figuralité des représentations littéraires de la pensée s'y trouve en effet radicalement déniée. Avec l'automatisme surréaliste prôné par André Breton dans le Manzfeste du surl'éalisme de 1924, nous smtons sinon de la littérature au moins de la représentation. Et cette sortie s'opère au nom du réalisme. Poussé à son exigence la plus grande, le réalisme ne supporte plus la représentation, ni par voie de conséquence la fiction, fût-elle réaliste. Il se veut expression pure du réel( 19). Du même coup l'écriture automatique se trouve délivrée de toutes les fonctions narratives qui hypothéquaient la vraisemblance du monologue intérieur à la Dujardin. Le surréalisme est un réalisme. Il prétend nous faire accéder à la réalité de la pensée hors de toute médiation littéraire ou rhétorique. Il n'en reste pas moins doté de qualité littéraire. C'est que, sel mi lui, la réalité de la pensée s'offre d'emblée sous une forme verbale imagée et poétique. On a cependant relevé(20) le paradoxe d'une pensée qui, à force de se vouloir pure et désintéressée, c'est-à-dire dépourvue de finalité pratique, morale ou esthétique, finit par apparaître absolument vide de contenu. Au moment où l'on devrait toucher l'essence même de la pensée, cette essence se dérobe dans sa propre transparence.

L'écriture automatique ne pense rien sans doute pour la simple raison qu'elle n'est la pensée d'aucun sujet - (bien plutôt, comme le dit Blanchot, en elle c'est la pensée qui devient sujet) et étant a-subjective elle ne saurait non plus être adressée à personne. L'écriture automatique s'abîme donc dans sa propre transparence théorique. Et les exemples que pourraient en fournir les surréalistes sont toujours en défaut par rapport à cette transparence. C'est sans doute pourquoi André Breton, dans le Second manifeste du surréalisme, est amené à réclamer l'occultation du surréalisme - c'est-à-dire aussi des textes automatiques qui garantissaient son existence.

Peut-on néanmoins proposer une réinterprétation figurale du

"réalisme" automatique? les contradictions théoriques d'André Breton, qui assigne l'origine de la voix automatique tantôt à la "conscience universelle"

et tantôt à l'inconscient du sujet parlant, ne rendent pas la tâche aisée.

Cependant l'insistance mise sur la continuité du "murmure" surréaliste suggère que se trouve 'ainsi figurée, si ce n'est la continuité de la vie psychique consciente, au moins celle de l'inconscient, en quelque acception ( 19) Je rappelle la fameuse définition du surréalisme proposé par André Breton dans le

!vlanzfeste du surréalisme: "Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement. soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée." in André Breton, Oeuvres Complètes 1, Paris, Pléiade, 1988 ,p. 328.

(20) Depuis les "Réflexions sur le surréalisme" de Maurice Blanchot ( 1945), reprises in La Part du feu, Paris. Gallimard, 1949.

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1

qu'il faille prendre ce terme. Toutefois, la leçon de l'écriture automatique est peut-être surtout de nous désigner les limites de l'extériorisation de l'intériorité.

Effectivement force est de constater qu'avec le surréalisme, l'exhibition de la pensée pure coïncide de fait avec son occultation, son apparition

"réelle" avec sa disparition empirique. Ce qu'il ne saurait en aucun cas montrer (car pour le faire il faudrait renoncer à toute médiation de langage), le surréalisme est contraint de le dissimuler, sauvant ainsi son existence in obsentia.

J'ai voulu suggérer que l'invention sensationnelle du monologue intérieur ou ses avatars surréalistes ne donnaient pas une image de la pensée plus vraisemblable que les figurations les plus explicitement artificielles qu'on a pu en proposer par exemple à l'âge classique. Mais pour autant ni les unes ni les autres de ces figurations ne mentent (pour qu'elle puissent être dénoncées comme mensongères, il faudrait évidemment qu'on puisse les comparer avec des exemplaires "véridiques" et vérifiables de la vie mentale).

Ce n'est pas dire que l'effort littéraire soit dénué de sens. Ses figurations sont autant d'hypothèses et de modèles de la vie mentale. Si elles paraissent pmfois confuses ou inadéquates, c'est que leur ambition est plus synthétique que celle du discours philosophique : les figurations littéraires ne repré- sentent pas seulement des contenus de pensée, mais aussi des mouvements et des rythmes. Pour elles, la pensée ne se déploie pas dans un milieu homogène abstrait, elle se développe dans le temps, adopte des formes d'intermittence ou de continuité, de ralentissement ou d'accélération, de division intérieure ou de cohésion. Et de même elle tresse le perceptif, le conceptuel, l'associatif, le projectif, toutes les modalités de ce qui constitue non pas seulement la pensée au sens strict mais la "vie mentale". Ainsi depuis au moins le classicisme, la littérature a implicitement montré qu'elle avait autant de légitimité et d'aptitude que la philosophie à rendre compte des modes d'existence de la pensée en nous.

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