M ATHÉMATIQUES ET SCIENCES HUMAINES
P. P ARLEBAS
Effet Condorcet et dynamique sociométrique. I. L’ordre de préférence au niveau individuel
Mathématiques et sciences humaines, tome 36 (1971), p. 5-31
<http://www.numdam.org/item?id=MSH_1971__36__5_0>
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EFFET CONDORCET ET DYNAMIQUE SOCIOMÉTRIQUE
I. L’ordre de préférence
auniveau individuel
par P. PARLEBAS 1
A. PRÉSENTATION 1.
OBJECTIF
Quand
un enfant classe sesproches
camarades considérés deux àdeux,
il lui arriveparfois
d’affirmer :« Je
préfère
Pierre àClaude,
Claude àJacques
»,puis
d’affirmer encore : « Jepréfère Jacques
à Pierre »(P
>C,
C> J et J
>P).
Un tel cas d’intransitivité ne laisse pas d’être déroutant auregard
de lasimple logique.
Onqualifie
habituellement ce choixd’irrationnel;
on le récuse en l’attribuant àl’inattention,
à la
fatigue,
au hasard des fluctuationspsychologiques.
Cette étude porte sur de telles
préférences
d’adolescentsqui
comparent deux à deuxquelques-uns
de leurs
proches
camarades de groupe, garçons et filles.L’objectif
immédiat est d’observer si lespréfé-
rences individuelles d’une part, les
préférences
collectives d’autre part se structurent defaçon
cohérente.L’éventuelle incohérence des
choix,
mise àjour
par laprocédure
Condorcet est-elle un fait rareou
fréquent ?
Seproduit-elle
sur leplan
individuel ou sur leplan
collectif ?Ces contradictions ont-elles un sens
décelable,
etlequel ?
Cesparadoxes
ont-ils uneorigine
stric-tement individuelle ou sont-ils en relation avec la
dynamique
desgroupes ?
Deux
procédures
sont utilisées simultanément : la méthode descomparaisons
parpaires (C
PP)
et le
questionnaire sociométrique (Q S).
Toutes deuxs’appliquent rigoureusement
aux mêmes situationset recourent
identiquement
à deux critères : le critère depréférence
affective et le critère depréférence leadership.
Les mêmesphénomènes
sontexplorés
par deuxapproches
différentes : les éventuelles conver-gences devraient offrir une
possibilité d’interprétation
accrue.Au
point
de vueméthodologique,
lapuissance
de la méthode descomparaisons
doit permettre de sonder lesqualités
del’appareil sociométrique : l’analyse mathématique
des résultats autorise-t-elle à considérer cequestionnaire
comme un outilvalide,
fidèle et sensible ?L’objectif premier
est de déceler des incohérences éventuelles dans lespréférences
individuelles etcollectives et de tenter d’en trouver la
signification
àpartir
des influences de ladynamique
des groupes enprésence.
1. UER de Mathématiques, Logique Formelle et Informatique, Université René-Descartes, Paris.
2.
HYPOTHÈSES
Selon notre
hypothèse
debase,
lespréférences illogiques
ont une «logique » sous-jacente :
- Au niveau individuel : les
paradoxes
Condorcet ont pourorigine
untélescopage
des critères. La dimensionthéoriquement adoptée
pour établir les choix éclate defaçon subreptice
en sous-dimensionsqui
rentrent en conflit et créent ainsi des incohérences.- Au niveau
collectif:
à une cohérence rationnellecorrespond
une cohésion affective. Les contradictions des effets Condorcet masquent une «logique » dépendant
de ladynamique intra-groupe
etinter-groupes.
L’hypothèse majeure,
c’est que les effets Condorcet sont en relation directe avec ladynamique sociométrique.
3. DISPOSITIF
EXPÉRIMENTAL
1. Conditions
générales
Cette
expérience
s’est déroulée au cours d’unséjour
en chalet de montagne, d’une durée de 15jours.
Sur un total d’une
cinquantaine
d’enfants de 8 à 16 ans, les 22plus âgés, pré-adolescents
etadolescents,
ont été directement concernés par les
questionnaires,
soit 12 filles et 10 garçons.Les activités étaient
mixtes;
elles étaientprincipalement
orientées vers lapratique
du ski lematin et
l’après-midi.
Lacomposition
des groupes à l’intérieur du chalet a été fidèlement déterminée àpartir
desréponses
des enfants aux différentsquestionnaires qui
sontl’objet
de cette étude. Lesquestion-
naires ont été ainsi insérés dans le déroulement
général
des activités et ont été perçus par les enfantscomme un moyen de
participer
aux décisionsqui
les concernaient.2. Passations des
questionnaires
Au cours du
séjour,
il y a eu deuxpassations :
- La
première :
ne comporte que leQ S;
elle a lieu au bout de troisjours;
- La deuxième : comporte un
Q
S et les C P P : elle se situe dixjours après
lapremière.
Les C P P portent sur les 6 garçons et les 6 filles
qui
ont été lesplus
choisis de lapremière passation sociométrique (garçons
d’une part, filles d’autrepart).
Les quatrepremières questions
duQ
S se rap- portent au critèreaffectif,
lacinquième
au critèreleadership.
Pour le critère
affectif,
on a retenu l’activité laplus susceptible
de libérer les attirancesprofondes
des
sujets
les uns pour les autres. Laquestion
a été celle-ci : «Quels
camarades aimeriez-vous avoir à votre tablependant
la veillée aux chandelles de ce soir ? ». Cettequestion
tente de solliciter la dimension affective de lafaçon
laplus
«épurée
»possible ;
en effet dans ce cas, ce critère n’est pasdépendant
decontraintes d’exécution
qui pourraient
apporter un biais dansl’expression
affective. Un tel biais serait apparu si on avait parexemple
demandé : «Quels
camarades aimeriez-vous avoir avec vous dans votreéquipe
de ski ? », car à coupsûr,
auraientsurgies
des interférences dues auxcapacités techniques
dechacun.
Pour le critère
leadership, chaque
enfantdésignait
les camaradesqu’il préférait
avoir commeresponsable d’équipe,
commechef
de groupe, camaradesqui
seraientchargés
deprévoir
etd’organiser
la soirée.
Très
schématiquement,
voici les thèmes desquestions posées :
1. Choix : « Avec
qui,
aimeriez-vous... ? ».2. Attente de choix : « A votre
avis, qui
vous a choisi... ? ».3.
Rejet :
« Avecqui
n’aimeriez-vouspas... ? ».
4. Attente de
rejet :
« A votreavis, qui
ne désire pas que vous soyez avec lui... ? ».5. Choix : «
Qui
aimeriez-vous avoir commechef
degroupe... ? ».
Chaque
enfant effectue ses différents choixparmi
les camarades de son propre groupe,puis parmi
les membres du groupe de l’autre sexe. Le nombre de choix n’est pas
limité;
il est demandé de classer les camaradesdésignés
dans l’ordre depréférence
décroissant.Les C P P contiennent 4 blocs de 15
paires.
Eneffet,
les six candidats garçons sont touscomparés
deux à deux par
chaque
enfant à deuxreprises :
d’abord àpartir
du critèreaffectif, puis
selon le critèreleadership;
il en est de même pour les six filles. Ceci conduitchaque répondant
à émettre 60préférences :
30 pour les garçons et 30 pour les filles.
4.
DÉPOUILLEMENT
ETINTERPRÉTATION
DESRÉSULTATS:
distinction entre l’ordre individuel et l’ordre collectifDans l’étude des matériaux
recueillis,
il convient de faire une distinction fondamentale entre deux types depréférence.
1. Les
préférences
au niveau individuel.Les choix ont tous été effectués de la part des enfants de
façon
standardisée et strictementpersonnelle.
Chaque
feuille depassation
peut donc être traitéeséparément,
cequi
déterminera des échelles depréfé-
rences et des indices
sociométriques
individuels.2. Les
préférences
au niveaucollectif.
Par
composition
des choixpersonnels
il estpossible
de mettre en évidence des échelles depréférences collectives;
nous utiliserons pour cela laprocédure Condorcet,
à cause de sarigueur
et de sespossibilités
de détection de certains
phénomènes psycho-sociaux,
conformément à notre corpsd’hypothèses.
Parallèlement seront dressés les
sociogrammes qui
révéleront les structures des groupes.Ces deux niveaux sont très différents :
- Dans le cas individuel : il
s’agit
d’une hiérarchieinterne,
établie par un seulsujet,
par un seul centrede
signification.
Uneexigence
de cohérence sembles’imposer
nécessairement.- Dans le cas
collectif:
ils’agit
d’une hiérarchie réalisée paragrégation d’opinions
issues deplusieurs sujets.
Des échelles individuelles
rigoureusement
rationnehes peuvent en secombinant,
selon lesmajorités
binaires de la
procédure Condorcet,
donner naissance à uneopinion
collectiveirrationnelle ;
la détection d’un telphénomène
peut être riched’interprétations.
Il serapossible
de composer lesopinions
indivi-duelles selon les groupements que l’on désire tester.
Ainsi,
lafaçon
donts’agrègent
lespréférences
desmembres d’un groupe pourra éventuellement être le révélateur de la rationalité de ce groupe.
B. L’ORDRE DE PRÉFÉRENCE AU NIVEAU INDIVIDUEL
1. LA RELATION DE
PRÉFÉRENCE :
une relation de tournoiLes 6 candidats sont
présentés
deux pardeux;
pourchaque paire,
le votant émet un « avis », c’est-à-direqu’il
choisitobligatoirement
un nom, cequi
élimine laprésence
d’éventuels ex-aequo. L’ensemble des 15 « avis o constitue une «opinion
».Chaque opinion
détermine donc une relation binaire entre les six candidats.Soit deux enfants de la
population
C de candidats. On a : x « estpréféré
à » y.ou
Caractéristiques
de cette relation binaire1. Cette relation est
anti-symétrique (absence d’ex-aequo) :
2. Cette relation est
complète :
par construction même del’épreuve,
un choix est demandé pourchaque paire
de candidats(x, y) ~
R P(y, x) ~
R. Pour unepopulation
de ncandidats,
il y a :paires présentées,
soit dans notre cas où n =6,
15 choix àexprimer.
3. Cette relation peut être considérée comme
ré, f lexive :
la réflexivité n’a pas ici de réalitéopératoire,
caraucun candidat n’est
comparé
à lui-même. Mais d’une part, en s’accordant laréflexivité,
on ne nuit pasaux
propriétés
de la relation depréférence,
d’autrepart
on facilite la formalisation.Par
convention,
admettons que cette relation depréférence prise
au senslarge puisse
être considéréecomme réflexive :
4. Cette relation est soit
transitive,
soit intransivive.- La relation est
transitive,
si le votant est « rationnel ».Dans ce cas où la
logique
estrespectée,
on a :et
Il
s’agit
alors d’une relation d’ordretotal;
l’ensemble des candidats estcomplètement
ordonné.A
chaque
votant, on attribue une échelle depréférences rigoureusement
définie.- La relation n’est pas transitive : il y a des choix «
paradoxaux
», despréférences
circulaires. Dans cecas, il
n’y
aplus
relation d’ordre total. Selonl’expression proposée
par G. Th.Guilbaud,
en l’honneurdu découvreur du
phénomène,
il y a effet Condorcet[1].
Une telle relation de
préférence antisymétrique
etcomplète
est une relation de tournoi. La réflexi-vité, l’antisymétrie
et lacomplétude
sont des donnéesqu’on
s’octroie audépart;
elles ne posentguère
de difficulté. Le coeur du
problème,
c’est la transitivité. C’est uneexigence logique.
Cette étude est orientéevers la
détection,
laquantification
et lasignification
des cas d’intransitivité.Dans les
opinions
individuelles réellementexprimées
par desadolescents,
observe-t-on des cas d’intransitivité ? Peut-on dénombrer cescontradictions,
évaluer leurimportance relative,
peut-ontrouver des « raisons » à ce manque de raison ? 2. LES EFFETS CONDORCET
La
procédure
des C PP,
pour chacun des 22 votants, donne 4opinions,
c’est-à-dire 4 échelles depré-
férence. A
chaque
votant et pourchaque critère,
une échelle ordonne les 6 garçons et une autre ordonne les 6 filles. Le total d’échelles obtenues est de(4
X 22=)
88 échelles. Les 12 candidats font aussipartie
des votants; ils n’émettent pas de choix pour toute
paire
dont ils sont l’un des éléments. Dans ce cas, ils réalisent5 -
10 choix et ordonnent 5 candidats(soit
24 échelles sur88).
Lesréponses enregistrées
sur les ordres
possédant
5 candidats ont conduit à des résultatsanalogues
à ceux des ordrescomptant
6 candidats. Aussi pouralléger,
ne détaillerons-nous que rarement les deuxtypes
deréponses.
Le
dépouillement
s’effectue selon laprocédure Condorcet,
en ordonnant les candidats àpartir
des
préférences
binaires de chacune des 15comparaisons.
A l’effet Condorcet(E C)
d’uneéchelle, peut correspondre
un ouplusieurs
cas d’intransitivité interne : c’est-à-dire que le renversement d’un ou deplusieurs
avis est nécessaire pour retrouver un classement transitif.Constat des
faits :
sur 88échelles,
il y en a 13qui
sont entachées d’effetCondorcet,
soit unpourcentage
de
14,8.
Y a-t-il des
fréquences
d’E Csignificativement
différentes selon lesgrandes
variables mises enjeu ?
- les votants : les garçons
produisent 6/40 ( 15%)
E C contre7/48 (14,6%)
pour lesfilles;
~-- les candidats : 6 E C sont suscités par les garçons et 7 par les
filles;
- les critères : 5 E C sont occasionnés par le critère affectif et 8 par le critère
leadership.
Rien designi-
ficatif
n’apparaît.
Quelle
est lasignification
dupourcentage
constatéd’effets
Condorcet ?Pour
interpréter
les15%
d’E Cconstatés,
nous allons comparer nos résultats à ceux que donneraient trois types de situationsparticulières :
- Le
pourcentage
d’E C donné par des choixcohérents,
c’est-à-direrespectant
la transitivité : c’est le critère de lalogique;
- Le pourcentage d’E
C,
obtenu en situation aléatoire : c’est le critère de laprobabilité correspondant
au
hasard;
- Le pourcentage d’E C constaté lors de travaux
psychologiques
semblables : c’est la référence à uneréalité
psychologique
observée dans des conditions voisines.1.
Comparaison
selon le critère de lalogique
Dans un tel cas, il
n’y
aurait aucun E C. Les15%
d’E C obtenus diffèrent considérablement du pour- centage nul que donneraient des choix rationnels. Commentexpliquer
les15%
d’E C ? Plusieurs facteurssont
fréquemment invoqués.
Ainsi que lesignale
ClaudeFlament,
on fait traditionnellementappel
à« l’inintérêt », à la «
fatigue
», à la « difliculté » de différenciation[6].
Examinons ces trois facteurs :
- L’inintérêt : dans cette situation
précise,
cequestionnaire
est un outilpédagogique.
Les enfants saventque
l’organisation
de leur soiréedépend
de leurs propreschoix;
ils se sententpartie
prenante dans lesdécisions;
aussi leur niveau demotivation,
leur intérêt est-il élevé.-
La fatigue :
aucune différencemarquée n’apparaît
dans la succession desphases,
d’autant que certainsrépondants qui présentent
un E C lors de la 1re ou de la 2etranche,
n’ontplus
de contradiction dans les deux dernières.- La
difficultés
dedif férenciation :
P.Fouilhé,
l’auteur d’un travailqui
servira de référence[2]
affirmeque le
plus fréquemment,
les E C« interviennent entre personnages voisins sur l’échelle moyenne de lapopulation,
et cephénomène
est d’autantplus
apparent que ces personnages se situentplus
au centrede l’échelle moyenne».
Or,
ces deuxpropositions
sontincompatibles
avec les résultats observés sur les échelles individuelles :- Les E C ne concernent pas
uniquement
les candidats voisins sur l’échelle: si la moitié des E C estproduite
avec strict
voisinage,
l’autre moitié a lieu avecéloignement (la
moitié des circuits delongueur
maxi-mum est d’un ordre
supérieur
àtrois).
- Les E C
affectent
lessujets
des extrémités avec la mêmefréquence
que ceux du centre(50%).
Ces constatations sont
importantes,
car elles diminuent le créditqu’on
peut accorder à uneexplication
en termes de difficulté de différenciation de candidats classés selon une seule dimension.Le fait par
exemple, qu’un sujet
classé 5e surclasse brutalement lepremier,
alors que tous les autres choixsont transitifs n’est pas sans
étonner ;
on est tenté de se poser laquestion :
toutes lespréférences
ont-ellesété réalisées avec le même étalon ? Est-ce le même critère
qui
a été utilisé au cours des 15 choix succes-sifs ? Les « avis » incohérents avec l’ensemble n’ont-ils pas pour
origine
l’existence deplusieurs
dimen-sions différentes de cohérence ?
Il faudra pousser
l’analyse plus
loin pourrépondre
à cettequestion.
2.
Comparaison
selon le critère de laprobabilité correspondant
au hasardDans le cas où les choix seraient purement
aléatoires, quelle proportion
d’E C obtiendrait-on dans notresituation ?
Le nombre de candidats est n =
6;
le nombre total d’ordrespossibles
est de n ! = b ! = 720.Mais le nombre de
systèmes
deréponses possibles (chacun
étant constitué de 15 «avis»)
estbeaucoup plus important.
Il estégal
au nombred’applications
d’un ensemble à 15 éléments dans un ensemble à 2 éléments(choix dichotomiques)
soit : 216 = 32 768systèmes possibles.
Le pourcentage
d’opinions
transitives est donc :Il y a donc :
soit
97,8% d’opinions
intransitives donc d’E Cpossibles.
Si le hasard
présidait
seul au choix comparant sixcandidats, 97,8%
des ordres seraient contraires à lalogique
despréférences.
Dans le cas où les candidats ne sont quecinq,
ce pourcentage est :En tenant compte des deux
populations
decandidats,
nous obtenons :pour n = 6 :
97,8%
d’E C dus au hasard contre11/64 (17%) empiriquement constatés,
pour n = 5 :
88,3%
d’E C fruits du hasard contre2/24 (8%) empiriquement
constatés.Les différences sont
probantes :
les choix dessujets
ne sont aucunement assimilables à ce queproduirait
le hasard.3.
Comparaison
avec les résultats d’uneenquête
utilisant les C P P sur unepopulation d’enfants
Cette
enquête,
réalisée par P.Fouilhé,
porte sur 1 600 élèves des écolesprimaires
dudépartement
de laSeine
[2].
Lequestionnaire
demande de comparer 8 candidatsqui
sont, non pas des camarades de groupe, mais des personnages de la presse enfantine :aviateur, cow-boy, corsaire,
détective... L’auteur constate que laprésence
d’E C décroît avecl’âge
en passant du cours élémentaire au courscomplémentaire.
Dans notre
population,
nous avons retrouvé cette influencegénétique
maisuniquement
au niveau desadolescentes : six E C
produits
par les sixplus jeunes,
contre un seul pour les sixplus âgées;
les fillesplus âgées
de notre groupe structurent leurs choix defaçon plus
cohérente que lesplus jeunes. L’âge
inter-venant, nous n’avons utilisé comme références que les élèves des cours
complémentaires qui
sont sensi-blement du même
âge
que les nôtres.Dans ce cas, le pourcentage constaté d’E C est de
62%,
c’est-à-dire quatre fois le pourcentage observé au centre deneige.
Il est intéressant de noter dès à
présent,
un résultat surlequel
nous reviendrons en le mettant enévidence : le
degré
d’incohérence des E C est nettementplus prononcé
dansl’enquête
de P. Fouilhé.Il ressort de la
comparaison
entre les deuxenquêtes :
-
Que
le pourcentage d’E C dans notre cas estfaible
relativement à l’autreenquête;
la différence estmassive:
15 %
contre62 % ;
-
Que
dans les15%
d’E Cconstatés,
les incohérences sont relativement peu accusées.Comparons
dans untableau,
les différents pourcentages d’E C en fonction del’origine
des choix :Pourcentage d’effet
Condorcet enfonction
del’origine
despréférences
Les
15%
d’E C observés sontsignificativement
différents de tous les autres pourcentages.La faiblesse relative de cette
proportion
d’E C met celle-ci auxantipodes
d’unphénomène
purement
aléatoire;
ellel’oppose
franchement à laproportion
observée lors d’une autreenquête.
Touten décelant un pourcentage d’incohérences non
négligeable,
elle semblecependant
montrer que lespréférences
des 88 échellescorrespondent
à despréférences
fortement structurées dans l’ensemble.Les deux
questions
que nous nous posons à l’issue de cepremier
examen sont celles-ci :-
Pourquoi
les choix effectués dans notre situation ne sont-ils pas tous cohérents ?- Mais aussi
pourquoi, comparativement
à d’autres cas, ont-ils tant de cohérence ?3. GRAPHES DE TOURNOI ET CIRCUITS D’ORDRE 3
Dans notre cas, l’utilisation des
graphes
depréférences
et de leur matrice associée va permettre depénétrer plus
avant dans lesphénomènes
d’incohérence. La relation binaire depréférence
peut êtrereprésentée
par ungraphe anti-symétrique
etcomplet ( G) appelé graphe
de tournoi. Nousdisposons
d’unensemble de candidats C que nous
représentons
par despoints
ou sommets dugraphe;
les combinaisons deux à deux de tous ces candidatsreprésentent
l’ensemble des votesh; chaque
vote oupréférence
estfiguré
par un arc orienté dans le sens du classement. Dans notre cas, il y a six sommets, doncquinze
arcs(nous
délaissons les six boucles de la réflexivité conventionnellequi
encombreraientinutilement).
Les
quinze
arcs dugraphe ( G) représentent
ainsi l’ensemble descouples
duproduit
cartésienC2 pour
lesquels
la relation depréférence
A est vérifiée.et
Ce
graphe
de tournoipeut
être transitif ou intransitif. Parl’analyse
desgraphes,
est-ilpossible
de détecter l’intransitivité des choix et de
quanti fier
leurdegré
d’incohérence ?Soit le
graphe G1
de Pierre(candidat:
les garçons; critère:affectif). (Pour
des raisons déonto-logiques évidentes,
tous les noms ont étéchangés.)
Dressons la matrice booléenne de ce
graphe.
Cette matrice est un tableau carré d’ordre6,
forméde tous les
couples
duproduit
cartésien C X C. Il contientdonc 1 C 1 X 1 C ~ 1
=== 36 cases,chaque
case aij valant 0 ou 1.
Si i est
préféré à jail
= 1.Si j
estpréféré à i : ai~
= 0.Les cases où i
= j
contiennent un 0 car un candidat n’est pascomparé
à lui-même.La somme des contenus des cases de la
ligne
C vaut5;
ellereprésente
le nombre de fois où Claude a étépréféré
aux autrescandidats;
c’est le score(Sc)
de Claude.Complémentairement,
la somme de la colonneindique
le nombre de fois où les autres lui ont étépréférés (0
pourClaude).
Le total de ces deux sommes vaut n -1 pour toutsujet.
D’autrepart :
La somme des scores est
égale
au nombre des arcs, cequi
caractérise tous lesgraphes
de tournoitransitifs ou non.
Les scores
Si
dugraphe G, présentent
laparticularité
depouvoir
être ordonnés comme la suitedes entiers de 0 à
(n -1).
(Test une condition nécessaire et suffisante pour que legraphe
de tournoi soit-
transitif.
GI
est donc transitif et son vecteur-score est alors :Y1= (0, 1, 2, 3, 4, 5).
Nous constatons
qu’il possède
un et un seul cheminhamiltonien,
c’est-à-dire un cheminqui
passeune fois et une seule par
chaque
sommet, cequi
est encore une condition nécessaire et suffisante pourqu’un graphe
soit transitif. Ledéveloppement
de ce chemin hamiltonien sur une droite donne l’échelle depréférence
de Pierre où les 6 candidats sont totalement ordonnés selon la suite des scores décroissants.Chemin hamiltonien de
Gi :
échelle depr(férence correspondant
au vecteur-scoreVI
=(0, 1, 2, 3, 4, 5)
Dans les marges de la
matrice,
les candidats ont été classés selon le cheminhamiltonien;
nousobtenons alors une matrice
triangulaire supérieure,
c’est-à-dire un tableau danslequel
toutes les casessituées au-dessous de la
diagonale
sont nulles. L’obtention d’une telle matrice est une condition nécessaireet suffisante pour que le
graphe
soit transitif. Dans notre cas, sur 88graphes,
nous obtenons 75 matricestriangulaires supérieures
semblables àMl répondant
à 75opinions
transitives.Examinons un autre
exemple:
legraphe G2
de Jean(candidats:
lesfilles ~
critère:leadership).
Si les scores ont bien une somme
valant n - 2 ) 15,
leur suite ne peut pas s’ordonner de 0 à(n -1).
,Ce
graphe
est donc intransitif. Ilpossède plusieurs
cheminsqui
reviennent à leurpoint
dedépart,
c’est-à-dire
plusieurs circuits ;
parexemple
un circuit d’ordre 3(C, F, H, C),
un circuit d’ordre 5(T, C, F, H, M, T).
Laprésence
d’un circuit est une condition nécessaire et suffisante pourqu’un graphe
soitintransitif.
On entend par
degré
d’intransitivité d’untournoi,
le nombre minimum d’arcs dont il est nécessaire dechanger
le sens pour que ce tournoi devienne transitif(distance
minimum d’un tournoi à l’ordre totalle
plus proche).
Pour rendre
G2 transitif,
il sufht d’inverser deux arcs : MT etHC;
ledegré
d’intransitivité deG2
est donc de
2;
l’E Cdisparaîtrait
si ces deux votes étaient renversés. Sur les 13 E Cobservés,
ledegré
d’intransitivité est de 1 pour dix d’entre eux et de 2 pour les trois autres.
Tout
graphe
de tournoiintransitif,
telG,, possède
au moins untriangle
intransitif et toutgraphe transitif,
telG,
n’enpossède
aucun. Eneffet,
pourqu’un graphe
soittransitif,
il faut et il suffit que tousses
triplets
le soient. L’étude destriplets
dugraphe
est donccapitale.
,Nombre total de
triplets (T)
danschaque graphe
de tournoiPour n sommets :
Nombre de
triplets intransitifs
observés(Tc)
A
partir
des « avis », il suffit de dresser la matrice despréférences
avec ses différents scoresSi.
Lenombre
Tc
de3-circuits,
c’est-à-dire de circuits d’ordre3,
se calcule ainsi :Pour
G2:
Le
graphe
deJean
contient donc 4 circuits d’ordre3; l’inspection
deG2
décèle aisément ces4 triades :
(HCF), (MTH), (MTF), (MTC).
Le traitement des 88
opinions,
donne ledécompte
suivant :Pour que ces effectifs de triades circulaires
(Tc)
prennent del’intérêt,
il convient de les rapporterau maximum obtenu dans le cas limite.
Le nombre maximum de
triplets
intransitifsJe
estégal
à :Pour n = 6
(n pair) :
Pour n = 5
(n impair) :
On considère
qu’une opinion
est totalement rationnellelorsqu’elle
ne contient aucuntriplet
circulaire et
qu’elle
est à son maximumd’illogisme quand
ellepossède
tous lestriplets
circulairespossibles.
On peut donc définir undegré
delogique
en fonction du nombreTc
detriangles-circuits
observés. Claude
Berge’[3]
a défini un tel « coefficient d’inconstance»C.
C. -
Tc
-
nombre de
triplets
intransitifs constatés"
-T max )
nombre maximumpossible
detriplets
intransitifs Ce coefficient mesure ledegré
de l’incohérence des choix :O C 1
j Cj
= 0quand
les choix sont totalementcohérents,
~ ~ ~
C% ===
1quand
l’incohérence est maximum.HISTOGRAMMES DES SCORES DE 3-CIRCUITS
Pour sa part, Kendall a
proposé
un indiceappréciant
la transitivité d’untournoi;
cet indice retranche de l’unité lepourcentage
d’inconstance. Il évalue ainsi la cohérence et nonplus
l’incohérenceL’indice de Kendall et celui de
Berge procèdent
d’une même démarche. Nous utiliserons ici le« coefficient d’inconstance »
Ci
deBerge.
Dans le cas du
graphe G2:
Pour l’ensemble des
opinions recueillies,
il n’a étéremarqué
aucun cas de coefficientCi supérieur
à
0,50,
ainsi que le montrel’histogramme H2.
Le calcul des coefficient d’incohérence va
permettre
de tenter une nouvellecomparaison
avecl’enquête
de Fouilhé(dans
ce cas, n = 8 etTe (max)
=20).
Dressons les 2
histogrammes, Hl
etH2
des scores de 3-circuits(schéma
page15).
Pour
Hl,
38 pour cent des échelles ont un coefficient d’incohérencenul,
c’est-à-dire une cohérence totalecontre 85 pour cent pour
H2.
D’autre part, lesdegrés
d’incohérence sontbeaucoup plus prononcés
dansl’enquête
Fouilhé : 12 pour cent des hiérarchies ont une inconstancesupérieure
à0,50
alorsqu’aucune
ne
dépasse
cette moyenne pour les enfants du centre de ski dont les choix semblent ainsibeaucoup plus
structurés.
Signalons également
que les 13graphes
intransitifs obtenus dans notre centre,représentent
uneincohérence faible relativement à ce que donnerait le hasard. En
effet,
sur un tel ensemble de 13 tournois intransitifs(n
=6)
tirés auhasard,
il y aurait en moyenne neuf tournois « irréductibles », c’est-à-dire fortement connexes; dans un tel cas, tous les candidats dugraphe
sansexception
seraient affectés par l’E C : legraphe posséderait
en effet un circuit hamiltonien. Or sur les treizeopinions
intransitives concrètementrecueillies, il n’y en
a pas une seulequ’on puisse
associer à un tournoi irréductible ! Aupoint
de vue
qualitatif,
les incohérences de nos adolescents semblent donc relativement peuprononcées.
Nombre de
triplets intransitifs
dans le cas du hasardLà encore la
comparaison
avec des choix aléatoiress’impose.
Lesous-graphe engendré
par trois sommetspossède
trois arcs. Chacun peut avoir deux orientationspossibles.
Le nombre total de combinaisons estdonc de 23
(= 8).
Parmi ces huittriangles,
deux sont des circuits et six sont transitifs.Si les
préférences
sont faites au hasard entre troiscandidats,
lepourcentage
moyen detriangles
2 / 1 B T
intransitifs obtenu b u
après
p ungrand
g nombre detirages
gsera 2 - 1 844
Or cepourcentage moyen - évalué
eval esur 3 candidats reste le même pour un nombre
quelconque
de candidatssupérieur
à 3[14].
Dans notrecas où n = b le nombre mo en de triades circulaires obtenu ar le hasard tendrait T
= 5 .
cas où n =
6,
le nombre moyen de triades Y circulaires obtenu par P le hasard tendrait vers -4 (= 5).
Or nous constatons que
l’histogramme Hz
est radicalement différent d’unhistogramme
centrésur
Tc
= 5. Bienplus,
tous les effectifsTc
observés sont inférieurs à 5. Lespréférences
de ces adolescentss’éloignent
donc radicalement de choix aléatoires.Pour sa part, P. Fouilhé
signale
que sonhistogramme
est bimodal : à côté d’une distributionen
L,
il y aurait une distribution normale dont les valeurs serépartissent
entre 8 et 19.Or,
dans le casoù n =
8,
l’effectif moyenTc qui
serait dû au hasard est de :Cette deuxième distribution se
rapproche
d’une distribution aléatoire desTc.
Nous sommes ainsienclins à
interpréter
cette deuxième courbe commecorrespondant
à des choixqui
tendent à se faire auhasard. Cette constatation est
importante
car elle semble montrer que dans des situations banales etpeu
motivantes,
les échelles depréférence
d’enfants tendent pour une partimportante
d’entre elles àêtre truffées de contradictions et à se
rapprocher
de ce que donnerait le hasard(précisons également qu’on
observe 62 pour cent d’E C au courscomplémentaire
et 87 pour cent au cours élémentaire!).
Dans notre
situation,
le nombre d’E C est réduit et ledegré
d’incohérence est très faible. Laquestion posée précédemment prend
un nouveaurelief;
lespréférences
des adolescentsprésentent, parallèlement
à une incohérenceformelle,
uneforte
cohérence relative :quels
sont les déterminants d’une structuration despréférences
aussiparticulière ?
4.
ÉCHELLE
UNIDIMENSIONNELLE ETPRÉFÉRENCES
PLURIDIMENSIONNELLES Marc Barbut pose leproblème qui
nouspréoccupe
en ces termes : « Arrow nous renvoie donc auxopinions
individuelles comme étant les seules
qui
soientsusceptibles
de ’rationalité’ : mais est-il bien vrai que lesopinions
individuelles soient elles-mêmes exemptes de contradictions ? »[4]. L’expérience
a effectivement révélé dans notre cas que sur 88hiérarchies,
13 fois la« rationalité » a étéprise
en défaut.Nous avons vu que cette
prise
àcontre-pied
de lalogique
n’était pasimputable
auhasard,
ni àl’inintérêt,
ni à lafatigue,
ni aux difficultés de différenciation.Quel
est donc son sens ?La transitivité
apparaît
comme une marque decohérence,
comme uneexigence
de non-contra-diction ; quand
G. Th. Guilbaud et P. Rosenstiehl écrivent[5]
que« lejuge
doit êtrecohérent,
c’est-à-direqu’il
doit être transitif », ilssoulignent
combien la transitivité est la notion-clef des structures d’ordre.Mais un
postulat implicite
semble communémentaccepté :
la transitivité est considérée sur tous les éléments d’unensemble, envisagés
en bloc. C’est-à-direqu’on
admet que tous les éléments sont linéai-rement hiérarchisés.
Implicitement,
cela revient àpostuler
un seul critère depréférence :
l’ordonnancement estpensé
selon une seule dimension.
Si l’on abandonne ce
postulat,
nos résultats sont-ilscompatibles
avec lalogique ?
Nous nous posons la
question
suivante : l’incohérence de certaines hiérarchies n’est-elle pas dueau fait que tous les choix sont considérés comme étant effectués avec le même étalon ?
Ne
sommes-nouspas en
présence
depréférences
réalisées avec différentestoises,
c’est-à-dire notre échelle n’est-elle pasen fait multidimensionnelle ?
Claude FIament a abordé ce
problème
etenvisagé l’analyse
des relations d’ordre en faisant intervenirplusieurs
dimensions. Il écrit notamment : « Il estpossible
de concevoir des situations de choix où lesujet, agissant très
rationnellement et sans aucun aléatoire peut donner des structures intransitivessi les éléments ordonnés
(par
des C PP)
se classent simultanément et différemment selonplusieurs
critères d’ordination
(dimensions) » [6].
Nous allons essayer de
souligner
comment des choixlogiques
rationnels peuvent être conciliablesavec les 13
opinions
intransitivesqui
ont été observées.Reprenons
legraphe G2
de Jean. Nous savonsqu’il possède
deux arcs d’intransitivité : MT et HCqui
donnent naissance àquatre triangles
intransitifs.G2 possède
donc(20
- 4=)
16triangles acycliques.
Or
parmi ceux-ci,
trois contiennent l’arc MT et un contient l’arc HC.Les arcs « contradictoires » ne sont donc cause d’intransitivité que dans certaines
configurations ;
dans d’autres
combinaisons,
ils conservent la transitivité. Dans ces 4triplets
transitifs deG2,
lespréfé-
rences
réputées « illogiques » apparaissent
tout à fait rationnelles.L’argument majeur,
c’est que legraphe
intransitif
G2 peut
être obtenu dans sonintégralité
par l’union desous-graphes
deG2,
tous transitifset contenant tous les arcs d’intransitivité. Dans
chaque sous-graphe
les arcsgardent
leur orientation et restentidentiques
à eux-mêmes : onpeut
bienparler
de l’union dessous-graphes.
L’incohérenceglobale
peut donc être considérée comme la résultante de cohérences
partielles
établies sur des dimensions différentes.Un tournoi intransitif peut donc être réalisé par l’union de sous-tournois
qui
eux, sont transitifs.Une telle
propriété
esttoujours
vérifiable ainsi que le montre C. Flamentqui précise qu’un graphe
intransitif
peut toujours
être ainsidécomposé
enplusieurs sous-graphes
transitifs dont l’union estidentique
augraphe
initial[6].
Chacun de nos 13