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View of Voyage au pays des âmes : la représentation des enchantements de l’Ombre dans l’œuvre de Henri Bosco

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 105

Voyage au pays des âmes : la représentation des enchantements de l’Ombre dans

l’œuvre de Henri Bosco

Danièle Henky

Abstract: Henri Bosco was sensitive to the night-universe and to his mysteries. In his books the determining meetings take place the night in a world governed by other laws that during the diurnal life. We shall analyze by which stylistic processes the writer tries to suggest the architectures of the shade while investigating the mysteries of the invisible and the night spells in particular (but not exclusively) in his last work: Une Ombre.

Résumé: Henri Bosco fut sensible à l’univers nocturne et à ses mystères. Dans tous ses livres, les rencontres déterminantes se déroulent la nuit, où s’élabore un monde régi par d’autres lois que la vie diurne. Nous analyserons par quels procédés stylistiques l’écrivain tente de suggérer les architectures de l’ombre tout en explorant les mystères de l’invisible et les sortilèges de la nuit notamment (mais non exclusivement) dans sa dernière œuvre inachevée : Une Ombre.

Keywords: Imagination, invisible, representation, night, Henri Bosco.

Loin qu’il y ait opposition entre le symbole et le réel, on doit dire que la puissance du symbole est celle même

de la réalité dont il a pris forme. Mais cette réalité est d’abord réalité intérieure. (Pichard, p. 25.)

Les mots, les formes, les sons, les couleurs, sont pour l’être humain des équivalents parfois maladroits mais nécessaires d’une réalité difficilement saisissable. Quand le réel échappe à notre expérience et dépasse notre entendement, le symbole supplée à notre impuissance de représentation. Les chiffres, les figures géométriques mais aussi les astres, les plantes, les animaux sont susceptibles de devenir des signes chargés de signification emblématique. Car chaque chose est ce qu’elle est et, en même temps, elle est déjà autre chose. Pont jeté entre le visible et l’invisible, l’image symbolique fait apparaître en pleine lumière ce qui jusqu’alors était caché.

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 106 S’il est des règles au pays de l’imaginaire, la nuit est devenue, dans notre culture occidentale, le monde par excellence où s’engendrent les images. Temps du sortilège et de la fête enchantée, temps de l’épreuve et de l’initiation, elle stimule la représentation alors même qu’elle aurait dû l’empêcher. Pourtant, face à la nuit, l’art pourrait s’arrêter car elle dépasse les ressources de la peinture et du langage. Ce qu’elle donne à voir, c’est qu’à un moment donné, il n’y a plus rien à voir. Il ne reste que ce qui échappe au visible : l’improbable.

L’écrivain Henri Bosco fut particulièrement sensible à cet aspect de l’univers nocturne et à ses mystères. Dans tous ses livres, la découverte d’un affleurement du sacré, comme les rencontres déterminantes se déroulent la nuit où s’élabore un monde régi par d’autres lois que la vie diurne. Les personnages bosquiens manifestent une très grande sensibilité à ces moments où s’effacent les contours visibles des choses. L’ombre n’est pas une simple composante d’atmosphère puisque dotée d’une majuscule, elle prend la dimension d’une allégorie. Nous tenterons d’analyser par quels procédés stylistiques l’écrivain tente de suggérer les fugitives architectures de l’ombre tout en explorant les mystères de l’invisible et les sortilèges de la nuit. Pour cette étude nous nous appuierons notamment, mais pas exclusivement, sur sa dernière œuvre : Une Ombre.

Le palimpseste pour donner corps à l’ombre

Le dernier roman inachevé d’Henri Bosco, Une Ombre, qui raconte une quête énigmatique, illustre particulièrement bien à la fois le cheminement initiatique du héros et la maîtrise stylistique de Bosco transcrivant les visions aussi bien que les images de l’invisible. Monneval-Yssel, le narrateur, découvre un jour dans une vieille malle un manuscrit de son grand-oncle Jean-Gabriel Dellaurgue jusque là resté secret. Il relate un voyage entrepris en 1850 dans le Haut-Var à la poursuite d’une Ombre insaisissable. Soixante-quinze ans plus tard, le neveu décide de recommencer ce fol itinéraire à partir de Cotignac et se lance à la poursuite de l’ombre énigmatique jusqu’au cœur du songe et de la nuit, espace-temps privilégié pour ce type de pérégrination. Et si, indubitablement, les paysages nocturnes ont une place importante dans l’oeuvre bosquienne, ce dernier récit, plus que tout autre, nous enfonce dans la nuit ou dans les nuits, pour être plus précis : nuit réelle de Cotignac, nuit fantastique au cours de laquelle les narrateurs rencontrent l’Ombre, nuit de l’entendement où sont plongés conjointement héros et lecteurs.

A l’origine, cette œuvre s’intitulait de Sirius, la plus brillante étoile du ciel, titre conservé par le premier chapitre. En 1974, l’auteur lui a substitué le titre de L’Ombre devenu finalement Une

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 107 Ombre à la demande de l’éditeur. Le récit commence assez abruptement par la rencontre de Gabriel avec un homme endormi au café des Platanes. Sans raison apparente le narrateur voit une étoile descendre sur la tête du dormeur : « Entre l’homme nommé Célestin et l’étoile un abîme s’ouvrait infranchissable. Et pourtant ce nom a surgi de l’abîme, a sauté par-dessus le trou. Aussitôt j’ai vu l’astre étinceler sur la tête de l’homme et je l’ai appelé sans hésitation « Sirius ». (1978, p. 15) Dès lors Célestin, celui qui a une vocation céleste puisqu’il se tient sous le signe du ciel, porte le nom de l’étoile la plus brillante de toutes, à la différence de Gabriel et de Monneval-Yssel, appelés par l’ombre et soumis aux puissances telluriques. Ce passage du ciel à la terre, de la lumière aux ténèbres se retrouve dans tout le récit. Les scènes diurnes et nocturnes s’y succèdent avec une obsédante alternance.

En réalisant l’édition d’Une Ombre, puis en défrichant, l’un des premiers, ce texte difficile de Bosco lors de sa communication : « Ombres et lumières dans Une Ombre », Claude Girault a analysé son intertextualité et a précisé que Bosco avait lu les romantiques allemands et l’ouvrage d’Albert Béguin : L’Âme romantique et le rêve. En outre, le critique ajoute « [Le] point de départ [de son récit est] indiqué par l’auteur lui-même : son intention de raconter une histoire qui fût le pendant et le contraire du célèbre conte de Chamisso, Peter Schlemihls wundersame Geschichte (L’Étrange Histoire de Peter Schlemihl), paru en 1814, l’histoire de l’homme qui a perdu son ombre. »(Girault, p. 161) Par amour, l’Ombre ne souhaite rien d’autre, en effet, dans la deuxième partie du récit, que de remplacer l’ombre de Monneval-Yssel.

Rappelant la filiation romantique, Claude Girault souligne ainsi que les représentations bosquiennes de l’ombre en sont, pour une part, redevables. Lors de sa première apparition, l’Ombre se forme à la lisière même de la plus éclatante lumière. (1978, p. 29)

C’était de la pure lumière.

Rien que de la lumière, aveuglante, cruelle, de la lumière dans sa perfection. Je n’en pouvais pas détacher les yeux. Elle me fascinait et me faisait souffrir. […] Puis soudain sur la frange de ce flamboiement apparut comme une frange d’ombre. Elle s’agrandit, glissa dans le feu, atteignit le centre du rond de soleil, s’immobilisa, prit une forme.

Une forme humaine. (1978, p. 24)

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 108 Ce goût du paradoxe voire de l’oxymore se rencontre chez presque tous les poètes romantiques. Novalis, mais aussi Musset ou Hugo font surgir la lumière de l’ombre et vice versa. L’Ombre, cependant, montre bientôt sa complicité totale avec les ténèbres. Et même si Gabriel Dellaurgue a soin de souligner au début de l’histoire : « J’aime la clarté, la raison rassurante, la forme définie et solide des êtres et des choses, et soudain me voilà appelé par des ombres... » (1978, p. 23) il n’a plus d’autre choix désormais que d’entrer dans les pays de la nuit à la recherche de l’Ombre qui le précède, l’ayant envoûté :

Or notre vocation n’est-elle pas de franchir la nuit ?

Aujourd’hui je le crois. Alors j’avoue que je n’y pensais guère. Je rêvais, voilà tout. Mais je ne regrette rien. Car si je n’ai pas pu sur ces chemins nocturnes atteindre aux extrêmes confins des vastes pays de la nuit, je m’y suis risqué, et le risque ne fut pas vain puisque j’ai vu de loin les fleuves, les bêtes, les bois, les cités et les songes de l’ombre… (1978, p. 52)

À mesure que le roman progresse, l’apparition s’incarne au coeur même de son élément qu’est la nuit. Egalement dangereuses, l’Ombre et la nuit semblent des goules qui tentent de dévorer la lumière de l’être. Le problème n’est plus de savoir ce que devient celui qui a perdu son ombre mais si l’ombre peut avoir raison du corps qu’elle double. Les deux narrateurs subissent le charme de l’Ombre amoureuse aussi dangereuse que l’héroïne funeste de La Morte amoureuse de Théophile Gautier. D’autres influences littéraires se rencontrent dans le roman et l’Ombre prend de multiples visages qui les évoquent. Semblable à un spectre shakespearien qui hante les narrateurs, elle sait aussi les charmer comme l’étrange Ondine du poème d’Aloysius Bertrand. Sirène, Galatée, chimère, être nocturne et fantastique, elle peut même se matérialiser, pour ce Pygmalion médusé qu’est Gabriel Dellaurgue, en sortant à demi d’un mur.

L’Ombre elle-même s’était altérée. Elle était devenue comme une créature, une créature à demi humaine, à mi-corps dégagée du mur. Mais ses jambes emprisonnées dans la pierre n’avaient pu suivre son élan. Douloureusement arrêté cet élan avait fait jaillir deux seins durs. Ils se tendaient vers moi comme une offrande. […]

Si j’avais dormi, ce que je venais de voir n’était donc qu’un rêve de plus, sur ce parcours peuplé de tant de rêves ?

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 109 Alors je me suis élancé.

L’Ombre m’a ouvert les bras.

Mais je n’ai étreint que le vide.

J’ai perdu connaissance. (1978, p. 119-120)

L’Ombre apparaît, au fil du livre, à la fois comme une âme errante et comme une créature infernale qui s’épaissit, dans tous les sens du terme. Simple projection sur un mur, s’évanouissant quand vient la nuit, elle finit par se dégager à demi de ce même mur, étrange sirène minérale, tendant ses bras vers Gabriel, dans la première histoire. Dans la seconde histoire, elle acquiert une voix qui se plaint et chante puis un corps entier de jeune fille dont Monneval-Yssel, cependant, ne voit jamais le visage. L’ombre n’est jamais là où on l’attend, pas plus qu’elle n’est fidèle à un seul type de représentation. Elle est parfois tout le contraire de ce que d’abord elle fut et le roman tout entier n’est que la poursuite éperdue d’une ombre errante privée de son corps dans les méandres d’une forêt enchantée. La représentation de l’Ombre, de l’invisible dans le texte de Bosco semble d’abord se faire ici sans surprise par l’intermédiaire de l’intertextualité. Pourtant, les références littéraires qui se multiplient finissent par égarer le lecteur dans les méandres du texte et, comme les deux héros perdus dans les parcs nocturnes, les labyrinthes souterrains, il erre sans fin dans le dédale des pages, incapable de parvenir à fixer dans son esprit une image stable et définitive de l’Ombre.

Traduire l’indicible au moyen du mythe

On a dit de Bosco qu’il avait voulu écrire l’histoire inversée de Peter Schlemihl, l’homme qui a perdu son ombre. On peut se demander aussi s’il n’a pas tenté d’écrire l’envers d’Orphée et Eurydice. N’apparaît-il pas nettement ici que c’est Eurydice/l’Ombre qui emmène Gabriel/Orphée aux Enfers ? La rencontre, au bout de la nuit, de Gabriel et de l’Ombre bouleverse à un tel point le narrateur qu’il s’évanouit et sombre dans le néant, dans une petite mort. La nuit provoque la disparition du monde extérieur et invite l’être humain, coupé de toute distraction, à un retour sur lui-même, sur sa vie intérieure. Tantôt il y gagne l’apaisement et la clarté de l’esprit dans un silence bénéfique, tantôt, au contraire, ses idées s’embrouillent. Une forme de confusion qui a partie liée avec des puissances troubles l’envahit puis l’inquiète sourdement. C’est ce qui arrive à Gabriel Dellaurgue dès qu’il accepte d’habiter, un peu en dehors de Cotignac, dans les grottes d’un ami artiste parti en voyage. Il y subit un charme rendu irrésistible après la première apparition de l’Ombre dans la forge du village et, comme Orphée, se laisse aller à tenter de la rattraper. « Un rêve, écrit Bosco, on ne le retient pas, on n’en est pas le maître, il vous conduit où il veut aller. » (1978, p. 13)

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 110 Commence alors, pour ce premier narrateur, une descente aux enfers dont les grottes d’abord, la forge puis l’église ensuite ont été les trois portes. Abandonnant tout libre-arbitre, il se laisse conduire par l’Ombre et l’âme qu’il sent palpiter en lui. « Or, écrit Claude Girault, cette « âme inconnue » prend la place de la raison et entraîne l’être tout entier dans une quête éperdue de la Terre, des ténèbres primitives où toutes les formes s’abolissent dans le magma des forces cosmiques, aveugles et dévorantes. » (Girault, p. 178) Le héros traverse un certain nombre d’épreuves qui s’organisent autour de son désir, celui de connaître l’Ombre au sens fort du terme. Il vit dans la peur, apprend le désespoir, subit le froid de la possession, le trouble de l’esprit et celui du coeur et, surtout, perçoit l’immensité et la profondeur de la nuit dans laquelle il est immergé. Il ne poursuivrait pas sa route sans un mystérieux guide qui le pousse devant lui.

Le guide, le vrai guide devait marcher invisiblement devant nous. J’étais dans la nuit. D’ailleurs ma pensée ne le cherchait pas. Elle allait à l’autre, à cet inconnu dont je sentais parfois le souffle sur ma nuque et j’avais une telle envie de le voir qu’à la fin je faillis tourner la tête. Une voix m’arrêta. Elle me dit : « Ne le regarde pas, tu le perdrais. » Et je fus soudain pris d’effroi à l’idée de le perdre. (1978, p. 71)

Plus tard, après avoir consigné ses aventures dans un journal, Gabriel devient à son tour un guide pour ceux qui voudront bien le suivre. C’est son petit-neveu, Monneval-Yssel, qui est son premier lecteur. Fouillant dans une vieille malle oubliée dans le grenier d’une maison de famille, sous des livres de comptes, des liasses de factures et autres écrits jaunis, il finit par trouver un étrange manuscrit. Le neveu pense d’abord à se débarrasser des encombrantes archives - essentiellement des liasses d’une « morne comptabilité » (1978, p. 78) - mais il en est empêché par une étiquette où l’on a inscrit : « Archives à conserver et à transmettre »(ibid.). Ensuite, il trouve le précieux journal précédé d’un avertissement.

Les souvenirs qui nous visitent n’ont d’existence qu’éphémère. Ils passent. Mais ne pourrait-on pas les arrêter ? Leurs images fuyantes, inscrites en paroles fortes avec les mêmes mots qui éblouissaient ou charmaient notre esprit au temps de la jeunesse, une fois qu’ils seraient captés avec amour, ne les ferions-nous pas revivre Ŕ et nous-mêmes avec eux ne revivrions-nous pas ? […]

Voilà donc pourquoi j’ai écrit. J’ai mis ma confiance dans cette voix grave qui émane des pensées durablement inscrites. J’ai voulu préparer - de loin ou de près, je l’ignore - cette

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 111 dernière image de la vie terrestre, l’été solaire de mon existence sur le seuil de la vie céleste, ce soir, en regardant au-dessus de ma solitude se lever les astres de la Voie lactée. (1978, p. 82)

Monneval-Yssel comprend que Gabriel est aussi cette ombre future qui écrit ses mémoires d’outre-tombe et ne peut compter pour continuer à être, une fois disparu, que sur des héritiers « encore à naître » (ibid.), les lecteurs de la postérité. Il transmet alors son héritage de vie, comme Stendhal déjà le notifiait, aux happy few, capables de le recevoir.

Mais à quels mobiles a-t-il obéi en le confiant seulement à des héritiers, comme moi, encore à naître ?

A-t-il craint que l’étrangeté des événements suscitât l’incrédulité et peut-être quelque ironie ?

Je ne le pense pas.

Je pense qu’il a confié au temps la mission d’authentifier son histoire. (1978, p. 83)

Les ombres que le neveu a réveillées ici se matérialisent sous la forme des mots, des phrases consignés par l’oncle dans son cahier. Ces signes jouent le même rôle que l’Ombre enchanteresse qui conduisit Gabriel Dellaurgue à entreprendre son étonnante aventure. À son tour, Monneval Yssel, se laisse séduire : « Ayant lu et relu attentivement j’ai pensé : « Il ne manque rien à ce préambule pour saisir le lecteur et l’inviter à suivre l’auteur du récit dans son voyage. Mais après tout pourquoi ne pas faire un bout de chemin avec lui ? […] » (1978, p. 82) Il se lance à la poursuite des mots sur la page et dévore la moitié du manuscrit en une nuit. La lecture que fait de ce texte, Monneval-Yssel, devenant à son tour narrateur avant de se lancer dans la même aventure que Gabriel Dellaurgue, nous éclaire sur le sens de cette bizarre descente aux enfers à poursuivre jusqu’à trouver la lumière. L’écrivain est un Orphée qui tire de la nuit des morceaux de sens, difficilement arrachés aux enfers. Etrange mise en abyme dont Bosco a le secret. Par l’intermédiaire du préambule intitulé « Avertissement » de Gabriel, l’écrivain ne donne-t-il pas sa justification de l’œuvre littéraire ?

Qu’est-ce que l’ombre, errante en quête de son corps, toujours en fuite un peu plus loin, renaissant au détour d’une page et d’un sentier, sinon le sens, le sens en soi, le sens de tout qui se cherche dans ces pages ? De même la pensée en général est la thématisation et

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 112 l’émergence de l’acte en quoi consiste l’existence. L’œuvre littéraire ne fait guère que dire l’acte qu’elle est : un acte d’écriture en peine de son sens. (1981, p. 51)

Par l’intermédiaire du mythe orphique, l’ombre revêt de nouvelles apparences. Elle apparaît comme le symbole de l’héritage invisible qui cherche à se transmettre entre les générations, d’ancêtre à descendant, d’auteur à lecteur. Elle est le sens caché que les mots ne peuvent traduire.

Dire le rien : la spécificité de l’écriture mystique

L’art de Bosco s’apparente à ces cultes secrets où l’initiation progressive n’est jamais complète, où, derrière les plus hautes révélations, reste à deviner quelque autre mystère plus profond encore. Traquer l’invisible et en rendre compte lui semble une des missions premières de l’artiste. Il fut d’une famille attentive aux signes : « Je vivais dans une famille où le moindre fait devenait un signe pour peu qu’il fut inattendu. Le mystère pour nous était un personnage quasi domestique. » (1966, p. 254) Eduqué mais aussi doué pour entendre les présages, il est attentif, par exemple, à la force magique que l’on attribue au nom : « Le nom précise l’âme et lui seul la protège […] Un nom donne un corps, une volonté, une pensée nette, quelquefois même une clarté spirituelle. « (1950, p. 300) Le nom que porte le héros dans ses romans n’est jamais attribué au hasard. En lui toute l’aventure du personnage se trouve déjà inscrite. Ainsi, Pascalet, le jeune narrateur de L’Enfant et la rivière est destiné à accomplir sa « Pâque », c'est-à-dire son passage dans un autre monde : d’abord en quittant le Mas du gage vers le paradis des Eaux Dormantes puis en réalisant l’initiation qui fera de lui un adolescent. Dans Une Ombre, on découvre bientôt que l’Ombre se prénomme Drusilla comme la soeur-amante de Caligula dont la littérature fantastique a fait une figure vampirique.

Un autre réseau de signes symboliques couvre l’œuvre de Bosco : celui des dates. Fêtes patronymiques où l’on célèbre le Saint dont les protagonistes tirent leur nom, fêtes religieuses significatives : Pâques, Pentecôte, Fête des Morts, ou encore solstice, équinoxe, dates de début ou de fin des cycles saisonniers de mort et de régénérescence, tout s’accorde pour symboliser le temps des épreuves et celui de la résurrection des héros. Il n’est pas innocent, par exemple, que Constantin Gloriot, le narrateur de L’Ane Culotte, fasse son entrée dans le jardin secret du vieux Cyprien figurant le Paradis terrestre, monté sur le baudet magique, le jour des Rameaux. Il est celui dont le sacrifice doit racheter le péché commis contre la Nature.

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 113 À côté des noms et des dates, de nombreux autres signes jalonnent l’itinéraire du héros comme autant de repères balisant sa route vers un autre monde dont il perçoit peu à peu l’existence. Cet univers caché, mystérieux, se découvre progressivement à celui qui peut entendre le « langage des objets hantés » (1966, p. 254) et décrypter le sens des coïncidences, des sons ambigus, des emblèmes étranges. Selon qu’il accueille ou non ces muettes invitations, tout le destin du héros s’en trouve changé. Ainsi, le périple que Monneval-Yssel entreprend après avoir lu le manuscrit écrit par son grand-oncle est plus tourmenté et plus ésotérique encore que celui de son ancêtre. Le héros connaît, sur le chemin de retour de son voyage, la tempête et l’orage extérieurs et intérieurs. (1978, p. 139) Alors qu’il se résigne, après une visite décevante à Cotignac, sur les traces de son prédécesseur, à revenir chez lui bredouille, il subit la maladie. Les fièvres qui le tourmentent sont si fortes qu’elles lui font franchir les nombreuses portes du sommeil. Il commence alors un périple si lointain en lui-même qu’il paraît constamment égaré dans un labyrinthe non seulement spatial, celui de l’immense forêt où le guide un sanglier, mais aussi temporel et mental.

En outre la multiplication des nombres dans le récit attire l’attention du lecteur sur le fait que Monneval-Yssel se promène dans un monde de signes chiffrés : le liquide qui le guérit de son étrange et soudaine maladie provient de trois carafes différentes, la façade de la Demeure est éclairée par huit fenêtres, on trouve dans cette même habitation trois salles de lecture, et, dans l’une d’elles, qui a pour nom « Pénombre », on peut dénombrer deux mille livres de prière, etc. Le héros tente de noter méticuleusement les dates. Il précise que le Maître de la Demeure s’éteint dans la nuit du 26 au 27 octobre et, au début de son aventure, il commence un journal. Mais, plus les signes se multiplient, plus les rencontres se font dans des lieux précis, au cours, par exemple, de cérémonies significatives comme le repas ou la prière du soir, plus on s’égare dans un univers hermétique qui semble donner des clés non pour ouvrir des portes mais pour les fermer. Tout se passe comme si plus Monneval-Yssel tentait de s’initier aux mystères de la nuit et plus il s’éloignait d’une possible compréhension de ceux-ci. Au cours de son errance, en plein désarroi, il s’abandonne alors à son destin, percevant que la nuit n’est plus seulement hors de lui mais en lui :

Car j’étais maintenant une part de la Nuit.

Tout et à tout moment y devenait possible. (1978, p. 186) [...]

Mais trop de vigilance immobilise l’âme et conduit aussi peu à peu à l’assoupissement de la pensée. J’y fus conduit à mon insu. J’entrais dans la nuit.

Je devins une part obscure de la vie nocturne des choses. (id., p. 198) [...]

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 114 Insensiblement, on est passé d’un périple orphique à une errance mystique. Non seulement les termes appartenant au vocabulaire religieux abondent dans cette deuxième histoire (anges, démons, ciel, enfer, désert, âme, Diable) mais le cadre (forêt ténébreuse, oratoire, Demeure écartée d’un mystérieux châtelain, etc.) évoque manifestement la mission de Perceval dans la légende du Graal comme l’avait déjà remarqué Claude Girault : « Crypte souterraine, salle voûtée où brillent les Signes, maison forestière du recueillement et de la préparation, château enchanté où le Roi vêtu de noir - serait-ce le Roi pêcheur ? - attend pour mourir la venue de l’Elu, tous ces lieux sont en nous, au plus profond de nos hantises et de nos nostalgies. » (Girault, p. 195) Le Maître souffrant est un double du Roi méhaigné. Monneval-Yssel ne pourra pas plus le guérir que Perceval n’avait pu alléger les souffrances du Roi pêcheur. Ni l’un ni l’autre ne comprend ce qui se passe sous ses yeux. Perceval laisse passer le Graal devant lui et Monneval-Yssel se demande pourquoi il se retrouve au chevet de ce mourant qui ne peut même plus lui parler et qu’il identifiera trop tard comme son ancêtre. Le second narrateur d’Une Ombre semble, à ce moment, perdu dans la nuit de l’âme comme le furent les plus grands mystiques.

Saint Jean de la Croix, au XVIe siècle, dans La Nuit obscure (Jean de la Croix, p. 907), véritable guide spirituel écrit pour initier le novice qui cherche Dieu, explique qu’il faut, pour faire place à la foi, vider son entendement. Cette attitude ne peut, précise-t-il, qu’engendrer la nuit intérieure : à la nuit du sens succède la nuit de l’esprit. Jean suit ici une tradition. En effet, Denys l’Aéropagite, plus de dix siècles auparavant, développe déjà cette théorie dans la Théologie mystique. Accepter d’entrer dans la « ténèbre divine », accueillir la nuit est le point de départ de l’aventure mystique. Dieu, en effet, aveugle totalement celui qu’il appelle à lui faire une confiance absolue. Celui-ci ne peut dès lors qu’espérer l’aurore, désirant une lumière qui semble longtemps, peut-être toujours, se dérober. La conversion s’opère dans une nuit radicalement purifiante dont les lames de fond permettent de dépasser les tentations les plus fortes et la culpabilité.

Pour raconter cette aventure intérieure dans sa nuit, Monneval-Yssel, a recours à un style qui, précisément, évoque ces écrits mystiques. Tout son texte est semé de majuscules accordant à certains mots un caractère sacré. C’est le cas de la Demeure où il est recueilli. Ce terme rappelle irrésistiblement l’ouvrage de Sainte Thérèse d’Avila intitulé Le Livre des demeures ou Château intérieur (rédigé entre 1577 et 1588). Elle y décrit la maison métaphorique de l’âme, le château intérieur, où celle-ci circule perpétuellement, passant d’une demeure à l’autre au fil de ses transformations. Ses déplacements, non forcément linéaires, ressemblent beaucoup à l’errance de Monneval-Yssel dans la maison labyrinthique d’Une Ombre. Dans une lecture métaphorique, le héros pourrait bien être lui-même une figure de l’âme en peine à la recherche d’elle-même ou de la lumière

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 115 susceptible de l’éclairer dans les ténèbres où elle est égarée. L’Ombre ne serait qu’un leurre ou qu’un double soulignant l’angoisse de la quête.

À plusieurs reprises, en outre, la narration semble s’enliser dans des descriptions ou des aventures redondantes. Le narrateur et le texte paraissent tourner en rond. Cela a été souligné par plusieurs lecteurs et critiques :

À la première lecture, un tel foyer paraîtra aussi obscur que le Soleil noir « rayonnant de ténèbres » au centre du Zodiaque d’argent, peint à la fresque, dans la demeure du comte Palamède. [...] Peut-être même ce foyer, dans lequel s’incarne la figure du monde, est-il un peu trop lumineux, avec les signes troublants qu’il diffuse, comme si l’auteur d’Une Ombre, pressé par la maladie qui allait l’emporter, éprouvait la même difficulté que ses personnages à maîtriser le fil de sa propre intrigue. (Mattéi, 1987, p. 45)

De la même façon, il se rencontre beaucoup d’écrits mystiques maladroits ou obscurs. Joseph Beaude, spécialiste de l’étude de ce type de récits, (Beaude, 1997, p. 340) explique que les mystiques, pour rendre compte de l’impuissance de la parole humaine à exprimer l’indicible, bégaient, se répètent à l’infini et avouent comme le prophète Jérémie, déjà cité à ce propos par Saint Jean de la Croix : « Ah ! Seigneur Yahvé, vraiment je ne sais pas parler car je suis un enfant. » (Jr, 1 6 ) Ainsi, ce que l’on a pu prendre chez Bosco, malade, âgé, pour un récit inachevé, souvent répétitif, parfois abscons, est peut-être au contraire le plus ambitieux de ses romans et leur véritable aboutissement. Cette prose trouée de blancs, éclatée parfois en une succession de vers libres disposés autour de la croix hermétique des signes grecs, doit se lire autrement parce qu’elle ne se donne plus seulement au fil d’une pure narration.

Bosco s’enfonce ici jusqu’aux confins de la vie et de la mort, il touche aux racines du mystère même de notre existence, il écoute, comme tous les grands rêveurs, les appels prémonitoires qui montent du pays de « la peur verdâtre », celle qui étreignit Ulysse devant la foule monstrueuse des âmes. Comme elle est poreuse, la mince paroi qui sépare les deux règnes, comme elle nous fait ici défaut, la Croix du Dieu de miséricorde… (Girault, p. 195)

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 116 Saint Jean de la Croix, au Livre II de La Nuit Obscure, explique que le disciple doit fermer tout à fait les yeux, faire entièrement confiance au guide qui le conduit par la main afin de ne pas tomber. De la même façon, comme Monneval-Yssel s’en remet à l’enfant Jodicaël pour son dépaysement, comme Bosco se laisse conduire jusqu’à l’extrême bord de l’indicible par ce qui justement n’a pas de nom, le lecteur doit lui aussi s’enfoncer dans la nuit et renoncer à vouloir rendre au texte une transparente intelligibilité.

« Ceux qui ont suivi la difficile genèse de l’Ombre, écrit Claude Girault, savent à quel point le romancier s’est laissé guidé par ses hallucinations […] : ses visions ont surgi telles quelles des abîmes du rêve, elles défient toute explication systématique et réductrice. »(Girault , p. 161) Tout l’univers de Bosco ne se comprend qu’à moitié quand on le considère du seul point de vue de la représentation du réel. Sensible aux signes, aux forces cosmiques ou telluriques qui travaillent les êtres vivants, l’écrivain semble posséder à un haut degré la faculté de pressentir les présences invisibles. Le thème de l’ombre projetée par des corps humains se retrouve dans l’œuvre entière et connaît divers destins tragiques, qu’elle disparaisse dans le néant ou s’incarne pour détruire le corps auquel elle appartenait. C’est dans le roman inachevé Une Ombre que la thématique est la plus aboutie et que s’exprime aussi le plus nettement cette volonté quasi obsessionnelle de l’auteur de mettre en mots l’invisible.

La folle tentative de capturer l’Ombre est cependant un échec pour le héros car il ne pourrait y parvenir qu’au prix de sa raison voire de sa vie, en basculant dans la nuit. Parallèlement l’écrivain qui essaie de transcrire l’invisible est emmené au bout de ses possibilités et il entraîne avec lui dans l’aventure le lecteur captivé - au sens fort du terme - par le récit. « L’œuvre, écrit Blanchot, attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité. Expérience qui est proprement nocturne, qui est celle même de la nuit. » (Blanchot, p. 215)

Et si, dans Une Ombre, le dernier ouvrage inachevé de Bosco, le lecteur se promène d’abord comme à travers l’oeuvre entière d’Henri Bosco, savourant la reconnaissance des références littéraires et mythologiques puis des signes qui habillent l’Ombre et sont autant de représentations potentielles de l’invisible, il s’égare peu à peu dans le texte. L’histoire paraît s’embrouiller, les personnages se troubler, la narration hoqueter comme la phrase elle-même. L’Ombre revêt tant de formes et de visages qu’elle disparaît sous la pléthore des références, comme dissoute dans l’excès de lumière. Il faut accepter, pour poursuivre la lecture, d’entrer, à la suite des narrateurs, ombres projetées de l’auteur lui-même, dans une vraie nuit et d’y perdre tous ses repères sans être sûr de voir se lever, à la fin, l’aurore attendue du sens.

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L’auteur, ses personnages comme le lecteur sont donc contraints de se laisser guider à l’extrême bout de l’horizon intelligible afin d’y être dé-paysés. La mise en image de l’invisible est peut-être à ce prix.

Bibliographie

 Bosco Henri, Une Ombre,Paris, N.R.F. Gallimard, 1978.

– LesCahiers de l’Amitié Henri Bosco, n° 16, Nice, Université de Nice, décembre 1978.

– Le Jardin des Trinitaires, Paris, Gallimard, 1966. – Un Rameau dans la nuit, Paris, Flammarion, 1950.

 Art (L’) de Henry Bosco. Actes du deuxième colloque international Henri Bosco (Nice, 4-5 mai 1979) , Paris, José Corti, 1981.

 Beaude Joseph, « La Mystique, langage et discours des petits », pp. 340-342, in Laval théologique et philosophique, n° 53, juin 1997.

 Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, « Idées NRF», 1955.

 Girault Claude, « Ombres et lumières dans Une Ombre », pp. 160-197, in L’Art de Henri Bosco (op. cit.).

 Jean de la Croix , La Nuit obscure, pp. 907-1059 in Œuvres complètes, Paris, Cerf, 1990.  Matt É i Jean-François, « Une Ombre entre ciel et terre », pp. 45-69, in Henri Bosco

Mystère et spiritualité, Paris, José Corti, « Les Essais », 1987.

 Moutote Daniel, « Comment, chez Bosco, un récit peut en susciter un autre », pp. 38-54, in L’Art de Henri Bosco (op. cit.).

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 118 Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, docteur en littérature contemporaine, Danièle Henky enseigne à l’Université Robert Schuman de Strasbourg. Membre du C ÉRIME (Centre d’ Études et de Recherches Interdisciplinaire pour les Médias en Europe) de cette même université, chercheur associé à l’Université Laval de Québec pour la recherche innovante, à l’équipe « Textes et Cultures » de l’Université d’Artois et à l’équipe « écritures » de l’Université de Metz, elle consacre l’essentiel de ses articles à la littérature de jeunesse française et francophone du xx e siècle, s’interrogeant notamment sur l’évolution des modèles culturels destinés à la jeunesse à travers l’étude des ouvrages, journaux et films qui leur sont destinés. Ces travaux se doublent d’une recherche en littérature et spiritualité. Elle est l’auteur de L’Art de la fugue en littérature de jeunesse Ŕ Giono, Bosco, Le Clézio, maîtres d’école buissonnière (Peter Lang, 2004).

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