FACULTÉ DE MÉDECINE ET DE PHARMACIE DE BORDEAUX
ANNÉES 1899-1900 N" 8
ETUDE
SUR LE
fllll LITTERAIRE 1IHPËAII
DANS SES RAPPORTS AVEC LA NÉVROPATHIE
THÈSE
POUR LE DOCTORAT ENMÉDECINE
Présentée et soutenue publiquement le 27 octobre 1899
PAR
Raoul-Albert-René BERTON
Né à Tonnay-Charente (Charente-Inférieure) le 30 Mars 1872
S MM. PITRES, professeur s?»
SABRAZES,RÉGIS,chargé deTrTur
agregecours... /Président.
>I JugesLeCandidat répondra aux questions qui lui seront faites sur les diverses parties
de l'Enseignement médical.
BORDEAUX
G. GOUNOUILHOU, IMPRIMEUR DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE
II, RUE GUIRAUDE, II
ïS99
FACULTE
DEMEDECINE
ET DEPHARMACIE DE BORDEAUX
M. de NABIAS Doyen. | M. PITRES... Doyen honoraire.
PROFESSEURS MM. MIGE . . .
AZAM. . .
DUPUY.. .
MOUSSOUS
Professeurs honoraires.
Clinique interne . . .
Cliniqueexterne. . .
Pathologieetthérapeu¬
tique générales. . . Thérapeutique. . . .
Médecineopératoire . Cliniqued'accouchements.
Anatomiepathologique. .
Anatomie
Anatomie générale et histologie
Physiologie ...
Hygiène
MM.
PICOT.
PITRES.
DEMONS.
LANELONGUE VERGELY.
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Médecinelégale .
Physique ....
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Histoire naturelle Pharmacie . . .
Matière médicale.
Médecine expérimentale .
Clinique ophtalmologique.
Clinique des maladies chi¬
rurgicales des enfants . Cliniquegynécologique Clinique médicale des maladies des enfants Chimie biologique . .
MM.
MORACHE.
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FIGUIER.
deNABIAS.
FERRÉ.
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DENIGÈS.
AGREGES EN EXERCICE:
section de^médecine (PathologieinterneetMédecinelégale.) MM.GASSAET.
AUCHÉ.
SABRAZÈS.
MM. Le DANTEG.
HOBBS.
section de chirurgie et accouchements
(MM.DENUCÉ.
Pathologieexterne.] BRAQUERAYE
( CHAYANNAZ.
Accouchements 1MM. CHAMBRELENT.
FIEUX.
Anatomie
section des sciencesanatomiques etphysiologiques
(MM.PRINCETEAU. I Physiologie . . . MM.PAGHON.
"( CANNIEU. Histoire naturelle. BEILLE.
Physique.
section des sciencesphysiques
MM. SIGALAS. —Pharmacie . . M. BARTHE.
COURS COMPLÉMENTAIRES:
Cliniquedes maladies cutanéeset syphilitiques MM.DUBREUILH.
Clinique des maladies des voies urinaires POUSSOiN.
Maladies dularynx, des oreilleset dunez
pic "
Maladies mentales
Pathologie externe ^
vnrvr
Pathologie interne RONDOL
Accouchements OIAMBRELENT.
Chimie
5YE2Kv
Physiologie
Embryologie
AttV
Ophtalmologie
r\mFS
Hydrologieetminéralogie CArUi&o.
Le Secrétaire de la Faculté:LEMAIRE.
Par délibération du 5 août 1879, la Faculté a arrêté que les opinionsémises dan»
t hèses qui lui sont présentées doiventêtre considérées commepropresà leursauteurs, qu'ellen'entend leur donner niapprobation ni iinprobation.
A MON
PÈRE
A MA
MÈRE
A MA
CHÈRE
SOEUR MADELEINEA MON ONCLE 0.
BERTON
DÉPUTÉ DE LA CREUSE
A LA MÉMOIRE DE MA CHÈRE GRAND'MÈRE
IRMA
DÉGUSSEAU
A MON ONCLE RAOUL
DÉGUSSEAU
A MES PARENTS
A MES AMIS
A MON PRÉSIDENT DE THÈSE
MONSIEUR LE
PROFESSEUR PITRES
Avec nos sentimentsdeprofonde
reconnaissance.
H
■
INTRODUCTION
On s'est, pendant ces
dernières années, beaucoup occupé
des rapports du pessimisme avec
la médecine
:des littéra¬
teurs, desphilosophes, des
médecins
ontpublié de volumineux
ouvrages sur cette
question si intéressante de psycho-phy¬
siologie, et si nous venons,
à notre tour, traiter le même
sujet, ce n'est pas dans le but de
faire
untravail de simple
et banale compilation, mais bien parce que nous croyons pouvoir interpréter le problème
d'une façon particulière.
La plupart des auteurs qui,
depuis Moreau de Tours,
ont étudié les influences des névropathies sur le dynamisme intellectuel, ont été plus ou moins
influencés
parles idées
du grand médecin aliéniste et ont
conclu,
commelui,
quele génie était une névrose. Dans ces
dernières années,
on avoulu être plus précis, on a voulu donner un nom
à cette
névrose ; partant de ce fait que la marque
caractéristique de
l'état intellectuel, du moins chez les
contemporains, est le
pessimisme dans ses différentes formes, on a
cherché parmi
les variétés névropathiques déjà connues
celle qui présen¬
tait le plus depoints communs avec cet état
de tristesse
: ona trouvé la neurasthénie, et l'on a dit :
l'intellectuel pessi¬
miste est un neurasthénique, et il est
pessimiste
parcequ'il
est neurasthénique.
C'estpour essayer de démontrer qu'une
semblable opinion
est exagérée, et qu'il n'est pas du tout
nécessaire
pour unartiste d'être névrosé d'abord pour être artiste, et
ensuite
pour être triste, que nous avons
entrepris
cetravail.
10
Ce qui nous permet d'avoir une pareille opinion, et de la croire assez justifiée pour la soumettre au jugement de nos
maîtres, c'est que nous avons été particulièrement bien placé
pour étudier la question. Par curiosité et aussi par satisfac¬
tion personnelle, nous avons pendant
longtemps
fréquentécertains milieux d'art, où nous avons pu, tout à notre aise,
observer ce caractère si spécial qu'on appelle le caractère artiste; et c'est parce que nous avons connu
personnelle¬
ment beaucoup de ces artistes, que nous avons pénétré dans leur intimité, que nous les avons vus vivre leur vie particu¬
lière dans leur milieu particulier, que nous nous croyons en droit de dire que leur pessimisme n'est pas une névrose.
Voulant donner à ce sujet, déjà vague et imprécis par
lui-même, le plus de vigueur scientifique possible, nous n'avons admis dans notre travail, à l'appui de notre thèse,
que les observations dont nous avons pu nous-mêmes con¬
trôler l'exactitude; car nous estimons
que, dans ces sortes d'études où
l'imagination,
cette «folle», a si beau jeu pourvous faire sortir du terrain du certain et du vrai, et vous entraîner dans celui du probable, on ne saurait trop se mé¬
fier de ces opinions toutes faites et souvent fausses, de ces jugements venus on ne sait d'où et qui courent le monde,
de ces « clichés» qui dans leur concision ont la prétention
de vouloir résumer tout un homme ou toute une œuvre.
Dans ce travail sur l'écrivain moderne, nous avons apporté
tous nos soins à étudier l'homme tel qu'il est, en lui-même,
et non tel qu'il apparaît dans ses œuvres, car il est bien difficile de l'apercevoir sous son jour véritable au travers de ce qu'il écrit;
l'apophtegme
de Buffon n'est juste qu'à demi; un littérateur qui travaille pour le public n'estjamais sincère, en ce sens qu'il ne dit jamais exactement ce qu'ilpense; dans l'histoire de la littérature contemporaine on ne peut guère citer qu'un auteur qui ait vraiment montré son âme toute nue, dans tout ce qu'elle avait de délicatesse naïve
et de tendresse touchante: on ne lui a pas, du reste,
mé¬
nagé les plus cruelles et les plus injustes railleries...; mais,
— li¬
en généra], la
seule idée
quela foule
valire
cequ'il
aécrit,
force l'auteur sinon à dénaturer, du moins à arranger, à
«faire la toilette » de sa pensée. Un écrivain de nos amis
nous disait un jour: «Quand, j'ai un
sujet
et queje
sens que «ça vient», j'écris tout cequi
me passe parla tête;
puis, quand j'ai vidé mon cerveau,
je
mets montravail dans
un tiroir, et je le laisse dormir sans y penser; au
bout
de quelque temps je le reprends, et
je le relis,
en mefigu¬
rant que je suis « public», en essayant
d'avoir la belle indif¬
férence d'un monsieur quelconque lisant dans unjournal un article d'un inconnu, et je biffe impitoyablement tout ce qui
est trop personnel, trop intime, trop
vrai,
tout ce queje
ne comprends pas, tout ce que je ne dois pascomprendre, moi
public. » Et notre ami, en agissant ainsi, setaille
peuà
peuune réputation de sceptique et de « rosse », alors
qu'au fond
c'est le plus doux et le plus sentimental des êtres.
Celui-là, avec son souci de retrancher sa
personnalité de
ses œuvres, pour ne pas avoir l'air de dénaturer
le monde
extérieur en le faisant passer au travers de son
tempérament,
fait partie d'un petit nombre : il procède
de Flaubert, qui
disait que « toute œuvre est condamnable, où
l'auteur
selaisse deviner» ; chez les autreslittérateurs, et ce sont
les plus
nombreux, chez ceux qu'on a appelés les «prêtresdu moi
», chez ceux qui font de leur émotion une sortede caisse de
résonance où toutes les sensations extérieures viennent se renforcer ou s'atténuer, suivant qu'elles y trouvent
plus
oumoins d'harmoniques, chez ceux qui
semblent prendre plaisir
à aller dans la vie avec leur âme toute grande ouverte pour que chacun, en passant, puisse voir ce qu'elle
renferme, il
yatoujours unsentiment — est-ce de pudeur? est-ce de
pose?
—qui les force à se surveiller, parce qu'ils savent
qu'on les
regarde et qu'on s'occupe d'eux.
Qu'on se rappelle ce vers de Verlaine, qui fut pourtant
l'un
des poètes à qui l'on peut le moins reprocher le manque
de
sincérité:
Nous qui faisons des vers émus, très froidement.
On ne peut donc bien connaître un artiste que si on l'a étudié dans son intimité, car il a des minuties
d'expression,
des délicatesses de sentiment qui le peignent tout entier et
qu'il ne livrera jamais à la foule; ces sensations frêles, ces reflets d'idées qu'il n'écrit pas, qu'il ne pourrait pas écrire,
tant il aurait peur de les alourdir, de les écraser, en les glissant dans la forme des mots, il les dit à un ami, aux heures intimes de confidence, dans ces moments où l'homme leplusfroid, le plus renfermé, a besoin de secouer les épaules
pour en faire tomber ce lourd vêtement des exigences sociales qui l'étouffé, de débarrasser son âme de ces mille liens con¬
ventionnels qui l'enserrent, et de la laisser causer librement, follement, à tort et à travers... Nous avons eu le bonheur d'être cet ami pour quelques-uns...
★ 4 **
Le pessimiste, dit James Sully1, est « l'homme qui se plaît
à exagérer les aspects sombres et mauvais de la vie, qui est toujours prêt à voir que les biens dont nous nous vantons sont gâtés par des maux nombreux, et qui nous fait perpé¬
tuellement souvenir que le progrès amène à sa suite plus de
misères que de bonheur». Ce pessimisme est aussi vieux que l'humanité : il est entré dans l'âme du premier homme avec la première douleur; c'est celui que nous trouvons exprimé,
avec plus ou moins d'intensité, dans les littératures de tous les peuples; c'est, pour ne parler que des modernes, ce
pessimisme que Schopenhauer et ses disciples Hartman et
Bahnsen ontérigé en système spéculatif; c'est celui de Gœthe,
de Byron, de Leopardi, de Foscolo; celui qui a trouvé en
France, au début du xixe siècle, un terrain si favorable à son
développement: « Il y avait au commencement de ce siècle
une immense et universelle conspiration de tristesse et de
découragement.
Les âmes étaient malades. De grands, de1. James Sully, Le Pessimisme.
— 13 —
prodigieux
événements s'étaient accomplis dans le monde :
lois,
institutions,
croyances,mœurs, tout avait été bouleversé.
Les débris étaient encore sous
les
yeux,et le nouvel édifice
n'apparaissait pas encore : on
était comme suspendu entre ce
qui avait été et ce
qui devait être1.
»C'est à ce moment que
paraissaient
René, Obermann, Adolphe, et que Vigny, le
grand
Alfred de Vigny, préparait dans le recueillement son
œuvre de désespérance qui
devait dominer tout le siècle de
son incomparable
grandeur.
Denosjours ce pessimisme,
semble-t-il, s'est généralisé; il
a envahi les différentes branches de l'Art et a
revêtu, dans la
littérature en particulier, un
caractère d'intensité vraiment
extraordinaire : poètes,
romanciers, auteurs dramatiques, phi¬
losophes, semblent s'être
donné le mot
pourne chanter que
la tristesse etladésespérance; et
la bande
«vient de paraître
», qui entoure chaque nouveaulivre à la devanture des librai¬
res, pourrait souvent être
encadrée de noir comme un
faire-part...
Sans parler de ceux dont les œuvres
sont les accents de la
tristesse elle-même, qui se sont
systématiquement enfermés
en eux-mêmes, écoutant vibrer dans
leur être la plainte des
êtres etdes choses qui ne sont plus, on
peut dire
quetous les
auteurs cultivent dans le jardin de leur
âme la petite fleur
grise de la mélancolie, qu'ils
dissimulent
avecplus
oumoins
de soin, mais dont ils ne peuvent
empêcher le parfum triste
de se répandre au dehors; tous, même ceux
qui veulent être
indifférents et qui se font une armure
de leur ironie; même
ceuxquise sont enfuis dans le pays
lointain du rêve où tout
devrait être pur et éclatant de
sérénité
parce quec'est irréel,
et qui sont revenus tristes et
découragés,
sansdoute aussi
parce que c'était irréel; même ceux
qui,
en segrisant
d'héroïsme et de fol enthousiasme, semblent
vouloir oublier
qu'ils ont un cœur de chair quipalpite
et qui souffre
;même
ceux, enfin, qui sont classés
parmi les «auteurs gais»
!• Paul Albert, Les Origines du romantisme.
comme cet étonnant Georges
Courteline,
ce merveilleux observateur qu'on n'a pas craint de comparer àMolière,
etqui, sous la forme la plus outrancière, la plus extravagante, la plus étourdissante de gaîté, nous donne de si navrantes et de si cruelles leçons d'humanité.
Ce n'est pas seulement en France que l'Art est embrumé de tristesse; si nous passons en revue les littératures étrangères contemporaines, nous trouvons de nombreux écrivains pessi¬
mistes. Ce sont—
pour citer quelques noms — Dante Rosetti et les
préraphaélites,
J. Ruskin,Swinburne,
Burne Jones,W.
Morris,
Garlyle, 0. Wilde, enAngleterre; Ibsen, Bjornson,Brandès, Garborg,
en Norvège;Strindberg,
en Suède;Jakobsen,
enDanemark; Maeterlinck,
en Belgique; Nietzsche,Karl Bleitbreu,
Tovote,
Hermann Bahr, Gerhart Iiaup-mann, en
Allemagne; TourguenielF,
Tolstoï, Dostojewski, enRussie; Whitmann Walt, en Amérique; d'Annunzio, en Italie, etc.
Mais dans aucun pays le pessimisme littéraire n'a atteint ce
degré d'intensité qu'il a acquis en France.
On s'est alarmé de cette soudaine explosion de sentiments de tristesse; on a cru
que ce pessimisme des écrivains contem¬
porains était, comme celui des écrivains du commencementdu
siècle, unemaladiedel'àme; ona vulàl'indice d'unépuisement
de la race, et l'on a prononcé le mot de dégénérescence. Nous montrerons dans le cours de cette étude qu'on a exagéré le danger, que le pessimisme contemporain n'est pas un pessi¬
misme de
tempérament,
mais un pessimisme de métier; nous dironscommentl'artistemoderneestpresquefatalementconduitau pessimisme sans être obligé d'avoir unetare névropathique,
soit
héréditaire,
soit acquise, qui lui fasse exagéreret luirende insupportables les moindres misères de la vie; sans mêmeavoir dans son esprit une prédisposition naturelle à considérer les choses sous leur mauvais côté, mais bien par le seul fait
d'être artiste et de vivreà la fin duxixe siècle. Nous étudierons
ce
pessimisme,
et nousverrons combienilestdifférent decelui des autres, des non-artistes, de ces êtres qui vivent dans un— 15 —
milieu étranger à tout
travail intellectuel, orientant tous leurs
désirs, toute leur
intelligence
vers unseul but : la satisfaction
de leurs besoinssociaux,etqui, tout
d'un
coup,ont mal à l'àme,
comme ils auraient mal au foie ou aux
reins; ceux-là, sans
aucun doute, appartiennent
à la médecine
: cesont des neu¬
rasthéniques, et cette
neurasthénie est la cause de leur
hypocondrie; nous
montrerons
que cene sont pas les mômes
causesqui ont dicté
les
pagesdésespérées d'un Amiel, par
exemple, et les pauvres
lamentations d'un employé de bureau
qui découvre unbeau
jour
quela-vie est mauvaise, et qui se
demande s'il ne vaudrait pas mieux être
mort.
Mais, dira-t-on, interrogez
les artistes eux-mêmes : presque
tous se plaignent d'un
désordre physique qu'ils ne peuvent
définir, mais dont ils souffrent
néanmoins... Sans doute : sans
parler de ces quelques-uns
qui eurent des maladies nerveuses
bien déterminées, banales à force
d'être classiques, comme
peut en avoir n'importe
qui, mais dont
ons'est plus spéciale¬
ment occupé, parce que ceux
qui
enétaient atteints, au lieu
de s'appeler X, Y ou Z,
s'appelaient Flaubert, Baudelaire,
ouGoncourt,il faut reconnaître, en
effet,
quebeaucoup pré¬
sentent les signes non douteux
d'un état névropathique plus
ou moins avancé; mais est-ce une
raison
pourréunir ces
faits enloi générale, et dire, par
exemple,
avecLombroso, que
le génie est une forme de l'épilepsie parce que
tel intellectuel
aprésenté des symptômesdemal
comitial?... Pourquoi vouloir
faire de cet état névropathique
constaté chez
unartiste la
raison deson caractère artiste et la cause de telle
particularité
de son tempérament, en particulier le
pessimisme?... Après
avoir constaté à l'origine de
l'individu l'absence de tout
désordre nerveux pouvant influencer ses
fonctions
orga¬niques, n'est-il pas permis de penser que
l'état névropa¬
thique, s'il se déclare plus tard, peut être
l'effet et
nonla
cause de l'état intellectuel? que le
désordre physique, s'il
existe, peut être l'effet et non la cause de
la suractivité du
moral?
C'est dans ce sens que nous établirons ce
travail.
On nous pardonnerad'avoir abordé cet important sujet de
psycho-physiologie
quidemanderait,
pour être traité complè¬tement, une autorité et une valeur que nous n'avons pas.
Notre excuse est dans notre sincérité. Nous n'avons pas la prétention de vouloir faire une œuvre de grande portée scien¬
tifique; mais ayant été, par suite de circonstances
heureuses,
particulièrement bien placé pour étudier ces artistes dont on
s'est tant occupé, dont on fait des malades, il nous a paru bon de faire connaître les faits intéressants que nous avons
pu observer, et qui semblent faire croire que les idées de Moreau de Tours sonttrop exclusives.
Nous devons ajouter quec'est pour nous une grande joie de pouvoir réunir dans ce travail, qui doit servir de couron¬
nement à nos études
médicales,
ces deux choses qui nous ont été et qui nous seront toujours particulièrement chères : la Médecine et l'Art!ÉTUDE
SUR LE
PESSIMISME LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN
DANS SES RAPPORTS AVEC LA
NÉVROPATHIE
CHAPITRE PREMIER
Psycho-physiologie de l'intellectuel
et de l'homme ordinaire.
(( J'encourage les arts, mais pas les
artistes !
» adit
M. Poirier; et ces paroles sentencieuses du maître
bourgeois
résument l'opinion de toute une catégorie
d'individus.
M. Poirier, qui a passé toute son existence
à
aunerdes
pièces de drap, qui a borné son horizon aux quatre murs
de sa boutique, qui n'a regardé dans la vie
qu'à
traversles
vitres de son magasin, n'aime pas les artistes : pour
lui,
cesont des paresseux, car on ne les voit jamais
travailler de
leursmains; des gensmal élevés,carils affichent un
souverain
mépris des saintes convenances; des inutiles, car au
lieu de
laire quelque œuvre sérieuse qui puisse
profiter à la société,
Ils passent leur temps à se creuser la
cervelle
pourécrire
ou représenter des choses bizarres, qu'on ne
comprend
pas toujours, et qui ne servent à rien... Ils sontnombreux les
gens qui raisonnent comme M. Poirier : ils s'appellent
la
Foule.
Il nest pas étonnant que l'homme de la
foule n'aime
pasl'artiste, car il ne le comprend pas : ce sont deux types tout à fait différents, n'ayant ni la même façon de vivre, ni la
même façon de penser.
★
* *
L'individu qu'on appelle un artiste est un être particulier qui se taille dans la vie commune une vie à part, bien à lui,
où il est le maître incontesté, et qui a des désirs, des besoins,
desjouissances etaussi des souffrances inconnus de l'homme ordinaire. Et pourtant, ils partent tous les deux du même point : ce sont deux individus appartenant àune même espèce
et dont ils ont les caractères types;ilsnaissentsemblables,avec les mêmes organes devant accomplir les mêmes fonctions,
avecle même cerveauhabité parlamêmeintelligence pourvue des mêmes facultés qui dorment et qui ne demandent qu'à
être réveillées; mais tandis que l'un, l'homme ordinaire, grandit sans nourrir sa pensée et continue à aller dans la vie, automatiquement, sans chercher à se libérer de cette loi de l'hérédité qu'il ne soupçonne pas et qui l'oblige à agir
et à sentir comme tous les individus de son espèce, ne demandant à son intelligence que juste ce qui lui est
nécessaire pour la satisfaction de ses besoins sociaux, et à
sa personnalité que juste ce qu'il lui faut pour s'adapter le
mieux possible au milieu qui est toujours nouveau pour lui;
l'autre, l'artiste, fait au contraire tous ses efforts pour essayer de se débarrasser de cette terrible loi de l'hérédité qui veut
lui imposer sa « marque de fabrique », qui veut le faire
semblable aux autres. Trouvant que sa conscience est
insuf¬
fisamment peuplée de représentations d'idées que la descen¬
dance ancestrale y a déposées, il s'efforce d'en acquérir
de
nouvelles; il s'empare de cette part de personnalité que possède chaque individu, et il la développe au plushaut
degré; au lieu d'obéir, il veut commander; au lieu desubir,
il veut créer. Ce sont deux voyageurs arrivant à la-
lisiere
d'une forêt qu'ils doivent traverser : l'un suit tranquillement
la route qu'ont tracée les voyageurs qui avant lui sont passes
— 19 —
par là, route bien entretenue, bien nette,où il marche à l'aise, trouvant, quand il en a besoin, des poteaux indicateurs;
l'autre, délaissant la voie commune, s'enfonce au plus épais
des taillis et se fraye lui-même un chemin dans le fourré:
il déchire ses vêtements, il s'écorche le visage et les mains,
mais il a la satisfaction de découvrir des sites que l'autre ne soupçonne pas, et quand il sera sorti de la forêt, il pourra se dire qu'il la connaît dans tous ses détails, tandis que l'autre
n'en aura qu'un vague aperçu.
L'homme ordinaire, qui a reçu de ses ancêtres un cerveau
tout préparé, tout organisé par une longue hérédité, se contente de le laisser aller de lui-même, obéissant à l'impul¬
sion qui l'a mis en mouvement. Gomme dit Schopenhauer :
«C'est une montre neuve qu'on a montée et qui répétera les
indications de milliers d'autres montres semblables, » et il la laisse fonctionner, sans en étudier le mécanisme, sans essayer d'en faire varier le mouvement, sans chercher à en perfec¬
tionner les rouages. Son intelligence obéit surtout à la loi de l'hérédité: elle sait que sa fonction consiste à veiller à la conservation de l'individu dont elle fait partie, à le diriger,
à le maintenir dans la voie où l'a engagé son état d'individu appartenantà une espèce déterminée,à lui faciliter lesmoyens dadaptation dans un milieu nouveau, et elle ne fait pas autre chose parce qu'on ne lui en demande pas davantage; elle a des rapports si intimes avec le physique qu'elle finit par faire corps avec lui, à un tel point qu'il lui serait impossible
de s en séparer et de trouver en elle-même les matériaux nécessaires au fonctionnement de ses facultés supérieures.
Sans vouloir assimiler complètement l'homme ordinaire à 1animal, qui lui n'a qu'une connaissance subjective, c'est-à-
direincapable d'aboutir à la représentation del'objetextérieur considéré en soi et indépendamment des rapports avec le corps et les sensations, on peut noter, avec Schopenhauer1,
une certaine ressemblance, « un certain air deparenté entre
'• Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation.
eux, en ce que chez l'un et l'autre aucun phénomène ne se
présente sous l'aspect d'un problème dont la solution les
solliciterait sans leur apporter aucun profit; chez l'un et l'autre, la conscience ne sort guère d'elle-même et ne va
guère au-devant ou sur le chemin des objets extérieurs; l'un
et l'autre ont la perception des choses qui se trouvent dans l'univers, mais l'univers pris en totalité leur échappe. »
L'artiste, au contraire, en développant son intelligence,
en la faisant fonctionner par elle-même et pour elle-même,
enlui demandant autrechose que safonction de gardiennede l'espèce, arrive, sinon, comme \e prétendent ceux qui
veulent
faire de lui un malade, à la désaffecter complètement de son rôle héréditaire, du moins à la perfectionner, à
l'enrichir
de nouvelles facultés qui lui permettent d'acquérir
de
nou¬velles perceptions; son cerveau n'est plus, comme
dit Max
Nordau, « une boîte à musique qui ne peutjouer que
les airs
qui sont gravés sur le cylindre1, )) il a le pouvoirde lui faire
jouer tel air qui lui plaît, et qu'il compose
lui-même;
saconscience sort d'elle-même et se projette au dehors; en perfectionnant ses sens qui le mettent en
communication
avec le monde extérieur, en les affinant par une
éducation
spéciale, il arrive à agrandir considérablementle champ de
sa connaissance; il a des sensations inconnues
des autres,
qu'il traduit en images et qu'il enfermeprécieusement
au plus profond de son Moi, où elles restentà la merci de
sonévocation.
Il ne faudrait pas cependant aller trop
loin et refuser
systématiquement à l'homme ordinaire,
qui est
ensomme
l'homme normal, toute espèce de
compréhension artistique;
car, pourra-t-on dire, 011 a bientôt fait de
déclarer l'homme
de la foule stupide et borné; ce sont les
mauvais artistes qui
lui font cette triste réputation, qui font de
lui la tête de Turc
sur lequel à grands coups de poing
ils déversent le trop-plein
de leur rancune; les grands, les purs
artistes le considèrent,
1. Max Nordau, Psycho-physiologie du génie et du talent.
au contraire, avecbienveillance, car
ils
savent quetôt
outard
il finira par les
comprendre
etles aimer; s'il n'a
pasl'intel¬
ligence assez
exercée
pourcréer, s'il lui est impossible,
faute « d'entraînement» spécial, de concréter et de revêtir
d'une forme quelconque conventionnelle
les images qui
s'agitent obscurément enlui, il
adu moins le pouvoir, quand
il rencontre une chose vraiment belle, de la comprendre et
de l'admirer : ce pouvoir fait partie de la nature
humaine...
Sans doute, l'homme n'est pas, comme l'animal,
uniquement
absorbé dans sa vie purement physiologique. Comme dit
Lamennais : « L'évolution de ses facultés supérieures déter¬
mine chez lui des besoins nouveaux, qui sont une phase de
sa croissance; les lois de son organisme, en s'unissant aux lois de son intelligence, le dirigent vers un même but :
la
perfection1;» son intelligence se développe avec ses puis¬sances actives; à mesure que les progrès de la civilisation
lui permettent de se libérer, dans une certaine mesure, des
soucis de sa propre conservation, il élève sa pensée et la
familiarise avec les diverses conceptions artistiques; il est
donc accessible au sentiment du Beau, il éprouve, en pré¬
sence de telle chose, un sentiment de plaisir ou de peine,
cpie lui fera déclarer cette chose belle ou laide; mais, pour la juger ainsi, il faut que cette chose ait des caractères
de beauté ou de laideur tellement marqués qu'elle s'impose,
pour ainsi dire, à lui; il faut, comme disent les
philo¬
sophes, qu'elle suscite dans l'acte même de la perception
le jeu facile et harmonieux de ses facultés représentatives.
L'Art, dont ce Beau est la création, a « sa racine dans les puissances natives radicales essentielles de l'homme; il a, comme les êtreseux-mêmes, des conditions essentielles, néces¬
saires, d'existence et de développement»2. Mais cet Art a
évolué, il a changé dans sa nature et dans ses
manifestations
;ses lois, de simples qu'elles étaient primitivement, sont
devenues très compliquées, très spéciales, et il est
arrivé de
1. Lamennais, Esquisse d'unephilosophie (de l'Art et du Beau],
2.Ibid.
jours à un tel degré de complexité qu'il n'est plus permis
à l'homme ordinaire de le comprendre.
L'homme ordinaire n'aura donc la perception que des objets qui par eux-mêmes provoqueront le jeu facile de ses
facultés représentatives; mais il ne pourra pas, comme l'ar¬
tiste, exercer ses sens et son imagination pour le simple plaisir de les exercer; son idéal, qui est le modèle auquel
il rapporte fidèlement ses sensations, ne varie pas dans son essence : aux mêmes perceptions correspondent toujours les
mêmes états de conscience; l'Art est pour lui une chose de net et de définitif dont il subit invariablement les différentes
manifestations, très simples, comme de véritables lois qu'il
est incapable de faire varier; il ne peut, comme l'intellectuel, mélanger diversement ses facultés pour former de nouvelles combinaisons d'idées et de sentiments qui lui permettraient
de trouver en lui-même la source de nouvelles jouissances artistiques.
Conduisez,
par exemple, un homme ordinaire et un artiste dans une société de femmes, et dites à chacun d'eux dedésigner celie qui lui semble la plus belle : l'homme ordi¬
naire, chez qui l'idée de beauté humaine éveillera instincti¬
vement et uniquement l'idée de symétrie, d'ordre et d'har¬
monie, désignera la femme dont la régularité et l'ordonnance
des traits lui semblera le mieux réaliser ces conditions;
l'artiste, qui est habitué à faire jouer librement toutes ses
facultés, qui, indépendamment des beautés naturelles qu'il
trouve trop communes et souvent aussi trop imparfaites, peut en imaginer et en réaliser une infinité d'autres «plus complètement appropriées au jeu esthétique de ses facultés»,
laissera de côté cette femme dont la beauté trop apparente
lui semblera banale, et en désignera une autre qui pourra être très laide, mais qui sera belle pourlui, belle de la beauté qu'il lui prêtera.
Les conceptions artistiques de l'homme ordinaire sont et
seront toujours à peu près les mêmes, car elles n'évoluent
que très lentement; elles dépendent plus de l'espèce que
de
— 23 —
l'individu. Ce pouvoir que
possède
sonintelligence de s'im-
matérialiser à certains moments, sousl'influence
de certaines
conditions, est considéré parlui comme une
sorte de distrac¬
tion, comme un
superflu d'activité cérébrale qu'il subit bien
plus qu'il ne
crée, qu'il
necherche
pasà accroître ou à
perfectionner, parce
qu'il n'en
a pasbesoin, qu'il serait
plutôttenté derepousser, parce que
c'est
pourlui
unobstacle
qui retarde la réalisation
de
saseule raison d'être, qui est
l'adaptation.
Quandil veutformuler ses sensations, comme
il n'a qu'un
champ restreint à donner à ses
facultés supérieures,
commeson imagination, pour être
excitée,
manquede cette qualité
première qui est l'abondance des idées et
des images
accumu¬lées par la perception dans la mémoire,
il
ne peutarriver à
untravail d'idéation clair et net; et quand il veut en
acquérir
*de nouvelles, comme il ne peut lui-même
élaborer les phéno¬
mènes et les transformer enparties constitutives
de
sa propre conscience, il est obligé d'avoir recoursà l'artiste; il est
obligé de lui demander des sensations toutestransformées
ensentiments et en états de conscience, des
représentations
mentales achevées qu'ilpourra ensuite
s'assimiler facilement.
Mais l'artiste ne l'écoute plus; il ne veut plus être
l'inter¬
prète chargé de lui expliquer et de lui faire
admirer la
beauté; il s'est détaché de lui, il a perdu de vue sonrôle
d'initiateur,et il travaille maintenant pour son proprecompte;ila lâché la bride à son imagination, et il s'est
laissé entraîner
par elle; et l'homme ordinaire le suit péniblement et loin
en arrière, ramassant précieusement tout ce que
l'artiste
rejette, toutes les conceptions qu'il abandonnedédaigneu¬
sement après en avoir tiré tout ce qu'il croyait pouvoir en tirer.
Ilnefaut donc pas dire systématiquement que
la foule est
stupide; si l'on considère le bataillon des artistes comme 1avant-garde de l'armée de l'humanité en marche vers la perfection, on peut dire simplement qu'elle est enretard,
car elle représente «le degré de développement
intellectuel
occupé hier par les meilleurs». Elle rabâche les «clichés»,
les lieux communs? Mais, comme l'a dit un penseur, ne nous moquons pas deslieux communs, car il faut un siècle pouren
faire un. Ses conceptions artistiques sont banales?... Mais souvenons-nous que c'est le propre des choses belles, et rien
que des choses belles, de devenir banales. Gomme dit Max Nordau: « La banalité d'aujourd'hui n'est pas seulement l'ori¬
ginalité d'hier, elle est la fine fleur de cette originalité, le
meilleur et le plus précieux de celle-ci, cette partie d'elle qui
méritait de durer, non seulemént parce qu'elle était neuve, mais parce que de plus elle était vraie et bonne... Salut à la banalité! elle est la collection de toutes les choses les plus
excellentes que l'esprit humain ait produites jusqu'au temps présent1. »
*
* *
Ce n'est donc pas dans un cerveau préparé par la névrose
que doit éclore le tempérament artistique, mais dans un
cerveau normal et sain : « Le talent repose sur un plein déploiement acquis par l'application de l'exercice des disposi¬
tions naturelles que, au sein d'une race donnée, possède la majorité des individus sains et normaux2. » Il n'est donc pas héréditaire.
Nous ne croyons pas, en effet, que des activités intellec¬
tuelles particulières, exercées même fréquemment par un
individu, puissent s'organiser en fonctions caractéristiques;
les modifications apportées dans le fonctionnement de l'intelli¬
gence par un individu qui aura été artiste n'ont pas dans l'organisme un retentissement tel qu'il en résulte une fonction nouvelle, destinée à devenir typique pour l'espèce
entière. Ces particularités dans la façon de penser et
de
comprendre l'existence quicaractérisent un artiste, sontpure¬
ment individuelles : elles naissent et meurent avec lui sans être transmissibles. « Si, dans une famille, on observe une
1. MaxNordau, Psycho-physiologiedu génieetdu talent(majoritéetminorité].
2. Ibid.