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La France, la naissance des Etats baltes (Estonie, Lettonie) et le
 problème de l’influence germanique au début des années vingt

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La France, la naissance des Etats baltes (Estonie,

Lettonie) et le� problème de l’influence germanique au

début des années vingt

Julien Gueslin

To cite this version:

Julien Gueslin. La France, la naissance des Etats baltes (Estonie, Lettonie) et le� problème de l’influence germanique au début des années vingt. Nordiques, Paris : Institut Choiseul, 2007, 1. �hal-01405401�

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La France, la naissance des États Baltes (Estonie, Lettonie) et problème de l’influence germanique au début des années vingt 1:

Julien Gueslin

Lorsqu’en 1921 la France reconnaît de jure les États lettons et estoniens, bien peu de Français connaissent l’histoire et la situation de ces pays voire seraient même incapables de le situer correctement sur une carte. À l’exception des derniers épisodes de la lutte contre les corps francs, la lente et sinueuse marche des Baltes vers l’indépendance est passée presque inaperçue. De plus dans la première moitié des années vingt, les multiples crises et problèmes internationaux qui secouent en particulier l’Est européen détournent l’attention de la majorité de la presse sur ces États dont la situation est pourtant fragile. Si nous nous appuyons sur les sondages que nous avons effectués dans divers grands quotidiens, seul finalement le

Temps apporte une information conséquente sur l’évolution de la Lettonie et l’Estonie. Ce

dernier est bien informé grâce à son correspondant de Riga ou à ses envoyés spéciaux (rubrique

Bulletin de l’Etranger sous la forme d’une dépêche ou d’un petit article ou quelquefois une Lettre d’Estonie ou de Lettonie, un article plus long et de fond sur le pays concerné et ses

problèmes du moment) ou aux dépêches de l’Agence Havas, que les autres journaux se contentent tout au plus de recopier quelquefois. Peu de voyageurs se hasardent dans les nouveaux États : quelques commerçants prospectent les marchés mais peu ont laissé des impressions sur leur séjour. C'est surtout le petit noyau de diplomates en poste à Riga (Lettonie) et Tallinn (jusqu’en 1918 Reval, Estonie) qui, sur place, va se faire une opinion des nouveaux États baltes et transmettre sa vision de la situation au Quai d’Orsay (3 ou 4 agents diplomatiques avec à leur tête un ministre plénipotentiaire résidant dans chaque capitale : De Martel en Lettonie de 1921 à 1924, puis Barret à partir de 1924; Gilbert de 1921 à 1923 puis De Vienne à partir de cette date en Estonie). À ces diplomates s’ajoutent deux attachés militaires dans chacune des capitales et le commandant de la Division navale de la Baltique qui fait escale régulièrement dans les grands ports baltes. Il s'agira donc de voir ce groupe plus ou moins homogène de Français a élaboré une série de jugements plus ou moins sûrs, de stéréotypes qui vont être à la base de la vision française des États baltes et donc de la politique menée.

1 Cet article est issu d’une communication faite en 2001 lors du séminaire de Madame Pelus-Kaplan à l’université

Paris VII-Jussieu et reprenant en partie les recherches entamées lors de mon DEA soutenu en 1999 à l’Université Paris-I sous la direction de m. le professeur Robert Frank.

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Beaucoup d’hypothèques pèsent au début des années vingt sur l’avenir des deux États : c’est leur attitude face aux actions des autres grandes puissances. Il y a la crainte de voir les Soviétiques contrôler les rives de la Baltique orientale. La Baltique devient également un espace de rivalités entre les deux alliés qu’ont été et sont encore la France et la Grande-Bretagne mais qui ont des visions antagonistes de ce que doit être l’avenir de ces petits États. Mais ce qui détermine en grande partie la vision française, c’est l’attitude et la situation de l’Estonie et de la Lettonie Le but de cet essai sera donc d’étudier les réactions de ce petit groupe plus ou moins homogène de Français face à la naissance d’États et cela dans le cadre de la politique allemande de la France et en particulier, au début des années vingt, dans la lutte contre la résurrection de la puissance germanique2.

On pourrait alors se demander, dans ce cadre quelle place est attribuée aux deux États dans la hiérarchie explicite et implicite établie par les décideurs français en Europe centrale et orientale; en particulier au début des années vingt dans la lutte contre la résurrection de la puissance germanique. Sont-ils placés sur le même plan que d’autres petits États plus anciens ou qui viennent de naître ? Ces deux États nous semblent en fait un bon exemple de la position du milieu diplomatique français au début des années vingt vis-à-vis de l’idée de petit État tant les deux États qui surgissent semblent faibles, sans passé et sans atout : personne n’a prévu ou même imaginé leur apparition avant ou même pendant la guerre. Mais, de par leur position stratégique peut-on affirmer qu’aux yeux des diplomates français ces pays sont en quelque sorte des “exclus” de la société européenne des nations? La position française se révèle en fait particulièrement complexe, à l’image peut-être de l’attitude française vis-à-vis des autres petits États de l’Europe centrale et orientale.

C’est la lutte des Baltes contre l’armée allemande puis les corps francs qui a éveillé l’intérêt de l’opinion française pour leur destin et c’est cet aspect de leur combat que la propagande de ces petits États a surtout utilisé pour éveiller les sympathies françaises. Les petits États qui sont reconnus en janvier1921 sont donc considérés comme des alliés de facto dans la lutte contre tout renouveau de la puissance allemande. Outre leur position stratégique, l’Estonie

2 Pour une analyse d’ensemble de toutes ces influences, des perceptions françaises en découlant tout comme du cas

du troisième État « balte », la Lituanie, voir ma thèse de doctorat : La France et les « petits États » baltes : réalités

baltes, perceptions françaises et ordre européen (1920-1932), sous la direction de M. le professeur Robert Frank,

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et la Lettonie ont surtout la particularité d’abriter des minorités allemandes puissantes dont la domination séculaire prend fin avec les indépendances baltes. Il faudrait donc étudier comment celles-ci sont perçues par la France et surtout comment l’effort de la minorité allemande pour défendre ses droits et la politique allemande est interprétée.

La première chose qui frappe tout Français découvrant Riga c’est la multitude des bâtiments monumentaux attestant de l’emprise allemande passée : pour Émile Paulin, l’envoyé du Temps, “tout évoque les sceptres abhorrés des intrus teutons sans scrupule et sans pitié “ 3. Le lieutenant-colonel Reboul, lui aussi envoyé spécial du même journal, rappelle que jusqu'à une date récente “au premier abord on y éprouvait un sentiment désagréable” aggravé par la vue de toutes les enseignes, des nombreux livres en allemand4. Et chacun de se lancer dans le rappel de la “terrible“ domination des chevaliers teutons et des servitudes auxquelles ont été astreints les Lettons : au-delà des apparences passées (le passage sous l’uniforme russe à partir de 1710), la fin de cette “domination féodale” ne s’est terminée qu’avec la fin de l’Empire allemand.

Les deux États baltes deviennent donc des exemples de pays où est stigmatisée la barbarie de “l’Allemagne éternelle”. Il s’agit d’abord de montrer que les “barons baltes” sont de véritables Prussiens par leurs liens familiaux, leurs mentalités, leurs aspirations et que les pays du “Baltikum” ont toujours été considérés comme de vieilles terres de culture allemande. La description de tous les méfaits du “féodalisme allemand”(maîtres durs et impitoyables ne visant comme en Prusse qu’à l’extinction de toute conscience nationale lettone) renvoie implicitement à toute la propagande française qui fut faite au cours de la guerre contre la barbarie de l’armée allemande 5 : il s’agit de montrer que la barbarie est un trait permanent du caractère allemand, que derrière l’apparent éclat de la civilisation germanique a toujours subsisté la sauvagerie des débuts . Certains iront même jusqu’à parler de la “tendresse allemande” pour ces barons baltes, ce symbole conservé si parfaitement de la race prussienne antique. On rappelle de plus, dans la lignée là-aussi des ouvrages français, l’ancienneté du « Drang nach Osten » et l’intégration de ces marches orientales dans le Reich allemand.

Mais il s’agit aussi et surtout d’opérer une relecture mythique du passé qui expliquerait la défection russe, brutale et traumatisante. Même sous l’uniforme russe, les Allemands d’Estonie et de Lettonie seraient toujours restés fidèles à l’Allemagne et leurs intérêts : ce seraient donc eux avant-guerre qui, en occupant une majorité de postes à responsabilité dans la haute administration tsariste, ont mis le régime russe dans l’impasse. Leur fidélité au tsar au début de

3« Courrier de Lettonie », Le Temps, 5 avril 1921

4 « Lettre de Lettonie. La Lettonie et l’Allemagne », Le Temps, 2 août 1921

5AMAEF, Estonie, 13, 19 septembre 1922. (Pour les notes bas de page renvoyant aux archives diplomatiques, si

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la guerre est tue et seuls sont retenus les efforts de certains pour créer un duché de Baltikum sous dépendance allemande et la coopération avec l’armée allemande puis les corps francs de von der Goltz 6: Reboul se plaît à reproduire des propos lettons les décrivant comme « des bolcheviks avec des gants » pillant méthodiquement le pays et chargeant des trains entiers de meubles et d’œuvres d’art.

Au total seule finalement la victoire française, en provoquant l’écroulement de l’Empire allemand, aurait rompu cette marche jugée inexorable vers le triomphe complet du germanisme au bord de la Baltique. Elle aura sapé également les bases qui ont fondé l’existence de ce féodalisme attardé. On minimise ainsi volontiers le rôle qu’ont pu jouer les petits peuples letton et estonien pour leur libérations et les atermoiements français à les soutenir dès le début. On “oublie” ainsi que ce sont les Alliés qui ont maintenu les troupes allemandes dans les territoires baltes au lendemain de l’armistice et favorisé ainsi indirectement la constitution et les exactions des corps francs. En conformité avec la propagande française, la France, pôle de stabilité et de paix, serait au contraire la grande puissance qui aurait pris les deux jeunes États sous sa protection et aurait pris l’initiative de les reconnaître en janvier 1921 (on passe là-aussi sous silence l’année de blocage que fut l’année 1920 pour la diplomatie française entre la fin de l’épisode des corps francs et l’évolution de la politique française fin 1920 7

.

Pour beaucoup de responsables et journalistes français, les Baltes sont avant tout ces paysans, ces “serfs d’hier” qui se sont opposés au féodalisme germanique. Dans cette optique, les réformes agraires sont considérées, non sans justesse, comme les clés de voûte des deux nouveaux États. Les lois d’expropriation ont été votées dès octobre 1919 en Estonie, en septembre 1920 en Lettonie : la quasi-totalité des grandes propriétés pour la plupart allemandes (à l’exception de la région de Latgale où il s’agit de Polonais) sont prises en charge par l’État qui les scinde en lots distribués soit aux fermiers déjà présents soit à des colons. À la différence de l’Estonie, la Lettonie laisse aux propriétaires dépossédés un bien reliquaire (au maximum 50 ha) mais leur refuse tout autre dédommagement. L’Estonie ne se décidera que tardivement (1926) à payer des dédommagements mais ceux-ci se limiteront à 3% du bien exproprié et le plus souvent en obligations d’État 8. À l’exception de ceux qui décident d’émigrer vers l’Allemagne, les anciens propriétaires mènent un combat d’arrière-garde : ils veulent empêcher ou modifier les

6

«La fête nationale en Lettonie », Le Temps, 13 octobre 1921

7Voir par exemple l’article de E. ALGAZY « Lettre de Lettonie. Les relations extérieures (suite) », Le Temps, 23

décembre 1921,

AMAE, Russie, 694, 8 décembre 1923 ou Lettonie, 4, 25 novembre 1921

8

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mesures prises en tentant d’influencer l’opinion internationale (pétitions, manifestations, démarches à la SDN). Face à cette situation, la France prend largement parti pour les Baltes.

Pourtant, en 1918-1919, ces mesures ont été d’abord accueillies avec une certaine réserve, notamment dans les cercles conservateurs car on les rapproche des mesures prises par les bolcheviques et de la violation du dogme de la propriété privée. Mais, très vite, l’analyse fut autre : si les dédommagements dérisoires suscitaient quelques jugements sévères, les décisions prises sont jugées nécessaires pour mettre fin à un système social suranné, où une minorité, au nom de droits “nés de longues injustices” a dominé une majorité. Refuser de telles lois reviendrait donc, pour Jaunez le représentant français en Estonie, à détruire la stabilité du pays acquis à l’Entente9

. Cette abolition de privilèges dépassés permet au contraire le démembrement de grandes propriétés féodales et la création de classes de paysans petits propriétaires patriotes, traditionalistes et relativement instruits, favorisant ainsi l’équilibre social et la hausse de la production10. De même le développement du système coopératif et des caisses rurales d’épargne (dont on note justement qu’elles existaient dès avant la guerre) est vu comme un moyen de se détourner des prêts usuraires que pourraient leur concéder les nobles et les banques agraires germano-baltes. En veillant à ne pas tomber dans une nouvelle forme d’esclavage, celle de la dette qui pourrait avoir des influences néfastes sur le plan politique, les paysans lettons réussiraient à réaliser leur idéal. Ils parviendraient au terme de leurs efforts entrepris “depuis 7 siècles “ 11

(on projette là encore le présent sur le passé en imaginant que dès avant le XIIIe siècle il existait une communauté lettonne avec une conscience et un idéal nationaux développés).

Les responsables français pèsent alors à la SDN pour que les protestations germano-baltes soient enterrées et que la question des réformes agraires soit assimilée non au domaine des droits des minorités et de leur défense mais à celui des questions intérieures, où la SDN n’a point à intervenir. Le Temps peut alors railler que

« du haut de leurs préjugés féodaux, les nobles baltes fassent appel à cette assemblée d’essence

si démocratique pour essayer de sauvegarder l’intégrité de leurs domaines et de leurs privilèges surannés » et l'extrême isolement de ces nobles face aux opinions baltes unanimes 12.

L’image du paysan balte, individualiste (du fait, pour Reboul, de l’habitat dispersé) mais

9AMAEF, Estonie, 25, 26 (Dossier Reforme agraire), passim (plus particulièrement le rapport du 30 avril 1927

faisant l’historique de la question).

10

AMAEF, Lettonie, 6(23 janvier 1923) et 18 (10 mars 1923) et « Lettre de Lettonie : la Lettonie et le bolchevisme », Le Temps, 23 juillet 1921

11« Lettonie: les syndicats ruraux », Le Temps, 17 octobre 1921

12« États baltes: La propriété foncière en Lettonie », Le Temps, 9 avril 1921, « Les Baltes contre la loi agraire », Le Temps, 4 mai 1921 et « Lettonie: la réforme agraire et la Constitution », Le Temps, 11 octobre 1921

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n’hésitant pas à s’unir avec ses semblables pour faire prévaloir son droit sur celui du dominateur germain détesté est donc positive. Il y a en fait des renvois plus ou moins inconscients aux évènements révolutionnaires français : la lutte du “Tiers État” pour l’abolition des privilèges, la destruction des “bastilles féodales”, la prise du pouvoir par une bourgeoisie de constitution récente, l’assimilation de la minorité dirigeante à l’ennemi prussien, qui avait voulu mettre à bas la Révolution naissante, renvoient à un passé quelque peu idéalisé. L’idéal de la France, répandant les Lumières partout dans le monde, tutrice de jeunes “Républiques sœurs” est donc confortée. Mais la situation balte semble aussi s’accorder avec l’image de la société idéale qu’ont une grande partie des responsables politiques : celle d’une démocratie de petits paysans autonomes et patriotes. La lutte des “Petits” contre le “Château”, des républicains à la campagne contre l’influence subsistante de l’aristocratie ont été et restent les thèmes favoris d’une certaine France radicale et centriste. Ces idées sont quelque peu tempérées au sein d'un personnel diplomatique peut-être plus conservateur mais sont utilisées pour asseoir l’influence française. Chez les Baltes en effet, on utilise réciproquement l’exemple de la France, pays agricole qui partagerait les mêmes idéaux. Lorsqu’il revient sur la personnalité du président letton Tchakste, le chargé d’affaires français se plaît à en faire le type même du Letton et décrit son existence simple et frugale, sa volonté d’écouter dans sa propriété campagnarde les doléances des paysans et surtout ses propos sur l’exemple français : un pays démocratique dont le fondement est la classe paysanne à laquelle la possession de la terre aura donné le goût du travail, de l’instruction, de l’économie et du progrès 13. En ce sens une certaine logique d’intégration des nations baltes dans la communauté des nations conformes aux idéaux républicains existe.

La diplomatie française refuse cependant de fermer les yeux sur l’absence d’indemnisation (ou presque) pour les quelques propriétaires français lésés par le nouvel état de fait (souvent d’origine ou alliés à des familles russes). Elle s’engagera parfois dans des controverses avec le pouvoir letton qui entameront auprès de ce dernier son crédit. Mais c'est surtout la question des réparations qui souligne les ambiguïtés de la position française. La solidarité entre les peuples français et balte est en effet souvent proclamée en raison de l’ampleur des dévastations qu’ils ont dû souffrir du fait du conflit et de leur droit à recevoir des compensations. Pour De Martel, c’est par exemple la principale raison qui explique le soutien letton à l’action française dans la Ruhr en1923. Malgré quelques réserves devant l’usage de la force, la Lettonie approuve l'action française car elle aussi éprouve des difficultés à obtenir la

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totalité des indemnités concédées par le Reich 14. Mais les États baltes doivent-ils être placés sur le même plan que la France ? Au moment des négociations entre l’Allemagne et les deux États baltes, la diplomatie française s’inquiète des possibles répercussions sur la faculté de paiement de l’Allemagne vis-à-vis des Alliés, ces derniers étant à ses yeux des “créanciers privilégiés”. On argue pour justifier ce traitement inégal que l’Allemagne a tout intérêt à privilégier les petits États : elle peut en effet attendre d’eux pour prix de sa bonne volonté des concessions commerciales (pour des petits États, où l’Allemagne est le principal fournisseur, l’idée d’échanger le principe d’indemnités contre un bon traité commercial peut même être opportune)15. On voit donc qu’ici au contraire il peut y avoir de la part des diplomates français une certaine volonté "d’exclusion” : les petits États passent après les grands pour le règlement de certaines questions internationales.

Mais cette perception des Baltes recèle aussi des connotations négatives : en se focalisant sur les luttes des paysans baltes, on passe quelque peu sous silence le passé industriel brillant des ex-Provinces baltes (certes récent) qui a propulsé Riga au rang de troisième ville de l’Empire. Même si le développement de l’industrie a été largement impulsé et contrôlé par les Russes et les Germano-Baltes, les Baltes ont su participer au mouvement et continueront à le faire après l’indépendance (surtout la petite industrie en milieu rural). Un grand nombre de Baltes dès avant la guerre occupent des places d’ouvriers, employés, de petits commerçants et fonctionnaires et formeront bientôt la bourgeoisie nationale d’après-guerre.

Au contrainre, l’idée de sociétés quelques peu retardataires s’impose quelque peu (un siècle et demi par rapport à la France si on suppose que les États baltes sont encore au stade “révolutionnaire”), où la civilisation est embryonnaire : le terme de “serf” est en cela significatif et brouille l’image d’une paysannerie balte instruite (chaque ferme a sa petite bibliothèque) qui a frappé les premiers observateurs français en 1919 16. La France semble bien loin de l’époque où les paysans prennent d’assaut les châteaux et doivent éviter toute remise en cause de leurs droits. Et il n’est point un diplomate français qui, à un moment ou à un autre, ne s’apitoie ou de ne se moque de l’incroyable “rusticité” des Baltes. Entre sympathie pour le développement de jeunes nations et condescendance pour le retard social et économique l’analyse française de la situation balte face au germanisme est donc quelque peu ambiguë.

14AMAEF, Lettonie, 6, 26 février 1923 15AMAEF, Lettonie, 5, 11 février 1922 16

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Peut-on percevoir une évolution de la position française au fur et à mesure que l’on s’éloigne du conflit et des premières années des indépendances baltes ? Les Français sur place doivent bien constater que la politique allemande évolue rapidement de façon réaliste en prenant en compte le nouvel état de fait. Les nouveaux États sont reconnus, le principe d’indemnité accepté, des négociations commerciales engagées. D’autre part les représentants allemands s’éloignent quelque peu de la frange la plus extrémiste des Germano-Baltes (dont beaucoup sont maintenant à Berlin, formant des lobbies ou investissant les organisations nationalistes) avec qui la nouvelle République a de toute façon peu de points communs. Ils se rapprochent au contraire des leaders germano-baltes les plus modérés qui reconnaissent les nouveaux États (que ce soit par réalisme ou par engagement sincère) mais travaillent à la survie de la culture allemande en Baltique (d’où leur rôle dans le mouvement de défense des droits des minorités européennes). Ils défendent enfin les intérêts économiques allemands basés sur la puissance économique des industriels et commerçants germano-baltes et l’ancienneté des relations avec l’Allemagne. Pour beaucoup de Baltes, celle-ci semble bien avoir choisi une nouvelle voie et renoncé au moins pour un temps à ses projets expansionnistes : les Baltes ne peuvent donc plus se permettre d’ignorer complètement une grande puissance et un partenaire commercial aussi important.

Les Français, au contraire, sont convaincus que les projets allemands restent les mêmes mais que la tactique a seulement changé. Comme l’affirme à la fin de son article Reboul en bon adepte de Clausewitz, , l’Allemagne “a simplement changé de tactique. Elle poursuit son but par

des moyens pacifiques ”17 qui sont ceux de l’économie et de la culture. Les rapports diplomatiques et militaires décrivent, non sans un certain fatalisme, le retour à une prépondérance économique allemande presque naturelle. Les rapports des attachés militaires égrènent et mettent en valeur une litanie de chiffres qui montre la domination allemande dans tous les domaines (à l’exception des exportations lettonnes) : en 1924, 30% des exportations estoniennes (1er client), 40% des importations lettonnes (1er fournisseur), 821 navires entrés dans le port de Riga contre 255 bateaux anglais et 25 français 18. On insiste sur la proximité et les liens existant entre commerçants allemands (à partir de la Prusse orientale) et Germano-Baltes et surtout sur l’arme redoutable d’une monnaie allemande se dépréciant sans cesse.

Insistant sur la petitesse des États et l’ampleur des sacrifices consentis par les marchands allemands, les responsables français insistent très vite sur la volonté allemande de créer une

17 Voir note 4.

18AMAEF, Lettonie, 11 (Attaché militaire et naval dans les Pays Baltes), Rapport d’ensemble annuel pour l’année

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“sorte de couloir économique balte” vers le géant russe et de préparer la résurrection prochaine de celui-ci. On invoque la complicité des Germano-Baltes qui “nationaliserait” la production allemande et permettrait à celle-ci de bénéficier de franchises ou d'un régime préférentiel qui pourraient être accordés aux Baltes par les autorités soviétiques19. Lorsque les contacts seraient renoués entre le monde russe et l’Allemagne, les pays baltes perdraient toute importance pour cette dernière et ne seraient plus que des jouets entre ses mains. Les diplomates français ne cesseront, presque obsessionnellement, de prédire l’avènement de cet état de fait surtout après Rapallo : l’escale de Tallinn serait délaissée pour un trajet direct vers Petrograd et Hamburg devient la plate-forme financière des Soviets. Enfin les barons baltes relèveraient la tête et souhaiteraient mettre fin à “la comédie de l’indépendance des races inférieures ”20

.

Sur le plan culturel, les Français s’inquiètent des efforts des minorités allemandes pour défendre ou obtenir des droits jugés “exorbitants”. Les efforts allemands pour obtenir une autonomie culturelle (droit de gérer leurs écoles, leurs institutions culturelles ou de conserver le contrôle des temples par le biais d’associations nationales plus ou moins sous le contrôle de l’État et pouvant aller jusqu’à percevoir des impôts auprès de leurs membres) aboutiraient pour eux, en cas de succès, à la création "d’État dans l’État", des centres hostiles intangibles qui saperaient les bases des deux nouveaux États 21. Les diplomates français s’inquiètent aussi de l’aura de la culture allemande qui résiste malgré les vicissitudes de l’Histoire. Les écoles allemandes ont toujours la réputation d’être les meilleurs et les mieux dotées; les librairies d’être richement approvisionnées en livres allemandes, les universités allemandes d’être les plus accessibles aux étudiants estoniens. Les journaux allemands, qui critiquent violemment la politique française notamment au moment de la crise de la Ruhr, sont réputés pour leur qualité et ont des tirages que les quotidiens lettons ont rarement les moyens de tenir :on craint qu’écoliers, étudiants, universitaires ne soient attirés, formés d’après les conceptions allemandes 22

et ne contribuent à un retour volontaire dans le giron allemand. L’attitude vis-à-vis des minorités est donc complètement hostile à l’exception cependant de quelques diplomates qui arguent du rôle modérateur que peuvent avoir les députés conservateurs germano-baltes vis-à-vis des excès de chauvinisme et de xénophobie des deux jeunes États: De Martel, représentant français en Lettonie, se démarque ainsi des critiques acerbes du professeur Hauser vis-à-vis des Germano-Baltes et parle d’éléments possédant une influence “qui n’est point négligeable 23

. Il y a aussi

19

Voir par exemple AMAEF, Lettonie, 4, 25 juillet 1921 et RC 1918-1940, C-Lettonie, 5, 2 mai 1924.

20AMAEF, Estonie, 4, 15 avril et 12 juin 1922. 21AMAEF, Lettonie, 4, 18 mars 1921

22 AMAEF, Lettonie, 26, 4 décembre 1926 23

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sans doute le sentiment d’appartenir à une même couche sociale qui peut jouer chez certains diplomates.

L’hostilité cependant prédomine et repose sur une approche sélective des minorités : on n’évoque presque jamais les minorités juives, russes ou suédoises pourtant presque aussi importantes en nombre que les Germano-Baltes sinon pour parler de leur rôle effacé24. Mais il y a surtout une volonté de réduire l’ensemble de la communauté allemande aux intérêts des barons baltes et à occulter le rôle de ces nouveaux leaders issus de la masse des employés, commerçants, banquiers ou ouvriers allemands, tel le letton Schiemann dont la réputation de théoricien des droits des minorités s’étend très vite dans toute l’Europe. Pour le Temps, si certains Baltes

“seraient, dit-on, disposés, dans une certaine mesure, à identifier tout au moins provisoirement

leurs intérêts à ceux de la Lettonie indépendante ” ,

c’est pour pouvoir briser la coalition nationale et monnayer leur soutien à un futur gouvernement après les élections générales de 1922 (révision des lois agraires, maintien de leur suprématie culturelle) 25.

On peut alors se demander si (comme le montre cette phrase ampoulée) il n’y a pas des réticences françaises à briser ce mythe d’une communauté allemande irrémédiablement hostile et ne cessant de comploter contre les nouveaux États et à ne plus l’exploiter auprès des Baltes pour consolider l’influence française. Dans une lettre très intéressante à Herriot, Barret (nouveau représentant français en Lettonie) déplore l’habileté du représentant allemand, se réjouit de son rappel et espère la venue d’un nouveau représentant qui reprendra l’ancienne politique allemande. Pour lui, toute résistance allemande ne fera que réveiller la méfiance et la “nécessaire” vigilance lettonnes si “désirable pour nous ” 26

. On voit donc que la politique française se fonde sur la volonté de maintenir la germanophobie et de l’exploiter. Est-ce une réussite?

Nous ne reviendrons pas en détail sur cette politique française qui par le développement de liens économiques (traité de commerce franco- estonien de 1922) et culturels (création de lycées français, de l’Institut scientifique français de Tartu, soutien aux sections de l’Alliance française, accueil de boursiers...) a pour but d’écarter les Baltes de l’Allemagne et des Germano-Baltes27. Cette politique culturelle permet aussi d’entretenir le sentiment français de supériorité :

24AMAEF, Lettonie, 6, 23 janvier 1923. Ce qui n’empêche pas De Martel de s’interroger sur la protection égale aux

autres minorités que reçoivent les Juifs.

25 “ Lettre de Lettonie. La campagne électorale de la minorité allemande” (signé R.L.), Le Temps, 29 janvier 1922 26AMAEF, Lettonie, 6, 25 février 1925

27

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les Baltes francophiles sont toujours décrits comme des spécialistes à la pointe de la modernité dans leur domaine (tel ce médecin estonien le Professeur Pussep figure charismatique de l’Estonie francophile et son hôpital-modèle)28

.

Mais comme le note bien De Vienne (le chargé d’affaires français en Estonie) dans la dépêche précédente, ces efforts butent sur le manque de moyens français (surtout face à ceux de l’Allemagne) et sur cette tendance des opinions baltes à rééquilibrer leur attitude vis-à-vis de l’Allemagne. Comme le montre l’attaché militaire, l’image de l’Allemagne impériale s’estompe face à celle positive de l’Allemagne libérale de Weimar que les Baltes jugent en pleine évolution: après l’acceptation allemande de la nouvelle situation, il n’y aurait plus obstacle à des relations pacifiques entre les trois pays. L’image des nouveaux États baltes devient ainsi plus négative : De Vienne ne veut “pas pousser au noir ” mais décrit une Estonie où la technique allemande est à chaque carrefour, les navires emplissent les ports et les commerces de produits allemands, où les livres, les banques, la T.S.F. allemandes sont omniprésents. Ne connaissant “réellement que l’Allemagne” et ne voyant “en somme que par l’Allemagne la civilisation

occidentale ”29, les Estoniens deviennent pour de Vienne presque des citoyens allemands par l’esprit. Si on pousse le raisonnement, ils deviendraient des ennemis ou au moins des gens dont il faut se méfier. On se montre cependant plus nuancé avec les Lettons : la germanophobie, fondée sur la véritable guerre qu’ils ont menée contre les Allemands, limiterait une telle évolution . Au contraire, en Estonie, l’occupation a été moins longue (en 1918), les barons baltes y sont moins puissants et les corps francs n’ont pas opéré sur le sol national. Les Lettons sont donc plus perméables aux arguments français et leur image demeure bien plus positive.

Au total on peut donc constater que le rapport au germanisme a joué un rôle incontestable dans la formation d’une vision française relativement positive de ces États et dans leur intégration à cette “barrière de l'Est” contre l’influence allemande. Mais l’attitude balte face à l’Allemagne évoluant, l’image des Baltes se brouille : s’agit-il d’États que l’on doit assister face à la “nouvelle offensive allemande” ? Ou ce rapprochement relativement rapide avec les Allemands ne révèle-t-il pas leur nature profonde, celle de peuples en fait à la mentalité germanique, en voie de satellisation par rapport à la République de Weimar? Il faudra attendre en fait la seconde moitié des années vingt et la stabilisation de la région baltique pour que ces doutes s’estompent, notamment grâce à la consolidation des Etats, des cultures et des économies baltes et à la naissance de relations mutuelles plus diversifiées et pérennes entre les sociétés

28AMAEF, Estonie, 22, 6 mai 1924 29

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