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Réinventer l'hospitalité

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Academic year: 2022

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Réinventer l'hospitalité

RAFFESTIN, Claude

Abstract

En articulant mobilité et immobilité, sédentarité et nomadisme, connu et inconnu, l'hospitalité est selon l'A., un élément syntaxique de la vie sociale. Elle est don d'espace, à habiter, à traverser ou à contempler. Sur ce dernier point, l'A. fait remarquer que désormais le patrimoine lui-même est soustrait à la logique du don. Une caractéristique socio-spatiale est constituée par la limite, qui appelle des codes de franchissement et des rites de vérification spécifiques dont l'hospitalité fournit l'occasion. A fortiori si l'on considère les frontières immatérielles, limites informationnelles et symboliques non visibles qui, à côté des cloisonnements physiques et organisationnels, délimitent des « sémiosphères », que l'étranger peut pénétrer mais pas nécessairement déchiffrer et dans lesquels, tel un otage, il sera toléré mais pas forcément admis. L'A. examine ce qui se joue de l'ordre de l'hospitalité dans le problème de l'errance urbaine des exclus économiques, notamment dans les espaces désappropriés (immeubles désaffectés, friches urbaines) et dans ce qui fait obstacle au [...]

RAFFESTIN, Claude. Réinventer l'hospitalité. Communications , 1997, no. 65, p. 165-177

DOI : 10.3406/comm.1997.1997

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4389

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Réinventer l'hospitalité

Repères pour une généalogie du problème.

Lorsque la ville a émergé, elle a suscité une hiérarchisation sociale affirmée et le blocage de l'autorité et du capital du grain entre les mains d'une élite constituée par le pouvoir à la fois militaire et religieux, comme ]'a montré Leroi-Gourhan. La ville a été, en fait, la formation et la mise en place de nouvelles discontinuités spatiales, temporelles et culturelles résultant d'une écogenèse humaine instauratrice d'une complexité portée par des mutations politiques, économiques et sociales qui ont conditionné une territorialité originale qu'il est loisible de définir comme l'ensemble des relations qu'une société entretient non seulement avec elle-même, mais encore avec l'extériorité et l'altérité, à l'aide de médiateurs, pour satisfaire ses besoins dans la perspective d'acquérir la plus grande auto- nomie possible, compte tenu des ressources du système. La ville est demeurée jusqu'à maintenant ce jeu de discontinuités sur lequel je revien- drai en abordant les besoins et l'autonomie.

Si, à l'évidence, tous les écosystèmes humains sont délimités, la ville l'est a fortiori, comme le mythe de la fondation de Rome le rappelle avec une certaine emphase qu'il convient d'analyser. La limite de la ville est l'objet d'un rituel à l'origine duquel on découvre l'intentionnalité de celui qui exerce l'autorité, le pouvoir : c'est le regere fines, qui signifie, litté- ralement, tracer en ligne droite les frontièresl. Derrière le verbe regere, on voit se profiler le rex, celui-là même qui est investi des plus hauts pouvoirs. Cet acte, préliminaire à toute construction de ville, est un acte non seulement matériel mais aussi immatériel, en ce sens que, dans le même temps où le roi trace le sillon qui marquera la limite de la ville, il instaure aussi un ordre moral. La notion est donc double puisqu'elle se réfère à une matérialité - la limite - et à une règle morale - la norme - qui définissent avec une grande précision une intériorité et une extériorité.

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Précision nécessaire et essentielle car Ton sait à quel point le passage de la limite est réglementé : la transgression non autorisée entraîne la mort...

dans le mythe de la fondation de Rome. Toute limite est intentionnelle et volontaire et, contrairement à ce qu'on lit parfois, elle n'est jamais arbi- traire.

Le passage de l'extériorité à l'intériorité suppose une autorisation ou une invitation régulée par un rite, celui justement de l'hospitalité. L'hos- pitalité est un rite qui autorise la transgression de la limite sans recours à la violence. Elle est un « mécanisme » caractéristique des marges, de toutes les marges, qu'elles soient matérielles ou non, de ces marges qui réalisent la contraposition de la violence et de la convivialité, de la paix et de la guerre, de la vie et de la mort.

La frontière délimite un « en-deçà », le territoire urbain, et un « au- delà », l'espace non urbanisé. Cette limite est d'une importance extrême puisqu'elle définit la ville et la non-ville. C'est la différence entre foris et domi : « le dehors commence à la porte et se dit foris pour celui qui est chez lui, "domi". Domi étant pris par métonymie pour polis et/ou civitas.

Cette porte, selon qu'elle se ferme ou qu'elle s'ouvre, devient symbole de la séparation ou de la communication entre un monde et l'autre : c'est par là que l'espace de la possession, le lieu clos de la sécurité, qui délimite le pouvoir du dominus, s'ouvre sur un monde étranger et souvent hostile [...]. Les rites du passage de la porte — la mythologie de la porte - fournissent à cette représentation un symbolisme religieux2 ». « Le terme opposé à domi est cette fois tiré de ager, "champ", sous la forme de l'adverbe peregri, peregre, d'où le dérivé peregrinus, ''étranger"13. » Dans d'autres langues indo-européennes, le nom du champ est associé à l'idée de dehors. Comme l'explique fort bien Benveniste, le champ inculte, l'espace désert, est opposé à l'endroit habité. Hors de cette communauté matérielle, commence l'étranger, qui est forcément hostile. L'adjectif grec dérivé de agros est agrios, qui signifie « sauvage ». La maison finit par être définie par son caractère social et moral, et non par le nom de la construction4. Il en va de même, en quelque sorte, pour la ville, pour la civitas, qu'il faut voir davantage comme une construction sociale que comme un ensemble construit qui serait purement morphologique.

La limite définit aussi un « avant » et un « après » et possède aussi une valeur temporelle qui entre en intersection avec la culture qui fonde la limite au sens abstrait, d'où l'idée de limite au sens moral. La ville est délimitée et, par sa présence, s'instituent un monde de la culture, et un monde sauvage : l'épopée de Gilgamesh qui met en scène Enkidu, l'« homme sauvage », montre comment celui-ci passe de la nature à la culture d'une manière irréversible5. Dès lors qu'il est « culturalisé », il ne

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peut plus retourner vers son monde originel : au plein sens du terme, il est intégré.

Ainsi, à un territoire de la sédentarité, la ville, s'oppose un espace du nomadisme, celui du mouvement. A un espace du dedans s'oppose un espace du dehors, dont les normes de communication pouvaient s'établir autrefois par le droit de l'hospitalité, qui réglait la rencontre entre le monde de l'immobilité et celui de la mobilité. Chez les Grecs., le couple Hestia-Hermès exprime fort bien cette opposition entre le dedans et le dehors. Hestia est symbole et gage de fixité, d'immutabilité, de perma- nence6. Hestia demeure immobile à la maison sans jamais quitter sa place : « point fixe, centre à partir duquel l'espace humain s'oriente et s organise ». Hermès, s'il habite dans les maisons des mortels, le fait à la façon du messager, l'hôte dans ce cas, voyageur qui vient de loin et qui déjà s'apprête au départ : « Rien en lui de fixé, de stable, de perma-nent, de circonscrit, ni de fermé. Il représente, dans l'espace et dans le monde humain, le changement d'état, les transitions, les contacts entre éléments étrangers. A la maison, sa place est à la porte, protégeant le seuil, repoussant les voleurs parce qu'il est lui-même le Voleur, celui pour qui n'existent ni serrure, ni enclos, ni frontière. [...] il sert de héraut, de messager, d'ambassadeur à l'étranger. Dieu errant, maître des routes, sur la terre et vers la terre : il guide, en cette vie, les voyageurs8. » « A Hestia, le dedans, le clos, le fixe, le repli du groupe humain sur lui-même ; à Hermès, le dehors, l'ouverture, la mobilité, le contact avec l'autre que soi. » En quelque sorte, Hestia-Hermès fonde l'espace et son utilisation.

L'hospitalité, dans ces conditions, prend une valeur tout à fait particulière puisqu'elle fonde le lien qui permet l'articulation entre mobilité et immo- bilité, entre nomadisme et sédentarité.

L'hospitalité, en tant que « pont » entre deux mondes, est un élément syntaxique dans la vie sociale qui exprime l'articulation entre le connu et l'inconnu, entre le localisé et Terrant, entre l'ami et l'ennemi, selon les circonstances. Il faut évoquer ici la discrimination de l'ami et de l'ennemi établie par Carl Schmitt, le fameux juriste allemand gravement compro- mis avec le nazisme. La dialectique de l'ami / ennemi, qui pour Schmitt est le fondement du politique, met aussi en évidence la contraposition paix et guerre, derrière laquelle se profile le mécanisme de l'hospitalité.

Enracinée dans la culture, l'hospitalité est l'objet d'un culte qui s'est maintenu sous des formes renouvelées. A ce stade, il semble absolument nécessaire de repenser la notion même d'hospitalité, qui va bien au-delà du rapport de celui qui reçoit et de celui qui est reçu, quand bien même cette identification fondamentale demeure.

L'hospitalité peut être conçue comme la connaissance de la pratique que l'homme entretient avec l'Autre à travers lui-même. Celui qui

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accueille, qui est donc en situation de. sédentaire, est en fait un migrant, un étranger en attente, tandis que celui qui est reçu, donc en position de nomade, est en fait un sédentaire en attente. Nous avons affaire à une symétrie potentielle : l'un est l'image différée ou virtuelle de l'Autre. On est là en présence de temporalités inversées : le sédentaire et le nomade sont l'un et l'autre, mais d'une manière différée. L'un peut devenir l'autre et réciproquement. L'un et l'autre sont engagés dans un vaste système d'échange dont les contreparties sont différées et assumées dans un pro- cessus temporel indéfini.

L'hôte est un mot qui dérive d'« étranger » : étranger favorable = hôte, étranger hostile = ennemi. Hostia est « la victime qui sert à compenser la colère des dieux ». Est hostis « celui qui est en relation de compensa- tion », ce qui est bien le fondement de l'institution d'hospitalité . L'hos- pitalité s'éclaire par référence au potlatch, dont elle est une forme atté- nuée. Elle est fondée sur l'idée qu'un homme est lié à un autre. Hostis a toujours une valeur réciproque par l'obligation de compenser une certaine prestation dont il a été bénéficiaire. Si le xénos grec est devenu, après Homère, l'étranger, le non-national, l' hostis est devenu l'ennemi en latin.

La loi de l'hospitalité (thémis xeinon) n'en existe pas moins partout dans l'Antiquité, comme en témoignent les textes d'Homère et d'Hérodote, entre autres. Elle était déjà judaïque et elle sera chrétienne aussi : « Celui qui vous reçoit me reçoit et celui qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé » (Matthieu 10,40).

Limite et hospitalité.

Il a été question, plus haut, de la limite de la ville et de la « maison », mais aussi de la limite de l'État, autrement dit de la frontière territoriale, au sens moderne du terme. Cette notion de limite n'est pas seulement matérielle, mais encore immatérielle ou abstraite, renvoyant à des valeurs, à des codes qui ont cours légal à l'intérieur, par opposition à l'extérieur.

Celui qui est à l'intérieur se réfère à ces valeurs et à ces codes et interprète ce qui vient de l'extérieur en fonction de ce système de valeurs et de codes.

Celui-ci est un mécanisme qui dit le sens ou le non-sens par rapport à ce qui vient de l'extérieur. Appelons-le sémiosphère10. La sémiosphère est cet espace sémiotique hors duquel la sémiotisation n'est pas possible. Sa frontière a un caractère abstrait, puisque la « fermeture » de la sémio- sphère est révélée par le fait qu'elle ne peut avoir de rapports avec ce qui lui est étranger. Pour que les éléments de l'extérieur acquièrent pour elle une réalité, il faut les « traduire » dans le langage de l'espace interne ou sémiotiser les faits non sémiotiques. La limite est le lieu de la « traduc-

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tion » : traduction de l'extérieur dans le langage interne de la sémiosphère.

La sémiosphère transforme la non-communication externe en communi- cation, c'est-à-dire sémiotise et convertit en information ce qui arrive de l'extérieur. Dans les cas où l'espace culturel prend un caractère territorial, la frontière de la sémiosphère assume un sens spatial. Dans les cas de la

« maison », de la ville, de l'État, les sémiosphères qui les caractérisent peuvent coïncider plus ou moins nettement avec ces territoires.

On peut évoquer, pour ne prendre que des exemples en liaison avec l'hospitalité, les éléments de la sémiosphère qui intéressent l'immigration, c'est-à-dire, au sens large, la capacité d'hospitalité. Les politiques d'immi- gration filtrent à la frontière matérielle en fonction d'une limite abstraite, comme celle des trois cercles qui a cours en Suisse : l'immigration est d'autant plus sélective que l'on s'éloigne du premier cercle, dans lequel on trouve les ressortissants occidentaux. Les choses se passent comme si les étrangers du troisième cercle étaient plus hostiles que ceux du deuxième, eux-mêmes plus hostiles que ceux du premier. Dans ce cas, la frontière matérielle, au sens habituel du terme, est largement conditionnée dans sa perméabilité par la frontière de la sémiosphère, qui fait plus que souligner, puisqu'elle surdétermine ce qui va se passer ou ne pas se passer.

L'ancienne politique américaine des quotas s'est alimentée autrefois à une sémiosphère du même type : qui, plus que les Noirs américains des Etats du Sud, a fait l'expérience de cette limite invisible de la sémiosphère du Nord ? Beaucoup d'entre eux, qui, il y a trente ans, étaient partis tenter leur chance à Detroit ou à Chicago, sont revenus dans le Sud après avoir subi une discrimination aussi forte dans le Nord que dans leur État d'origine.

Les décisions prises, ces dernières années, dans diverses villes par les autorités politiques d'interdire les SDF sur le territoire de leur commune ont modifié la sémiosphère des collectivités, quand bien même beaucoup de protestations se sont élevées de la part de membres de la société civile.

L'étranger qui demande l'hospitalité peut franchir la limite matérielle qui le sépare d'un lieu dont il « rêve » ou a pu rêver, mais il se retrouve confronté, dans presque tous les cas, à la limite non visible de la sémio- sphère du lieu d'accueil : celle-là est beaucoup plus perverse car, bien que n'étant pas à franchir, c'est elle qui lui donnera un sens ou le lui refusera.

Les exemples sont suffisamment nombreux pour qu'on ne s'y attarde pas.

La limite matérielle est plus aisément perméable que celle, non matérielle, de la sémiosphère. Si l'on pose le problème de l'hospitalité à travers te mécanisme de la sémiosphère, cela signifie qu'il y a une confrontation entre un monde intérieur et un monde extérieur. Il y a un phénomène de

« traduction » de la différence pour permettre la convivialité, ou bien il y a un refus de cette différence, qui déclenche le conflit. L'hôte refusé

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par la sémiosphère intérieure, mais néanmoins présent dans l'intériorité, devient alors un otage (le mot est d'ailleurs dérivé de « hôte »). Les étran- gers non voulus, mais malgré tout accueillis pour des raisons politiques ou économiques, deviennent assez rapidement des otages, comme ces étrangers du Moyen Age momentanément utiles mais non intégrés (ghetto, par exemple). L'hôte devient alors un bouc émissaire dont René Girard a fait la théorie, et il suffit d'une crise dans l'intériorité pour que sa situation devienne rapidement intenable : l'histoire des Juifs en témoigne depuis des siècles. Celle des réfugiés, consécutifs aux guerres civiles qui déchirent le monde, en témoigne également (ces réfugiés représentent aujourd'hui près de 2 % de la population mondiale). A ces réfugiés on n'offre, le plus souvent, qu'une hospitalité dégradée dans des « zones frontalières », donc marginales. Hospitalité dégradée, car on les tient en lisière comme on le fait avec certaines populations nomades - les Tsiganes, par exemple - dans nos régions. On voit bien dans ce cas qu'il y a coïncidence entre une limite matérielle et une limite immatérielle, celle-ci, non immédiatement visible, renforçant celle-là, qui, en d'autres circons- tances, serait sans effets majeurs. Il y a tentative, toujours avortée, de faire coïncider limite territoriale et limite de la sémiosphère : aspiration en quelque sorte à l'intériorité pure, dont on sait les conséquences en ex-Yougoslavie...

Dans presque toutes les villes européennes, pour ne citer que celles-là, où des foyers ont été créés pour des réfugiés, éclatent des manifestations d'hostilité dont l'idéologie s'alimente, entre autres choses, à cette volonté de la « pureté » de l'intériorité.

Besoins, autonomie et hospitalité.

On l'a vu, la notion de territorialité, qu'il faut reprendre, implique un ensemble de relations pour satisfaire les besoins dans la perspective d'acquérir la plus grande autonomie possible compatible avec les ressour- ces du système. Le besoin, pour reprendre la définition d'Henri Laborit, est la quantité d'énergie et d'information nécessaire pour maintenir une structure vivante en état de fonctionner. L'hospitalité classique, au sens historique du terme, consistait donc à satisfaire les besoins de base (phy- siologiques) et les besoins de sécurité, voire, dans certains cas, de réconfort et d'affection, de personnes en déplacement, pour des raisons religieuses par exemple, à travers une relation gratuite, c'est-à-dire non économique.

Il ne faut pas oublier non plus ceux qui étaient jetés sur les routes par le manque de travail et pour lesquels l'hospitalité classique était un moyen d'attendre des jours meilleurs. D'une certaine manière, l'hospitalité rem- 170

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plissait alors une fonction régulatrice et permettait aux plus défavorisés de conserver un minimum d'autonomie dans un milieu difficile. En effet, grâce à la règle de l'hospitalité, ils pouvaient continuer à entretenir des relations aléatoires avec l'environnement et, par conséquent, ne pas cesser d'être mobiles en attendant de pouvoir se resédentariser. Mais si, origi- nellement, l'hospitalité a pu être cela, du moins partiellement, la « mise en monnaie » de la ville a progressivement fait reculer cette hospitalité classique, sinon sous la forme de la charité et de la philanthropie. On rappellera que si l'hospitalité classique a drastiquement reculé, c'est que l'errance des pauvres pèlerins, qui était une valeur dans les traditions judéo-chrétienne et musulmane, n'a plus aucune signification positive aujourd'hui11.

Cette monétarisation complète de la ville a fait prévaloir les relations d'échange de type purement économique sur les autres. Dès lors, l'hos- pitalité, en tant que don offert, a été considérée de plus en plus comme une dilapidation de richesses, comme un luxe, et, à ce titre, elle est deve- nue la « part maudite », comme aurait dit Georges Bataille : « ce n'est pas la nécessité mais son contraire, le "luxe", qui pose à la matière vivante et à l'homme leurs problèmes fondamentaux12 ». Dépense apparemment improductive, l'hospitalité pose un problème à la société contemporaine, qui s'est tout entière abandonnée à la marchandise, et surtout à l'argent :

« Le capitalisme en un sens est un abandon sans réserve à la chose, mais insouciant des conséquences et ne voyant rien au-delà » - cet au-delà étant, justement, l'autonomie restreinte qu'il faut savoir préserver pour ceux-là mêmes qui sont jetés dans l'errance par le système économique, qui, pour des raisons d'efficacité, ne peut plus ou ne veut plus les intégrer.

On touche, dans ce cas, au problème des chômeurs de longue durée, dont certains sombrent dans l'errance, errance au bout de laquelle, souvent, il y a la folie et la mort.

Des formes d'hospitalité se sont reconstituées dans les villes afin d'atté- nuer les effets dramatiques de cette errance : centres d'accueil, Restos du cœur, asiles, etc. Hospitalité palliative laissée à l'initiative privée dans la plupart des cas, quand bien même l'Etat intervient également sous dif- férentes formes. Pourtant, il s'agit bien davantage d'une charité organisée que d'une hospitalité réelle. La ville contemporaine, livrée à l'ultra- libéralisme économique, ne possède pas de structures spécifiques pour taire face à l'exclusion que représente l'errance moderne, qui est non pas passagère et conjoncturelle, comme on a pu le penser il y a quelques années, mais structurelle.

Les SDF, en Europe, sont devenus une dormée structurelle à laquelle nous sommes tous confrontés. De la même manière que le nombre des réfugiés pour cause de guerres civiles a augmenté, le nombre de ceux

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rejetés par le système économique tend, lui aussi, à augmenter : ce sont les réfugiés de l'intérieur, que les autorités voudraient refouler sur les marges et les périphéries. Mais quelles marges et quelles périphéries, là est toute la question ! A observer ce qui se passe ici et là, on constate que se développe une sorte de « colonisation » des friches sociales (Sozialbra- che de W. Hartke) qui sont dans l'intériorité urbaine : usines désaffectées, immeubles abandonnés récupérés comme squats, par exemple. L'absence d'une conception de l'hospitalité adaptée à cette situation risque très probablement de déclencher, à l'intérieur des villes, des réflexes de vio- lence dont on connaît certains exemples récents. L'absence d'un rituel moderne de l'hospitalité ne permet donc pas de conjurer cette violence, et l'errant, assimilable dans ce cas à l'étranger, risque d'être vu comme un ennemi, un hostis possible.

Si, autrefois, on perdait toute sécurité par exclusion de la cité politique, qui donnait à l'individu son statut, aujourd'hui on perd toute sécurité par exclusion du système urbain économique, qui est le seul à offrir encore des repères. La ville contemporaine est en train de redécouvrir le fonde- ment sauvage du politique ami /ennemi par la confrontation de celui qui est à l'intérieur du système économique et de celui qui en est à l'extérieur.

Dès lors que la loi du marché vise à rendre toute relation à l'extériorité et à l'altérité onéreuse, non gratuite, tous ceux qui sont privés de revenus monétaires sont rejetés hors de la « cité économique ». Dans la mesure où ils sont vus, et parfois vécus, comme une menace potentielle, il faut trouver des solutions pour désamorcer les conflits potentiels. A cet effet- certaines villes ont créé ou sont en train de créer des lieux spécifiques pour les SDF : ce sont les fameuses « balises » urbaines, qui ne donnent pas le gîte et le couvert mais où l'on peut faire sa toilette et sa lessive et recevoir des soins médicaux si besoin est : ce sont des espaces d'hygiène et de santé gratuits. Ces nouvelles « oasis » pour les nomades urbains renouent avec les anciennes structures d'hospitalité des villes médiévales.

Le terme d'« oasis » n'est pas là pour faire image, mais bien pour montrer sa nature (à Genève, une semblable structure a reçu le nom de « point d'eau »). Par ailleurs, d'autres structures existent, où l'on peut se nourrir et se loger.

Ces formes d'hospitalité renouent avec l'idée du don et permettent de préserver un minimum d'autonomie aux exclus pratiquant ce nouveau nomadisme urbain qui induit une mobilité forcée. C'est un palliatif à l'errance sans espoir, errance dépourvue de tout encadrement, et donc de toute socialisation.

On touche, ici, au problème du temps, puisque ces exclus sont soumis à un rythme nycthéméral tout à fait spécifique dans la mesure où le découpage de la journée est rythmé par le passage d'un lieu à un autre 172

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au gré des besoins à satisfaire. On retrouve à l'échelle de la ville, dans son intérieur même, ce qui existait autrefois entre l'intérieur et l'extérieur, mais qui se déroulait à des rythmes saisonniers ou annuels. Les structures d'accueil différenciées pour le jour et la nuit renvoient à des comporte- ments anciens : la nuit, tout étranger est hostis. Toutes ces institutions encadrent la journée du SDF.

La réinvention de ces formes d'hospitalité, qui s'enracinent tout autant dans les initiatives privées que publiques et qui sont l'expression d'une sorte de morale naturelle, n'en finit pas de souligner la contradiction de notre société, dans laquelle le système économique procède selon une espèce de « sélection sociale » qui renvoie les problèmes de l'exclusion qu'elle crée à l'émergence d'une entraide, plus ou moins spontanée, indis- pensable si l'on veut éviter les explosions de violence. On retrouve la signification de l'hospitalité comme élément de syntaxe sociale assurant la liaison « fragile » entre deux inondes : un monde dans l'économie et un monde hors de l'économie.

Lieux, paysages urbains et hospitalité.

Si nous considérons la ville actuelle, existe ce qu'on pourrait appeler l'hospitalité « immédiate », celle à laquelle le nouvel arrivant - touriste ou non-touriste — est immédiatement confronté. Il y a les villes qui offrent spontanément des informations permettant à l'étranger de se repérer tout de suite sans difficulté, celles qui font le don d'une information aussi abondante que possible, celles qui, par là même, cherchent à s'identifier et à être identifiées. C'est ce qu'on pourrait appeler l'hospitalité « infor- mationnelle », « offerte » par les autorités politiques et administratives mais aussi, d'une certaine manière, par les habitants, source de connais- sances pour les étrangers. Cela dit, dans les villes à fort taux de mobilité, il est souvent difficile de rencontrer des habitants capables de donner une information fiable.

Dans les villes bien identifiées, l'étranger se sent accueilli, voire bien reçu, il sait où il va, il trouve ce qu'il cherche sans perdre de temps, et il peut s'abandonner à la flânerie et à la contemplation sans risquer de s'égarer. L'information, dans ce cas, s'apparente au don. Offrir et recevoir de l'information est un mécanisme d'hospitalité. Que de villes mal iden- tifiées en Europe ressemblent à des labyrinthes dans lesquels l'étranger se perd, tout le plaisir de les visiter l'abandonnant alors car il y gaspille son temps à se repérer ! On pourrait dire que cette hospitalité devrait se traduire par la mise à disposition gratuite - le don, à nouveau - de plans simples et efficaces. Cette forme d'hospitalité pourrait encore être déve-

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loppée par la suggestion d'itinéraires spécialisés permettant la découverte du patrimoine architectural, muséal, littéraire, etc. Les offices de tourisme urbains pourraient d'ailleurs imaginer de former des étudiants dans dif- férents domaines pour augmenter cette hospitalité officielle qui passe aussi par la sécurité. Là où l'étranger ne se sentira pas en sécurité, il sera confronté à l'inhospitalité, qui rejaillira très négativement sur l'image de la ville ou, en tout cas, sur la représentation qu'il en aura. On connaît les formulaires de déclaration de vol des commissariats espagnols, rédigés dans toutes les grandes langues indo-européennes et en japonais, qui laissent supposer que le vol est quotidien ! Ce besoin de sécurité serait déjà relativement satisfait si, par ailleurs, les informations utiles étaient présentées sous forme multilingue... et pas seulement dans les commis- sariats !

Ce point concerne aussi et surtout tous les lieux de distribution de biens ou de services, comme les restaurants et les magasins. Cela signifie que, pour rendre la ville hospitalière à l'étranger de passage, il conviendrait de faire quelques investissements informationnels susceptibles de créer des emplois.

L'autre problème posé par la ville est celui de la contemplation. Pen- dant longtemps, la découverte des richesses urbaines du patrimoine maté- riel et immatériel a pu se faire gratuitement ou, du moins, à un coût peu élevé. Le degré d'hospitalité d'une ville pouvait s'apprécier au coût engen- dré par sa découverte. Aujourd'hui, la contemplation n'est plus gratuite.

Le regard est devenu source de profits, et il est exploité comme telle. Le regard extérieur est encore gratuit, mais dès lors que l'on franchit un

« seuil patrimonial » la relation devient économique. Si cela peut se com- prendre en raison des coûts engendrés par l'entretien du patrimoine, il ne faut pas oublier, néanmoins, que le don de la connaissance, satisfaction des besoins esthétiques entre autres, est une métaphore de l'hospitalité publique. Si la sphère économique, lieu par excellence des relations oné- reuses, n'est pas corrigée ou contrebalancée par la sphère publique dis- pensant des dons informationnels, le tissu socioculturel risque d'être gra- vement compromis à long terme, voire déchiré. L'hospitalité par le don de la connaissance est une manière de garantir le principe d'hétérogénéité de la ville, et surtout la richesse de sa sociodiversité. Le don gratuit, ou presque, de la connaissance est probablement, à terme, plus profitable que le don non gratuit. Les exclus, dont il a été question plus haut, à cause de la disparition des temps et des lieux de relation gratuits, ne peuvent ou ne pourront bientôt plus satisfaire aucun besoin esthétique dans l'« intériorité ».

L'hospitalité générale de la ville passe encore par l'urbanisme, autre- ment dit par l'aménagement général des paysages urbains et par l'orga- 174

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nisation des lieux publics. A côté de beaucoup d'autres exemples possibles, je ne prendrai que celui de la place publique, qui, en Occident, a joué un rôle considérable comme lieu hospitalier par définition. Dans la ville traditionnelle, la place, en tant que centre vital de la cité historique, rassemblait des fonctions qui induisaient des pratiques multiples. Le forum romain a longtemps été la matrice originelle des diverses places : place de la cathédrale, place civique, place du marché. Celles-ci ont été des lieux extérieurs fondamentaux dans et pour l'intériorité13. La place classique était un vide organisé qui prenait la forme et le caractère de tout ce qui s'y faisait selon les heures de la journée et les saisons de Tannée. Elle était en somme un résumé du passé, qui y avait laissé des traces, du présent, qui la faisait vivre selon certains rythmes, et du futur, qui, souvent, s'y annonçait par des manifestations diverses.

La place moderne, avec l'expansion automobile d'une part et le déve- loppement des télécommunications d'autre part, a largement perdu son caractère hospitalier. Elle n'est plus guère un lieu de spectacle, ni non plus de rencontres et d'échanges gratuits dans le sens du face-à-face, du dialogue. Pour Isnenghi, la vraie place, de nos jours, est désormais dans toutes les maisons, apportée par la télévision à coups de télécommande :

« Un simple coup de pouce sur la boîte magique et de la foire de Senigallia nous nous trouvons transférés d'un coup sur la place de Samarcandel4. » Je retiendrai de cette remarque que l'accueil de l'extériorité et de l'altérité, toujours plus médiatisé, tend à affaiblir le face-à-face qui est à la racine de l'hospitalité dans la ville. Nous avons substitué au rapport direct avec l'étranger anonyme le rapport médiatisé, que nous pouvons interrompre à tout moment.

En guise de conclusion...

Si la notion de don a retenu l'attention des anthropologues dans beau- coup de sociétés traditionnelles, elle n'a en revanche pas ou peu été tra- vaillée dans le cadre de la société contemporaine, car dans le système actuel on ne cherche, le plus souvent, à obtenir que la « marchandise » en contrepartie de l'argent, ou celui-ci en échange de la « marchandise ».

L'échange économique que traduit la transaction classique s'épuise de lui-même, car il est borné par les termes de 1 échange dont disposent les sujets impliqués. Dans le cas du don, la relation ne s'épuise pas puisque le don est justement l'instrument utilisé pour stabiliser et maintenir le rapport, à travers l'espace et le temps, de celui qui donne et de celui qui reçoit. Le don est une saillance qui déclenche une prégnance sociocultu-relle pour faire le pont entre l'intérieur et l'extérieur. Sa conséquence est

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de produire du relationnel qui n'est probablement pas désintéressé à terme, mais qui n'en est pas moins hors de la sphère économique. Et c'est parce que ce relationnel existe que les rapports qui se nouent dans la sphère économique peuvent continuer à avoir lieu, à se stabiliser, à se maintenir et à se renouveler. Sans une forme moderne et adaptée du potlatch, la vie économique de la ville risque fort d'être perturbée. Cela, des propriétaires d'immeubles abandonnés, qui font des « contrats » avec des squatters, l'ont compris : ils accordent l'« hospitalité » pendant une période déterminée à des gens sans abri qui, en contrepartie, entretiennent l'habitat, ou du moins évitent sa trop grande dégradation. Ces contrats expriment une forme actuelle de l'hospitalité urbaine.

La notion de friche sociale est également à repenser dans cette pers- pective, car elle pourrait constituer le moyen de mettre à disposition de certaines catégories de population des valeurs d'usage momentanément abandonnées, sans leur demander autre chose qu'une contrepartie en travail pour les entretenir. Cela permettrait tout à la fois de décharger le propriétaire de coûts qu'il ne veut ou ne peut pas assumer et d'offrir à des sans-abri un logement.

Les villes manquent aussi d'espaces de dialogue entre anciens et nou- veaux habitants pour créer un pont entre les différentes communautés étrangères et la communauté nationale. C'est une autre manière d'évoquer l'hospitalité fondée sur le don de l'information. Beaucoup des conflits qui surviennent ont pour origine des incompréhensions nourries par des conceptions et des pratiques différentielles de l'espace public, de l'espace privé et des rythmes de vie qui s'enracinent dans des comportements jugés naturels dans le lieu d'origine, mais mal acceptés, voire réprouvés, dans le lieu d'accueil. Ces espaces de dialogue pourraient être d'une grande utilité pour améliorer l'hospitalité générale d'une ville, car « jamais aucune harmonie ne pourra être un dépassement abstrait de la différence, et aucune différence ne peut être affirmée comme négation abstraite de l'harmonie15 ».

Claude RAFFESTIN Université de Genève

NOTES

1. Cf. Claude Raffestin, « Éléments pour une théorie de la frontière », Diogène, n° 134, avril- juin 1986, p. 4-21.

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2. Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris. Ed. de Minuit.

1969, vol. I, p. 312-313.

3. Ibid., p. 313.

4. Ibid., p. 314.

5. Cf. L'Epopée de Gilgames. trad. de l'akkadien cl. présenté par Iran Bottéro, Pari;,. Gallimard, 1992.

6. Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, t. II, L'Espace et le Temps, Paris, Éd. du Seuil, coll. "Points Essais », 1991, p. 49.

. 7. Ibid. S. Ibid., p. 50-51.

9. Benveniste. Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit., p. 94.

10. Jurij M. Lotman, La semiosfera, Venise, Marsilio Editori, 1985, p. 58.

11. Cf. Roderick J. Lawrence, « Deciphering Home : An Integrative Historical Perspective », in The Home, Words, Interpretations, Meanings and Environments, Avebury. 1995, p. 53-68.

12. Cf. Georges Bataille, La Part, maudite, précédé de La Notion de dépense, Paris, Éd. de Minuit, 1967.

13. Cf. Mario Isnenghi, L'Italia in piazza, Milan, Mondadori, 1994.

14. Ibid., p. 9 : « Un semplice colpo di pollice sulla scatola magica et ecco, dalla fiera di Senigallia. ci troviamo trasferiti d'un tratto sulla piazza di Samarcanda. »

15. Massimo Cacciari, Déclinaisons de l'Europe, Combas, Éd. de l'Éclat, 1996, p. 29.

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