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De plantes dignes et d'invasions barbares: Les sociétés au miroir du végétal

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De plantes dignes et d'invasions barbares: Les sociétés au miroir du végétal

FALL, Juliet Jane, MATTHEY, Laurent

Abstract

Cet article traite de la dotation d'un statut éthique au règne végétal, moralement hiérarchisé et stratifié. Nous isolons trois champs problématiques connexes qui entrecroisent une conception dynamique et morale du végétal, en utilisant l'exemple des plantes dites invasives : la tension entre le contrôlé et le contrôlable ; le rapport des mots et des choses, soit les modalités de catégorisation du « réel » dans les pratiques scientifiques ; et finalement la dialectique de la production et de la consommation des pratiques sociales. Cela conduit à nous interroger sur la réception des discours experts et les normes de régulation, et appeler à une plus grande prise en compte de ces facteurs dans le champ de la gestion de la biodiversité et des espèces invasives.

FALL, Juliet Jane, MATTHEY, Laurent. De plantes dignes et d'invasions barbares: Les sociétés au miroir du végétal. VertigO , 2011

DOI : 10.4000/vertigo.11046

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:19264

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électronique en sciences de l'environnement

Débats et Perspectives, 2011

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Juliet J. Fall et Laurent Matthey

De plantes dignes et d’invasions barbares  : Les sociétés au miroir du végétal

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Juliet J. Fall et Laurent Matthey, « De plantes dignes et d’invasions barbares : Les sociétés au miroir du végétal », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Débats et Perspectives, 2011, mis en ligne le 27 septembre 2011, Consulté le 15 mars 2012. URL : http://vertigo.revues.org/11046 ; DOI : 10.4000/

vertigo.11046

Éditeur : Les éditions en environnements VertigO http://vertigo.revues.org

http://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://vertigo.revues.org/11046

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De plantes dignes et d’invasions barbares : Les sociétés au miroir du végétal 2

VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement

Juliet J. Fall et Laurent Matthey

De plantes dignes et d’invasions barbares  : Les sociétés au miroir du végétal

1 Récemment en Suisse, la Commission fédérale d'éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain (CENH 2008)1 publiait — à la demande du gouvernement — un rapport consacré à la dignité des espèces, catégorie introduite dans la Constitution fédérale en 1992 par l’intermédiaire d’un article relatif au génie génétique. Le rapport explique que les plantes, tout comme les animaux, doivent être considérées du point de vue de leur dignité et valeur morale, même en l’absence d’un système nerveux (en vertu notamment de leur capacité ultra-sensible de percevoir et d’interagir avec des stimuli externes). Si bien que personne n’est moralement autorisé à maltraiter ou détruire une plante ou bien encore à limiter sa croissance ou sa capacité à se reproduire.

2 En octobre de la même année, ce rapport (modestement titré : La dignité de la créature dans le règne végétal. La question du respect des plantes au nom de leur valeur morale) valut à cette commission le prix IgNobel de la paix, qui a pour principe de récompenser les travaux scientifiques dotés d’un pouvoir comique certain tout en posant des questions qui donnent à penser. Et en effet, la thématisation des plantes en tant qu’être moraux, dignes de respect tant individuel que collectif est délicieusement contre-intuitive. Elle fait sourire. Elle va à l’encontre d’une certaine imagerie de passivité et d’immobilité — cette vérité essentielle de la vie végétale. C’est dans ce décalage, cette proposition contre-intuitive, que réside l’effet comique du rapport de la CENH dont la presse internationale s’est tant régalée.

3 Pourtant, si la position officielle de la Confédération helvétique peut paraître progressive, les pratiques sont, on s’en doute, plus complexes, comme en témoignent les deux extraits de presse ci-après :

« Alerte à tous les jardiniers : l’ambroisie est devenue planta non grata en Suisse. Les autorités demandent aux propriétaires de jardins d’arracher toutes les plantes repérées pour des raisons de santé publique. […] La région lyonnaise, par exemple, est déjà bien infestée […] La plante progresse par les champs sur Vaud. » Le Temps, 5 août 2005.

« Le mal doit littéralement être attaqué à la racine. Qui rencontre de l'ambroisie doit signaler sa présence à la commune et l'arracher avec sa racine. […] La plante doit impérativement être arrachée avec sa racine - et pas seulement coupée - en portant des gants. Le port d'un masque respiratoire est recommandé pendant la période de floraison. » Swissinfo, 2006.

4 « Arracher ». « Plantes repérées ». « Santé publique ». « Infestée ». « La plante progresse par les champs ». « Attaqué ». « Signaler sa présence ». « Arracher avec sa racine ». « Portant des gants »… Incontestablement, la rhétorique est agoniste. Elle suscite l’image d’un envahisseur mobile, en campagne et usant d’un armement non conventionnel, qu’il faut impérativement détruire. Ce pourrait-il donc que certaines plantes aient une « moralité » plus incertaine que d’autres ?

5 En tout cas, l’ambroisie (Ambrosia Artemisiifolia), passée au spectre de ces deux extraits de presse, n’est plus une plante comme les autres et sa dignité intrinsèque semble momentanément suspendue  ! Et elle n’est pas la seule. Berce du Caucase, renouée du Japon, séneçon du Cap, solidage du Canada… ces perles d'un exotisme botanique, longtemps valorisé et promu par les Sociétés d’acclimatation, sont aujourd’hui perçues comme constitutive d'un important problème écologique ; celui d'un essaimage global (global swarming en anglais) d'espèces qui, invasives, nuisent à la biodiversité et sont susceptibles d'occasionner des problèmes de santé publique.

6 C'est ce paradoxe d'un règne végétal progressivement doté d'un statut éthique, avant d'être moralement hiérarchisé et stratifié, que nous souhaitons discuter ici. Pour ce faire, nous isolerons trois champs problématiques connexes qui entrecroisent une conception dynamique et morale du végétal. Le premier est celui de la tension entre le contrôlé et le contrôlable ; il fait référence à ces « créatures » (plantes exotiques acclimatées dans un jardin botanique qui ont

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passé la frontière) qui finissent toujours, un peu, par échapper à leur « créateur » (botanistes ou jardiniers amateurs) pour se transformer en « monstre » et nous obliger à reconsidérer les catégories qui servent à organiser l'action publique. Le deuxième est celui du rapport des « mots et des choses » ; il renvoie aux modalités de catégorisation du « réel » dans les pratiques scientifiques et pose à un autre niveau — épistémologique cette fois — le rapport du contrôlé et du contrôlable. Le troisième enfin renvoie à une dialectique de la production et de la consommation des pratiques sociales et conduit à s’interroger sur les manières de réception des discours experts et normes de régulation promulguées à différentes échelles.

Le contrôlé et le contrôlable : quand les plantes déplacent les limites

7 Les plantes dites envahissantes sont — par définition — des espèces non indigènes provenant, en général, mais pas toujours, d'un autre continent ; elles ont été introduites, intentionnellement ou accidentellement, en un territoire donné dans lequel elles ont réussi à s'établir et à proliférer aux dépens d’espèces dites indigènes. Ces plantes ou animaux sont généralement appréhendés au travers de qualificatifs divers, tels que, par exemple : invasif, exotique, non natif, non indigène, ou encore en anglais alien. Enfin, leur dissémination est pensée comme s'inscrivant dans un essaimage global.

8 Cet essaimage global est de plus en plus présenté comme un problème de sécurité. Hors de leur habitat originel, certaines plantes deviennent « déplacées » et « menaçantes » (en anglais : out-of-place and out-of-control). Elles nuisent aux espèces natives qu’elles concurrencent et tendent à remplacer dès lors qu'elles en viennent à dominer. De sorte que, selon certaines organisations de protection de l’environnement, telle que l’Union mondiale pour la nature (UICN), ces espèces seraient la deuxième cause de diminution de la diversité biologique au niveau mondial. Certains auteurs évoquent même une macdonaldisation de la nature, faisant écho à la globalisation économique et culturelle. Des listes noires (black list) et des listes de surveillance (watch lists) répertorient ainsi, à une échelle planétaire, les espèces les plus délétères. De même, l’article 8 § h de la Convention sur la diversité biologique, adoptée en 1992 au Sommet de la terre de Rio, préconise la prévention de toutes nouvelles introductions et le contrôle ou l'éradication des espèces envahissantes déjà établies.

9 Au niveau local, en Suisse, la lutte s’organise tout autant, en témoigne la dernière révision de l'Ordonnance fédérale sur la dissémination des organismes dans l'environnement (ODE) qui a pris effet au 1er octobre 2008. Dans son principe, cette ordonnance cible la protection de l'être humain, des animaux, de l'environnement et la préservation de la diversité biologique. Sa révision a principalement consisté en un élargissement du devoir de diligence en matière d'utilisation d'organismes, un renforcement du devoir d’autocontrôle et une acception plus ample de l'obligation d'informer l'acquéreur. Conformément aux prescriptions de la Commission suisse pour la conservation des plantes sauvages, toutes les espèces placées sur la liste noire ou la liste de surveillance de l’UICN y font l'objet d'un principe de précaution. L'ordonnance prévoit encore l'interdiction de l'utilisation directe dans l'environnement des espèces envahissantes qui, en plus de leur forte capacité de dissémination, ont des conséquences du point de vue de la santé publique et de l’économie. Il est par ailleurs préconisé d’éradiquer les espèces présentes sur les listes en question.

10 L’incertitude demeure néanmoins quant à l’applicabilité de ces dispositifs législatifs (par exemple, si la Loi sur la protection de la nature et du paysage précise effectivement que l’introduction de plantes indésirables relève de la compétence du Conseil fédéral, il n’est rien dit de celles qui prospèrent dans les parcs et jardins privés). On s’interroge de même quant aux possibilités effectives de coordination de tous les acteurs et territoires potentiellement touchés. C’est que les plantes mobiles remettent en question la division des compétences et autorités basée sur un modèle territorial fragmenté, structuré autour d’une opposition entre espaces public et privé et hiérarchisé selon des régimes spécifiques de compétence.

11 De fait, si cet essaimage global d'espèces particulières interpelle les sciences sociales, et singulièrement les géographes, c'est en premier lieu parce qu'il occasionne une articulation nouvelle des territoires du politique, singulièrement du global et du local.

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Celle-ci transparaît déjà dans ce qu’il est de coutume d’appeler la « mondialisation de la question environnementale ». En effet, si cette mondialisation manifeste l’émergence d’une représentation planétaire des problèmes environnementaux et l’aspiration à l’établissement de modalités globales de régulation (Claeys-Mekdade, 2003  ; Le Prestre, 2002), elle s’accompagne aussi de l’institutionnalisation du local et du régional comme espace d’action (on se souvient du slogan : « Pensez global, agir local »). Ce renouvellement de l’action collective et des politiques publiques est par ailleurs perceptible dans de très nombreux domaines comme la sécurité, la production et le développement économiques, le patrimoine ou encore la protection des minorités culturelles.

12 On est ainsi de plus en plus persuadé qu'il convient d'inscrire son action dans des logiques différenciées en fonction des contextes d'interventions. Un phénomène d'échelle globale se traduit toujours d'une manière spécifique à un niveau local ; et sa gestion à ce niveau particulier nécessite toujours une connaissance fine du tissu de relations écosocio-logiques qui fait le milieu.

13 Cette conviction est nourrie d'importants apports théoriques. De nombreux auteurs de langue anglaise ont en effet fourni, ces quinze dernières années, des contributions majeures à la réflexion sur les échelles et les niveaux d’organisation de l’espace et de l’action territorialisée.

En proposant, par exemple, le concept de « glocalisation », Robertson (1995) suggérait que la mondialisation, loin de conduire à l’uniformisation des lieux et des pratiques sociales, permettait de réinstitutionnaliser le local et le régional. Des sociologues et des anthropologues comme Hannerz (1996), Appadurai (2001) ou encore Szerszynski et Urry (2002) ont montré comment cette réinvention des rapports entre local, régional et mondial influait sur la façon qu’un nombre croissant d’individus avait de penser leur action — en même temps qu'ils se pensent eux-mêmes. De même, à la faveur des vigoureux débats théoriques qui ont accompagné l'avènement progressif de la « politics of scale theory », la géographie politique (Swyngedouw, 1997 ; Brenner, 1997 ; Marston, 2000) s’est emparée de cette question des échelles émergentes et de la renégociation des rapports entre acteurs et institutions opérant à des niveaux différents. Elle a enfin donné lieu à de nombreuses publications sur la « multi-level governance » (Bache et Flinders, 2005) et les formes d’engagement différenciées selon les échelles pour un même type d’acteur (grâce notamment à la notion de « rooted cosmopolitan » chère à Tarrow, 2005).

14 Or, malgré cette conviction amplement partagée et ces nombreux apports théoriques, une tâche aveugle persiste. Si l'on comprend bien qu'il faille articuler les territoires, coordonner les politiques, moduler et circonstancier les actions, la question de savoir comment interconnecter des réseaux d'acteurs très différenciés (et parfois atomisés) est peu documentée.

Les mots et les choses : de l’usage des catégories de l’altérité dans le champ des sciences de la nature

15 Ainsi, hors de leur habitat originel, certaines plantes nous contraignent à repenser le rapport du contrôlé et du contrôlable. Elles nous inclinent à reconceptualiser les échelles du politique et les catégories de l'action publique. Mais ces plantes mobiles nous conduisent à réfléchir à la manière dont nous régulons nos pratiques, nous contraignent également à réfléchir le rapport des mots aux choses. De listes noires en listes rouges, on enferme en effet les plantes dans des catégories qui se prétendent universelles. Or, ces listes ne peuvent être que contextuelles : l’étranger de l’un est le natif de l'autre. Ainsi donc, la façon dont nous catégorisons les plantes dans cet essaimage global interroge notre rapport à l’autre : l’étranger ou l’individu en position d’extranéité. Et le champ lexical de l’« étrange étrangeté » mobilisé par les chercheurs n’est sans doute pas innocent. Il fait sans doute écho à d’autres peurs, liées à l’immigration, à l’incertitude des identités collectives, à la globalisation économique et la mondialisation culturelle. Il n’est ainsi pas inutile de rappeler que nos idées, fussent-elles scientifiques, s’enracinent toujours dans un contexte historique et social. Parler de plantes envahissantes, exotiques, aliens, étrangères et hors de contrôle n’est pas sans effet. Ces catégories suggèrent une seule solution possible : l’éradication.

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16 Évidemment d'un point de vue strictement épistémologique, les catégories et concepts développés par les biologistes, naturalistes et écologues sont non transposables aux phénomènes sociaux. Quand un chercheur caractérise une plante ou un animal comme invasif, il réfléchit dans le cadre d'un paradigme disciplinaire, celui de l’écologie par exemple. Quand un groupe d'experts liste des espèces à éradiquer, il applique un corpus de connaissances

« scientifiques » à un problème relevant de la gestion de la faune et de la flore. Ni l’un ni l’autre ne sont en train de parler métaphoriquement d’un rapport à l’étranger. Pourtant, ces discours sur l’étrangeté de l’étranger résonnent de manière variable chez les consommateurs d’expertise. Pourtant, la question de la réception de ces discours de l’expert a d'autant plus de pertinence qu'on a beaucoup glosé le caractère inutilement « spectaculariste » et lourdement connoté du vocabulaire employé pour caractériser les plantes et animaux dits invasifs.

17 De nombreux chercheurs en sciences naturelles revendiquent toutefois le caractère pédagogique de ces choix rhétoriques. L’utilisation de termes dotés d’une charge émotive permet effectivement de sensibiliser un large spectre d’acteurs à la problématique des

«  invasions  »  biologiques (Colautti et MacIsaac, 2004). De fait, les débats au sein des sciences naturelles ne se focalisent pas sur l’usage d’une rhétorique du spectaculaire et de l’effrayant, mais plutôt sur la confusion possible entre catégories. Ainsi, il est fréquemment rappelé, qu’en bonne science, il y a possibilité de cumuler des connaissances « quand hypothèses, théories et concepts sont compris de manière universelle » (Colautti & Isaac, 2004 : 139, traduction libre), c’est-à-dire quand les énoncés sont dénués de toute ambiguïté et d’associations inconscientes. Sans cela, des divergences d’interprétation sont toujours susceptibles de contaminer les descriptions de processus présentés comme objectifs. Cette posture, très poppérienne, est néanmoins discutée, puisque les catégories «  objectives  » s’affrontent dans la description du réel (voir Davis et Thompson, 2001 ; Davis, Thompson et Grime, 2001 pour des propositions contrastant avec Colautti et Isaac, 2004). Ainsi, la nature intrinsèquement « autre » des espèces dites invasives fait controverse chez les spécialistes des sciences de la nature. Alors que certains scientifiques avancent que les processus d’invasion ressemblent à toute prolifération locale d’espèces, indépendamment de leurs origines, d’autres notent que les processus écologiques du « devenir alien » sont fondamentalement d’un ordre différent (Colautti et Isaac, 2004).

18 Un autre point de controverse — lié à l’usage d’un lexique de l’altérité, de l’étrange, l’étrangeté et de l’envahissant — focalise sur la pertinence scientifique de la métaphore. L’association symbolique entre des termes tels que « diaspora », « cosmopolitisme », « mauvaises graines »,

«  mauvaises herbes  » et «  vermine  » est critiquée (Clark, 2002). On pointe le pouvoir qu’a le langage à échapper à son émetteur originel, qui ne contrôle plus l’usage de ses catégories puisque l’interface nature/société est en l’occurrence articulée sur la nostalgie d’une pureté originelle perdue (O’Brien, 2006) mobilisant une figure implicite, celle de « l’étranger comme menace  ». On rappelle alors que « la simplicité et l’attrait intuitif sont aussi les raisons principales de l’incapacité du discours scientifique à s’affranchir — malgré plusieurs tentatives — des “impuretés” métaphoriques » (Chew et Laubichler, 2003 : 52, traduction libre). Ainsi, si l’usage, à titre heuristique, de métaphores est toujours à même de générer de nouvelles connaissances, il n’en constitue pas moins une sérieuse menace : il est en effet toujours possible de détourner ces métaphores, de les réinvestir, de les transférer dans un autre régime discursif (de les faire glisser, par exemple, de la science à la politique). Cresswell parle de « moralité biologique » pour qualifier ce processus, qui est non seulement inapproprié au niveau théorique, mais également source de conséquences potentiellement funestes sur la vie des individus (Cresswell, 1997). On se souvient que l’étiquetage de personnes en tant que fardeau (Fremdkörper) et menace pour la société a conduit directement à leur extermination dans les périodes sombres de l’histoire européenne (Chew et Laubichler, 2003).

La production et la consommation : que reste-t-il de l’expert quand son discours est réinvesti ?

19 Si les plantes sont mobiles, elles ont aussi l'étrange pouvoir de nous mobiliser, de susciter la controverse, de générer de nouvelles alliances entre des acteurs qui, jusque-là, s'ignoraient.

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Elles concourent à la production de nouveaux systèmes d'acteurs. Et, de fait, ces nouveaux systèmes d'acteurs interpellent. Généralement, en effet, c’est du peuple — ou de ses représentants élus — qu’émane une demande de régulation. L’expert vient ensuite éclairer le débat. Or, en matière d’essaimage global, cette logique s’inverse. La demande de régulation émane directement d’experts qui ont constitué le phénomène en problème. La construction du système d'acteurs procède donc par implication successive, dans un mouvement de mobilisation qui, des spécialistes des sciences de la nature, s'étend aux professionnels de la santé et représentants politiques.

20 Dans cette construction du système d'acteurs, les modalités de consommation de l'expertise ont au moins autant d'importance que les conditions de sa production. Se limiterait-on à considérer la construction d'un réseau d'acteurs compétents par intéressement au cas par cas qu'on se condamnerait à ne rien comprendre aux processus générateurs d'une bonne politique.

Ce d'autant que l'expertise est de plus en plus souvent contestée, qu'on ne cesse de clamer l'impérative nécessité de la soumettre elle aussi à… l'expertise (Singleton, 2002), de clarifier ce qui rendrait son savoir plus objectif que celui du citoyen.

21 Dès lors, comprendre la manière dont s'élabore un système d'acteurs appelé à étendre le champ de son influence hors des limites restreintes des « professionnels de la profession » (biologistes, spécialistes de la santé publique, responsables des espaces verts…) pour impliquer des hommes et des femmes sans qualités (simples citoyens, jardiniers amateurs…) dans une politique de gestion de la nature nécessite qu'on s'intéresse à la réception des discours experts ; la manière dont des hommes et des femmes les comprennent et les transforment.

22 Car il importe de voir que la gestion de la nature qui nous intéresse ici requiert la participation de ces hommes et femmes sans qualités. Et ce pour deux bonnes raisons au moins. D'abord, s'il est d'usage d'opposer le chaos des espaces naturels soumis à l'invasion délétère des néophytes et néozoaires et l'harmonieuse quiétude des jardins publics puis privés, il apparaît en fait que les jardins en question sont plutôt de formidables incubateurs de nos monstrueux aliens. En ce qui concerne les territoires européens2, c’est en tout cas dans ces jardins que des plantes exotiques

— colorées, vigoureuses et faciles à cultiver — ont été acclimatées avant de se transmuer en envahisseurs (Jeanmonod, Lambelet, 2005 : 14 ; Mack, 2001 ; Reichard et White, 2001).

Or, cette propension à s’extirper des limites des parcs et jardins anthropisés pour gagner des espaces plus « naturels » est aujourd’hui renforcée par les changements climatiques observés tant à une échelle globale (global change) que locale (climats régionaux) (Klaus 2002) : de plus en plus de plantes « passent la clôture » — en témoignent les palmiers que l’on peut observer aujourd’hui dans les forêts tessinoises (Klötzli, 2002). Ainsi, les politiques en matière de gestion des plantes invasives ne sauraient faire l’économie d’un traitement « à la source », d’autant plus nécessaire que l’action de l’État s’arrête à la porte du particulier : « nous ne pouvons pas faire grand-chose si ce n’est informer des problèmes que posent ces espèces (végétales). Nous ne pouvons intervenir que lorsqu’elles franchissent les clôtures. Mais il se peut alors déjà être trop tard » (Cordillot cité dans Klaus, 2002).

23 Ensuite, si les plantes sont mobiles, leurs déplacements ne dessinent pas des espaces continus, mais procèdent de l’essaimage et d’une territorialité discontinue, fragmentaire. Cette fragmentation est l’objet d’une attention particulière en matière de politique publique. Il est, de ce point de vue, remarquable que les initiatives se multiplient (cf. la récente action du Service des forêts, de la faune et de la nature du Canton de Vaud, qui convie les citoyens sillonnant à pied le joli pays vaudois, à identifier, répertorier et dénoncer la présence de neuf plantes indésirables — Fall et Matthey, 2008) ; celles-ci tendant à faire du citoyen un indicateur, un agent de dépistage dans la traque des indésirables. Or ces initiatives sont susceptibles d’avoir des résultats variables en fonction de la réception que l’ont fait des discours experts.

La question a ici d'autant plus de pertinence qu'on a beaucoup glosé le caractère inutilement

« spectaculariste » et lourdement connoté du vocabulaire employé pour caractériser les plantes et animaux dits invasifs. Bien entendu, d'un point de vue strictement épistémologique, les catégories et concepts développés par les biologistes, naturalistes et écologues sont, d’un point de vue structural, non transposable aux phénomènes sociaux. Quand un chercheur caractérise la Berce du Caucase comme une invasive, il réfléchit dans le cadre d'un paradigme

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disciplinaire, celui de l’écologie par exemple. Quand un groupe d'experts liste des espèces à éradiquer, il applique un corpus de connaissances « scientifiques » à un problème relevant de la gestion de la faune et de la flore et de la santé publique. Ni l’un ni l’autre ne sont en train de parler métaphoriquement d’un rapport à l’étranger. Ces discours résonnent néanmoins de manière différentielle chez le consommateur d’expertise. Ainsi, quel est l'usage fait de ces discours ? Comment sont-ils compris ? Dans quel cadre analogique sont-ils inscrits par le consommateur ordinaire de science et d'expertise ? Quels sont les effets contre-intuitifs d’un champ lexical accusant la dimension agoniste de la lutte contre les invasions ? Comment cette réception influence-t-elle l’implication desdits acteurs dans les politiques de gestion des espèces invasives ? Une fois encore, l’on ne peut faire l’économie d’une analyse de la réception des discours experts pour comprendre comme ils sont mobilisés par des citoyens… mobilisés.

Les sociétés au miroir du végétal.

24 Les plantes sont mobiles et nous mobilisent. Leur labilité nous incite à repenser les échelles et niveaux de l'action publique, ce en quoi elles font plus que dépasser les limites : elles les déplacent et posent la nécessité d'une nouvelle articulation des territoires du politique. Les plantes essaiment ; elles investissent des contrées nouvelles, à titre de curiosité d'abord puis de monstruosité ensuite, dès lors qu'elles sautent les frontières des jardins d'acclimatation. Elles conduisent ainsi à interroger le rapport des mots et des choses, les conditions d'une bonne explication dans le domaine des pratiques scientifiques et les conditions d'une catégorisation efficace du « réel ». Enfin, leur mobilité conduit à interroger les mutations contemporaines de l'expertise et pose la nécessité, sinon d'expertiser l'expertise, du moins de s'intéresser finement aux modalités de sa traduction, c'est-à-dire la manière dont elle est traduite par des hommes et des femmes qui, souvent sans qualité, s'en emparent et la transforment, l'inscrivant dans une structure d'intelligibilité qui leur est propre, l'orientant en fonction de leur besoin et objectif.

En ce sens, il convient effectivement de prendre au sérieux la conception dynamique du règne végétal qui est véhiculée par le rapport de la Commission fédérale d'éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain. Tout comme il convient de prendre au sérieux la valeur morale des plantes, ne serait-ce que parce qu’elles constituent un extraordinaire analyseur de nos pratiques sociales, de nos façons de nous comporter, de régler notre pratique.

Remerciements

25 Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche financé par la Fondation Boninchi : Repenser les territoires, repenser les acteurs et les logiques d'actions (2009-2011), en collaboration avec Dr Irène Hirt et Marion Ernwein.

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Notes

1  Cette commission est selon l'art. 23 de la loi fédérale sur l'application du génie génétique au domaine non humain (LGG), une commission consultative extraparlementaire.

2  En Amérique du Nord et en Australasie, les effets des colonisations écologiques ont été plus prononcés lors du contact avec les nouveaux arrivants (Crosby, 1986 ; Hinchliffe et Bingham, 2007).

Pour citer cet article Référence électronique

(10)

Juliet J. Fall et Laurent Matthey, « De plantes dignes et d’invasions barbares : Les sociétés au miroir du végétal », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Débats et Perspectives, 2011, mis en ligne le 27 septembre 2011, Consulté le 15 mars 2012. URL : http://

vertigo.revues.org/11046 ; DOI : 10.4000/vertigo.11046

À propos des auteurs Juliet J. Fall

Département de géographie, Faculté des Sciences économiques et sociales, Université de Genève, Suisse. Courriel : Juliet.fall@unige.ch

Laurent Matthey

Fondation Braillard Architectes, Genève, Suisse, Courriel : laurent.matthey@braillard.ch

Droits d'auteur

© Tous droits réservés

Résumé / Abstract

 

Cet article traite de la dotation d’un statut éthique au règne végétal, moralement hiérarchisé et stratifié. Nous isolons trois champs problématiques connexes qui entrecroisent une conception dynamique et morale du végétal, en utilisant l’exemple des plantes dites invasives : la tension entre le contrôlé et le contrôlable ; le rapport des mots et des choses, soit les modalités de catégorisation du « réel » dans les pratiques scientifiques ; et finalement la dialectique de la production et de la consommation des pratiques sociales. Cela conduit à nous interroger sur la réception des discours experts et les normes de régulation, et appeler à une plus grande prise en compte de ces facteurs dans le champ de la gestion de la biodiversité et des espèces invasives.

Mots clés :  biodiversité,éthique,globalisation,catégorisation,discours expert,plantes invasives

 

This paper deals with the increasing trend of granting a moral status to plants, morally ranked and stratified. We explore three thematic interconnected fields that together participate in working through a dynamic and moral conception of the plant life. In order to do this, we take the example of so-called invasive species, and read this example in three ways : the tension between the controlled and controllable ; the link between names and things, that is to say the modalities of categorisation of ‘reality’ within scientific practices ; and finally the dialectics of production and consumption of social practices. This leads us to call for a better understanding of the reception of expert discourses and regulatory norms in the field of biodiversity conservation related to invasive species.

Keywords :  ethics,invasive plants,biodiversity,globalisation,categorisation,expert discourses

Notes de la rédaction Pour réagir à ce texte, visitez le carnet de recherche de [VertigO] en cliquant ici : http://vertigo.hypotheses.org/1095

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