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Gargantua 4-24 : l'uniforme et le discontinu

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Gargantua 4-24 : l'uniforme et le discontinu

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Gargantua 4-24 : l'uniforme et le discontinu. In: La Charité, R.-C.

Rabelais's incomparable book . Lexington : French Forum, 1986. p. 87-101

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:74287

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Gargantua 4-24: l'uniforme et le discontinu

Michel Jeanneret

7. SUr la méthode

Dans son rapport à la nourriture, Je jeune Gargantua traverse trois phases nettement différenciées. Il naît dans la profusion d'un festin et, toujours affamé, toujours altéré, percevra d'abord Je monde comme la source intarissable de ses plaisirs; saturation, libération des instincts, exhibition des corps: rien ne bride l'appétit de l'enfant. L'intervention des précepteurs, vieux sophistes rétrogrades, ouvre une seconde période. Le régime n'a pas changé: c'est encore Je règne du ventre et des poussées végé~

tatives, mais affectées ici d'une valeur inverse. Sous l'effet d'une hygiène morbide, le jeune homme croupit; la gloutonnerie, tout à l'heure joyeuse et légitime, apparaît désormais ambiguë. Vienne enfin Ponocrates, et le menu de Gargantua passera de la réplétion à la frugalité; l'estomac, soumis à une diète raisonnée, ne dicte plus sa loi; les pulsions sont surveillées, le corps est domestiqué, mais le bonheur alimentaire est retrouvé: le héros, à nouveau, peut manger avec bonne conscience.

Entre le mode alimentaire et son évaluation, la relation n'est donc pas constante:

Ph ose Régime jugement

1 Abondant Bon

2 Abondant Mauvais

3 Sobre Bon

Un même signe est valorisé différemment, un jugement identique porte sur des objets opposés: te système thématique et l'échelle axiologique ne sont pas homologues. Une fois de plus, Rabelais défie J'assurance du commen~

tateur et, même sur un matériel réputé classé, compris, nous invite à interroger notre méthode de lecture.

Par réflexe, l'interprète cherche à surmonter les difficultés et, pour garantir l'unicité du sens, postule la cohésion du texte. Il réduit (ou camou~

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fie) dissonances et turbulences, détourne l'attention sur les constantes et, aux amateurs de thèses, finit toujours par offrir un système lisse, clos, rassurant. Dans le passage étudié ici, la lecture intégrée n'a pas de mal à dégager une disposition uniforme, orientée vers un message univoque: elle rend compte de l'évolution triphasée selon un projet pédagogique ou une philosophie de l'histoire qui assurent à chacun des paramètres sa place logique et sa finalité au sein d'une structure homogène. Les contradictions sont gommées, !a fiction se range aux lois de la fable. Parce que le texte de Rabelais porte sens, parce qu'il est saturé d'idées et, sporadiquement, prend parti, cette démarche totalisante est légitime. je voudrais, après beaucoup d'autres,1 y contribuer à mon tour, en utilisant les techniques habituelles: identification d'une isotopie, enquête historique, interprétation thématique.

Mais cette méthode fait violence au texte: elle censure les incohérences et masque la·disparité des systèmes signifiants. Elle postule une continuité que les ruptures dans Je genre, dans Je ton, dans la vision, démentent ou problématisent. Chacune des phases de notre séquence (ou telle unité plus limitée) peut être perçue comme J'expression d'un point de vue ou d'une voix irréductibles, Je lieu d'une expérience scripturaire intermittente, et l'ensemble du passage, dès lors déchargé de toute mission idéologique globale, se donne à lire comme Je montage discontinu, polyphonique, de discours non totalisables. Des mosâiques de signes se succèdent, se che- vauchent, sans se réduire à un code unique. Le lecteur sacrifie sa sécurité, mais acquiert en revanche une perception plus dynamique, plus exigeante, d'un texte à qui il reconnaît le droit de dévier ou de se contredire. Avec la clôture sémantique qui se désagrège, Je travail de la lettre actualise toute sa puissance.

S'ouvre ainsi, à nouveau, le débat entre Rabelais humaniste et Rabelais poète, recherche des idées et écoute des formes.2 Conflictuelles, les deux méthodes sont pourtant pertinentes et compensent mutuellement leurs excès: la première empêche la seconde de verser dans le formalisme et la vaporisation du sens; la seconde déjoue les tentations réductrices et nive- leuses de la première. Du reste, pourquoi choisir entre elles, quand le texte, loin de résoudre ses. tensions, essaie différents types de discours, y compris celui qui, vainement, voudrait recouvrir les autres?

2. "Mauvaise diete" (chap. 22)

D'un âge à l'autre, de la petite enfance à la première éducation, Gargan- tua ne connaît donc aucune borne à l'énormité de son appétit. Mais sa

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boulimie prend tour à tour deux valeurs opposées. Pour justifier l'inversion, les explications ne manquent pas.

Dans la perspective du développement individuel, Rabelais ne fait qu'en- registrer un principe universel: au libre épanouissement des instincts doit succéder, avec les contraintes de la vie collective, le dressage du corps et des puissances animales. Jusqu'à J'épisode des torcheculs, Gargantua peut, sans sanction ni scrupule, s'abandonner aux pulsions hédonistes.

Aucune censure morale, aucun interdit social ne limite la libre expansion du désir. Dans l'euphorie de la fête qui ponctue ses premières années, l'enfant participe aux rythmes naturels, fraternise avec les bêtes, sympa- thise avec la communauté humaine. C'est la symbiose voluptueuse avec Je monde ambiant, que viendra prolonger, à peine plus tard, J'activité de l'imaginaire. Que la jouissance relève de la dégustation sensorielle des matières, qu'elle procède de la transformation fantasmatique de choses inertes en objets de plaisir-chevaux de bois, torcheculs-c'est toujou.rs ce même geste d'appropriation et de consommation heureuse, sans limite ni refoulement. Dans cette projection mythique d'une enfance exemplaire, nulle voix discordante: le milieu tout entier se laisse gagner au même bonheur infantile et Je narrateur, comme s'il parlait de l'intérieur de la fiction, en sanctionne à son tour la légitimité.

Mais les deux instances-enfant et adultes juges-ne tardent pas à se séparer. Pris en charge par l'institution scolaire, destiné à la vie en commun, Gargantua devrait reconnaître que le temps a passé, modifiant les règles du jeu; faute de contrôler ses appétits et de pondérer la loi du corps par celle de l'esprit, il transgresse Je code de J'apprentissage. Malgré l'âge, il est resté le même; c'est le regard des autres, éducateurs et père détenteurs de la norme, qui a changé. Pour situ"er le foyer de cette évolution, Rabelais adopte une stratégie, dans le dispositif narratif, qui n'a pas été suffisam- ment remarquée.

Le régime morbide instauré par Tubai Holoferne et Jobelin Bridé est décrit dans trois chapitres: 14, puis 21-22-interruption significative de la séquence temporelle. Si le premier morceau occupe sa place normale dans l'ordre de l'histoire, le second opère un mouvement rétrospectif: c'est Ponocrates qui, déjà entré en scène, veut connaître la coutume de son élève sous "ses antiques precepteurs" ( chap. 21, p. 80). L 'analepse s'accom- pagne ainsi d'un déplacement du point de vue; les mœurs de Gargantua, dès lors, sont observées, commentées, jugées par une instance critique: le maitre, d'ailleurs nanti de J'autorité du père. La conduite de J'enfant est jalonnée de remontrances: "son pere aperceut ... qu'en rien ne prouffi- toit" (chap. 15, p. 62), "Ponocrates luy remonstroit" (chap. 21, p. 81),

"Ponocrates luy remonstroitque c'estoit mauvaise diete" (chap. 22, p. 86).

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Prise dans la perspective des adultes, J'innocence s'inverse en débauche-et c'est de ce regard~! à que Je lecteur contemple la scène; avec les bien pen~

sants, il sait où résident le bien et le maL A l'unanimité de la première enfance succède l'antagonisme des parties, à la plénitude, le dualisme des valeurs.

Un même effet de distanciation, dans J'épisode voisin des cloches de

Notre~Dame, contribue à désavouer la bêtise de

J

anotus. C'est Ponocrates, modèle de savoir, qui accueille le Sorbonard, orchestre avec ses camarades le ridicule de la harangue (chap. 18) et, accompagné de son disciple, donne le ton au commentaire: "Ponocrates et Eudemon s'esclafferent de rire"

(chap. 20, p. 76). Ici encore, J'encadrement et Je jeu de la perspective orientent la réception: les novateurs, en position de supériorité, observent les vieux, qui se donnent en spectacle. Le lecteur, dès lors, n'a plus qu'à suivre Je guide. Ce que vaut une éducation submergée par les fonctions naturelles, ce qu'il faut penser d'un savant hanté par la bonne chère, la répartition des torts et des mérites, tout cela est programmé de l'intérieur du texte. Le système triphasé semble se déployer selon une logique incon- tournable.

Superposé à l'histoire individuelle, un autre fil-les ères successives du destin mythique de l'humanité-traverse la séquence et en renforce la cohésion. Piste de lecture d'autant plus contraignante que Rabelais, ici encore, sol!icîte une symbolique largement répandue, familière et aisée à déchiffrer.

Le premier stade de la vie coïncide avec la naissance de la végétation- c'est Je printemps-et recoupe la représentation traditionnelle de l'âge d'or.

Derrière l'image du bébé qui cueille partout son plaisir se profile le para- digme de la félicité originelle. A travers des vestiges de l'Eden, de l'Arcadie, du Pays de Cocagne, l'histoire s'ouvre dans un climat euphorique de début du monde. Comme aux premières pages de Pantagruel, la nature nourri·

cière prodigue ses fruits et les hommes, sans effort, sans remords, goûtent à un festin qui s'étend aux proportions de l'univers. Manger, boire, faire l'amour: instincts primitifs et bons qui entretiennent le potentiel des énergies vitales. Conformément au scénario traditionnel, cette ère d'avant la chute ne connaît pas la faute ni la menace du châtiment. Dans leur innocence et leur pureté, les premiers hommes n'ont pas conscience du bien et du mal. Ils se rangent à la loi de Nature qui, d'emblée, justifie et satisfait leurs désirs. L'autorité qui juge et culpabilise ne sévit pas encore;

de cette Genèse radieuse et prémorale, Dieu est absent et, avec lui, les interdits, la mesure, la honte. Les pulsions, ni bonnes ni mauvaises, existent de leur plein droit. Par delà le projet biographique et pédagogique, Rabelais dialogue avec un intertexte plus vaste: la fable des origines.

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Orientée sur cet axe-là, la lecture reconstitue aisément les étapes sui- vantes du mythe. Si Je stade primitif est ponctué de quelques notations sur l'âge de J'enfant, il n'est ni daté ni situé dans la durée; comme Je para- dis, il échappe à la malédiction de l'histoire et se perpétue dans les terri- toires protégés de l'imaginaire. L'intervention des précepteurs sophistes, dès le chapitre 14, marque au contraire l'i::ntrée dans un temps linéaire: la durée, devenue sensible, s'allonge et s'appesantit; simultanément, une chronologie précise fixe désormais l'événement: "escripre gotticquement . . . car l'art d'impression n'estoit encores en usaige" (p. 60), "l'an mil quatre cens et vingt" (p. 61). L'indication est claire: de l'a-temporalité des origines, nous sommes passés dans le temps historique d'après la chute, empire du mal et de la faute. La perfection d'autrefois n'est désormais perçue que par défaut; l'innocence est déflorée, contaminée par l'occulta- tion de l'idéal: les vieux tousseux "abastardisant les bons et nobles esperitz ... corrompent toute fleur de jeunesse" (chap. 15, p. 62). Eprouvée jadis comme source de tous les biens, la nature engendre le péché et la honte.

Gargantua se laisse assujettir aux fonctions organiques? c'est signe de relâchement et d'impudeur. janotus, son image redoublée, plaide pour ses saucisses et ses chausses? c'est Je portrait d'une humanité croupissante.

Comme Adam et Eve, au moment de perdre Je paradis, rougissent de leur nudité et cachent leur nature, les bons vivants sont convaincus d'impureté;

la voix de la morale, fondée sur l'opposition du corps et de l'esprit, mobilise la satire pour les exposer à la réprobation.

D'autres indices confirment qu'avec ce glissement dans l'histoire, on est bel et bien tombé de la transparence dans la différence, de la Nature créa- trice dans la création dénaturée. Guidé par la justesse de l'instinct, le corps cultivait jadis son plaisir sans fournir de justification: le bien-être, avec l'évidence de son bon droit, s'imposait comme un absolu. Or voici que les actions de l'enfant s'entourent d'un appareil d'explications et de légitima- tions (chap. 21 ). La jouissance doit rendre des comptes: elle cite des auto- rités burlesques, invoque des causes bouffonnes, qui ne font que compli- quer et altérer l'immédiateté du plaisir. La raison et l'érudition s'en mêlent, et du coup la duplicité, le recul ironique, le sarcasme envahissent le champ des gestes élémentaires: passage significatif du primaire au secondaire, de la spontanéité de l'instinct à l'opacité d'une argumentation douteuse.

Si le paradis est perdu, il reste que le mouvement de dégradation peut être corrigé. A la fatalité du mal, l'homme peut opposer sa volonté, à la corruption de la nature, répondre par Je travail de l'art. C'est ce projet de redressement qu'implique la double antithèse Ponocrates/sophistes et Eudémon/Gargantua, couples d'ailleurs asymétriques, puisque les Tubai, Jobelin et janotus resteront captifs de leur mauvais naturel, tandis que

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Gargantua, converti à la loi de l'effort, saura rectifier3 ses penchants délétères et s'accommoder aux défis d'un monde imparfait. jadis asservi à son corps, il apprend à le maîtriser. Par la discipline, par la science, il instaure un régime où J'homme de J'histoire, à défaut de restaurer la félicité primitive, travaille à la conquête d'un bonheur nouveau. A la nature inculte et moribonde qui s'abandonne à elle~même, Ponocrates substitue l'artifice et la culture, aux pulsions élémentaires, le contrôle de l'intelligence. Au lieu de subir J'écoulement du temps, il le rend productif; s'il regarde vers J'Antiquité, c'est pour mieux aménager l'avenir. Homme de progrès, il construit l'histoire contre l'inertie naturelle, il remplace le moyen âge par la Renaissance.

3. "La vraye diete" (chap. 23}

Nous venons de le voir: les trois phases du récit et leur dynamique sont modelées sur des archétypes que le lecteur déchiffre sans peine. Or le programme de Ponocrates, lui aussi, repose sur des données communes et cohérentes, qui en garantissent la lisibilité. Les paradigmes mythiques, c'est vrai vont se mêler ici à des références d'actualité; dès le moment où l'histoire' prend le relais, le discours multiplie les allusions circonstancielleS.

Mais s'il change de niveau, le texte n'en continue pas moins à tracer un programme de lecture nettement balisé: c'est ce que je voudrais montrer en revenant au thème alimentaire. Sur la diète et sur l'organisation des repas, Ponocrates se conforme à quelques principes humanistes simples.

JI renvoie aux contemporains un écho familier et, du même coup, illustre un projet qui est bien celui de la Renaissance: circonscrire les plaisirs du corps dans un espace surveillé, brider les pulsions sans les réprimer, con~

trôler par les acquis de la culture une nature qui n'est plus innocente.

Pour apprendre au mangeur à maîtriser ses appétits, le XVIe siècle favorise le système des bonnes manières.4 Toute une littérature des con~

venances enseigne que le repas est un acte social, où tes commensaux doivent subordonner Je plaisir du ventre aux égards requis par la compa~

gnie. La codification de la vie de cour, puis de la vie de salon, la définition des principes de l'honnêteté et de la politesse comportent immanquable~

ment quelques règles sur les bienséances de table. Certes, la Renaissance n'en détient pas l'exclusivité: iriitier les convives à la délicatesse des façons, conseiller la propreté et la retenue, garantir l'élégance du service, pareilles exigences d'ordre sont aussi anciennes que la société·même, et le moyen âge, sur te chapitre de l'étiquette, de ta décence, de l'hygiène, n'est pas à court de préceptes.s Mais le sujet, à J'époque de Rabelais, revêt une

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actualité particulière. Castiglione vient de porter à un haut degré de sophis~

tication les lois du savoir~vivre aristocratique, Erasme a tout juste publié, en 1530, son De civilitate morum puerilium: deux classiques qui allaient propager dans de vastes cercles l'impératif des bonnes manières et répandre l'idée que la vraie noblesse réside à ta fois dans la pensée et dans les gestes, dans l'élévation de l'esprit et dans la générosité des conduites. La civi/itas érasmienne domestique la nature, elle distingue J'être social de l'animal, elle est la marque extérieure de la rectitude morale. Tel est l'enjeu des bonnes façons, à table et dans Je monde: contribuer à J'édification d'une culture où l'homme, sans sacrifier les biens matériels, les consomme néan~

moins avec discrétion, avec style, et veille à la correction de son maintien.

Tandis que le Cortegiano et bientôt le Galateo de Della Casa (1558) apprennent aux gentilshommes les fondements de la bienséance, le manuel d'Erasme, répandu dans les écoles, introduit l'enseignement des bonnes mœurs, et particulièrement les règles de l'ars convivatoria,6 dans les pro~

grammes scolaires.7 On ne s'étonne pas, dès tors, que Rabelais en fasse un principe de l'éducation nouvelle. Eudemon, déjà, "tant bien testonné, tant bien tiré, tant bien espousseté, tant honneste en son maintien" (chap. 15, p. 63), offrait un modèle de civilité, d'urbanité. Dans la discipline du corps et de l'esprit que lui inculque Ponocrates, Gargantua apprend à son tour les soins de la propreté: "se lavoit les mains et les yeulx de belle eaue fraische" (chap. 23, p. 90) et les exigences du paraître: "estait habillé;

peigné, teston né, accoustré et parfumé" (p. 89). Il est vrai que son compor~

tement à tabte n'est pas précisé, mais tout, dans sa journée d'apprentissage, respire l'ordre et la politesse, le contrôle de soi et Je souci du style. Mâter les poussées libidinales par Je raffinement des manières: pareil projet, dans les milieux humanistes et courtisans, n'avait rien qui surprenne.

Comment manger, mais aussi quoi, combien, quand? Pareilles questions relèvent de la diététique: autre discours normatif sur la nourriture, autre signe de reconnaissance adressé au lecteur cultivé. Depuis Hippocrate, la régulation du régime et Je bon équilibre nutritif constituent une partie essentielle de la médecine. De l'Antiquité jusqu'au delà de la Renaissance, toute une thérapeutique est fondée sur Je choix des denrées et le dosage des mets. La santé organique n'est d'ailleurs pas seule en jeu; dans un système où Je physiologique et Je psychologique sont étroitement soli~

daires, la diète influence aussi les opérations intellectuelles. Une bonne hygiène mentale commence par un menu savamment composé: Ponocrates, fidèle à l'orthodoxie médicale de son temps, ne manquera pas de s'en souvenir.s

les jours de pluie, "mangeaient plus sobrement que es au/tres jours et viandes plus desiccatives et extenuantes, affin que J'intemperie humide

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de l'air communicqué au corps par necessaire confinité, feust par ce moyen corrigée" (chap. 24, pp. 98·99). Remédier à l'humidité du climat par la sécheresse des aliments: ce principe relève de la théorie hippocratique des humeurs, formalisée par Galien et encore active au XV Je siècle. La méde- cine humorale assimile la santé du corps et de J'esprit au maintien dans l'organisme d'un équilibre constant entre les quatre qualités élémentaires:

chaud, froid, sec et humide, dont le mélange harmonieux définit la compo- sition des quatre liquides fondamentaux: pituite (froid et humide), sang

(chaud et humide), bile (chaud et sec), atrabile (froid et sec). Différents agents menacent de troubler ces justes proportions, que ce soit des causes internes-l'âge du patient, ses activités, ses mœurs, etc.-ou externes-les saisons, les climats, les heures de la journée, etc. autant de facteurs désta- bilisants et pathogènes que le régime, justement, devra compenser. Pono- crates sait qu'une vie sédentaire, dépourvue de mouvements corporels, produit un excès d'humidité et de pituite, entraînant une carence de la chaleur intérieure nécessaire aux opérations vitales. Il connaît les propriétés des mets, des boissons, des exercices physiques; il en contrôle soigneuse- ment l'usage, afin de corriger les dyscrasies, les surplus ou les déficits humoraux, et de garantir ainsi Je fonctionnement optimal de l'ensemble de l'appareil psycho-somatique.

Un autre paramètre co'mmande l'alimentation rénovée de Gargantua.

Dans le régime malsain des sophistes, il dévorait et buvait sans mesure, à toute heure de la journée, et sans prendre d'exercice (chap. 21-22). Sous l'effet de la réplétion, son esprit croupissait, comme encrassé par les fumées de la cuisine. A l'inverse, Ponocrates impose aux repas un horaire rigoureux et fixe, pour chacun, les quantités appropriées. 1 mplicitement, il se réfère ici à une autre doctrine, elle aussi antique et vouée à une longue survie: la théorie des esprits. 9

Volatiles, vaporeux et mobiles, libérés des contraintes de la matière sans être absolument. immatériels, les esprits circulent à travers le corps, mon- tent jusqu'au cerveau et opèrent comme les agents de nombreuses fonctions vitales. Par une série de filtrages et de distillations, la digestion envoie la substance alimentaire dans le sang et c'est de là qu'émanent les différents esprits. La médecine classique en distingue trois espèces, plus ou moins subtiles: esprits naturels qui, produits dans le foie, encore relativement pesants et grossiers, se répandent dans Je corps pour y injecter leurs vertus nutritives; esprits vitaux, plus légers, qui, du cœur, distribuent aux membres la chaleur vitale par Je canal des artères; esprits animaux, d'une finesse et d'une fluidité extrêmes, qui, à partir du cerveau et par la voie des nerfs, communiquent aux membres le mouvement et traduisent en actes les impulsions psychologiques.

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De ce dispositif découlent des prescriptions diététiques que Ponocrates prend à son compte. Puisqu'il faut manger pour renouveler la masse des esprits, on se gardera des rigueurs du jeûne: la place des repas est nette- ment marquée dans la journée de l'élève. 1 nversement, la qualité du travail intellectuel exige qu'on proscrive les excès alimentaires, car un estomac saturé risque d'inhiber les opérations de la pensée. Un apport immodéré de nourriture nuit par exemple à l'affinement des esprits, de sorte que ceux qui parviennent au cerveau, épais et lourds, ·remplissent mal leurs fonctions. Un repas trop copieux menace aussi de déséquilibrer la réparti- tion des esprits, massivement affectés à la digestion: si la coction du bol alimentaire mobilise toutes les forces de l'organisme au niveau du ventre, c'est autant d'énergie qui n'est pas disponible pour la réflexion. Ponocrates le sait si bien que non seulement il réduit les menus, mais propose à Gar·

gantua, après le dîner, des travaux divertissants, qui ne requièrent pas trop d'efforts intellectuels: "Attendens la concoction et digestion de son past, ilz faisaient mille joyeux instrumens et figures geometrîcques . . . Après, se esbaudissoient à chanter musicalement . . . La digestion para- chevée, se purgoit des excremens naturelz, puis se remettait à son estude principal" (chap. 23, p. 91 }. C'est pour la même raison qu'il observe, entre les deux repas quotidiens, une différence significative: "Son disner estait sobre et frugal, car tant seulement mangeait pour refrener les haboys de l'estomach; mais Je soupper estait copieux et large, car tant en prenait que luy estait de besoing à soy entretenir et nourrir, ce que est la vraye diete prescripte par l'art de bonne et seure medicine" (p. 96}. Manger trop dans la journée, ce serait compromettre le travail de l'après-midi; le menu du soir, en revanche, pourra être plus abondant, car les esprits, dans la nuit, libérés de toute autre fonction, pourront vaquer entièrement aux opéra~

tians de la digestion.

Mais il ne suffit pas d'observer un régime, il faut, doctement, le com- prendre. Tandis qu'ils avalent leur repas, Je maître et l'élève commentent

"la vertus, proprieté, efficace et nature de tout ce que leur estoit servy à table . . . . Ce que faisant, aprint en peu de temps tous les passaiges à ce competens en Pline, Athené, Dioscorides, jullius Pollux, Galen, Porphyre, Opian, Polybe, Heliodore, Aristoteles, Aelian et aultres. lceulx propos tenus, faisaient souvent, pour plus estre asseurez, apporter les livres susdictz à table" (p. 90}. Le plaisir de manger s'accompagne du plaisir d'apprendre;

l'estomac et la mémoire se remplissent de concert. Ponocrates renoue ici avec une tradition savante: il se souvient que, dans le genre antique des banquets littéraires, les discussions philosophiques sont peu à peu rempla- cées par des exposés encyclopédiquesiO et que les propos de table se réduisent souvent à de longues dissertations, réflexives, sur les mets servis,

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leur provenance, leur composition, leur préparation, etc. Telle est, dans l'ensemble des symposia, la spécialité dessympotika: conversations fictives de mangeurs qui parlent de mangeaille, compilent une énorme documen- tation sur l'ordonnance des repas et étalent leur érudition en vastes réper- toires de citations, exemples et lieux communs. A témoin deux recueils que Rabelais connaît bien: les Deipnosophistes d'Athénée et les Sympo- siaka de Plutarque, 11 modèles que réactualisent Ponocrates et Gargantua,

nouveaux maîtres ès sciences alimentaires.

Leur dialogue ne se limite d'ailleurs pas à ces matières culinaires et con- viviales. Au souper "estoit continuée la leçon du disner tant que bon sem- bloit; le reste estoit consommé en bons propous, tous lettrez et utiles"

(p. 96). A condition de rester didactique, l'entretien peut s'orienter libre- ment vers d'autres sujets. Qu'il s'agisse d'écouter des lectures ("Au com- mencement du repas estoit Jeue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses," p. 90), d'appliquer la théorie des auteurs ("En banquetant, du vin aisgué separaient l'eau, comme l'enseigne Cato, De re rust.," p. 99), ou de répéter les choses apprises ("devisaient des leçons !eues au matin," p. 90), les dîneurs ingèrent autant de savoir que de nourriture. Mais ils n'oublient pas que Je repas est un moment de détente, où la conversation doit demeu- rer plaisante et légère, accessible à tous, plus divertissante que pédante:

"commenceoient à diviser joyeusement ensemble" (p. 90).

Ici encore, Ponocrates renvoie au lecteur humaniste un écho familier.

Des Symposia antiques aux traités de la Renaissance sur les manières de table, l'art des sermones conviviales est précisément codifié. Les exemples littéraires le montrent, les théoriciens de la commensalité y insistent: d'un mangeur à l'autre circule, sans peser, une masse d'informations. La bouche ne déguste pas seulement, elle se plaît à parler; elle se délecte simultané- ment de mets et de mots. Les vivres y gagnent de la saveur et la conversa- tion, une liberté, une diversité qui la soustraient à la routine scolaire.

Banquets philosophiques consacrés par l'autorité de Platon, narrations symposiaques inaugurées par Ulysse chez les Phéaciens, il s'agit toujours de répartir Je plaisir de la fête entre l'esprit et le corps. Avec la fable qui descend à table, la parole s'émancipe, les idées s'échangent plus facilement, la science se vulgarise et s'ouvre à la collectivité. Le repas offre une pause où l'ensemble de la personnalité (J'âme et Je ventre), l'ensemble du groupe (le maître et l'élève) réalisent leur unité. Tel est J'idéal, antique et savam- ment dosé, dont Ponocrates, dépositaire d'une longue tradition conviviale, fournit la démonstration.

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4. L'un et le multiple

L'isotopie alimentaire, elle-même branchée sur un réseau de thèmes relativement homogènes, a donc révélé un ensemble d'informations et d'idées. L'analyse des contenus et l'interprétation de la séquence comme un système global ont prouvé leur pertinence en annulant la difficulté initiale, en résorbant le conflit des signes et des valeurs, si bien que Rabe- lais, finalement, peut être crédité d'une "pensée" sur la nutrition, l'éduca- tion, etc. La recherche des échos historiques et des affinités culturelles, la reconstitution du dialogue intertextuel ont découvert de nouvelles dimensions référentielles: tout porte à croire que le postulat unitaire et la . méthode thématique ont un rôle privilégié. Qu'ils soient opératoires, il était probablement inutile de le démontrer; qu'ils saturent Je texte et en résolvent les problèmes, c'est beaucoup moins sûr. On se contentera d'en- registrer, pour finir, quelques raisons d'en douter.

Lue comme un tout construit et ordonné vers sa fin, la séquence cul- mine dans le système éducatif de Ponocrates, dénouement narratif, accom- plissement historique et conclusion morale: la Renaissance triomphe de la scolastique, Je po_sitif absorbe et supplante Je négatif. Mais (la question n'est pas nouvelle) que vaut ce programme extravagant de bout en bout?

L'horaire de Gargantua craque sous la masse des leçons et des exercices, jusqu'à tourner au catalogue-de omni re scibi!i, et quibusdom o!iis. Enor~

mité des matières engouffrées par la mémoire, exploits physiques, effica- cité et virtuosité souveraines de l'élève: J'hyperbole généralisée entretient l'hésitation. Cette folle journée a-t~elle vraiment le statut sérieux d'un modèle? Quelle valeur pédagogique reconnaître à l'apprentissage indiffé- rencié de tout et Je reste? Au delà d'un certain seuil d'invraisemblance, la fiction échappe à la récupération idéologique et à l'appréciation morale.

Créditer la méthode de Ponocrates d'un signe positif, établir une hiérarchie des valeurs sur des systèmes qui s'opposent mais sont aussi excessifs et chimériques l'un que l'autre, J'opération est décidément suspecte.

La lecture normative et progressive achoppe à une autre difficulté:

entre deux programmes pour une gestion optimale de la vie quotidienne, celui de Ponocrates et celui de Thélème, la contradiction est patente. Pour remplacer les institutions caduques, scolastique et monastique, Rabelais propose, dans le même récit, deux paradigmes comparables, mais anti- nomiques. Le précepteur et son disciple luttent contre la montre? l'abbaye de Frère jean bannit les horloges. A la discipline et l'activisme des uns répondent la liberté et Je loisir des autres. Les Thélémites "beuvoient, mangeaient, travailloient, dormaient quand le desir leur venoit" (p. 203).

Tout se passe comme si Gargantua, désavouant la rigueur de son ancien

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maître voulait renouer avec les mœurs permissives des sophistes, mais au prix d''une nouvelle inversion dans l'échelle des valeurs: jadis négatif, l'hédonisme vire au pôle positif, la nature redevient bonne, etc. Une inter- prétation totalisante pourrait sans doute intégrer la contradiction et l'ab- sorber dans une logique S!Jpérieure-le postulat d'homogénéité trouve toujours de quoi vérifier ses conjectures. Reste que le texte, loin de col- mater ses brèches et de résoudre ses apories, se fracture en morceaux qu'il se soucie peu de fusionner. A supposer que Je programme de Pono- crates soit autre chose qu'un jeu et réponde à une intention didactique, son rapport avec l'idéal thélémite demeure irrésolu. Si chaque fragment pour soi, ou un segment limité, se donnent à lire comme ensembles cohé·

rents, pris dans un contexte plus large, ils se comportent comme unités discrètes et défient la généralisation. Le métadiscours critique doit se résoudre à procéder, lui aussi, par lopins et à réadapter chaque fois ses instruments à des ordres de référence qui varient.

Si la trajectoire du macro·récit avance, comme dirait M<?ntaigne, par sauts et gambades, des systèmes plus réduits présentent, eux, une articula·

tion forte. Ainsi l'antithèse comme figure de la rectification: les sophistes et Ponocrates, Gargantua et Eudemon s'éclaircissent l'l)Utuellement, tout comme J'abbaye de Seuillé et celle de Thélème, Picrochole et Grandgousier.

Ou la récurrence d'invariants thématiques: satire des institutions anciennes, défense du rire et du plaisir ... Le lecteur en quête d'une logique prend pied, mais la stabilisation du sens demeure toujours provisoire et sporadique.

Les couples d'opposition ne sont pas homologues, ils ne se laissent pas réduire à un modèle unique; les idées, discontinues, souvent difficiles à identifier, parfois contradictoires, invalident les efforts de synthèse.

La séquence étudiée ici illustre la difficulté. Les phases 2 et 3 de l'édu·

cation de Gargantua s'opposent, on l'a dit, selon un schéma simple: réginie abondant/sobre, jugé mauvais/bon. Un même thème se déploie en ses deux pôles, pour être pris en charge par une morale sans équivoque. Symétrie dans la disposition, hiérarchisation des valeurs: le mouvement binaire correspond au projet satirique de Rabelais qui, distribuant clairement l'éloge et le blâme, inscrit son discours dans une structure dualiste. L'in~

terprète dispose d'une grille évidente. Mais la phase 1 vient déséquilibrer ce bel ensemble. Elle relève d'une éthique-et d'une sémiologie-toutes différentes. La petite enfance, dans sa plénitude, ne s'oppose à rien, elle embrasse les contraires. Le mécanisme de l'antithèse, ici, n'a pas prise, ni la polarité morale bien/mal. Comme l'a montré Bakhtine, la vision est ambivalente: elle n'exclut ni ne juge rien, mais intègre les forces adverses dans un système global. Ce que la norme distingue-le haut et le bas, le positif et Je négatif, le corps et J'esprit-la nature ou Je peuple en fête en

MICHEL JEANNE RET 99

restitue l'indissociable unité. Les deux faces d'un même signe, dans un rapport dynamique de complémentarité, ne sont alors ni bonnes ni mau- vaises, mais l'un et l'autre à la fois, toujours récupérables dans Je cycle des mutations et des régénérations.I2 Deux systèmes idéo!ogiques-ambi·

valence (phase 1) et antithèse (phases 2 et 3), monisme et dualisme, inté~

gratien et exclusion-se côtoient donc, mais dans une relation oblique.

Eux non plus ne sont pas homologues ni superposables. Le signe + de la phase 1 -produit d'une synthèse-et celui de la phase 3-produit d'un rejet- appartiennent à des langues différentes et n'ont pas la même valeur:

la continuité, ici encore, est un trompe-J'œil.

Gargantua 4-24: l'éducation du prince, un des textes les mieux ordan·

nés et les plus sécurisants de Rabelais, terrain d'exercice privilégié pour des générationS de lecteurs en quête de certitudes ... Or il faut en rabattre. Aux dissonances qui perturbent l'unité du message à J'intérieur d'une même isotopie viennent s'ajouter les ruptures thématiques, qui lancent le récit sur des pistes centrifuges, diffractent l'attention et, à leur tour, déjouent la lecture globalisante. D'entrée, deux problèmes savants-naissance au onzième mois (chap. 3) et définition de la foi (chap. 6)-interrompent le mouvement biographique et orientent Je déchiffrage vers d'autres horizons sémantiques et génériques. Bientôt, la description de la livrée et le débat sur la signification des couleurs (chap. 8·10) imposeront au lecteur une perspective encore différente .. Et ainsi de suite. Le dis·cours sur l'éducation ressemble au voyage de Gargantua à Paris: parti pour édîapper aux sophistes (chap. 15), il retombe immédiatement dans J'atmosphère des Grandes Chronicques ( chap. 16-17), s'attarde aux vieilleries de la scholas- tique (chap. 19·20): itinéraire désordonné, progrès différé, qui reproduisent en abîme les accidents du parcours textuel.

S'il reste à la critique rabelaisienne des progrès à faire, c'est en recon- naissant ces forces de rupture et en les intégrant au travail d'interprétation.

Comme avec Montaigne, il n'y a ici de science possible que du particulier et de vérité générale que celle qui énonce l'impossibilité de généraliser. On n'en finirait pas de répertorier les facteurs d'ambiguïté, les agents de dissé- mination; autonomie du style qui crée ses propres valeurs (Rigolot J'a montré une fois pour toutes), disparité du ton, du système des genres, des positions d'énonciation, complexité des niveaux de sens ... Autant de diffi.

cuités qui tiennent au fonctionnement polyphonique13 du récit et ne gênent que Je lecteur attaché aux critères non-pertinents d'unité, d'ordre, de pensée personnelle ... Le texte est hétérogène parce qu'il expérimente différents langages, différentes visions du monde non systématisables; il est irréductible à un code de lecture unique parce qu'il mêle les registres stylistiques et narratifs, perturbe la distribution des valeurs, déplace l'hori·

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100 RABELAIS'$ INCOMPARABLE BOOK

zan d'attente. Le commentateur doit reconnaître qu'aucune méthode ne saurait fixer une structure à ce point composite et labile. Ce qui n'entraîne pas que le texte ne signifie rien ou n'importe quoi, qu'il nous faille baisser les bras et sombrer dans je ne sais qu_els relativisme ou scepticisme critiques.

Des séries cohérentes se dégagent, des constellations d'idées se déploient, une vision construite émerge çà et là-points de repère qui assurent la lisibi!îté du récit. Au reste, qui ne voit que Je défi dynamise la lecture et que les accidents du texte, en eux·mêmes, portent sens?

NOTES

l. De Bakhtine à Screech, de Lefranc à Larmat, de Jourda à Beaujour, les commentateurs de cette séquence défient l'énumération. j'ai essayé infra d'adopter une perspective différente.

2. Mes remarques de méthode s'inscrivent en marge des travaux de Bakhtine (voir n. 13) et contribuent aux recherches de Rigolot, Glauser, Paris, Cave. Sur la question de la discontinuité, voir Fragment und Totalitiit, éd. Lucien Da:lJenbach et Ch. Hart Nibbrig (Francfort: Suhrkamp, 1984).

3. La notion de rectification a été introduite, à propos de cette séquence, par Jean Starobinski, dans "L'Ordre du jour," Le Temps de la Réflexion, 4 (1983), 101·25 ct dans "Note sur Rabelais et le langage," TeiQ, 15 (1963), 79-81.

4. Sur les bonnes manières au X VIC siècle, voir les études d'Alfred Franklin, La Civilité, l'étiquette, la mode, le bon ton, du XJ/Ie au X/Xe siècles, 2 vols. (Paris:

Emile-Paul, 1908); Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, trad. fr. (Paris: Cal mann·

Levy, 1973); Carlo Ossola, "L'homme accompli. La civilisation des Cours comme art de la conversation," Le Temps de la Réflexion, 4 (1 983), 77-89; Michel jean neret,

"Manières de table," à paraître dans les actes du Colloque international sur Je manié·

risme, Turin, 1983.

5. Parmi les manuels désuets. imposés à Gargantua par jobelin Bridé figure un De moribus in menso servandis de jean Sulpicius, encore imprimé par Etienne Dolet en 1542 (chap. 14).

6. Des sept chapitres du De civilitate, le quatrième, De conviviis, est de loin le plus long.

7. Sur l'extraordinaire diffusion du De civHitote comme manuel scolaire, voir Philippe Ariès dans Erasme, La Civilité puérile (Paris: Editions Ramsay, 1977) et les travaux de Franz Bierlaire, "Erasmus at School: The De c/vilitote morum puerilium Jlbe/lus,"dans Essays on the Works of Erasmas, éd. R. Le DeMolen {New Haven et Londres: Yale Univ. Press, 1978), pp. 239-51 et "Erasme, la table et les manières de table," dans Pratiques et discours alimentaires à /a Renaissance, Actes du Colloque de Tours 1979 (Paris: Maisonneuve et Larose, 1982}, pp. 147-60.

8. Pour la bibliographie du sujet, considérable, et les questions diététiques dans Rabelais, voir Roland Antonioli, Rabelais et la médecine (Genève: Droz, 1976) et Michel jeanneret, "Alimentation, digestion, réflexion dans Rabelais," SFr, 81 (1983),

405~16.

MICHELJEANNERET 101

, 9. Voir par. exe~ple Marsile Ficin, De trip/ici vito et Jean Huarte, Examen de mgenlos para las CJencJos {1575), plusieurs fois traduit en français dès 1580

1 O. Aux Banquets de Platon et Xénophon succèdent ceux de P!ut;rqoo M

crobe, Athénée. ,

. 11. Rabelais cite Athénée dans Pantagruel, chap. 8; Gargantua chap 23 . Tiers Livre,. chap. 13 et 27. Les Symposloka de Plutarque, partie intégra~ te de~ M~ralia

sont c1tés dans le prologue du Tiers Livre. '

12. Voir Mikhaïl Bakhtine, L'Oeuvre de F. Rabelais et la culture populaire au M~yen Age et sous la Renaissance, trad. Andrée Rober (Paris: Gallimard 1970) M_Jcher jean neret, "Polyphonie de Rabelais: ambivalence, antithèse a~b· .. e.:

Littérature, 55 (1984), 98·111. ' JguJ '

(P . 13. _Voir Bakhtine, La Poétique de Dosto/evski, trad. Isabelle Koloitcheff ans: SeuJI, 19~0) e~ ."Du di.scours romanesque," dans Esthétique et théorie du roma~.' trad. Dana OJJVJer (Pans: Gallimard, 1975). j'ai utilisé cette même notion

L

d~ns "QPuand la fable se met à table. Nourriture et structure narrative dans Je Quart 111re, oétlque, 54 (1983), 163~80.

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