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Juan José Castelli par Andrés Rivera ou le portrait synecdotique d’un révolutionnaire en disgrâce

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Juan José Castelli par Andrés Rivera ou le portrait synecdotique d’un révolutionnaire en disgrâce.

Dans La revolución es un sueño eterno (La révolution est un rêve éternel), Rivera a choisi pour protagoniste et narrateur une figure historique : Juan José Castelli, celui qui s’entretint avec le Vice-Roi Cisneros le 22 Mai 1810 et fut le porte-parole de la Révolution de Mai en Argentine. L’écrivain argentin a eu l’idée d’écrire ce roman après avoir appris que le célèbre orateur de la Révolution était mort d’un cancer de la langue.

Comment, à partir de cette situation paradoxale, l’écrivain a-t-il re-créé le personnage historique qu’a été Castelli et quel portrait en a-t-il dressé?

Le principal narrateur du récit étant Castelli lui-même, la focalisation est surtout interne et la prosopographie du personnage finalement assez limitée. En outre, Rivera ne cherche pas à reproduire l’image figée du haut personnage (Prócer) telle qu’elle apparaît dans les portraits picturaux de l’époque ou dans les livres d’histoire. L’apparence physique de Castelli est brossée à grands traits, l’écrivain s’attardant essentiellement sur les conséquences de sa maladie et notamment la description de l’état de sa bouche. Celle-ci, par une sorte d’effet de loupe, devient la partie essentielle du corps du personnage, celle qui le représente. La décrépitude physique que le cancer de la langue a pu provoquer se fait alors métaphore de l’échec politique et personnel du tribun Castelli, qui n’a pas vu s’accomplir son rêve de révolution. Pendant sa longue agonie, seule l’utopie de la révolution maintient en vie ce personnage que Rivera dépeint à la fois comme une victime du théâtre de l’histoire et comme un archétype du révolutionnaire.

Le pestiféré

Avocat de formation, Castelli apparaît dans le roman comme un orateur exceptionnellement doué puisque ses autres camarades révolutionnaires, avocats eux aussi, le choisirent, lui1, comme porte-parole. Ses différentes entremises sont mentionnées et ses qualités oratoires sont soulignées dans l’extrait d’un document publié aux Etats-Unis et que George Washington aurait eu en sa possession :

« […] le docteur Castelli, homme de talent notable et d’une intrépidité audacieuse, […] expliqua dans une réplique fougueuse les agissements tyranniques et la conduite vénale du vice-roi déchu et de ses ministres corrompus. […] Son torrent d’invectives à l’encontre de l’évêque obligea ce dernier à se retirer de l’assemblée2

Cependant, la Révolution de Mai ne s’est pas résumée aux talents oratoires de Castelli et aux actes de bravoure de ses camarades. Elle a aussi été marquée par les luttes armées et la mort : « Castelli […] sait, maintenant, qu’il a parlé pour ceux qui ne l’ont pas écouté, et pour les autres, qu’il n’a pas connu et qui sont morts parce qu’ils l’avaient écouté 3 ».

1 RIVERA Andrés , La revolución es un sueño eterno, Buenos Aires, Alfaguara, Punto de lectura, 2001, p. 31, cahier 1: « Parlez, Castelli, pour nous, lui dirent, cette nuit de mai, ses camarades et d’autres, qui, maintenant il le sait, allaient mourir, et que lui, Castelli, ne connaîtrait jamais. » (« Hable, Castelli, por nosotros, le dijeron, en esa noche de mayo, sus camaradas, y otros, ahora lo sabe, que iban a morir, y que él, Castelli, nunca conocería ». Nous ferons désormais référence à cette édition. Nous traduirons les différentes citations.

2 Ibid, p. 120-121, cahier 1 : « […] el doctor Castelli, hombre de destacado talento y audaz intrepidez, […]

expuso en una réplica fogosa el proceder tiránico y la conducta venal del virrey depuesto y de sus corrompidos ministros. […] Prorrumpió entonces en un torrente de invectivas tales contra el obispo que éste se vio obligado a retirarse de la asemblea […] »

3 Ibid, p. 33, cahier 1 : « Castelli […] sabe, ahora, que habló por los que no lo escucharon, y por los otros, que no conoció, y que murieron por haberlo escuchado. »

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La Révolution de Mai n’apparaît pas dans ce roman comme une victoire créole sur les colons espagnols mais comme un projet d’indépendance avorté notamment à cause des divisions entre créoles. Dès le second chapitre du roman, on assiste au procès de Castelli, jugé par le Triumvirat au pouvoir pour « les horreurs de la révolution 4 ».

Castelli ne peut plus parler ni insuffler l’énergie et l’idéologie de la révolution puisqu’elle n’a pas abouti comme il l’espérait et que la maladie l’a rendu muet. Alors, dans les deux cahiers qui constituent le roman, il écrit sur la déroute, semblant mettre en œuvre ce qu’on peut lire dans un autre roman de Rivera, Nada que perder : « On ne parle pas de la déroute : la langue pourrit la déroute. On écrit sur la déroute 5 ».

Pour Castelli, la perte du pouvoir va de pair avec la ruine économique – laquelle transparaît dans l’inventaire dérisoire de ses biens – et la solitude. Seuls sa femme, sa fille, son médecin, Monteagudo (soldat avec lui dans le Haut Pérou) et son cousin Manuel Belgrano (membre lui aussi de la Première Junte) viennent lui rendre visite dans la petite chambre où il vit, reclus. Ils sont les témoins des ravages de sa maladie et assistent, impuissants à sa longue agonie silencieuse.

À maintes reprises, il est fait allusion au cancer de Castelli et à sa progression. Le narrateur hétérodiégétique décrit brièvement l’aspect physique général du protagoniste : « le corps qui maigrit et la chair du corps, rare, qui se replie sur les os du corps et des jambes, encore agiles, encore vibrantes et nerveuses […]6 ». Les narrateurs autodiégétique et hétérodiégétique fournissent, en revanche, des détails assez sordides de l’état de la bouche de Castelli qu’ils associent le plus souvent à la blessure et à la pourriture : « J’ai la bouche lacérée, […] de plus, ma bouche et ma langue exhalent une pestilence […] 7 », « La bouche qui pue », « sa bouche muette, putréfiée », « la source noire et puante des mots, le puits noir et puant […], la source pourrie de la peur », « la bouche qui empeste », « Castelli crache […] les filets de salive purulente qu’il a rassemblé dans sa bouche qui pourrit 8 », etc. Ces descriptions se répètent au cours du récit comme un leitmotiv.

L’état de santé de Castelli l’astreint à un régime alimentaire particulier à base de nourriture liquide ou en purée : « Castelli a-t-il l’air d’un petit vieux alors qu’il trempe son biscuit dans le thé au lait ? », « J’avale une cuillerée de confiture de lait », « C’est l’heure de manger ma ration de potiron écrasé 9 », etc. Ces « détails concrets », issus de l’imagination de Rivera, accentuent l’effet de réel. La maladie évoluant, Castelli éprouve une douleur de plus en plus insupportable et a souvent recours au «lait d’anges » (« la leche de ángeles »), un mélange d’alcool et d’opium qui apaise ses souffrances.

Même si l’historiographie ne s’est pas attardée sur la maladie de Castelli, on peut imaginer que la description qu’en fait Rivera est proche de ce que le « véritable » Castelli a vécu. On note que dans la description de la progression de sa maladie comme dans l’évocation des rapports sexuels que peut avoir Castelli, Rivera adopte un vocabulaire souvent cru ; c’est sa façon d’humaniser le personnage historique et d’en faire un simple mortel, un homme comme

4 Ibid, p. 129, cahier 2 : « los horrores de la revolución »

5 Cité par Claudia GILMAN dans : « Historia y poética del padecimiento en las novelas de Andrés Rivera », In Roland SPILLER (ed.), La novela argentina de los años ‘80, Vervuet Verlag, Frankfurt am Main, 1991, p. 55.

« De la derrota no se habla : la lengua pudre a la derrota. De la derrota se escribe. »

6 RIVERA, op. cit, p. 28, cahier 1 : « […] el cuerpo que enflaquece y la carne del cuerpo, escasa, que se repliega sobre los huesos del cuerpo y de las piernas, aún ágiles, aún vibrantes y nerviosas […]. »

7 Ibid, p. 23 et 46-47, cahier 1 : « tengo la boca lacerada, […], además, boca y lengua exhalan una pestilencia […] » , « la boca que hiede [...], la fuente negra y hedionda de las palabras, el pozo negro y hediondo, […] la podrida fuente del miedo »

8 Ibid, p.77 et 87, cahier 1 : « la boca que apesta », « Castelli escupe […] los hilos de saliva purulenta que juntó en la boca que se le pudre ».

9 Ibid, p. 44 et 49, cahier 1 : « ¿Castelli le parece un viejito ensopando la galleta en el té con leche ? », « Trago una cucharada de dulce de leche », « es hora de comer mi ración de zapallo pisado ».

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les autres, avec ses vices et ses failles. Et la prosopographie de notre personnage se limite essentiellement à ce portrait sans concession de l’ancien héros de Mai, moribond, dont la bouche, déjà en état de décomposition, provoque, chez le lecteur, davantage le dégoût que la compassion, car Castelli semble incarner la laideur telle que la décrit Nietzsche dans le Crépuscule des idoles :

« Nous entendons le laid comme un signe et un symptôme de la dégénérescence […]. Chaque indice d’épuisement, de lourdeur, de vieillesse, de fatigue, toute espèce de contrainte, telle que la crampe, la paralysie, avant tout l’odeur, la couleur, la forme de la décomposition, de la putréfaction […], tout cela provoque la même réaction, le jugement « laid » 10. »

Au cours de l’évolution de sa maladie, le protagoniste va subir plusieurs amputations, jusqu’à l’ablation complète de sa langue. Il ne pourra alors plus parler et sera presque incompréhensible : « Un homme qu’on appelle Castelli et qui grogne comme un cochon 11. » Là encore, Rivera dépeint Castelli jusque dans sa déchéance physique la plus dégradante et de manière presque chirurgicale.

Néanmoins, alors qu’il peut encore parler, Castelli refuse de le faire, jugeant sa parole désormais vaine : « À qui parler – écrit Castelli – à qui est-elle utile aujourd’hui, la parole de Castelli 12 ? »

Angoissé par sa mort proche, il associe sa bouche amputée à l’échec de la révolution :

« Je n’ai pas planté d’arbre, je n’ai pas écrit de livre, écrit Castelli. J’ai seulement parlé. Où sont mes paroles ? Je n’ai pas écrit de livre, je n’ai pas planté d’arbre : j’ai seulement parlé. Et tué.

Castelli se demande où sont ses paroles, ce qu’il en est resté. La révolution – écrit Castelli, maintenant qu’il lui manque du temps pour mettre de l’ordre dans ses papiers et se répondre à lui-même – se fait avec des mots. Avec la mort. Et se perd avec eux.

Je ne sais pas ce qu’on a fait de mes mots 13. »

Castelli ne veut plus parler et ne peut bientôt plus le faire. Ses ennemis au pouvoir, on peut imaginer que même s’il pouvait parler, personne ne l’écouterait. Ses mots ne semblent plus utiles ou plus d’actualité :

« Nous sommes des orateurs sans fidèles, des idéologues sans disciples, des prêcheurs dans le désert. Il n’y a rien derrière nous ; rien qui ne nous soutienne. Des révolutionnaires sans révolution : voilà ce que nous sommes. Pour tout dire, des morts autorisés. Même ainsi, choisissons les mots que le désert recevra : il n’y a pas de révolution sans révolutionnaires 14. »

La révolution meurt en même temps que la bouche de Castelli, devenu un lépreux politique (« leproso político », p. 54). Les mots laissent la place aux maux. La métaphore filée de la maladie, la pourriture et la peste est présente tout au long du roman, d’abord quand Castelli décrit l’état de sa bouche, mais aussi quand il compare cette même bouche à Buenos Aires :

10 Cité par Umberto ECO dans l’introduction de son Histoire de la laideur, Paris, Flammarion, 2007, p. 15

11 RIVERA, op. cit, p. 48, cahier 1 : « un hombre, al que llaman Castelli y que gruñe como un chancho ».

12 Ibid, p. 40, cahier 1 : « ¿A quién hablar – escribe Castelli – ¿A quién es útil, hoy, la palabra de Castelli ? »

13 Ibid, p. 46, cahier 1 :« No planté un árbol, no escribí un libro, escribe Castelli. Sólo hablé. ¿Dónde están mis palabras ? No escribí un libro, no planté un árbol : sólo hablé. Y maté. Castelli se pregunta dónde están sus palabras, qué quedó de ellas. La revolución – escribe Castelli, ahora que le falta tiempo para poner en orden sus papeles y responderse – se hace con palabras. Con muerte. Y se pierde con ellas. No sé qué se hizo de mis palabras »

14 Ibid, p. 54, cahier 1 : « Somos oradores sin fieles, ideólogos sin discípulos, predicadores en el desierto. No hay nada detrás de nosotros ; nada, debajo de nosotros, que nos sostenga. Revolucionarios sin revolución : eso somos. Para decirlo todo : muertos con permiso. Aun así, elijamos las palabras que el desierto recibirá : no hay revolución sin revolucionarios. »

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« Tu es muet dans un puits noir plus fétide que ta bouche. Non, ce n’est pas un puits noir.

C’est le plus grand bordel que le monde n’ait jamais connu et qu’on a baptisé du nom de Buenos Aires 15. » Ici, le narrateur ironise implicitement sur le nom même de la ville, qui suggère un air agréable à respirer.

Et Castelli associe Buenos Aires à l’échec de la révolution et à la revanche de ses ennemis : « (…) Dans cette ville qui achète des mots et qui les paie. Qui les oublie. »16 Une seule évocation de Buenos Aires n’est pas péjorative, il s’agit de celle d’une place de la ville, qui deviendra, l’on imagine, la célèbre Place de Mai : « Une place consacrée aux plus belles effusions de l’esprit portègne »17.

L’éphémère héros de la Révolution de Mai est assigné à résidence dans cette ville qu’il abhorre parce qu’elle s’est rendue à ses ennemis. Mis au ban de la société et sur le banc des accusés, le personnage historique se mue en héros tragique égaré sur la scène de l’Histoire et ne semble trouver son salut qu’en se raccrochant au rêve éternel de la révolution.

Le rêve éternel de la révolution

À plusieurs reprises, dans les deux cahiers qui constituent le roman, la métaphore du théâtre est employée pour faire référence à l’Histoire. Castelli pense que lui et ses camarades révolutionnaires « ont fait irruption trop tôt sur la scène de l’histoire » (p. 154) et se compare à un acteur égaré dans une pièce de théâtre devenue une tragédie : « Est-il fou Castelli ? Est-il idiot ? Ou bien lui assigne-t-on, dans une tragédie qu’il n’a pas écrite, le rôle de fou et d’idiot qui se demande pourquoi sa main, qui a tué, tremble ? 18 »

Son procès est décrit telle une représentation théâtrale où les « acteurs » se succèdent à la barre ou sur la scène et la focalisation interne fait de Castelli le spectateur muet de son propre procès auquel il assiste, mais ne prend pas part.

Ensuite, Castelli se met en scène dans le décor qu’est sa chambre. Et, incapable de parler, il se décrit comme une pantomime secouée par le rire que lui provoque l’ironie de sa propre vie et celle de l’Histoire :

« (…) Suis-je un acteur qui écrit qu’il rit de lui-même et des vies qu’il a vécues : qui rit de l’histoire – une scène aussi irréelle que celle qu’il occupe à présent – et des hommes qui la traversent, des rôles qu’ils incarnent et de ceux qu’ils renoncent à incarner ? Des marionnettes qui prolifèrent, tenaces, sur la scène de l’histoire et qui mâchent de la cendre […] ? 19 »

Piégé dans cette tragédie, l’ancien orateur de la révolution n’est plus maître de son destin et, à travers ses nombreuses interrogations, il laisse transparaître ses doutes sur ce qu’il a été et ce qu’il est devenu. Il semble se dédoubler, et la polyphonie engendrée par la présence de

15 Ibid, p. 48, cahier 1 : « Estás mudo en un pozo negro más fétido que tu boca. No, no es un pozo negro. Es el más grande quilombo que el mundo haya conocido nunca y al que bautizaron con el nombre de Buenos Aires. »

16 Ibid, p. 46, cahier 1 : « (…) en esa ciudad que compra palabras y que las paga. Que las olvida ».

17 Ibid, chap. 22, cahier 1 : « una plaza consagrada a las más bellas efusiones del espíritu porteño »

18 Ibid, p. 133-134, cahier 2 : « ¿Es loco Castelli ? ¿Es idiota ? ¿O a Castelli se le asigna, en una tragedia que no escribió, el papel de loco y de idiota que se pregunta por qué su mano, que mató, tiembla ? »

19 Ibid, p. 25-26, cahier 1 : « Soy un actor que escribe que se ríe de él y de las vidas que vivió : que se ríe de la historia – un escenario tan irreal como el que él, ahora, ocupa – y de los hombres que lo cruzan, de los papeles que encarnan y de los que renuncian a encarnar ? ¿De las marionetas que proliferan, tenaces en el escenario de la historia, y que mastican ceniza ? »

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deux narrateurs – autodiégétique et hétérodiégétique – reflète cette impression de dédoublement. Cette polyphonie se manifeste parfois dans un même chapitre voire dans un même paragraphe.

Le temps semble suspendu alors que Castelli écrit sur sa vie, isolé et comme exilé dans une pièce sans fenêtre, sorte d’antichambre de la mort. Ses cahiers se substituent à sa bouche malade. Il y consigne, pêle-mêle, non seulement l’avancée de sa maladie, son quotidien, mais aussi les souvenirs de la révolution et son incompréhension face à sa déroute. L’éthopée du personnage se dessine alors par petites touches jusqu’à ce qu’apparaisse l’archétype du révolutionnaire fidèle à ses convictions politiques, qui lutte et se raccroche au rêve éternel de la révolution. Et même si la révolution telle que la concevaient Castelli, Mariano Moreno ou encore Manuel Belgrano semble appartenir au passé et a échoué, le temps de prédilection du récit reste le présent, car comme le souligne Claudia Gilman :

« […] à la différence de l’image d’Epinal, les images ne correspondent non pas à un triomphe créole mais à la déroute d’un projet conçu comme authentiquement révolutionnaire et, par conséquent, depuis le présent de l’énonciation, caractérisé comme une utopie 20. »

Le dénouement de la révolution pour Castelli étant sa défaite lors de la bataille de Huaqui puis son procès, la révolution se transforme alors pour lui en utopie ou rêve éternel, car « l’utopie, c’est de ne pas se soumettre aux choses telles qu’elles sont et lutter pour ce qu’elles devraient être 21. » Et tandis qu’il semble écrire à un ami, Castelli dit :

« Je t’écris, alors, désarmé, et je me retranche derrière le rêve éternel de la révolution pour résister à ce qui ne résiste pas en moi. Je t’écris, et le rêve éternel de la révolution soutient ma plume, mais je ne lui permets pas qu’il glisse sur le papier et soit, sur le papier, une invective pompeuse, une interpellation pédante ou, pour faire plaisir aux lâches, un râle nostalgique. Je t’écris pour que tu ne confondes pas ce qui est réel avec la vérité 22. »

Par l’intermédiaire de Castelli, Rivera – homme engagé, ancien syndicaliste et membre du PC argentin – va à l’encontre d’une célèbre phrase du Général Perón qui disait : « la seule vérité est la réalité ». Car pour Rivera, ce qui s’apparente au réel renvoie à la situation à laquelle sont confrontés les hommes, leur réalité quotidienne, alors que la vérité renvoie à la Révolution et au changement radical qu’elle permettrait. Ici, l’auteur parodie les propos de Lénine qu’il cite, comme Perón, en exergue du roman : « Tout est irréel, sauf la Révolution. ».

Il invite ainsi son lecteur à remettre en question le réel, à ne pas oublier ce qui a poussé les hommes à faire la révolution, à rester vigilant et prêt à résister. La révolution à laquelle Castelli a participé a échoué, mais le rêve de révolution perdure. Tout serait donc question de temps. Pour Castelli, ses camarades et lui seraient intervenus trop tôt. Mais l’idéal révolutionnaire lui est éternel, atemporel.

À la fin du roman, alors que sa mort approche, Castelli met en parallèle deux phrases, l’une d’elles émane de Fouché qui l’avait fait inscrire à l’entrée des cimetières pendant la Terreur :

« la mort est un sommeil éternel » (p. 152), et l’autre est aussi le titre du roman : « la révolution est un rêve éternel ». Le narrateur Castelli, joue ici sur la polysémie du mot

20 GILMAN C. , op.cit, p. 55 : « a la diferencia de la estampa escolar, las imágenes corresponden no a un triunfo criollo sino a la derrota de un proyecto concebido como auténticamente revolucionario y por lo tanto, desde el presente de la enunciación, caracterizado como utopía. »

21 MAGRIS Claudio, Utopie et désenchantement, Paris, L’Arpenteur, 1999, p. 11

22 RIVERA, op. cit., p. 127, cahier 2 : « Te escribo, entonces, desarmado, y me acojo al sueño eterno de la revolución para resistir a lo que no resiste en mí. Te escribo, y el sueño eterno de la revolución sostiene mi pluma, pero no le permito que se deslice al papel y sea, en el papel, una invectiva pomposa, una interpelación pedante o, para complacer a los flojos, un estertor nostálgico. Te escribo para que no confundas lo real con la verdad. ». Nous avons souligné.

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« sueño » en espagnol. Alors que lui s’apprête à entrer dans le sommeil éternel qu’est la mort, il a toujours à l’esprit et en lui ce rêve éternel de révolution. Et si cette révolution pouvait avoir lieu, elle permettrait la mort d’un ancien régime jugé caduque et injuste. Castelli veut retarder l’heure de la mort, résister, toujours, dans l’attente de la réalisation de son rêve :

« (…) A-t-il capitulé celui qui ne se suicide pas ? Le Robespierrien qui résiste dans une ville de commerçants et de banquiers, et n’abjure pas l’utopie 23 ? »

Même si les cahiers de Castelli ont pour contexte l’échec de sa vision de la révolution, l’utopie de la révolution reste, du début à la fin, omniprésente. On lit dans le premier chapitre que Buenos Aires est « une ville qui a exterminé l’utopie mais pas son souvenir » et le narrateur clôt le dernier cahier par cette question dont la réponse est finalement une question :

« Parmi tant de questions sans réponses, l’une aura sa réponse : quelle révolution compensera les peines des hommes ? », laissant entrevoir ainsi l’espoir d’une révolution qui aboutirait et comblerait les peines des hommes… Et cette utopie révolutionnaire se matérialise aussi à la fin du roman dans l’inventaire des biens que Castelli lègue à son fils sous la forme d’un morceau de langue amputée conservé dans un flacon d’alcool et des deux cahiers du narrateur.

Pour conclure

Juan José Castelli est le premier des trois personnages historiques que Rivera a fictionnalisé jusqu’à maintenant ; les autres étant Juan Manuel de Rosas dans El farmer et Ese manco Paz et José María Paz dans le dernier ouvrage cité. Il s’agit à chaque fois d’une re- création totale de ces figures historiques qu’on aborde intimement puisque Rivera fait d’eux les narrateurs de leur propre histoire. À travers ces trois récits – essentiellement centrés sur chacun de ces protagonistes – se dessine leur portrait. Leur prosopographie reflète surtout leur déchéance physique, qu’elle soit liée aux ravages de l’âge, ou de la maladie dans le cas de Castelli.

À chaque fois, Rivera fait débuter la narration de ces figures de l’histoire argentine alors qu’elles sont désavouées ; ainsi leur éthopée se constitue à partir de cette double situation de fin de vie et d’échec. Par conséquent, une certaine rudesse se dégage de ces pseudo- autoportraits bien peu reluisants sans pour autant être satiriques. (Je dis pseudo-autoportrait dans la mesure où, à chaque fois, nous avons un narrateur autodiégétique et un narrateur hétérodiégétique, ainsi qu’un effet de dédoublement.). Nonobstant des portraits physiques peu flatteurs et l’évocation d’aspects triviaux de la vie de ces personnages, le lecteur éprouve pour eux une sympathie favorisée par « l’effet-personne 24 » qui se dégage d’eux. Cet effet se manifeste à travers leur nom propre, l’évocation de leur vie intérieure (par le biais de leur narration qui retranscrit aussi le flux de leur pensée), et par l’illusion d’autonomie créée par la focalisation interne qui permet à Rivera de donner l’impression d’être un simple observateur de ses personnages. Le rapport émotionnel entre le lecteur et le personnage s’établit alors par le biais de ce que V. Jouve appelle « le code affectif » : « Le code affectif ne concerne plus le savoir du lecteur sur l’intrigue, mais son savoir sur le personnage. Il joue sur le principe suivant : plus on en sait sur un être, plus on se sent concerné par ce qui lui arrive. Dès lors, il suffit au roman de nous faire pénétrer l’intériorité d’un personnage pour nous le rendre sympathique 25. »

Castelli, l’un de ceux qu’on appelle aujourd’hui les « Pères de la Patrie » ou « Pères

23Ibid, p. 159, cahier 2 : ¿Capituló el que no se suicida ? ¿El robesperriano que resiste en una ciudad de comerciantes y banqueros, y no abjura de la utopía ? »

24 JOUVE Vincent, La poétique du roman, Paris, Editions SEDES, 1997, p. 68-71.

25 Ibid, p. 70.

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fondateurs » en Argentine, devient, chez Rivera, un antihéros, « un lépreux politique » pour reprendre les termes du narrateur, car sa bouche malade et répugnante incarne l’échec de son idée de la révolution et son ostracisme. Grand admirateur des pièces historiques de Shakespeare, Rivera fait aussi de lui un héros tragique victime du théâtre de l’Histoire.

L’auteur dresse donc un portrait littéraire du personnage historique complètement original.

Car le « Castelli » de Rivera, perdant de l’histoire, demeure cependant animé par l’utopie de la révolution et devient, sous sa plume, porteur d’un message d’espoir ; alors que selon certains historiens, les derniers mots du « véritable » Castelli auraient été : « Si tu vois le futur, dis-lui qu’il ne vienne pas 26 »… Mais pour Rivera, c’est le Castelli qu’il a créé qui compte : « Cette fiction apporte une vérité, la sienne, celle de la fiction. Et c’est ce Castelli qui est valable 27. »

26 http://www.elhistoriador.com.ar/biografias/c/castelli.php: «Si ves al futuro, dile que no venga ».

27 Voir : « Reportaje a Andrés Rivera », par RUSSO Miguel, TIJMAN Gabriela, La Maga, 3 de abril de 1996.

Lien : http://www.literatura.org/Rivera/arrepo.html. « Esa ficción trae una verdad, la suya, la de la ficción. Y ése es el Castelli que vale. »

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