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View of Pseudonymie et libertinage à la lumière de l’ouvrage d’Adrien Baillet : 'Les Auteurs déguisés'

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Academic year: 2022

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Résumé

Le recours à des formes pseudonymiques, au xviie siècle, ne sert pas seulement à se cacher et n’a pas pour seul but le désir d’échapper aux persécutions et aux poursuites judiciaires. Pour autant, l’importance de l’usage des pseudonymes, à cette époque, comme dispositif d’autoprotection ne doit pas être minimisée. Si une quelconque spécificité « liber- tine » dans l’usage des pseudonymes n’est pas à rechercher au-delà de celle – attendue pour l’époque – que met en évidence Adrien Baillet dans Les Auteurs déguisés (1722), ouvrage qui va nous servir de guide, il n’en demeure pas moins que, pour les contemporains, parmi les

« motifs » et « finalités » du recours aux pseudonymes, généralement jugés indéfendables, figurent la publication d’ouvrages « libertins », entendus par là des livres portant atteinte à la religion ou/et aux bonnes mœurs. Il s’agira donc d’examiner comment la doxa contempo- raine jugeait le recours aux pseudonymes, quel était le discours dominant en la matière et quel type de taxinomie des motifs conduisant à l’adoption de faux noms pouvait être proposée.

Abstract

In the seventeenth century, the use of pseudonyms did not just serve to hide one- self and to escape from persecutions or judicial action. Still, the importance of pseudo- nyms as a means of self-protection at that time should not be underestimated. Although this specific ‘libertine’ usage of pseudonyms cannot be investigated beyond the evidence found in Adrien Baillets Les Auteurs déguisés, which we will use as a guide, it is nevertheless clear that the publications of ‘libertine’ books, with regard to religion and/or morals, figured as an important ground or aim for the use of pseudonyms. This essay intends to examine how the prevailing orthodoxy at the time judged the use of pseudonyms and what the dominant opinion on this topic was. It will also propose a taxonomy of grounds which led to the adoption of pseudonyms.

Jean-Pierre C

availlé

Pseudonymie et libertinage

à la lumière de l’ouvrage d’Adrien Baillet : Les Auteurs déguisés

Pour citer cet article :

Jean-Pierre Cavaillé, « Pseudonymie et libertinage à la lumière de l’ouvrage d’Adrien Baillet : Les Auteurs déguisés », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 9,

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Geneviève Fabry (UCL) Anke Gilleir (KULeuven) Gian Paolo GiudiCCetti (UCL) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Kuleuven) Ben de bruyn (FWO - KULeuven) Jan Herman (KULeuven)

Marie HoldswortH (UCL) Guido latré (UCL)

Nadia lie (KULeuven) Michel lisse (FNRS – UCL)

Anneleen massCHelein (FWO – KULeuven) Christophe meurée (FNRS – UCL)

Reine meylaerts (KULeuven) Stéphanie vanasten (FNRS – UCL) Bart vanden bosCHe (KULeuven) Marc van vaeCK (KULeuven) Pieter Verstraeten (KULeuven)

Olivier ammour-mayeur (Monash University - Merbourne) Ingo berensmeyer (Universität Giessen)

Lars bernaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith binCKes (Worcester College - Oxford)

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Àlvaro Ceballos viro (Université de Liège) Christian CHelebourG (Université de Nancy II) Edoardo Costadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola CreiGHton (Queen’s University Belfast) William M. deCKer (Oklahoma State University)

Dirk delabastita (Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix - Namur)

Michel delville (Université de Liège)

César dominGuez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen)

Ute Heidmann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KoHlHauer (Université de Savoie)

Isabelle KrzywKowsKi (Université de Grenoble) Sofiane laGHouati (Musée Royal de Mariemont) François leCerCle (Université de Paris IV - Sorbonne) Ilse loGie (Universiteit Gent)

Marc mauFort (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meuret (Université Libre de Bruxelles) Christina morin (Queen’s University Belfast) Miguel norbartubarri (Universiteit Antwerpen) Olivier odaert (Université de Limoges) Andréa oberHuber (Université de Montréal)

Jan oosterHolt (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté snauwaert (University of Alberta - Edmonton)

ConseilderédaCtion - redaCtieraad

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Myriam wattHee-delmotte (FNRS – UCL)

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B 3000 Leuven (Belgium)

ComitésCientifique - WetensChappelijkComité

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p

seudonymie et libertinage

à la lumière de l’ouvrage d’Adrien Baillet : Les Auteurs déguisés

D’un côté [la vanité] porte [les auteurs] à se produire, lors qu’ils font paraître leur nom et leurs qualités, ou qu’ils donnent d’autres marques pour se faire connoître ; de l’autre, elle forme en eux une complaisance secrete lors qu’ils se cachent, afin qu’ils puissent se glorifier d’estre cachés. Et il faut avouer que cette espèce de gloire toute extraordi- naire qu’elle paroît a ses charmes et a ses douceurs particulieres, puisque le raffine- ment la fait attacher même à son ennemie, qui est l’obscurité.1

De nombreux ouvrages considérés comme relevant du courant dit « liber- tin », parce qu’ils portent atteinte à la religion ou (et) aux mœurs, sont parus soit sous anonymat partiel (initiales, acronymes, etc.) ou complet, soit sous la protec- tion de pseudonymes. Ainsi des Dialogues à l’imitation des anciens de François La Mothe Le Vayer, publiés sous le pseudonyme Orasius Tubero, les Considérations politiques sur les coups d’État de Gabriel Naudé, paru très confidentiellement à Rome sous les initiales de G N P (Gabriel Naudé Parisien), le fameux Alcibiade Fanciullo a scola d’Antonio Rocco, circulant sous les seules lettres D P A (sans doute Di Padre Antonio), qui les firent attribuer à l’Arétin (Di Pietro Aretino), ou encore le Corriere svaligiato, dont l’auteur, Ferrante Pallavicino, se dissimula en vain sous le pseudonyme académique de Ginifacio Spironcino2.

D’autres se sont cachés derrière des prête-noms ; ainsi le nom de De Vaux, en tête des Jeux de l’inconnu, a-t-il pu recouvrir les productions d’Adrien de Monluc et de ses amis. Certains auteurs dits « libertins », choisirent de se faire connaître à travers un pseudonyme, comme le sulfureux poète Charles Dassoucy3, en prenant un nouveau prénom, comme Tristan l’Hermite (qui se prénommait François), ou encore par l’usage de leur seul prénom de baptême,

1. Adrien baillet, Auteurs déguisés sous des noms étrangers, empruntés, supposés, faits à plaisir, chiffrés, renversés, retournés ou changés d’une langue en une autre…, dans Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs, vol. 6, Paris, Charles Moette, 1722, p. 349. Les références à cet ouvrage se feront désormais entre parenthèses dans le texte.

2. On pense aussi à l’anonyme parution de l’École des Filles, aux Dialogues apocryphes de Luisa Sigea mise en latin par un pseudo Joannes Meursius derrière lequel se cachait Nicolas Chorier ou encore à l’ouvrage qui est considéré souvent comme la synthèse du « libertinage » philosophique, le Theophrastus redivivus, dont le titre même est une forme de pseudonyme.

3. Voir la préface de Dominique Bertrand à son édition de Charles Coypeau dassouCy, Les Aventures et les prisons, Paris,Champion, « Sources classiques », 2008, p. 19.

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comme Théophile (de Viau), qu’un auteur plus infortuné encore, Claude le Petit, reprendra une génération après en se faisant appeler Théophile le Jeune.

Ces derniers exemples montrent que le recours à des formes pseudony- miques, au xviie siècle, ne sert pas seulement à se cacher et n’a pas pour seul but le désir d’échapper aux persécutions et aux poursuites judiciaires, même si bien des exemples attestent de cette pratique.

À cette époque, l’usage des pseudonymes est très largement répandu et toléré, malgré les dispositions, d’ailleurs limitées, du Concile de Trente (1546)4 et, en France, les édits royaux successifs (Henri II, 1547, 1551 ; Charles IX, 1573 ; Louis XIII, 16265) tendant, non sans hésitation, à l’imposition du nom véritable de l’auteur en tête des livres. Ainsi, le répertoire de Pierre Conlon permet de constater que sur 396 ouvrages publiés en 1696, 236 ne portent pas le vrai nom de leurs auteurs6. Certes, dans le feu des controverses, le recours au pseudonyme est souvent dénoncé comme le fait d’une âme basse et lâche, le cas échéant par un auteur qui lui-même n’hésite pas à adopter un nom d’emprunt ! Aussi cet usage, en soi, n’est-il nullement la marque d’un quelconque libertinage ni d’une quel- conque hétérodoxie ou dissidence. Les plus sourcilleux champions du Concile de Trente eux-mêmes, à commencer par le cardinal Bellarmin, recoururent aux pseudonymes dans leurs ouvrages de controverse antiprotestante7.

L’importance de l’usage des pseudonymes, à cette époque, comme dispo- sitif d’autoprotection ne doit pas être minimisée ; mais il n’y a pas à cet égard de spécificité « libertine » ; toute forme de dissidence était susceptible de représenter un danger pour les auteurs, mêmes les mieux protégés8.

On ne cherchera donc pas ici une quelconque spécificité « libertine » dans l’usage des pseudonymes, au-delà de celle – attendue pour l’époque – que donne l’ouvrage qui va nous servir de guide, en cela parfaitement représentatif : le mot de libertinage en effet renvoyant à la fin du xviie siècle, souvent de manière différenciée (ce qui n’est pas le cas plus tôt), à la transgression des normes morales et/ ou reli- gieuses. Au contraire, les auteurs que l’historiographie subsume sous cette catégorie ne se distinguent nullement dans leurs pratiques pseudonymiques, abstraction faite

4. « Ce seroit une chose infinie de rechercher les éxemples des bons et des méchans Livres anonymes & pseudonymes qui ont été approuvés & condamnés en France, sans qu’on ait jamais fait l’honneur à ce Decret du Concile de Trente de se souvenir de lui & de sa disposition, soit pour s’y conformer, soit pour s’en écarter exprès ». Du reste « les Pays où le Concile de Trente semble avoir été reçû sans réserve, ne se sont pas distingués de la France par cet endroit » (Adrien baillet, Auteurs déguisés, op. cit., p. 277).

5. Voir encore le chapitre très complet (I, 7) que Baillet consacre aux dispositions du Concile et aux édits royaux, à leurs restrictions et surtout à leur absence d’application réelle.

6. Prélude au Siècle des Lumières, Genève, 1970-1975, t. 1, observation faite par Gian Luca mori,

« Anonymat et stratégies de communication : le cas de Pierre Bayle », dans Lettre Clandestine. Bulletin d’information sur la littérature philosophique clandestine de l’âge classique, n° 8, « Anonymat et clandestinité aux xviie et xviiie siècles », 1999, p. 20. [En ligne], URL : http://www.lett.unipmn.it/~mori/bayle/

pdf/anonym.pdf

7. Voir à ce sujet, Adrien baillet, I, 7. Baillet rappelle que Bellarmin signa du nom de son secrétaire Matthaeus Tortus sa réponse au traité de Jacques Ier, Triplici nodo, triplex cuneus, imprimée en 1608 et emprunta par ailleurs les noms d’Adolphus Schulckenius et de Francescus Romulus (op. cit.

p. 278).

8. Même un monarque pouvait recourir aux pseudonymes, pour des raisons prudentielles excédant la seule protection individuelle (Jacques Ier dans ses controverses avec Bellarmin, par exemple). L’ouvrage Triplici nodo triplex cuneus, apologie du serment d’allégeance, attribué à Jacques Ier (et que le monarque revendiqua lui-même dans sa réédition) portait à sa parution le nom de l’aumônier royal L. Cicestriensis, pseudonyme de Lancelot Andrewes, évêque de Chichester (un pseudonyme peut donc en cacher un autre !).

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des « motifs » spécifiquement « libertins » (désir de couvrir la licence et l’impiété).

Les auteurs réputés libertins investissent des procédés établis et fort communs. Il n’en demeure pas moins que, pour les contemporains, il est évident que parmi les

« motifs » et « finalités » du recours aux pseudonymes, généralement jugés indé- fendables, figurent la publication d’ouvrages « libertins », entendus par là des livres portant atteinte à la religion ou/et aux bonnes mœurs.

Il est donc utile d’examiner d’abord comment la doxa contemporaine ju- geait le recours aux pseudonymes, quel était le discours dominant en la matière, et d’autre part quel type de taxinomie des motifs conduisant à l’adoption de faux noms pouvait être proposée. Nous disposons pour cela d’un ouvrage d’une très grande richesse et qualité d’analyse, Auteurs déguisés d’Adrien Baillet (sous les seules initiales A B dans le privilège), grand érudit, esprit critique et curieux, mais toujours sou- cieux de se conformer à ce qui lui paraît être le plus communément acceptable par ses contemporains9. Chez lui, ni grands emportements contre les écrits « libertins et licencieux », ni complaisance, au moins visible, à leur égard. C’est bien en ceci qu’il est précieux.

1. u

neapologiedel

usage dupseudonyme

Baillet s’emploie d’abord à innocenter autant qu’il le peut le recours aux pseudonymes, en cherchant à le ramener à une pratique « indifférente », qui n’est louable ou blâmable que par ses usages. En ceci, il se place dans le droit fil du dis- cours moral le plus commun à son époque concernant les actes indifférents et la licéité de la dissimulation lorsqu’elle est utilisée à bonne fin ; cacher le vrai n’étant nullement en soi une tromperie ou un mensonge. Ainsi de l’anonymat, qui consiste à cacher le nom de l’auteur, dissimulation indifférente en soi ; mais il est moins facile d’innocenter les pseudonymes, simulation de nom qui entre dans le domaine de la tromperie, en induisant le lecteur en erreur.

Un Auteur veut-il n’être pas connu, veut-il tout sérieusement demeurer caché ? Qu’il prenne le parti de se faire Anonyme: il n’y a rien dans cette conduite que de fort indifférent, je dis plus, rien que de fort innocent tant que sa conscience ou ses devoirs ne l’obligeront pas de se produire & de comparoître. Mais qu’un Auteur qui aura les mêmes vuës, les mêmes intentions, veuille se rendre Pseu- donyme, c’est vouloir au moins se faire connoître d’une certaine maniére en se cachant de l’autre; c’est se jouer de la bonne foi de son Lecteur & lui donner le change. C’est se montrer mal & se cacher mal tout à la fois, & par conséquent pécher doublement contre la sincérité du cœur. (p. 263)

Telle est l’objection et en quelque sorte la critique que s’adresse à lui-même Baillet, qui consent à admettre qu’

Il n’y a point de motif aussi spécieux, aussi juste, aussi honnête qu’il puisse être, qui soit capable de leur mériter autre chose que le pardon : point de modestie, point de prudence, point de nécessité qui puisse en rectifier le fond 9. Paris, 1690. Voir également les ouvrages de Johann deCKHerr, De scriptis adespotis, pseude- pigraphis, et supposititiis conjectuae, Amsterdam, 1686 (3e édition, contient la lettre de Pierre Bayle, de Scriptis Adespostis) et Vincent plaCCius, De scriptis et scriptoribus anonymis atque pseudonymis syntagma, Hamburgi, 1674. Sur ce corpus, il faut lire l’ouvrage indispensable de Maurice lauGaa, La Pensée du pseudonyme, P.U.F., « Écriture », 1986.

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jusqu’à leur communiquer l’innocence, & jusqu’à faire une véritable vertu de ce déguisement. (p. 263)

Toutes ces concessions à la morale chrétienne prise dans toute sa rigueur sont de pure forme, car l’usage le plus répandu, tout simplement s’y oppose et l’intention de Baillet, proche parfois des Jansénistes, n’est pas de prêcher le rigorisme (du reste les Jansénistes eux-mêmes furent de grand usagers du pseudonyme : que l’on songe aux Petrus Aurelius, Louis de Montalte, William Wendrock, Paul Irénée10, etc.). S’il doit concéder qu’il « n’y a donc pas d’Auteur Pseudonyme de quelque espéce que soit son déguisement, dont la conduite puisse être absolument innocente », c’est pour insister sur le fait que celle-ci « est souvent excusable » (pp. 264-265). La cha- rité chrétienne, d’aucuns diraient le laxisme moral, est préférable à la rigueur :

L’inclination que nous devons avoir pour diminuer toujours le nombre des coupables, & d’avoir des pensées favorables de la conduite d’autrui me porte à ne considérer le changement des noms comme criminel, que lorsqu’on prend des noms destinés à mentir ou à nuire. Si les noms feints ou supposes ne sont pas faits pour rendre aucun de ces mauvais offices soit à la vérité, soit à la charité, je ne puis approuver la sévérité de ceux qui veulent qu’on les laisse enveloppés dans la condition des autres. (p. 267)

Ainsi suffit-il que l’adoption de noms d’emprunt obéisse à des « motifs légitimes et honnêtes » et que l’on ait de bonnes raisons « pour se dérober à la connoissance » de ceux à qui l’on a « intérêt de ne se pas faire connoître », voire même que ce dégui- sement soit simplement « indifférent à tout le monde » (p. 245), c’est-à-dire qu’il ne porte tort à personne et n’apporte aucun trouble, ni à l’État ni à l’Église.

Il faut donc envisager l’usage des pseudonymes pour les ouvrages dont l’honnêteté put paraître problématique, en relation à cette grande indulgence voire bienveillance à l’égard d’une pratique universellement adoptée.

Le temps n’est plus, en effet, souligne Baillet, où « la licence de feindre les noms et de travestir les personnes » (p. 260) se bornait à la poésie, au théâtre et au roman. Du reste cette pratique usuelle consistant à déguiser le nom de l’auteur ou, pour les comédiens, de prendre des noms de scène, n’était pas dissociable de l’habi- tude de changer les noms des personnes réelles évoquées dans les œuvres de fiction, habitude jugée préférable à la publication des noms véritables. Sur ce plan d’ailleurs, entre ce passé tout à fait indéterminé d’un état innocent du pseudonyme limité à la fiction et le présent, rien n’a vraiment changé. Les œuvres de fiction exigent une pratique systématique du déguisement des noms comme du reste ; il paraîtrait au contraire incongru, inconvenant et même offensant de ne pas y procéder11. Spon-

10. Respectivement Duvergier de Hauranne, Pascal et Nicole, pour les deux derniers.

11. « Personne n’auroit peut-être trouve à redire à la licence de feindre les noms & de traves- tir les personnes, si elle étoit demeurée dans ses bornes anciennes. Elle avoit presque toujours été renfermée dans la Poésie, & rarement l’avoit-on vu passer le théâtre. Les Poètes & les Comédiens avoient reçu le privilège de se déguiser, & de déguiser les autres sans que personne eût paru leur porter envie. II n’y avoit point d’abus ou de désordres à craindre de leur part dans ces sortes de fictions, parce qu’on étoit persuadé qu’ils ne prétendoient abuser de la bonne foi de qui que ce fût,

& qu’ils n’imposoient à personne. […] On n’a jamais crié contre les Poètes & les Comédiens pour avoir associé les Auteurs de Romans à leur privilège. Les liaisons étroites & les rapports merveilleux qui se trouvent entre leur profession & celle de ces derniers, demandoient qu’ils les laissassent entrer en communication d’un droit dont l’usage leur est indispensable. La fiction des personnes ne leur est pas moins nécessaire que celle des choses pour faire régner le Vraisemblable ou le Merveilleux dans leurs compositions. Ceux même qui ont eu dessein de renfermer l’Histoire des choses véritables

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tanément, la fiction n’est pas saisie comme étrangère à toute réalité assignable, mais s’y rapporte par le biais de procédures de travestissement qui suffisent à lui conférer un statut ludique et à la rendre socialement inoffensive. Il s’agit là, bien sûr, d’un dis- cours faussement candide, suggérant l’existence d’une sorte d’état normal, normé et parfaitement accepté de la fiction, protégé par ses conventions et la « licence poétique » dont elle bénéficie.

Cela permet à Baillet d’associer aux poètes, aux comédiens et aux roman- ciers les auteurs d’écrits satiriques « légitimes », ceux qui reprennent les vices sans déchirer les personnes, grâce en particulier aux changements de noms, de sorte que là encore le pseudonyme apparaît comme une extension naturelle de l’art du travestissement12. Enfin, à la même classe des usagers innocents, ou du moins de peu de compte, des noms travestis, figure « les faiseurs d’almanachs et de pronos- tics », genres de nulle considération et désormais quasi éteints, précise Baillet, du fait même que l’on ne chercha pas à le censurer, laissant toute liberté aux auteurs de controuver les noms comme les choses13. Bref, les pseudonymes, dans tous ces genres mineurs, « ont presque toujours été jugés de nulle conséquence dans la vie civile ». Ce « presque », évidemment, en dit long, dans un siècle qui a vu les procès criminels de Théophile de Viaux, de Ferrante Pallavicino, de Théophile le Jeune, et eu égard aux difficultés, soucis, censures et persécutions de bien d’autres poètes et satiristes ; ou plutôt il signifie, pour la voix de la doxa qu’est ici Baillet, que ceux-là ont été poursuivis parce que leurs poèmes et leurs satires n’étaient pas « légitimes » et nullement parce qu’ils avaient caché et déguisé leurs noms.

Mais surtout, ce qui caractérise le siècle présent, pour Baillet, est l’extension de la pratique pseudonymique à tous les genres d’écriture, y compris les plus nobles et les plus graves : « Il n’y a point de Profession parmi les Lettres où l’on ne voye des légions entières de ces sortes de Pseudonymes, qui ont mieux aimé porter de faux noms que de n’en point avoir du tout » (p. 261). La grande majorité de ses contem- porains, note-t-il, qui ne mettent pas leur vrai nom en tête d’un livre préfèrent en effet recourir au pseudonyme qu’à l’anonymat, pour deux raisons selon lui : l’espé- rance de l’impunité constatée chez les poètes, les romanciers et les comédiens, et – surtout – « l’inclination particulière que les hommes ont toujours fait paroître pour la fiction & pour la dissimulation ».

Si l’on espère rester impuni, c’est évidemment que l’on craint la punition si l’on publiait à visage découvert. Ce qui ne veut pas dire, comme on le verra, que, pour Baillet – selon une opinion très largement partagée à son époque –, ces motifs ne puissent être légitimes. Qui, au xviie siècle, pourrait affirmer que seuls sont punis

dans leurs Romans, auroient infailliblement été blâmés du Public, s’ils n’avoient eu recours à la fic- tion des noms pour envelopper leurs vérités. » (p. 260).

12. « Il semble qu’on ne puisse nier qu’on n’ait encore laissé étendre le privilège de changer les noms par voie de déguisement jusqu’aux Auteurs satiriques. J’entens seulement ceux qui ont connu l’usage légitime de la satire, & qui ne s’en sont pas écartés ; ceux qui se sont contentés d’exposer les défauts au jour pour leur donner un tour ridicule plutôt que pour déchirer ou détruire ceux qui en étaient coupables & ceux qui ont eu la discrétion de cacher les personnes en découvrant leurs vices. » (p. 260).

13. « Enfin, la petite figure que les faiseurs d’Almanachs & de Prognostics ont toujours faite dans le monde n’a peut-être pas peu contribué à l’indulgence dont on a toujours usé à leur égard touchant la liberté qu’ils se sont donnée pour la supposition des noms, comme pour celle des choses.

Les Poètes ne leur ayant jamais intenté de procès pour avoir usurpé leur privilège, le Public n’a pas crû s’y devoir intéresser plus qu’eux. Ils ont eu lieu de feindre impunément tout ce qui leur a plû.

Personne n’ayant formé d’obstacle à leur manie. » (p. 261).

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ou inquiétés les lettrés qui le méritent ? Ce légalisme sans faille est tout à fait étran- ger en une époque où les conflits religieux et civils font rage et où chacun sait que l’« envie » d’un puissant, ou de ses pairs (malgré le mythe – mais justement il ne s’agit que d’un mythe – de la liberté et de l’égalité de la République des lettres, dont Baillet se fait pourtant le chantre), peuvent suffire à ruiner la carrière, voire à ôter la vie d’un homme de lettres.

La seconde raison, le goût des hommes pour « la fiction & la dissimulation », fait appréhender ce que l’on pourrait nommer une esthétique des pseudonymes.

S’il ne s’agissait que des bonnes et mauvaises raisons de cacher son nom, l’anony- mat ferait l’affaire. Baillet conduit à envisager, à travers l’inclination, qu’il semble partager lui-même, pour « la fiction & la dissimulation », le jeu social du masque pseudonymique, qui va à l’encontre du strict anonymat et consiste aussi bien à fourvoyer le lecteur par de fausses attributions qu’à donner des indices sur la per- sonne de l’auteur, par acronymes, toponymes, anagrammes ou encore latinisations ou hellénisations du nom. C’est là tout le paradoxe, a priori contre performant, mais qu’affectionnent les gens de lettre, pour la dissimulation partielle du pseudonyme – « se montrer mal & se cacher mal tout à la fois » (p. 263) –, au demeurant aussi répandue parmi les auteurs réputés « libertins » que parmi les autres.

2. l

esmotifs despseudonymes

Baillet entreprend d’analyser les raisons du recours aux pseudonymes à par- tir d’une revue circonstanciée de ses motifs psychologiques, composant une sorte de petit traité des passions des auteurs masqués. Il en ressort une très grande diversité de motivations, complémentaires ou au contraires exclusives, souvent innocentes d’un point de vue moral, parfois répréhensibles, ou blâmables, selon le contenu des ouvrages.

Voici la liste non exhaustive de ces motifs :

Il suffira de vous faire remarquer parmi les principaux motifs qui ont porté les Auteurs à changer de nom, l’amour de l’Antiquité prophane qui a excité plu- sieurs de nos Modernes à prendre des noms qui étoient de l’usage de l’ancienne Gréce ou de l’ancienne Rome ; la prudence qui a fait chercher aux Auteurs les moyens d’arriver à leurs fins sans être reconnus ; la crainte des disgrâces & des peines de la part des Adversaires qui ont le crédit & l’autorité en main ; la honte que l’on a de produire ou de publier quelque chose qui seroit indigne de son rang ou de sa profession ; & la confusion qui pourroit revenir des Ecrits, du succès desquels on a quelque raison de se défier ; le dessein de sonder les esprits sur quelque chose qui pourroit paroître nouveau, & sujet à être bien ou mal reçû ; la fantaisie de cacher la bassesse de sa naissance ou de son rang, & celle de rehausser quelquefois sa qualité ; le désir d’ôter l’idée que pourroit donner un nom qui ne seroit pas d’un son agréable ou d’une signification heureuse.

Il ne faut pas oublier d’y ajouter la modestie de ceux qui ne se soucient pas de paroître ni de recueillir les fruits passagers de leurs travaux; la piété de ceux qui veulent laisser des marques extérieures de leur changement de vie ; la fourbe &

l’imposture pour séduire les simples & les ignorans qui ne peuvent juger du fonds que par la surface; la vanité qui donne quelquefois le change à la modestie au sujet du mépris qu’on peut faire de la gloire à laquelle les autres aspirent en écrivant ; la médisance ou l’envie de médire avec impunité, & d’injurier à son aise ; l’impiété & le libertinage d’esprit, dont le motif a beaucoup de rapport avec la crainte d’être découvert & de s’attirer quelque tempête ; enfin le mouve-

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ment d’une pure gaieté de cœur excitée par quelque rencontre, ou par un simple caprice de l’imagination (pp. 284-285)

.

Cette revue, pour Baillet, s’impose, car il s’agit, par la multiplicité des motifs pos- sibles, de rendre compte de la multiplicité des formes de pseudonymat. Le bio- graphe de Descartes dresse ainsi un panorama assez complet de tout ce que les contemporains ont pu dire pour expliquer, excuser, justifier ou condamner le re- cours aux pseudonymes en général, mais surtout en des cas particuliers. « L’impiété et le libertinage d’esprit » y paraissent ainsi aux côtés de l’amour de l’antiquité, de la prudence, de la crainte des disgrâces, de la honte, de la modestie, de la piété, de la fourbe et de l’imposture, de la vanité, de la médisance, de la pure gaîté et d’autres motifs plus particuliers, comme la volonté de sonder les esprit, de cacher la bassesse de son extraction sociale, ou le désir de se débarrasser d’un nom disgracieux ou ridicule. Si la taxinomie de Baillet est quelque peu brouillonne, elle a le mérite de permettre de couvrir entièrement le champ des utilisations empiriques possibles du pseudonyme, appréhendées sous l’angle de la morale. Ces motifs se recoupent et se superposent. Le motif de l’impiété, par exemple, ne va pas sans celui de la prudence et de la crainte, mais il est aussi susceptible de s’associer à presque tous les autres, mis à part, bien sûr, celui de la piété. Ce faisant, Baillet met en évidence la diversité, mais surtout la complexité des « motifs » en associant sous ce terme, au risque d’une certaine confusion, les passions et les desseins, deux plans distincts qui le poussent à plusieurs reprises à insister sur le fait que, obéissant à une même passion (par exemple la crainte), voire mettant en œuvre les mêmes qualités (de prévoyance et de prudence en particulier), un pseudonyme peut couvrir une entreprise entièrement louable ou blâmable, impie ou libertine.

3. l

ibertinageetpratiquespseudonymiques

3. 1. Les habits à l’antique

Si certains usages des pseudonymes à l’antique, tirés du latin ou du grec, sont inoffensifs ou du moins excusables, d’autres sont suspects. Baillet critique en effet ceux « qui ont défiguré leur nom de baptême, pour lui ôter l’idée du Christia- nisme et lui communiquer celle du Paganisme par un changement léger » (p. 291). Il prend l’exemple de l’humaniste italien Joannes Paulus Parisius qui, à la fin du xve siècle, se travestit « à la païenne » par le nom d’Aulus Janus Parrhasius. Baillet ne l’excuse pas d’avoir troqué le beau et saint nom de Paulus pour celui d’Aulus et peut-être aussi d’avoir changé un patronyme évoquant la ville de Paris pour celle de Parrhasie en Arcadie, n’apercevant pas, comme le fait remarquer son annotateur posthume que, fort probablement, Parrhasius s’était donné un tel nom pour revendiquer la parrhé- sie (le franc parler) dans ses travaux de critique14.

Ce motif d’une préférence affichée pour le paganisme se trouve sans aucun doute dans le choix d’un titre pseudonymique comme celui du Theophrastus Redivivus, qui n’est donc pas, à proprement parler, un ouvrage anonyme (bien que dans ce cas le nom de l’auteur reste inconnu). Il est aussi la raison pour laquelle La Mothe Le Vayer prit le nom d’Orasius Tubero (mise en latin du patronyme La Mothe, comme

14. Sur Joannes Paulus Parisius ou de Parisiis, diffamé pour sodomie, voir le Dictionnaire de Bayle, entrée « Parrhasius ».

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Baillet le signale15) pour publier ses Dialogues à l’imitation des Anciens, auquel il associe du reste au cours des échanges où Orasius intervient comme chantre du scepti- cisme, des pseudonymes à l’antique pour désigner ses amis dans la vie (Telamon pour Naudé, Cassander pour Gassendi, Marcellus pour Colletet, etc.)16. Le Vayer reprendra d’ailleurs le même code, à un âge avancé, et alors que tout le monde le connaissait sous son pseudonyme de jeunesse, pour faire paraître son Hexaméron rustique : il y prend la parole sous le nom de Tubertus Ocella (transposition latine de Le Vayer, celui qui voit) et ses amis se nomment Égisthe (Urbain Chevreau), Marulle (Marolles), Ménalque (Ménage), Racemius (Bautru)17… Dans ce type de pseudonymes l’auteur ne se cache vraiment qu’à demi et donne volontairement tous les indices pour être reconnu, tout en se ménageant une porte de sortie en cas de scandale ou de poursuites. Ce n’est qu’au cas par cas, souvent de manière purement conjecturelle que s’apprécie le degré de dissimulation véritable ou feinte, et parfois donc d’exhibition de l’auteur masqué. Une réputation d’homme ou de femme de lettres pouvait se gagner par le biais des pseudonymes ou de faux anonymats, et cela est aussi vrai d’auteurs considérés comme libertins. Ainsi peut-on supposer que la notoriété de La Mothe Le Vayer fut en partie redevable au succès de ses dialogues clandestins sous le nom d’Orasius Tubero et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, on ne peut affirmer que cette réputation sulfureuse ait nui à sa carrière de courtisan, s’il est vrai que ceux qui le nommèrent précepteur du dauphin connais- saient cette activité18.

Certains auteurs, que l’on associe au mouvement libertin, choisirent des noms à la grecque qui sont des transpositions transparentes, là encore, de leurs noms propres et qui n’avaient d’ailleurs pas la fonction de cacher leur identité, mais bien plutôt de leur donner un habit de parade que certains contemporains trou- vèrent ridicule et vaniteux. Ce fut le cas de Jean-Jacques Bouchard (Pyrostome, littéralement « bouche ardente ») ou de Giovanni Vittorio de Rossi (Janus Nicius Erythraeus19).

Comme Baillet l’aperçoit, cette pratique est usuelle en Italie et ne consti- tue nullement, en elle-même, l’indice d’une quelconque dissidence. Mais, de fait, elle était disponible pour un investissement libertin, comme Bouchard le fait par exemple en se donnant un nom de tragédie grecque (Oreste), dans ce que l’on a appelé son Journal (certes non destiné à la publication imprimée), et surtout en le graphiant à l’aide de lettres grecques (Oresths), ainsi que les noms de ses amis

15. Ibid., p. 410.

16. René pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, Genève, Slatkine, 2000, p. 179. Baillet fait erreur en faisant d’Égiste, personnage intervenant dans l’Heptaméron rustique, Le Vayer lui-même (il s’agit en réalité d’Urbain Chevreau).

17. Voir l’édition critique (avec la clé) de Gabriel Los d’Urizen, pseudonyme contemporain que je me garderai bien d’éclairer (Paris, Paris-Zanzibar, 1997).

18. Voir au sujet des difficultés d’appréciation de la réelle fonction d’un pseudonyme qui se posent à l’historien, l’article de Claudine nédeleC, « Équivoques de l’auctorialité au xviie siècle », dans Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, n° 33, 2004. [En ligne], URL : http://ccrh.revues.

org/index235.html

19. « Depuis il a mesme traduit et mal traduit son vray nom de Bouchard en Pyrostome, comme vous aurés peu remarquer dans cette farce que vous m’allégués à l’imitation des farfantes, pédans illétrés de ce pais là, qui par Giovanni Vittori de Rossi affectent de s’appeler Janus Nicius Erythraeus, suyvant par une estrange corruption d’esprit, Mélanchton plustost dans ses imperti- nences que dans ce qu’il a fait de bien. » (lettre de Jean Chapelain à Balzac, 17 septembre 1639, dans Jean CHapelain, Lettres, éd. Tamizey de laroque, Paris, Imprimerie nationale, 1893, t. I, pp.

496-497).

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parisien ou romain. Dans ce cas, les pseudonymes renforcent le caractère clandestin du texte, tout en demeurant transparents pour quiconque connaît les milieux lettrés concernés et déchiffre le grec. Mais là encore, ce qui différencie ce texte d’autres jeux savants sur les noms est le contenu, scandaleux, du voyageur français en quête d’une prélature.

3.2. Couvrir des livres indignes

Baillet consacre un chapitre à cet usage consistant chez les auteurs à recourir à des pseudonymes lorsqu’ils publient des ouvrages qu’ils jugent indignes de leur statut et de leur rang. Il en distingue deux espèces. Il y a d’abord « ceux qui voulant divertir les autres de ce qui les divertissoit eux-mêmes en écrivant, n’ont osé publier leurs bagatelles, leurs fadaises & leurs badineries sous leur nom par l’appréhension de se deshonorer » (p. 307). Et de citer une série d’ouvrages de récréation et de divertissement comme les Baliverneries d’Eutrapel de Noël du Fail (Leon Adulsi20), les Bigarrures de Tabourot (seigneur Des Accords), les poésies macaroniques de Teofilo Folingo (Merlin Coccaïe), etc. La seconde espèce comprend « ceux qui croyant que leur Prose galante ou leurs Vers amoureux pourroient être de quelque utilité dans le monde, ont eu honte de leur laisser porter leur nom » (p. 307). Ainsi peut-on « louer au moins la discrétion des Religieux, des Prêtres, & des autres Ministres Ecclésias- tiques, qui n’ont pas eu le front de se déclarer Auteurs des galanteries, ou des obscé- nités qu’on ne peut s’empêcher de blâmer dans de simples Laïcs, & qui font rougir les moins difficiles d’entre les honnêtes gens du siècle » (p. 309). Ce sont là tous ceux, nombreux parmi les religieux italiens et espagnols, qui « ont pris le parti de se travestir en personnes séculières pour voir paroître leurs écrits libertins ou licentieux, plutôt que de les supprimer ou de les pleurer sous l’habit Religieux » (p. 310). Ainsi cite-t-il, entre autres, Gabriel Tellez, qui fit paraître ses comédies sous le nom de Tir- so de Molina. On notera évidemment la mention d’« écrits libertins », qui renvoient ici au libertinage en matière de mœurs (Baillet établit en effet une distinction, que retiendra l’historiographie – surtout à la suite de Bayle – entre cette forme de liberti- nage et ce qu’il appelle « le libertinage d’esprit »). Il aurait pu mentionner aussi en ce lieu des noms qui appartiennent à l’histoire du libertinage comme Antonio Rocco ou Ferrante Pallavicino, qu’il cite ailleurs (voir infra).

Baillet évite manifestement toute publicité des ouvrages les plus scandaleux, se contentant d’en dévoiler les noms dans son index final. Cette discrétion témoigne de sa volonté d’orthodoxie et elle est typique d’une pratique de censure consommée, désormais appuyée, pour les ouvrages mettant à mal les bonnes mœurs, sur l’impéra- tif de bienséance. Si Baillet évoque bien la licence morale et l’impiété contenues dans les œuvres comme des motifs, parmi les autres, de la protection des pseudonymes, il n’est guère disert sur ces productions, sachant que toute complaisance à cet égard lui serait reprochée, comme il avait pu le voir pour tant d’autres auteurs (le père Garasse par exemple, qui fut lui-même accusé de participer du libertinage qu’il dénonçait du seul fait qu’il le faisait de manière trop précise et circonstanciée). Il est à cet égard révélateur que lorsqu’il évoque les ouvrages d’impiété, il ne produit aucun exemple.

20. Voir l’article de Dominique bertrand, « Autrement dire : les jeux du pseudonyme chez Noël du Fail », dans Seizième Siècle, vol. 1, n° 1, 2005, pp. 257-266. [En ligne], URL : http://www.

persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xvi_1774-4466_2005_num_1_1_857.

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3.3. Sonder les esprits

Un autre « motif » que Baillet expose comme susceptible d’être parfaitement légitime dans le recours à la fois aux pseudonymes et à l’anonymat est « [l]e dessein de sonder les esprits sur quelque chose qui pourroit paroître nouveau, ou dont le succès seroit incertain » (titre du chap. 8, partie II) : « On peut dire que c’est une Défiance dont les regards sont doubles. Elle ne se contente pas de s’arrêter sur la capacité & les forces d’un Auteur, elle regarde encore les dispositions fâcheuses ou favorables d’un Lecteur » (p. 329).

La défiance à l’égard du public est en effet un souci fréquemment exprimé au xviie siècle, souvent associé à la conviction d’apporter des propositions nou- velles, dont l’acceptabilité paraît problématique. Là encore, Baillet distingue deux attitudes possibles.

La première consiste à « considérer son propre Ouvrage comme celui d’un étranger qui nous seroit inconnu, de se mêler sous le masque dans la foule des cen- seurs pour contrefaire l’indifférent, & de se mettre en devoir de se juger soi même avec une liberté qui ne soit point gênée ni suspecte d’affectation » (pp. 329-330). Ce passage nous renseigne sur des pratiques courantes à son époque et sur leur per- ception. Baillet, en effet, ne dénonce nulle supercherie ou imposture (sa définition de l’imposture est étroitement limitée à l’usurpation de l’identité d’un autre auteur).

Au contraire, il fournit l’exemple de saint Grégoire de Naziance qui sanctifie une conduite pour le moins opaque et tortueuse. Il aurait pu prendre des exemples contemporains (mais il se garde bien de le faire) d’auteurs ayant feint de réfuter leurs œuvres publiées sous pseudonymes ou qui ont utilisé un pseudonyme pour produire une feinte auto-réfutation, comme Pierre Bayle (par exemple à propos de la Harangue au Duc de Luxembourg et de la Réponse à un nouveau converti)21.

La seconde attitude décrite par Baillet consiste à « ne se point montrer sous quelque apparence que ce soit, mais [à] se tenir caché, pour ainsi dire, der- rière son Ouvrage, afin d’être toujours en état d’écouter les jugemens différens que l’on en pourroit porter » (p. 330). Elle est représentée par la posture du peintre Apelle, qui se tenait caché derrière son tableau pour écouter ce que les spectateurs en disaient. Il cite le cas fameux du père jésuite Scheiner qui, pour présenter son ouvrage sur l’observation des taches du soleil (1612), prit le nom d’Apelles latens post tabulam (Apelle caché derrière le tableau). Il aurait bien sûr pu évoquer aussi le cas, qu’il connaissait parfaitement, de Descartes publiant anonymement le Discours de la Méthode (1637), et déclarant dans une lettre à Mersenne, qu’il entendait faire comme le peintre Apelle, afin « d’avoir la liberté de le désavouer »22.

Rien n’est plus courant que la publication anonyme ou pseudonymique des ouvrages de philosophie au xviie siècle. Il suffit de citer, après Gian Luca Mori, outre le célébrissime livre de Descartes, la Recherche de la Vérité, de Malebranche ; la Logique ou l’art de penser d’Arnaud et Nicole, l’Essai de Théodicée de Leibniz, la Lettre sur la Tolérance de Locke, le Traité Théologico-politique de Spinoza ou encore les plus impor- tants ouvrages de Fontenelle (Histoire des Oracles, Entretiens sur la pluralités des mondes), tous parus d’abord sans ces noms auxquels tout le monde les associe aujourd’hui.

21. Voir l’article très complet de Gian Luca mori, art. cit.

22. René desCartes, Œuvres complètes, éd. Charles adam & Paul tannery, Paris, Vrin, 1996, pp. 23-24 et p. 137. Voir Fernand Hallyn, Descartes : dissimulation et ironie, Genève, Droz, 2006, p. 46.

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L’audace de leur pensée en fit passer plusieurs (au moins Fontenelle, Spinoza, et avant eux, Descartes), aux yeux de leurs adversaires, pour des impies et des « liber- tins ». Et par libertinage, on entendait en premier lieu cette liberté, ou plutôt licence prise à l’égard des « autorités » philosophiques et théologiques, qui ne pouvait que l’écarter des voies de l’orthodoxie.

Mais Baillet montre que cette dissimulation « post tabulam » n’est nullement considérée au xviie siècle, en elle-même, comme un aveu ou un signe patent de dissidence. Cette attitude, au contraire, lui paraît, comme telle, éminemment positive (sans préjuger de la possibilité de son dévoiement libertin) : « On ne peut nier que le motif de se cacher pour sonder la pensée de ceux dont on recherche les sentimens, ne soit l’un des plus honnêtes & des plus louables de ceux qui peuvent mouvoir un Auteur Anonyme ou Pseudonyme ». Selon lui, l’expérience montre « qu’il n’est quelquefois rien de plus préjudiciable à un livre que le nom de son Auteur » (p. 331). Sous l’anonymat ou le pseudonyme non équivoque (c’est-à-dire sans indice de l’identité de l’auteur), le jugement du lecteur est entiè- rement libre, dégagé de tout a priori lié à l’opinion que l’on se fait de son auteur.

Sous ce voile d’ignorance, le livre ne vaut que par lui-même, indépendamment de la réputation de l’auteur, bonne ou mauvaise. Baillet, qui pourtant considère favorablement la coutume des Anciens consistant à appuyer les ouvrages de la réputation morale des auteurs en leur associant les noms véritables (p. 254), enregistre ici une tendance à l’autonomisation de l’objet livre, qui renvoie certes nécessairement à un auteur déterminé (unique de préférence, comme on l’a vu) comme à son concepteur, son père, mais qui, idéalement, s’offre au jugement indépendamment de tout ce que les lecteurs peuvent penser de l’homme, en bien ou mal. De ce point de vue, l’usage des masques devient le moyen de purifier le jugement des préjugés. Cette conception résolument moderne de la production écrite publique, rencontrait les convictions de ceux qui enjoignaient au public, souvent pour justifier leur anonymat ou l’option du pseudonyme, de lire leurs ouvrages sans « prévention » ni préjugés, en usant de leur seule raison ou bon sens. Avec cette objectivation et (relative) autonomisation du livre, on ne saurait distinguer ce qu’il est convenu de nommer « libertinage » des principaux courants de la philosophie moderne.

3.4. La prudence et la crainte

Les auteurs qui se « défient » du public et se donnent la possibilité de désa- vouer des œuvres mal reçues, obéissent aussi à la passion de la crainte et, pour rester en sûreté tout en atteignant leurs fins, adoptent des stratégies prudentielles dont le recours au pseudonyme fait partie.

Baillet distingue, de manière apparemment formaliste, le motif de « la pru- dence qui a porté les auteurs à se cacher, qui leur a fait chercher les moyens d’arriver a leurs fins sans être reconnus. (chap. 3, partie II) » de celui de la « crainte de tomber dans quelque dis- grace, ou d’encourir des peines de la part des Adversaires qui ont le credit & l’autorité en main » (chap. 4, partie II).

Pourtant la distinction n’est pas inutile car, on l’a vu, il est possible de vou- loir dissimuler son identité, sans pour autant avoir à craindre ses adversaires ni

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les puissants de ce monde : les auteurs peuvent obéir à d’autres passions que la

« crainte », du moins celle-ci peut-elle être secondaire.

Baillet considère en fait la prudence non dans sa pleine acception philoso- phique d’intelligence pratique moralement orientée, mais comme « cette qualité ou cette habitude » qui fait rechercher les meilleurs moyens pour parvenir à ses fins, sans s’arrêter sur leur nature. Il donne ainsi une définition essentiellement pragma- tique de la prudence, anticipant notablement sa déchéance morale. À la fois, nous le verrons, tributaire d’une longue tradition, il ne peut s’empêcher d’envisager encore la prudence comme une « vertu morale » et de l’apprécier comme telle, y compris chez les auteurs les plus éloignés de la vérité chrétienne (voir infra). En tout état de cause, l’on peut parler de la « prudence » d’auteurs poursuivant de mauvaises fins, et donc, par exemple, des fins « libertines ».

Cependant, significativement, Baillet ne le fait pas, du moins dans le chapitre qu’il consacre à la prudence, c’est-à-dire qu’il ne s’engage pas (par prudence ?) sur la piste qu’il ouvre lui-même, la réservant pour le chapitre suivant, en se contentant de donner ici des exemples d’une prudence dont la fin est irréprochable : la « pru- dence chrétienne ». Ainsi consacre-t-il de nombreuses lignes à ce modèle d’anony- mat que représente pour la littérature patristique la Lettre aux Hébreux de saint Paul (qui n’est d’ailleurs plus considérée aujourd’hui comme une œuvre paulinienne), mais aussi aux pseudonymes utilisés pour séduire les hérétiques à convertir ou se proposant comme fin l’arbitrage et la conciliation dans les conflits interconfession- naux de l’époque moderne. En adoptant des noms comme Simplicius Christianus ou Sincerus Christianus, il s’agit de s’attirer la bienveillance des deux partis en dissi- mulant une identité qui souffrirait de la prévention d’une identification partisane.

Mais la prudence pseudonymique ne fait pas tout et Baillet constate l’échec de toutes ces entreprises de conciliation, les meilleures d’entre elles ne faisant autre chose que de provoquer le mécontentement des belligérants. On aurait évidemment envie d’étendre ces remarques et ces constatations à la prudence profane à l’œuvre dans l’intervention de pseudonymes, et aussi bien pour mener la bataille que pour l’apaiser, dans les conflits politiques (les guerres de libelles), les combats scienti- fiques et philosophiques et plus généralement les querelles des belles lettres, où le pseudonyme peut aussi bien exprimer ou servir l’affrontement, qu’être employé pour ses pouvoirs d’apaisement et de conciliation. Ce qu’il est convenu d’appeler

« libertinage » est susceptible d’être disséminé dans tous les genres d’écrits, y com- pris au demeurant parmi ceux qui opposent les confessions et, dans les confessions, les partis. Le terme est du reste fréquemment utilisé en contexte religieux, du xvie

(n’oublions pas Calvin et son traité Contre la secte phantastique et furieuse des libertins) au

xviiie siècle, dans un but polémique, pour désigner les groupes accusés de laxisme moral ou d’impiété et les auteurs qui en publient les idées.

Au cœur de ces conflits, la crainte apparaît comme la majeure passion mo- trice du choix prudentiel de l’anonymat et des pseudonymes. Baillet lui consacre un chapitre important de son ouvrage, dans lequel il l’envisage non en elle-même, mais en tant qu’elle guide les choix en matière de dissimulation :

C’est une crainte accompagnée de la Prévoyance qui est nécessaire pour éviter le danger auquel on s’expose en écrivant, de sorte que le mal qu’on appréhende ne paroisse ni trop prêt d’arriver, ni absolument inévitable. C’est une crainte

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qui ne se trouve presque jamais sans la Prudence qui la doit conduire, & sans l’Esperance qui la doit soutenir. C’est une crainte clairvoyante, qui porte les Auteurs jusqu’au pressentiment des disgrâces les plus éloignées Les maux les plus trompeurs, ceux même qui semblent les plus cachés sous des apparences flateuses, n’échappent point à ses ieux ni à ses soins; & l’on peut dire qu’en faisant prendre le masque à un Auteur qu’elle porte à le cacher, elle lui fait lever le masque qui couvre le danger qui le menace & qui renferme quelque malheur déguisé sous une autre apparence. (p. 301)

Au-delà, ou plutôt en deçà des pseudonymes, la crainte des dangers et de la mort est, partout dans le monde, le motif du déguisement. De nombreux exemples nous montrent que ce motif peut être entièrement légitime : ainsi de David se déguisant le visage pour échapper à Saul, ainsi d’Ulysse prenant le nom d’Oûtís (Personne) pour échapper au Cyclope, considéré par les mythographes comme la figure de quelque prince tyrannique. De la même façon, en ce siècle, le jeune Charles II d’Angleterre, pour « fuir devant les Bourreaux & les parricides du Roi son pere » (Charles Ier), se déguisa sous le nom de « Guillaume Jonas ».

Ces exemples, écrit Baillet, suffisent à « justifier les Auteurs qui employent de semblables moyens à leurs fins, pourvu que ces fins soient aussi honnêtes &

aussi légitimes, & que la Prudence ne soit jamais séparée de cette crainte » (p. 302).

Une fois encore, les fins font le départ entre un usage légitime ou illégitime des pseudonymes. La justification du déguisement par la crainte, l’invocation de la « ti- mor mortis », est un lieu commun de la théologie morale qui prend tout son sens dans le climat des conflits religieux et politiques des deux derniers siècles.

Le cas qui vient immédiatement à l’esprit de Baillet est celui des catholiques anglais persécutés, que la crainte et la prudence ont contraint à adopter divers dégui- sements et d’abord celui des noms, pour poursuivre leurs activités de missionnaires et de controversistes en faveur de l’Église apostolique et romaine :

C’est donc le Motif de la crainte, mais d’une crainte judicieuse dont la fin étoit très-légitime qui a fait prendre à la plupart des Anglois Catholiques de ces tems-là deux noms & deux surnoms, selon les usages différens qu’ils en vouloient faire, afin d’agir sûrement, tantôt avec les Catholiques, & tantôt avec les Hérétiques. (p. 302)

Mais, cette fois, Baillet se montre moins timoré, car il insiste sur le fait que si l’on accepte de mettre la question des fins poursuivies entre parenthèses, les auteurs adoptant des pseudonymes dans les controverses sous la menace de la répression ne doivent être appréciés « qu’autant que la précaution leur aura fait faire un bon usage de leur crainte, & que la prudence aura fait réussir l’industrie qu’ils auront fait paroître à se cacher ». De ce point de vue, un antitrinitariste socinien – c’est-à-dire un membre de la secte, proche du déisme, la plus honnie en cette fin du xviie siècle –, établi dans un pays catholique comme la Pologne, ne mérite pas moins d’estime qu’un catholique, lorsqu’il parvient à sa fin : publier ses livres sans être découvert.

« [I]l n’y a presque rien dans le Motif de la Crainte qui a fait cacher les Catholiques en écrivant, que l’on ne puisse attribuer également à un Socinien, qu’on suppose n’avoir pas été en pays de liberté lorsqu’il a pris la plume ». Et d’ajouter :

N’avons-nous pas sujet de dire qu’un Socinien dans cette disposition, auroit péché contre les règles de la Prudence, s’il avoit présumé de la bonté, pour ne

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pas dire de la facilité du Prince & des Etats d’un Royaume où les Sociniens n’étoient pas plus tolérés que les Catholiques en Angleterre. Un Socinien avisé

& prévoyant a pu juger du peu de progrès qu’il y avoit à espérer, s’il entrepre- noit de répandre ses opinions à découvert dans un pays Catholique. Il a dû concevoir qu’il y alloit quelquefois de la perte de sa vie, ou pour le moins de celle de sa liberté ou de ses biens, dont il avoit besoin pour avancer ou pour maintenir les affaires de son parti, dont la conservation dépendoit de mille précautions difficiles à prendre. […] Si un Socinien dans toutes ces conjonc- tures, poussé par le Motif de la Crainte de se perdre soi-même, ou de perdre son parti entier, réussit à se cacher sous de faux noms, pourrons-nous refuser au moins à sa crainte circonspecte & prévoyante les éloges qui sont dûs à toute action humaine qui aura été conçuë avec esprit, & executée avec prudence.

(pp. 303-304)

Cette longue citation exprime bien cette éthique de la dissimulation large- ment partagée dans une Europe où les « pays de liberté » religieuse et philosophique sont rares. L’exception hollandaise, très certainement, contribuait cependant à faire avancer les discussions sur ce point. Car Baillet qui, comme on l’a dit, ne cherche pourtant pas à adopter une position d’avant-garde ni particulièrement libérale, à travers sa comparaison du socinien et du catholique, sous le biais de la prudence pseudonymique, pose bien indirectement la question, éthique et politique, de la tolérance et de la liberté de culte et de publication, en même temps qu’il affronte explicitement la question de la licéité de la dissimulation. Appréciée à l’aune de l’efficacité de son déguisement, la conduite prudentielle d’un auteur hérétique confronté à la persécution, fût-il socinien, peut à ses yeux servir de modèle à tous les autres membres de la République des lettres23. La fiction de cette République conduisait en effet à relativiser les clivages confessionnels et d’une certaine façon, les libertés prises à l’égard de la religion chrétienne. Du reste, par delà la viru- lence des désaccords doctrinaux, les lettrés les plus orthodoxes dans leur confession pouvaient entretenir une correspondance avec des Sociniens, ainsi que le fit par exemple le Père Mersenne, pour lequel le socinianisme était pourtant l’antichambre de l’athéisme. Le raisonnement de Baillet est que l’on ne peut refuser à tous ceux qui n’appartiennent pas à la vraie Église, en leur qualité d’hommes, « d’acquérir les vertus morales, & nommément celle de la Prudence, qui doit conduire la passion de la Crainte, pour lui faire déguiser un Auteur avec succès » (p. 303). Le partage d’une même crainte des persécutions, et l’acquisition de la prudence dictant des conduites dissimulatoires, créait ainsi une forme de communauté, par delà les confessions, qui se reconnaissait dans l’usage des pseudonymes.

Ainsi, au-delà même des Sociniens, Baillet dit explicitement que c’est à la même aune qu’il faut juger « la plupart des Ecrivains d’iniquité, qui ont pris le masque par la crainte d’être découverts dans leurs mauvaises intentions » (p. 304).

Il passe ainsi en revue divers types d’auteurs masqués dont les productions relèvent de ce que les contemporains nomment libertinage, à commencer par une « justi- fication de la Polygamie », d’un auteur mort récemment et dont peut conjecturer qu’il s’agit du décrié Johann Lyser, qui avait publié un De Polygamia triumphatrix en 1682, sous le nom de Theophilus Alethaeus24. Dans le même groupe, il range, sans citer de nom, les « Auteurs séditieux qui ont employé leurs talens pour écrire contre le

23. Voir Maurice lauGaa, op. cit., p. 206.

24. Voir surtout sur cet ouvrage, Pierre Bayle, Dictionnaire, entrée « Lyserus » (voir Jean F.

GoetinCK, Essai sur le rôle des Allemands dans le Dictionnaire historique et critique (1697) de Pierre

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gouvernement légitime de l’Etat auquel ils étoient soumis, & qui ont osé soulever les esprits par leur plume, pour tâcher de les porter à la révolte ». Enfin « tous ceux qui se sont hazardés à traiter des sujets odieux, & qui ont eu affaire en meme tems à des Adversaires également puissans & Vindicatifs » (p. 304). Ceux-ci ont été en tel grand nombre, ajoute-t-il, qu’il ne faut s’étonner si certains l’ont payé de leur vie par manque de prudence. La conclusion est sentencieuse et renvoie, enfin, à un nom :

« il leur arrive souvent d’expier sous un nom les fautes qu’ils ont faites sous un autre, comme on a pû le remarquer-en la personne des prétendus Alcinio Lupa &

Ginifacio Spironcini, qui se trouvèrent n’avoir qu’une tête à deux, lorsque le bourreau d’Avignon abatit celle de l’Auteur anonyme du Divorce céleste de dessus les épaules de Pallavicin » (p. 304).

*

* *

La défense de l’usage des pseudonymes, du moins quant aux principes, té- moigne de la montée sourde et contrariée d’une revendication pour l’impunité to- tale des belles lettres et pour la liberté d’expression. Car le propos consiste à décla- rer qu’étant donné les mille périls, embûches et difficultés auxquels les auteurs sont confrontés, mais aussi pour d’autres raisons – échapper aux contraintes sociales, sonder son public, etc. –, le recours à l’anonymat et aux pseudonymes est parfaite- ment légitime, moralement et politiquement, pourvu que le contenu des ouvrages ne soit pas blâmable. Évidemment, cette restriction paraît neutraliser entièrement la portée transgressive (« libertine » ?) de l’argumentation. Cependant, l’énoncé et la description fine, proposée par Baillet, de toutes les bonnes raisons d’adopter le masque des pseudonymes reste d’actualité. L’on peut y trouver aujourd’hui encore de quoi justifier un pareil choix de publication, qui va à l’encontre de l’idéologie de la transparence généralisée. Pour cette dernière, au nom de la levée prétendue de la censure des livres, le choix du pseudonyme apparaît comme une pratique à la fois lâche, mensongère et pusillanime, en vertu de l’opinion ingénue – et autrement plus liberticide si l’on y songe que les concessions de Baillet – selon laquelle, dans une démocratie qui garantit la liberté d’expression dans les limites de la loi, un auteur qui n’a rien à se reprocher ne saurait avoir de bon motif de se masquer.

Jean-Pierre Cavaillé

École des hautes études en sciences sociales (Paris) cavaille@ehess.fr

Bayle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1982, p. 68. Au même endroit, Baillet évoque des « Défenses apologétiques » que nous n’avons pu identifier.

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