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MISE AU POINT

La mémoire

autobiographique :

entre mémoire individuelle et mémoire collective

Autobiographical memory: between individual and collective memory

C. Malle

1, 2

, B. Desgranges

1, 2

, D. Peschanski

2, 3

, F. Eustache

1, 2

1 Université de Normandie, UNI- CAEN, PSL Research University, EPHE, Inserm, U1077, CHU de Caen, neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine, Caen.

2 Equipex MATRICE, Programme 13-Novembre.

3 CNRS, université Paris-1 Panthéon- Sorbonne, UMR8209.

L a mémoire autobiographique est un concept fréquemment utilisé en neuropsychologie.

Son évaluation est orientée vers la dimension personnelle et subjective, mais des travaux récents insistent sur les interactions avec la mémoire collective. La compréhension de ces liens est impor- tante sur le plan théorique et ouvre des perspectives cliniques nouvelles.

La mémoire autobiographique en neuropsychologie

La mémoire autobiographique contient les souvenirs propres à un individu qui se sont accumulés au fil de sa vie et qui sont à l’origine de son sentiment d’iden- tité et de continuité (1, 2). Cette forme de mémoire nous permet de voyager dans le temps subjectif et de revivre mentalement les détails phénoménologiques et émotionnels de certains événements de notre passé “comme si nous y étions”. Cette propriété est une caractéristique de la mémoire épisodique qui gère l’encodage, le stockage et la récupération des souvenirs d’événements personnellement vécus situés dans leur contexte spatiotemporel d’acqui- sition (3). La mémoire autobiographique contient également une composante sémantique, formée de connaissances générales sur soi (les prénoms de mes amis) et de souvenirs d’événements généraux (quand je passais mes vacances à la mer) issus de diverses sources d’encodage, sans que l’on ait accès à leur contexte d’apprentissage. Cette composante séman- tique serait en partie liée au processus de “sémanti- sation” d’événements similaires répétés.

Selon le modèle de Martin Conway, l’un des plus usités, la reconstruction du souvenir implique l’accès à différents éléments autobiographiques qui peuvent être classés en 4 niveaux de spéci- ficité croissante (4). Ceux-ci contiennent les connaissances sémantiques générales associées à l’histoire de vie (ma carrière professionnelle), à des périodes de vie (quand j’étais étudiant), à des événements généraux (mes consultations) et, enfin, les détails spécifiques d’un événement (une consultation marquante). Dans ce dernier niveau, le contexte spatiotemporel et les percep- tions, pensées et émotions présentes au moment de l’encodage, sont accessibles à notre conscience.

C’est l’accès à ce niveau de détails, à partir de connaissances plus générales, qui définit la nature épisodique du souvenir. Le plus souvent, cet accès met en jeu les fonctions exécutives et s’appuie sur le modèle d’identité du sujet (ou “self”). De nombreux travaux ont souligné des altérations de la mémoire autobiographique dans différentes pathologies (5), et les réseaux cérébraux impliqués dans ces mécanismes ont été précisés au moyen de l’imagerie cérébrale (6, 7).

Selon les conceptions actuelles dérivées des thèses de Endel Tulving et de Martin Conway, la mémoire autobiographique se nourrit de nos expériences personnelles et son évaluation met l’accent sur la dimension subjective lors de la récupération (pré- cision des détails, impression de reviviscence, etc.).

En revanche, l’importance de la relation à l’autre

et avec notre environnement dans la formation de

la mémoire autobiographique n’est pas prise en

compte.

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La Lettre du Neurologue •

Vol. XXII - n° 3 - mars 2018

| 51 naître nos sentiments d’identité et de continuité.

» Le “tournant social”, amorcé par Maurice Halbwachs dès 1925, permet de reconnaître à la mémoire son aspect social, les souvenirs se situant à l’interface de l’identité personnelle et des représentations collectives.

» Le programme de recherche transdisciplinaire et longitudinal “13-Novembre” a pour but de comprendre comment se construisent et s’articulent les mémoires individuelles et collectives des attentats du 13 novembre 2015.

Mémoire individuelle Mémoire collective Mémoire traumatique Transdisciplinarité

Highlights

» In neuropsychology, auto- biographical memory refers to personally relevant events extended over time that enable a sense of identity and conti- nuity over time.

» Although interactions between individual memory and collective memory have been stressed, its assessment is still oriented toward a personal dimension.

» During the 20th century, the

“social turning point” gradually led to the recognition of the social aspect of memory as it is now accepted that memories lie at the interface of personal identity and collective concep- tions.

» The “November 13” research program was specifically designed to better understand the interaction between indi- vidual and collective memory, within the context of a large- scale traumatic event.

» Transdisciplinary approach spearheads major methodolog- ical and conceptual advances and is particularly promising for clinical practice, as it should result in a better understanding of memory pathologies, such as post-traumatic stress disorder and Alzheimer’s disease.

Keywords

Autobiographical memory Individual memory Collective memory Traumatic memory Transdisciplinarity

Le tournant social

Si la mémoire est synonyme de mémoire indi- viduelle pour les psychologues ou les neuro- scientifiques, ce même terme évoque une notion bien différente aux sociologues et aux historiens : celle de mémoire collective. Dès le début du XX

e

siècle (1925), le sociologue français Maurice Halbwachs avait souligné, dans Les Cadres sociaux de la mémoire (8), l’absolue nécessité de mettre en convergence ces 2 concepts − mémoire indivi- duelle et mémoire collective − pour comprendre les constructions et les reconstructions des mémoires :

“C’est en ce sens qu’il existerait une mémoire col- lective et des cadres sociaux de la mémoire, et c’est dans la mesure où notre pensée individuelle se replace dans ces cadres et participe à cette mémoire qu’elle serait capable de se souvenir.”

D’autres auteurs ont pris des positions similaires avec des sensibilités et des terrains d’études dif- férents : Pierre Janet, philosophe et médecin, en s’appuyant sur la psychopathologie, et Frederic C. Bartlett, en psychologie expérimentale.

Ces auteurs s’accordent sur une conception reconstruc tive de la mémoire, dépendant à la fois de circonstances personnelles et du contexte social.

L’acte de mémoire serait par essence un acte social dans la mesure où les souvenirs se situent à l’inter- face de l’identité personnelle et des représentations collectives. Le concept de mémoire individuelle doit désormais être compris comme une émanation des interactions entre un individu et les autres − indi- vidus, groupes, sociétés et cultures −, avec lesquels cet individu interagit. La mémoire individuelle résulte donc autant des interactions avec les autres que de l’histoire personnelle du sujet.

Dans un autre ouvrage majeur paru à titre post- hume, La Mémoire collective (9), Maurice Halbwachs écrit : “Mais nos souvenirs demeurent collectifs et ils nous sont rappelés par les autres, alors même qu’il s’agit d’événements auxquels nous seuls avons été mêlés et d’objets que nous seuls avons vus.

C’est qu’en réalité nous ne sommes jamais seuls.

Il n’est pas nécessaire que d’autres hommes soient là qui se distinguent matériellement de nous : car nous portons toujours avec nous et en nous une quantité de personnes qui ne se confondent pas.”.

Maurice Halbwachs étant mort en déportation en 1945, son ouvrage La Mémoire collective a donc été écrit bien avant la “révolution cognitive” des années 1960 et l’utilisation courante du terme de mémoire autobiographique en neuro psychologie, à partir des années 1980.

Malgré le travail des pionniers, le véritable “tour- nant social” a tardé à s’imposer en psychologie et en neurosciences, mais il est devenu pleinement effectif au début des années 2000. La cognition sociale peut être définie comme l’ensemble des processus qui permettent aux individus de donner du sens aux actes des autres personnes et aux leurs afin d’adapter leur comportement. C’est aujourd’hui une thématique en plein essor, comme en témoignent l’abondance de la littérature scienti- fique dans ce domaine et l’importance des travaux consacrés à l’empathie, à la théorie de l’esprit, etc.

Plus récemment, ce tournant a eu un impact sur la manière de concevoir et d’étudier la mémoire. Il n’est plus envisageable d’étudier la mémoire, son évolution, ses transformations au cours de la vie, ses pathologies, sans prendre en compte les liens entre autrui et soi. Cela est d’autant plus vrai dans notre monde actuel hyperconnecté, où les inter- actions sociales sont constantes et où des “événe- ments-monde” ont un impact direct ou indirect sur notre devenir individuel (10).

Si nombre de scientifiques ont mesuré l’impor- tance de ce changement pour les conceptions de la mémoire et son évaluation, les données scien- tifiques qui permettent d’évaluer les interactions entre mémoire individuelle et mémoire collective de façon longitudinale restent parcimonieuses. Le programme de recherche “13-Novembre” a été spécifiquement construit à ces fins et a pour autre caractéristique de porter sur un événement trau- matique à grande échelle.

Le programme de recherche

“13-Novembre”

Les attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge

et de l’Hypercasher en janvier 2015, puis ceux

du 13 novembre de la même année à Paris et à

Saint-Denis ont constitué une somme de trau-

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La mémoire autobiographique : entre mémoire individuelle et mémoire collective

MISE AU POINT

matismes pour les individus visés, mais aussi pour l’ensemble de la nation et même au-delà. Le pro- gramme de recherche transdisciplinaire et longitu- dinal “13-Novembre”, dirigé par l’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eus- tache, vise à comprendre comment se construit et évolue la mémoire de l’événement traumatique que constituent les attentats du 13 novembre 2015 (11- 13). Focalisé sur l’articulation entre les mémoires individuelle et collective des attentats, ce pro- gramme cherche à répondre à plusieurs questions.

Quelle est l’influence des interactions avec autrui (proches ou moins proches), des informations relayées par les réseaux sociaux et du discours véhi- culé par les médias sur la mémoire des individus ? Quelles sont les conditions pour qu’un événement s’inscrive dans la mémoire collective ? Quels fac- teurs vont favoriser le développement d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT) ou, au contraire, renforcer les mécanismes de résilience ?

Le programme “13-Novembre” est composé de plusieurs études coordonnées. Élément central, l’étude “1 000” consiste à recueillir et à analyser le témoignage de 1 000 individus, 10 années durant, avec 4 campagnes d’entretiens audiovisuels. La démarche s’inspire de la méthodologie employée par le psychologue américain William Hirst et son équipe (14) qui ont proposé 4 séries de ques- tionnaires au cours des 10 années qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 à New York.

Contrairement à ces auteurs dont l’étude, pour ce questionnaire, est restée monodisciplinaire (en psychologie), nous avons associé des chercheurs de domaines variés − sociologues, historiens, neuros- cientifiques, psychopathologues, textomètres (qui font de l’analyse statistique des données textuelles, etc. − dès l’élaboration du protocole (guide d’en- tretien, questionnaires associés). Ces entretiens ont été proposés à des participants répartis en 4 cercles suivant leur proximité avec les attentats du 13 novembre 2015 :

➤ cercle 1 : survivants, témoins, intervenants exté- rieurs, endeuillés ;

➤ cercle 2 : personnes non exposées directement mais habitant ou fréquentant régulièrement les quartiers touchés ;

➤ cercle 3 : reste de la métropole parisienne ;

➤ cercle 4 : 3 villes de province, à savoir Caen, Metz et Montpellier.

L’étude “1 000” comporte une étude ancillaire, nommée Remember, portant sur 200 personnes issues des cercles 1 et 4 de l’étude “1 000” et réa- lisée dans l’unité de recherche U1077 à Caen. Il s’agit

d’une recherche biomédicale longitudinale, avec un suivi sur 5 ans coïncidant avec les 3 premières séries de captations de témoignages (2016, 2018 et 2021). Composée d’examens d’imagerie (IRM), d’une évaluation psychopathologique et de tests neuropsychologiques, cette étude vise à comprendre l’impact du traumatisme engendré par les atten- tats, notamment sur la survenue et l’évolution d’un TSPT. En épidémiologie, un troisième volet du pro- gramme, piloté principalement par Santé publique France, “ESPA 13 novembre : étude de santé épi- démiologique post-attentats du 13 novembre”, cherche à estimer l’impact psychotraumatique de ces événements, à mieux connaître l’utilisation des dispositifs de soins proposés et à sensibiliser les personnes impliquées. L’un des enjeux de cette étude est la proposition de consignes aux pouvoirs publics. Un quatrième volet du programme consiste à étudier l’ensemble des marqueurs médiatiques de la mémoire collective telle qu’elle se construit au fil des années, grâce aux documents conservés par l’Institut national de l’audiovisuel (INA) : les journaux télévisés et radiodiffusés, les articles de presse, les réactions sur les réseaux sociaux, les textes et les images des commémorations. Enfin, des enquêtes d’opinion réalisées régulièrement par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des condi- tions de vie (Crédoc), auprès d’un panel représentatif de la population française, fourniront des données plus globales sur l’évolution du regard des français sur les attentats.

Les promesses

de la transdisciplinarité dans la compréhension de la mémoire

L’évolution de la conception de la mémoire repla-

çant l’individu dans un contexte social transforme

la façon d’étudier la mémoire et nécessite une

approche transdisciplinaire, entendue comme la

construction commune de l’objet d’étude. Le pro-

gramme de recherche “13-Novembre” témoigne de

cette évolution à la fois conceptuelle et méthodolo-

gique. La figure permet d’illustrer le cadre théorique

d’ensemble. La mémoire individuelle et la mémoire

collective interagissent par le biais de la mémoire

partagée. La mémoire collective comprend égale-

ment la mémoire culturelle, constituée du “grand

récit”. Le concept de “schéma mnésique”, hérité du

psychologue Frederic C. Bartlett, permet d’intégrer

(4)

La Lettre du Neurologue •

Vol. XXII - n° 3 - mars 2018

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Événement historique

Mémoire individuelle

Mémoire partagée Mémoire culturelle

Mémoire collective

Figure. La mémoire autobiographique aux confins de la mémoire individuelle et de la mémoire collective.

La mémoire collective est composée de la mémoire partagée et de la mémoire culturelle. La mémoire partagée est la mémoire d’individus en relation les uns avec les autres. La construction de la mémoire autobiographique se fait au travers des interactions entre les connaissances individuelles préexistantes, stockées dans différents systèmes de mémoire (épisodique, sémantique, etc.), et celles des autres. De plus, la mémoire culturelle, formée du grand récit qui transcende ce partage, s’exprime et se façonne dans des moments particuliers comme les commémorations et sous l’effet des médias et de l’éducation. Les mécanismes de consolidation/reconsolidation, observés tant dans la mémoire individuelle que dans la mémoire collective, présentent un certain nombre de ressemblances. Un événement a plus de chance d’entrer et de perdurer dans la mémoire s’il a un sens et une utilité, au niveau individuel comme au niveau collectif. Les multiples flèches illustrent les interactions constantes entre ces différentes composantes de la mémoire ainsi que son caractère dynamique et reconstructif.

2 impératifs qui semblent contradictoires : celui d’une rigidité absolue, qui permettrait aux repré- sentations anciennes d’être conservées, et celui d’une grande flexibilité, nécessaire pour que de nouvelles informations intègrent les représentations préexistantes. Ce cadre théorique permet de com- prendre comment certains éléments d’un souvenir se trouvent renforcés, et d’autres dégradés ou mis à l’arrière-plan, que ce soit pour la mémoire indivi- duel le ou pour la mémoire collective.

Un nouveau cadre théorique pour la clinique de la mémoire

En clinique, l’exploration de la cohérence entre la mémoire individuelle et la mémoire collective est particulièrement pertinente dans le TSPT en permet tant une meilleure compréhension des fac-

teurs de risque et de résilience. Les distorsions de

la mémoire, au cœur de ce trouble, ont un profil

très particulier puisqu’il associe une hypermnésie

de certains aspects émotionnels et perceptifs liés

à l’événement traumatique et une amnésie plus

ou moins marquée des aspects contextuels. La

mémoire autobiographique de ces patients est

altérée, comme en témoigne leur difficulté à se

distancier de l’événement traumatique et à lui faire

perdre son caractère d’immédiateté. Les patients ont

tendance à considérer leur traumatisme comme un

événement autobiographique majeur, les caractéri-

sant au premier chef, mais mal intégré à l’ensemble

de leur parcours de vie. Par ailleurs, l’altération de

l’image de soi, dominée par des perceptions néga-

tives, guide la nature des souvenirs rappelés. Un

trouble de la mémoire émotionnelle est au cœur du

TSPT et des thérapeutiques visent d’ailleurs à atté-

nuer la charge émotionnelle qui pèse sur le souvenir

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La mémoire autobiographique : entre mémoire individuelle et mémoire collective

MISE AU POINT

traumatique pour le rendre “acceptable”. L’existence d’un contexte sécurisant autour du patient est aussi un facteur de protection. Ce contexte implique le cadre familial et professionnel, mais doit s’étendre au cadre social. En cela, nous faisons l’hypothèse que la mémoire collective attachée à un événement traumatique, d’autant plus s’il s’agit d’un événement à grande échelle, aura un rôle majeur sur la mémoire de l’individu. Si cette mémoire collective est en phase avec la mémoire de l’individu, elle aura un rôle de catalyseur dans la reconstruction de ses souve- nirs en leur permettant de devenir acceptables. Si, au contraire, ces 2 formes de mémoire se construisent de façon désordonnée, voire antagoniste, elles seront toutes 2 fragilisées.

L’histoire fournit plusieurs exemples de discordances entre mémoires individuelles et collectives, qui ont donné lieu à une faillite, au moins temporaire, de ces mémoires, comme ceux de l’exode de mai-juin 1940 ou des bombardements alliés de 1944 sur la Nor- mandie. Dans la mesure où la mémoire collective est une représentation sélective du passé qui vise à la construction identitaire du groupe, il faut que l’évé- nement ait un sens, une utilité sociale, ce qui n’était pas le cas dans ces 2 exemples. Cette absence d’ex- plicitation ne signifie pas pour autant oubli complet et définitif, car la mémoire collective évolue avec le temps et les conditions de la mise en récit mémoriel peuvent être réunies longtemps ou très longtemps après l’événement et sa première remémoration (15).

Cette lecture de la construction conjointe, discor- dante ou non, de différentes strates des mémoires individuelle et collective, pourrait trouver des appli- cations dans des situations qui placent l’individu dans une rupture existentielle. Par exemple, des troubles de la mémoire sont décrits dans le cancer du sein et cela avant même la mise en place des traitements pharmacologiques. Ces troubles de la mémoire peuvent être compris, en partie, comme résultant d’un bouleversement psychosociolo-

gique lié à un changement de statut entraînant une discordance entre mémoire individuelle et mémoire collective (le cadre social d’Halbwachs) : une per- sonne insérée dans la vie sociale active devient une personne malade, avec d’autres contraintes, d’autres préoccupations. Ce cadre théorique ouvre également des pistes de réflexion pour la prise en charge des patients, notamment sur la façon dont l’entourage

− les soignants, les aidants, mais aussi le cadre social plus large − doit s’adapter à la trajectoire existen- tielle certes modifiée mais en construction perma- nente d’un patient singulier.

Cette approche peut aussi trouver des dévelop- pements pertinents chez des patients qui ont une pathologie de la mémoire (comme une maladie d’Al- zheimer ou un syndrome amnésique). Les troubles de la mémoire y sont sévères avec une amnésie rétro- grade qui remonte loin dans leur passé. Les patients vont, ou non, ressentir un décalage entre leur vécu au quotidien (par exemple, le fait de vivre dans un hôpital) et la mémoire de leur environnement antérieur auquel ils restent attachés, ce décalage pouvant porter sur plusieurs décennies. Là encore, les distorsions de la mémoire autobiographique entre la mémoire vécue au jour le jour et son “cadre social” constituent un moyen de compréhension des troubles de la mémoire et un guide potentiel pour la prise en charge des patients.

Conclusion

L’approche transdisciplinaire place la mémoire auto- biographique à l’interface de la mémoire individuelle et de la mémoire collective et conduit à des avan- cées méthodologiques et théoriques majeures. Elle est aussi prometteuse sur le plan clinique puisqu’elle devrait aboutir à une meilleure compréhension et à une prise en charge plus adaptée de différentes

pathologies de la mémoire. ■

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9. Halbwachs M. La Mémoire collective. Paris : Presses

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Pour en savoir plus…

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Références bibliographiques

Les auteurs n’ont pas précisé

leurs éventuels liens d’intérêts.

Références

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