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L ÉVÉNEMENT DE LA MALADIE ENTRE PRATIQUES ET STRUCTURES. ANALYSE DIALOGIQUE D UN ÉPISODE DE MALADIE EN UTTARAKHAND

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L’ÉVÉNEMENT DE LA MALADIE ENTRE PRATIQUES ET STRUCTURES. ANALYSE DIALOGIQUE D’UN ÉPISODE DE MALADIE EN UTTARAKHAND

Serena BINDI

Résumé - Au sein du contexte où il se produit, l’événement de la maladie ouvre un espace dans lequel diverses voix et positions peuvent s’exprimer en vue de négocier son signifié et d’actionner différentes stratégies liées à sa gestion. Comment une interprétation déterminée de celui-ci parvient-elle à s’affirmer comme légitime et à prévaloir sur d’autres ? À partir de l’analyse d’un cas de maladie survenu dans l’Himalaya indien, cet article cherche à démontrer la façon dont le résultat final généré par ce processus de négociation du sens et des modalités de gestion de l’évènement n’est ni totalement libre, ni totalement prédéterminé. Cet article propose de concevoir ce processus comme une relation dialogique entre pratiques et structures. À cette fin, il convient de prendre en compte dans une même mesure les pratiques des acteurs; les structures sociales et culturelles au sein desquelles s’inscrivent les possibilités d’action des acteurs, notamment les relations de pouvoir, les dispositions incorporées et les représentations culturelles; et les facteurs situationnels, notamment les contingences et l’intersubjectivité.

Abstract - Within the context where it occurs, the illness-event opens a space in which different voices and positions can express themselves in order to negotiate and attempt to implement different strategies relating to management of the event. How does a given interpretation of the event establish itself as legitimate and how does it prevail over other interpretative possibilities? Based on ethnographic evidence relating to a case of illness in the Indian Himalayas this article examines the ways in which the end result of this negotiation process is neither predetermined nor entirely undetermined. Rather, it is argued that such a process may be considered as a dialogical relation between practices and structures. To understand this process consideration must be given simultaneously to actors’ practices; the social structures in which such possibilities for practices are set, in particular power relationships, incorporated aptitudes, and cultural representations; and situational factors such as contingencies and intersubjectivity.

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u-delà de la pluralité d’approches et de définitions qui lui sont associées, l’événement ne semble toutefois pas se soustraire à une double considération. Il s’agit tout d’abord d’un phénomène qui oblige les sujets à réfléchir et qui induit une réaction, en mettant en œuvre des pratiques et des discours. L’événement exige une réponse cognitive – une explication – mais aussi pratique, à travers l’instauration de mesures de résolution du désordre, pouvant parfois aller jusqu’à la réorganisation de l’univers local. Une deuxième caractéristique, directement liée à la première, concerne le fait que la gestion de l’événement – c’est à dire l’interprétation qu’on lui donne et

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les pratiques mises en place en réaction – est toujours un produit qui découle du contexte social. L’événement ne se donne jamais comme vérité nue: il est, comme le suggèrent Bensa et Fassin (2002),le résultat d’une « production » sociale et politique, ou, comme l’exprime l’historienne Farge (2002), le résultat d’une « fabrication ». La gestion de l’événement est embuée de social.

L’anthropologie de la maladie a fortement contribué à souligner ce dernier aspect de l’événement. Pour Marc Augé (1983), la maladie illustre d’une façon exemplaire les dynamiques de production sociale, politique et historique de tout événement. Ainsi, il définit la maladie comme « forme élémentaire de l’événement » car elle s’inscrit directement dans le biologique individuel tout en recevant une interprétation sociale. Par ailleurs, le travail de Nuckolls (1991) montre comment les problèmes de santé dans un contexte sud indien sont soumis aux oracles et reçoivent un traitement social qui transforme le fait en événement, auquel on parvient à donner une place au sein d’un récit socialement construit. Plusieurs auteurs – parmi lesquels Franco Basaglia (1968), Antonio Gramsci (1975), Jean Comaroff (1985), Giovanni Pizza (2005) – ont contribué de manière effective à illustrer les façons dont l’institution biomédicale parvient à modeler non seulement l’interprétation donnée par l’individu à tout événement concernant son corps mais aussi son expérience intime de ces événements1.

Néanmoins, la nature sociale de toute interprétation et de toute gestion de l’événement relatif au corps ne permet pas de se limiter à une vision de le la gestion de la maladie exclusivement informée par un déterminisme social et culturel rigide. Elle s’inscrit en effet dans un cadre complexe. L’interprétation et la gestion de la maladie ne dérivent pas de l’inscription mécanique du social sur l’individuel. Chaque événement, dans le contexte local, se prête à une hétéroglossie.

L’événement amorce différentes possibilités d’action et sa gestion n’est pas prédéterminée.

1 Ces auteurs ont aussi démontré, par différents idiomes et par divers exemples ethnographiques, que l’institution obtient ces résultats à travers l’exercice d’une action sur l’intimité des sujets et la création, chez eux, d’un consensus naturalisé et perçu par le sujet comme spontané (Basaglia 1968 ; Gramsci 1975 ; Comaroff 1985 ; Pizza 2005).

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Afin de mettre en lumière les caractéristiques propres au processus de gestion de l’événement de la maladie, ces pages adoptent une approche dialogique qui s’inspire de la théorie de la pratique de Pierre Bourdieu (1972 ; 1980) qui considère les actions humaines à la fois potentiellement structurantes et structurées, ainsi que des perspectives théoriques développés par Holland, Lachicotte, Skinner et Cain (1998) dans l’ouvrage Identity and Agency in Cultural Worlds. En s’appuyant sur les travaux de Mikhail Bakhtine et Pierre Bourdieu, ces auteurs proposent une approche de l’événement qui regarde la relation entre l’ordre de la structure et l’ordre de l’interaction pas simplement comme dialectique mais comme dialogique2.

En adoptant une telle perspective, l’interprétation d’un événement semble tenir non seulement au rapport entre les structures et les pratiques, mais aussi à l’interprétation des acteurs en lien avec leurs interactions intersub-jectives, leurs propres expériences personnelles et à une rationalité qui prend forme dans le contexte particulier. Cette approche tient ainsi compte, dans une même mesure, des pratiques des acteurs; des structures sociales et culturelles au sein desquelles s’inscrivent les possibilités d’action, notamment les relations de pouvoir, les dispositions incorporées et les représentations; et des facteurs situationnels, à savoir les contingences et l’intersubjectivité.

Ainsi, pour comprendre les actions, il faut les percevoir non seulement en relation avec un ordre structurel et en fonction des représentations culturelles, mais aussi en fonction d’un contexte situationnel dans lequel d’autres acteurs mettent en place des interprétations et des stratégies, et où d’autres faits se produisent. C’est le contexte situationnel qui peut à l’occasion demander d’adapter des valeurs et des visions, de faire des choix, de mettre en avant certaines priorités (Holland et al 1998 ; Gagné 2006).

Le processus qui amène à une certaine interprétation et gestion de l’événement sera illustré à partir d’un petit événement de la vie courante qui a touché, dans un milieu himalayen, d’abord une femme et une famille, pour finir par intéresser un village entier. Sa banalité ne lui enlève pas moins le statut d’événement car, comme l’indique Bastide,

2 Le potentiel heuristique d’une telle approche est par exemple illustré par Natacha Gagné (2006) dans une analyse concernent un contexte Maori en Nouvelle Zélande.

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« l’événement correspond à tout ce qui prend une importance soit pour nous […], soit pour un groupe social » (Bastide 1970: 822, cité par Gagné 2006).

Mise en contexte

Cet événement a été observé au cours d’enquêtes de terrain effectuées entre 2005 et 2010, portant sur les itinéraires d’interprétation et la gestion des problèmes qui touchent les individus et le corps social dans l’ancien royaume himalayen du Garhwal. Cette région, qui fait partie de l’État de l’Uttarakhand en Inde, se situe dans l’Himalaya central et la très grande majorité de sa population vit dans de petits villages de montagne. L’économie locale s’articule principalement autour de la production agricole, des envois d’argent des personnes ayant migré vers les plaines et, à moindre mesure, de l’élevage.

Le paysage local du soin est très varié et voit coexister une myriade de pratiques – rituelles ou non – et de systèmes médicaux de soins: l’ayurvéda, la biomédecine, l’homéopathie, le yoga, l’astrologie, la pratique tantrique, des pratiques locales (comme par exemple la cautérisation) et les rituels de soins axés sur la possession. Ces derniers, qui occupent, en particulier dans les zones montagneuses, un rôle central parmi l’ensemble des pratiques de soins, sont composés de trois catégories principales. Il existe avant tout les rituels associés à la possession par les divinités du foyer et du lignage. Elles « demeurent » sous la forme d’icônes dans le temple situé à l’intérieur de la maison familiale et « descendent » périodiquement sur le corps de l’un des membres du lignage. Il existe un deuxième type de rituel de soins ayant trait à la possession par les divinités « territoriales » qui gouvernent sur l’espace occupé par un village. Cette pratique est liée à un système complexe d’appartenance rituelle des individus à certains territoires ou juridictions divines (Bindi 2012 ; Sax 2002). Afin de communiquer avec leurs sujets rituels, les divinités territoriales prennent possession des corps de certains hommes membres des lignages et des castes dominants des villages. Ces médiums ne parlent pas mais font à leur tour bouger un palanquin en bois qui contient la statue de la divinité.

C’est à travers ces mouvements, qui sont interprétés par les notables du village, que la divinité territoriale s’exprime et donne un sens aux problèmes de santé. Un troisième type de possession implique des

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individus, qui, après avoir appris à contrôler la possession qui se manifeste d’une façon spontanée dans leur corps, et à l’utiliser à des fins divinatoires, professionnalisent leur activité et reçoivent chez eux une vaste clientèle à laquelle ils ne sont pas forcément liés par des liens territoriaux ou de parenté (Bindi 2009).

Dans ce contexte de pluralisme médical, l’interprétation d’un événement qui finit par prévaloir, et donc la gestion sociale qui lui sera réservée, ne sont jamais donnés à l’avance mais résultent d’un processus prenant forme dans l’interaction contextuelle et situationnelle entre les structures, les faits, les actions des sujets, les valeurs et les représentations partagées, y compris l’éventail d’étiologies et les possibilités interprétatives disponibles dans le contexte où elles se situent.

Un épisode de maladie et sa gestion sociale

Durant la période des semailles du blé en 2006, Rajni Rana, une femme âgée d’une quarantaine d’années et résidant dans le village de Senj3, commença à souffrir d’une douleur à la jambe droite. En adoptant le code comportemental culturellement prescrit pour la femme mariée au Garhwal, Rajni continua longtemps à travailler en dissimulant sa douleur. C’est seulement au moment où il lui devint impossible d’éviter de boiter et donc de cacher l’existence de son problème, qu’elle décida d’en informer d’abord les femmes, puis les hommes de la famille patriarcale et commença l’application quoti- dienne sur la jambe d’un remède de médecine populaire incluant l’application d’eau tiède salée. Cependant, sa jambe continua à enfler et la douleur devint insupportable. Rajni finit donc par demander à son mari la permission de se rendre chez un médecin dans une localité limitrophe. Après lui avoir diagnostiqué une distension musculaire, le docteur prescrivit à Rajni des médicaments (une pommade et quelques anti-inflammatoires) ainsi que deux semaines de repos. Cependant, seulement quatre jours lui furent concédés. Aux dires de son mari, cela représentait déjà un coût élevé pour le foyer: les semailles étaient en cours et le travail aux champs ne pouvait pas subir de retard. Durant ces quatre jours, la famille avait été contrainte d’embaucher, par besoin de

3 Cette localité est fictive et tous les noms des participants sont des pseudonymes.

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main d’œuvre, un ouvrier d’origine népalaise. Au terme de cette brève pause, Rajni recommença à travailler, tout en continuant d’appliquer la pommade prescrite par le médecin mais la douleur ainsi que le gonflement à la jambe persistèrent. Ce fut deux semaines après la visite chez le médecin que se produisit un événement destiné à donner une nouvelle orientation au processus d’interprétation du problème de Rajni.

C’était un soir comme un autre: les deux fils, le mari, Rajni et moi-même étions en train de dîner dans la cuisine. Soudain Anil, le fils aîné, comme pris d’un spasme, commença à trembler, à respirer rapidement, puis à haleter bruyamment. Un instant plus tard, la tête du jeune homme s’agita dans différentes directions, comme désarticulée du reste de son corps. Il s’agissait d’abord de mouvements lents, puis plus rapides: Anil avait les yeux écarquillés et le regard perdu dans le vide.

Tout se produisit en quelques instants: le jeune homme se leva dans un mouvement brusque, prit un tison incandescent dans le feu et l’approcha de sa mère, avec virulence, comme s’il voulait lui balafrer le visage. Anil hurla, plusieurs fois, en proie à la colère: « Va-t-en ! Va-t- en d’ici ! » (Jā! Yahām se jā !) Puis il eut encore un geste fulgurant: il saisit sa mère par les cheveux et l’entraina hors de la cuisine, sur la place. Tout le monde se précipita à l’extérieur avec eux. Le mari de Rajni ordonna en même temps à son fils cadet d’aller chercher du riz.

Ce dernier entra dans la cuisine et en ressortit avec une poignée de riz que le père déposa sur la tête d’Anil en saluant et en louant le dieu Narsingh. Quand son père déposa le riz sur sa tête, Anil, qui pendant tout ce temps avait continué à trembler et à respirer rapidement, commença à se calmer. Au terme de cette scène, Rajni, visiblement secouée, fut accompagnée dans sa chambre par sa belle-sœur, accourue avec le reste des membres de la famille au son de ses cris. Les hommes restèrent en revanche sur la place devant la maison pour discuter de ce qui venait de se produire: le dieu Narsingh, dieu du lignage Rana qui, comme d’autres divinités de lignage au Garhwal, se manifestait régulièrement dans le corps d’autres membres masculins de la famille, s’était manifesté aujourd’hui pour la première fois dans le corps d’Anil.

Ce faisant, il avait tenté de chasser une puissance néfaste du corps de Rajni. Anil, qui déclara n’avoir aucun souvenir, fut informé de l’épisode.

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À partir de ce soir-là, et donc à partir de ce deuxième événe- ment, la construction sociale de l’événement de la maladie de Rajni prit un tournant important. Au sein de la famille, les hypothèses sur l’identité de l’esprit et sur les circonstances de l’attaque se multiplièrent au cours des semaines suivantes. Les discussions s’articulèrent bientôt autour des fréquentes absences de Rajni en dehors du village et, par conséquent, de sa traversée d’un espace – extérieur au village – où une femme est notoirement plus exposée à l’attaque des fantômes.

Tandis qu’à cette période l’opinion des hommes s’orientait vers cette interprétation, un détail, qui allait devenir un élément important de mon analyse des faits, provint des paroles de Rajni au cours d’une de mes conversations avec elle. Son comportement durant les mois précédents avait attiré des critiques à son égard. Elle s’était rendue maintes fois dans son village natal (mait), s’absentant fréquemment de la maison de son époux. Environ six mois auparavant, elle avait participé au mariage d’un de ses neveux et elle était restée plusieurs jours dans la maison de ses parents. Quatre mois plus tôt, elle avait été à nouveau rappelée dans son village natal, car son père était gravement malade. Puis sa dernière visite avait été motivée par la volonté de participer à la cérémonie de tonsure (mundan) d’un neveu. À cette occasion, en pleine période de dur labeur agricole (le moment du repiquage du riz), l’époux avait fait part de son insatisfaction quant au comportement de Rajni.

Quelques semaines après l’épisode de possession de son fils, Rajni fut conduite auprès du palanquin de la divinité territoriale pour le diagnostic. Il est important de souligner que, dans le lapse de temps écoulé entre la possession d’Anil, qui appartient à une des familles les plus influentes du village, et la consultation du palanquin de la divinité territoriale, l’idée que la condition de la femme était causée par l’attaque d’un fantôme ayant pu s’enraciner en elle ainsi qu’en ses proches, et en circulant dans le village, avait pu influencer la version des faits transmise par les médiums de la divinité du village, porteurs du palanquin. La consultation de la divinité du village confirma l’hypothèse d’Anil en l’étayant de détails supplémentaires. Le nom du fantôme qui possédait le corps de Rajni fut révélé. Il s’agissait d’un des morts du tremblement de terre de 1991, un homme du village de Jakol.

L’esprit errait à la recherche d’un lieu de repos aux alentours de son

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ancienne demeure. Le village de Jakol se situe à proximité du village d’origine de Rajni. L’esprit s’était attaché (lag gayā) à la femme le long du trajet entre le village de Senj et son village natal. Après avoir pris partiellement possession du corps de la femme, cet esprit la poussait à des étrangetés, parmi lesquelles, justement, un nombre excessif de visites au village natal, en période d’activité agricole la plus intense. La divinité territoriale ordonna enfin de soumettre Rajni à une forme de soin rituel dénommé Rakhvālī.

Le terme Rakhvālī (lié étymologiquement à la fois à l’idée de

« protection » et à celle de « soin ») se réfère dans ce contexte à une cérémonie assimilable à un exorcisme, qui est exécutée pendant la nuit, de préférence les jours de nouvelle lune. Celle-ci sert à la fois à extraire le fantôme du corps de la personne souffrante mais aussi à créer une protection rituelle du territoire du village contre l’attaque de ce fantôme et d’autres esprits errants éventuels et entités dangereuses. Il s’agit d’un rituel collectif qui doit être accompli par une collectivité d’experts: la divinité territoriale, ses médiums et ses prêtres, ainsi que les possédés des divinités de lignage les plus importantes. Il est donc intéressant de souligner que l’organisation de ce soin rituel fait définitivement sortir l’événement touchant le corps de Rajni de la sphère domestique pour le transformer en une affaire villageoise.

Une analyse dialogique de l’événement

La douleur touchant le corps de Rajni fit l’objet, pendant plusieurs semaines, d’un processus d’interprétation graduel. La version qui finit par s’imposer met en étroite relation un événement qui s’est produit sur le corps de la femme (c’est-à-dire des symptômes physiques), une catastrophe naturelle survenue de nombreuses années auparavant (et qui a produit des esprits errants et malheureux) et un comportement discutable de la part de la femme (traverser de façon répétée des espaces hors des frontières du village). Mais cette interprétation de l’événement n’était pas nécessaire ni déterminée à l’avance. L’événement maladie a ouvert un potentiel d’hétéroglossie et a permis l’émergence d’une pluralité d’actions et de réponses. Comme nous l’avons vu, la souffrance de Rajni avait initialement reçu une autre interprétation – celle donnée par le médecin – et celle-ci aurait bien pu s’affirmer comme définitive. Comment donc, un autre type

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d’interprétation a-t-il pu s’affirmer ? Quels sont les différents facteurs qui déterminent l’affirmation légitime d’une possibilité interprétative de l’événement de maladie (dans ce cas la souffrance physique de Rajni) sur les autres interprétations possibles?

Tout au long de ce processus, les réponses des acteurs ne sont pas déterminées à l’avance, mais émergent dans la pratique et dans les interactions, en relation avec les représentations, les valeurs, les structures de pouvoir, et un contexte spatio-temporel particulier. Ce sont le contexte situationnel et l’interaction intersubjective qui portent les acteurs à adapter leur stratégie d’action en fonction de la situation spécifique. Il est donc intéressant d’analyser les actions ainsi que l’ensemble de facteurs - à la fois structurels et situationnels - qui les déterminent.

L’action de Rajni: la valeur de l’honneur et la catégorie de « rog » Rajni elle-même participe à la gestion de sa maladie de plusieurs façons, en exerçant une capacité d’action. Toutefois, celle-ci ne peut s’exercer que dans les limites définies par la structure, les représen- tations partagées et le contexte situationnel.

Au début, lors de l’émergence de la douleur, son action (caractérisée par sa non-action et sa stratégie du silence) est informée par le contexte structurel et en particulier par sa disposition à acquérir une bonne réputation et à conserver son capital d’honneur au sein de la famille de l’époux. L’honneur est un concept fluide et situationnel, lié à l’identité de genre et relatif à l’âge et au statut de la personne. Au cours des diverses phases de leur vie, les individus des deux sexes au Garhwal sont guidés par une connaissance assimilée, un savoir pratique sur l’honneur qui dicte l’attitude à adopter à chaque âge et chaque phase de la vie. Un tel sens pratique (Bourdieu 1980) leur permet d’orienter leurs actions, dans différents contextes et périodes, vers la conservation d’un patrimoine d’honneur4. Pour une femme mariée cet habitus naturalisé implique aussi la capacité à supporter un dur labeur quotidien et à s’acquitter des nombreuses et lourdes tâches agricoles et pastorales qui

4 Les concepts d’honneur et de honte sont généralement associés, pour les sujets féminins d’Asie méridionale, au contrôle sexuel, au silence, à l’obéissance, au respect. Voir à ce propos le texte de Kirin Narayan qui porte sur le comportement prescrit pour les femmes de Kangra, en Himachal Pradesh (2004).

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lui incombent. Pour ces raisons, Rajni décide de révéler sa souffrance uniquement quand celle-ci devient impossible à cacher.

Ensuite, la femme parvient à se faire accorder la permission par son mari de se rendre chez un médecin afin de recevoir un diagnostic.

Ici aussi, elle met en œuvre une réponse personnelle spécifique à l’événement. Le choix de se rendre d’abord chez le médecin, et non pas auprès d’une divinité comme c’est souvent le cas, est dicté par l’intention de donner à son mal un certain type d’interprétation plutôt qu’un autre. Sylvie Fainzang a mis en lumière de manière effective comment, chez les Bisa du Burkina, les catégories explicatives de la maladie peuvent être manipulées par les individus de façon à tenter de se soustraire au contrôle assumé par l’institution divinatoire (Fainzang 1986). Dans ce contexte, le diagnostic médical fournit à Rajni les outils pour faire accepter sa maladie comme un cas de rog, une maladie qui n’a pas une origine divine et qui ne met pas en cause le contexte social.

Les possibilités étiologiques locales se disposent dans un continuum, selon l’importance variable que l’explication accorde au contexte social. À l’un des extrêmes de ce continuum, se placent les explications qui relient un état de souffrance à l’action, souvent volontaire, de personnes et de Puissances. Ces explications ouvrent une perspective « context-sensitive » (Ramanujan 1989): présupposant de manière plus ou moins directe que l’affliction provient d’un désordre dans le tissu relationnel, elles obligent les individus à se livrer à un examen minutieux de leur propre personne sociale et de leurs propres responsabilités à l’intérieur du réseau de relations. À l’autre extrême du continuum nous nous heurtons aux explications qui se présentent comme « context-free » (Ramanujan 1989: 55) et universalisables: il s’agit d’interprétations qui évoquent des processus physiologiques pour expliquer un mal-être. Elles n’impliquent pas que les individus doivent s’interroger sur de possibles erreurs commises à l’égard des dieux ou des hommes. La catégorie de rog appartient à ce type d’explications et se réfère à un problème de santé dont le traitement se trouve dans la compétence du médecin. D’ailleurs, la visite chez un médecin n’est pas susceptible de donner des explications contexte-sensitives.

La tentative de Rajni pour faire de sa maladie un rog est toutefois un échec: dans ce contexte temporel, un moment très intense pour le travail agricole, elle n’obtient pas la possibilité de se reposer.

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Ceci contribue à la persistance du symptôme, au doute sur l’efficacité des médicaments5 et ouvre un espace dans lequel d’autres opportunités de gestion de l’événement sont permises. C’est là que s’insère précisément l’épisode de possession de son fils et qu’une nouvelle hypothèse diagnostique peut se développer.

À la suite de cet épisode, alors qu’un autre diagnostic commence à s’imposer, Rajni adapte sa stratégie à la nouvelle situation. Son savoir pratique lui impose maintenant de se soumettre avec obéissance au verdict de la divinité. C’est maintenant son respect de l’institution divinatoire locale qui est en jeu, et la non adhésion à ce diagnostic entrainerait des conséquences très négatives pour la femme, son honneur et sa position dans la maison maritale. Ceci montre comment, en fonction du contexte, les priorités du sujet changent.

L’action d’Anil: la performance de la possession et les facteurs qui déterminent son succès

L’épisode de possession sur lequel nous nous sommes arrêtés était le premier au cours duquel la divinité Narsingh se manifestait publiquement6 dans le corps d’Anil. Néanmoins les gestes et paroles d’Anil ont été reçus par les personnes présentes comme des signes évidents et indéniables de la présence de leur dieu du lignage, la divinité Narsingh, et ses mouvements ont été interprétés comme l’acte par lequel un dieu, incarné en un support humain, tente de chasser un esprit. L’efficacité de la démonstration du garçon est telle qu’elle semble constituer le « point critique » (Fassin et Bensa 2002, p.5) dans cette série de faits. Il est décrété, en quelques minutes, que sa mère est victime de l’attaque d’un fantôme. Quelle en est la raison ? Était-ce la seule issue possible à cette histoire ?

L’idiome corporel de la possession est un ordre symbolique culturellement significatif. Il présuppose de la part des possédés et des

5 Dans tous les cas auxquels j’ai pu assister de près, l’on attend des médicaments (de type allopathique) un effet immédiat. C’est pourquoi la persistance des symptômes, après absorption de médicaments, est souvent la confirmation de la présence d’une affliction de type spirituel.

6 Précédemment, selon les dires d’Anil, la divinité lui était apparue en rêve ou dans des moments de solitude et de peur, où il lui avait semblé entrevoir, dans l’ombre, la silhouette d’un homme.

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« spectateurs » une connaissance, en grande part inconsciente et incorporée, des règles de la culture et des circonstances qui font d’une démonstration qu’elle est crédible et efficace. Lorsqu’une personne, socialement reconnue comme « possédée » par un dieu, intimide et agresse un autre individu, en pointant un tison incandescent (ou parfois de l’ortie ou un morceau de fer incandescent) vers son visage ou ses épaules, ce comportement est chargé de puissance symbolique et constitue une preuve manifeste de la présence d’un esprit dans la personne concernée.

Cette observation ouvre la voie à une réflexion sur les issues possibles de l’action d’Anil. S’il avait été soupçonné de tricher ou de mentir (si sa démonstration de possession n’avait pas semblé sincère) ou s’il avait été considéré à son tour comme victime d’une présence néfaste, son geste aurait pu recevoir une autre interprétation. Cette dernière possibilité interprétative est cependant peu probable puisqu’Anil, lors de la possession, s’est emparé d’un tison de feu. Une telle action peut difficilement être attribuée à un esprit ou un fantôme.

Ces derniers sont culturellement considérés comme des êtres affamés, apeurés et particulièrement effrayés par le feu. Le code sémantique de la culture locale n’offre que deux possibilités exégétiques au geste d’Anil: être accusé de feindre ou être considéré comme le possédé d’un dieu. Or, la probabilité que la possession par un dieu soit considérée réelle et véritable est plus grande lorsqu’elle est en accord avec les attentes de la communauté. La conscience diffuse des stratégies employées par les divinités dans le choix des possédés, crée une attente au sein de la communauté et constitue, avec d’autres facteurs7, un élément fondamental dans la prédétermination des probabilités de succès ou d’échec d’une démonstration de possession. Si la divinité de la famille d’Anil préfère les possédés de sexe masculin, toute une série de circonstances rendent la possession du garçon encore plus plausible.

Le frère du grand-père d’Anil, actuel possédé de Narsingh, est désormais âgé et, pour des raisons professionnelles, souvent absent du village. Anil est respecté à Senj pour sa dévotion et l’attention qu’il porte aux besoins de sa famille et de ses proches. Son frère et ses cousins, qui errent souvent dans les rues d’Uttarkashi, ne jouissent pas

7 Parmi ces facteurs : l’honneur et la réputation de la personne au sein de la famille et du village, sa dévotion, son respect des devoirs rituels et sociaux (Bindi 2009).

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de cette même réputation au sein de la maison et du village. Pour toutes ces raisons, depuis quelques temps, des rumeurs faisant allusion à la possibilité que Narsingh Devatā se manifeste un jour sur Anil, se répandaient dans la famille. Il est nécessaire de s’arrêter sur ces détails afin de comprendre les mécanismes changeants qui déterminent le succès de la démonstration d’un possédé et qui précèdent l’interpré- tation d’un épisode de possession. La possession d’Anil, préparée par ces attentes, survenue en présence des membres de la famille assis autour du feu, au moment ou un problème requiert d’urgence une résolution (la maladie de la mère en période d’intense labeur agricole), est accueillie comme la présence authentique de la divinité du lignage.

De plus, le diagnostic suggéré par les gestes et les paroles d’Anil lors de la possession a rendu cette interprétation d’autant plus plausible de par son enracinement dans la conception locale selon laquelle les femmes sont par nature des proies faciles pour les esprits et les fantômes: le risque qu’elles en subissent l’attaque devient d’autant plus concret lorsqu’elles s’aventurent en dehors des limites du village, où elles ne jouissent plus de la protection de la divinité territoriale de leur village.

Le contexte structurel: la condition ambiguë de la femme mariée au Garhwal

Cette histoire a été jusqu’à présent analysée en accordant une attention particulière aux pratiques, aux actions et aux stratégies des acteurs Anil et Rajni, à leur capacité agentive – qui présuppose, comme nous l’avons montré, un savoir pratique incorporé ainsi qu’une connaissance accrue des logiques étiologiques locales. Mais une approche dialogique, comme celle proposée par exemple par Holland, Lachicotte, Skinner et Cain (1998), nous induit à observer que l’interprétation des événements se produit en rapport avec un ordre structurel. Le succès de la démonstration de possession d’Anil et celui du diagnostic que son geste propose implicitement, tout comme l’échec de la stratégie de Rajni, ne peuvent être totalement compris sans prendre en compte un cadre plus grand: l’ordre structurel de la famille et de la société garhwali au sein duquel se place l’épisode de la maladie de Rajni.

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Les pratiques matrimoniales garhwali diffèrent de celles d’autres parties de l’Inde du Nord, notamment par un aspect important. L’idée qui semble dominer les traités classiques de loi (dharmaśāstra) concernant le mariage est celle d’une inclusion de la femme au sein du lignage du mari, le détachement graduel de la femme de son identité précédente et de sa famille natale (Leslie 1989)8. En accord avec ce qui est recommandé par les textes classiques et avec l’idéologie liée au rituel du mariage, dans de nombreux endroits de l’Inde du Nord la femme mariée rend très rarement visite à sa famille d’origine et à ses parents9.

Au Garhwal, l’idéologie dominante prévoit également une assimilation complète des femmes mariées au lignage de l’époux et une séparation totale avec celui de leurs parents. Cette idéologie se reflète dans les rituels de procession qui suivent le mariage au Garhwal. La jeune épouse est accompagnée de sa maison natale au village de l’époux par une procession destinée à symboliser la séparation du village natal et l’union avec la famille et le village du mari. Cependant, parallèlement à l’idéologie dominante, la culture locale prévoit des pratiques rituelles et profanes (gestes de soutien réciproque, rituels, échanges de dons) qui contribuent à maintenir et renforcer le lien de la femme mariée avec sa famille natale. La plus importante de ces pratiques est sans aucun doute le déplacement continuel des femmes entre le mait (village natal) et le sauryās (village marital)10. Si ces pratiques de déplacement sont très fréquentes durant les premières années du mariage, avec la naissance des enfants et les responsabilités que cela comporte, les visites des femmes à leurs parents se font plus rares avec le temps. Selon Sax, c’est en cette période de responsabilité augmentée de la femme et de possibilité de déplacement réduite, qu’éclatent souvent les litiges entre mari et femme, dûs au désir de la femme de se rendre dans son village natal et à la réticence du mari à la laisser partir (Sax, 1991).

8 Julia Leslie (1989) remarque que, selon le traité sanskrit Manavshastra, la femme reçoit, avec le mariage, les qualités et le statut de l’époux, pour qu’ils ne fassent qu’un. Inden et Nicholas (1977) et Fruzzetti (1982) confirment cette observation avec des exemples ethnographiques.

9 À se propos, consulter Jacobson (1977) et Sax (1991).

10 Il a été observé qu’il s’agit d’une pratique culturelle centrale, tant au Garhwal (Sax 1991) qu’au Kumaoni limitrophe (Krengel 1990).

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L’on déduit de l’ensemble de ces données ethnographiques que la condition de la femme reste au Garhwal particulièrement ambigüe.

Si, comme c’est le cas pour les femmes mariées d’Inde, le statut d’épouse est en soi ambigu11, la culture garhwali place la femme mariée en « équilibre » précaire entre une double appartenance qui devient souvent l’occasion de conflits. Tandis que d’une part un lien fort avec la famille natale, que la culture garhwali permet de maintenir et d’entretenir, rend la femme plus libre et moins sujette aux vexations de la famille maritale, d’autre part la résidence patri virilocale et l’exogamie de village la contraignent à se soumettre aux relations de pouvoir inégales en vigueur au sein de l’unité domestique et aux valeurs de subordination qui régissent la cohabitation de la famille agrandie.

Cette ambigüité du statut, suspendu entre village natal et marital, typique de chaque femme mariée au Garhwal, éclaircit d’une nouvelle lumière les désaccords des mois précédents au sein de la cellule familiale. Devant cette constatation de la fragilité structurelle de la position de la femme au Garhwal, l’échec de la stratégie de Rajni et le succès du geste d’Anil deviennent aussi plus compréhensibles. Le comportement de la femme avait récemment incité de nombreuses critiques à son égard et généré une tension domestique qui était restée irrésolue. Le geste d’Anil au cours de la possession constitue en soi une hypothèse diagnostiquée qui, en créant un lien de cause à effet entre le problème physique de la mère et l’attaque d’un esprit, cherche en même temps à adresser cette tension. En effet ce diagnostic, comme c’est souvent le cas dans la divination par la possession au Garhwal, permet de faire allusion de façon masquée et indirecte à une tension dont tous les acteurs connaissent l’existence, sans pourtant devoir les exprimer explicitement, ce qui équivaudrait à créer une fracture. Le diagnostic a pour résultat, dans ce cas, de protéger la relation conjugale, de mettre en évidence les responsabilités de Rajni et de l’inciter à corriger son comportement.

11 Il s’agit de la thèse de l’ouvrage de Lynn Bennett (1983) intitulé Dangerous Wives and Sacred Sisters. La figure de l’épouse, sexuellement active est potentiellement dangereuse en tant que menace à la solidarité agnatique. L’épouse est la seule personne qui, au sein de la communauté domestique, a le pouvoir de procréer et de donner une descendance.

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Autres faits jouant un rôle dans le processus

En plus des actions et des structures, certains faits et d’autres événements jouent un rôle clé dans le déroulement de ce processus d’interprétation de la souffrance physique de Rajni.

En premier lieu, la continuation des symptômes de Rajni malgré la visite chez un médecin génère inévitablement, dans le contexte local, le besoin d’un surplus explicatif.

De plus, le fait qu’une catastrophe naturelle – le tremblement de terre – a eu lieu en 1991 et a causé de nombreuses pertes à Jakol, le village voisin, contribue également au succès de l’explication qui finit par prévaloir. À l’issue du diagnostic, cet événement faisait désormais partie de la mémoire collective. Ainsi, il représente un précieux outil permettant d’expliquer la perniciosité potentielle du territoire autour du village chargé d’esprits errants et malheureux. Survenant à l’improviste, les catastrophes naturelles causent des décès brusques et violents qui, dans l’imaginaire local, produisent une catégorie d’êtres (les esprits alpāyu, littéralement « au temps bref ») destinés à errer sur terre sans demeure, effrayés, à la recherche de nourriture et d’affection.

Ceci montre aussi que le processus d’attribution du sens à l’événement requiert, presque toujours, qu’une place lui soit accordée au sein d’une chaîne d’événements plus vaste (Bensa et Fassin 2002).

Le processus d’interprétation de la maladie de Rajni l’inscrit graduellement dans une série d’événements qui en sont les causes ou les conséquences.

La temporalité spécifique de l’événement: dates clés dans le calendrier agricole

Enfin, il est indispensable de prendre en compte le contexte temporel dans lequel s’inscrit l’épisode. Pour une société axée sur la production agricole, cela signifie de prendre tout d’abord en considération la temporalité du calendrier agricole. La production agricole compte deux récoltes, qui ont lieu à l’automne et au printemps.

Les Garhwalis parlent d’un cycle des pluies et d’un cycle de l’hiver. Le cycle des pluies concerne essentiellement le riz, qui est semé fin mars, repiqué (pour le riz irrigué) à la fin du mois de juillet et récolté en septembre-octobre. Lors du cycle de l’hiver, on plante le blé et l’orge

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en octobre-novembre pour les récolter au printemps.

La douleur de Rajni se manifeste à l’un des moments les plus importants du calendrier agricole: lorsque l’on sème le blé. La longue attente de Rajni avant de révéler sa douleur ainsi que le fait que sa famille ne lui accorde que peu de jours de repos doivent être mis en relation avec le caractère spécifique de cette temporalité. Le déroulement de l’événement n’aurait pas été le même si la douleur s’était produite pendant les périodes d’activité agricole les moins intenses, lorsque les femmes peuvent se déplacer facilement et fréquemment pour rendre visite à leur famille natale. Au repos, la jambe aurait pu dégonfler et ceci n’aurait peut-être pas permis l’établissement d’un autre diagnostic. J’ai par ailleurs pu enregistrer de nombreux cas où les femmes parviennent à faire reconnaître leur douleur comme un rog, un problème d’origine naturelle.

La tension qui s’était créée au sein de la famille doit être mise à son tour en relation avec une temporalité spécifique. Il est nécessaire de prendre en considération non seulement le fait que la femme s’était absentée plusieurs fois de son village au cours des mois précédant l’événement de la maladie, mais aussi le fait que sa dernière absence s’était produite au moment important du repiquage du riz. Au Garhwal comme dans la région voisine, le Kumâon (Leavitt 1995), le repiquage du riz est l’activité agricole qui nécessite la plus grande rapidité de réalisation, ainsi que la coopération du plus grand nombre de personnes.

À cette occasion, les habitants de plusieurs villages – surtout des femmes –, membres de castes et de lignages différents, se rassemblent pour se rendre sur les champs appartenant à tout le monde. La nature collective de ce type de tâche transforme l’absence de Rajni à ce moment du calendrier agricole en un problème qui dépasse l’environnement domestique pour s’insérer directement dans la sphère publique du village.

Conclusion

Bien que l’interprétation et la gestion de l’événement de la maladie sont produites et fabriquées socialement, elles ne sont pas le résultat de l’application mécanique d’une explication et d’une pratique sociale à un événement touchant le corps biologique individuel.

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L’attribution d’une interprétation et la mise en œuvre d’une gestion spécifique de l’événement maladie ne s’opèrent pas de manière simple.

Au contraire, comme il a été démontré dans le cas analysé, telle interprétation et telle gestion résultent d’un processus situationnel hétérogène qui fait qu’une version de l’événement prévaut sur d’autres interprétations possibles.

S’il est vrai que l’événement de la maladie, tout comme c’est aussi le cas pour d’autres événements, amorce une fracture, un vide de signification (Bensa et Fassin 2002), ce dernier ouvre un potentiel, un espace dans lequel il est possible de mettre en avant plusieurs versions de l’événement et d’actionner différentes stratégies liées à sa gestion.

En d’autres termes, chaque événement maladie contient en soi un potentiel d’hétéroglossie: dans la faille qui est ouverte par l’événement, une pluralité de voix peut se développer, dialoguer et tenter de s’en approprier la gestion.

L’analyse de la maladie de Rajni a permis de mettre en lumière les facteurs qui, en interaction réciproque, déterminent le prévaloir de l’une parmi les possibilités interprétatives de l’événement sur les autres.

D’une part, nous avons vu la façon dont les acteurs sociaux, loin d’être les simples récepteurs passifs d’une règle donnée par l’institution productrice de sens (d’abord la biomédecine, puis l’institution divinatoire de la possession), disposent d’un pouvoir d’action et effectuent des choix motivés par la poursuite de stratégies. Ces actions sont dictées par un savoir pratique dont le sujet n’a pas toujours conscience. Ceci est tout d’abord démontré par la façon dont l’action de Rajni est guidée par un savoir relatif aux pratiques à mettre en acte afin de sauvegarder et d’accroitre son propre honneur dans le contexte domestique. Mais ceci est encore plus évident dans le cas d’Anil qui agit sur la base d’un savoir, naturalisé et incorporé, sur la possession, ses modalités et sa gestuelle.

Toutefois, les pratiques mises en place par les acteurs ne surviennent pas dans un champ neutre mais en rapport avec un ordre structurel, dans un contexte d’inégalité de force, et au sein d’une structure sociale qui définit les pouvoirs, les rôles, la subordination.

Nous avons vu comment un tel ordre structurel détermine la probabilité de succès d’une action. Il a aussi été mis en évidence la façon dont les institutions productrices de sens, en particulier la possession

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domestique et la possession au niveau du village, contribuent à construire et à renforcer continuellement cet arrangement de pouvoir, et ainsi les possibilités de succès ouvertes aux acteurs sociaux.

Enfin, l’analyse a permis de s’interroger sur la relation entre le premier ensemble de facteurs mentionnés – l’ordre de l’action – et le second – l’ordre de la structure. Le cas analysé dans cet article fait clairement apparaître la façon dont le rapport entre l’ordre de l’action et l’ordre de la structure ne peut être appréhendé sans prendre en considération l’importance du contexte situationnel, des contingences, de l’interaction et de l’intersubjectivité. Ce sont les contingences et les contextes de l’interaction subjective qui déterminent les position- nements adoptés par les acteurs. C’est à travers l’interaction avec les autres acteurs et dans le contexte situationnel que l’individu adapte ses propres stratégies et redéfinit ses priorités, toujours dans les limites imposées par l’ordre structurel. Le rapport entre potentialité d’action et ordre structurel se configure donc comme une relation dialogique. Ceci est évident dans le cas de Rajni par exemple, qui, au fur et à mesure que la possession d’Anil est acceptée comme authentique et qu’un diagnostic de nature divine s’impose, décide de se soumettre avec obéissance. Refuser le nouveau diagnostic signifierait en effet qu’elle se positionne en antagonisme avec l’institution divinatoire.

De l’ensemble de ces considérations il est possible de déduire que la réponse à l’événement maladie n’est jamais entièrement déter- minée à l’avance, sans toutefois être libre pour autant. Le succès des différentes actions mises en acte et l’affirmation de l’une des possibles visions de l’événement se détermine au cas par cas, dans l’interaction situationnelle entre cet ensemble complexe de facteurs relevant aussi bien de l’ordre de la structure que de la pratique.

Serena BINDI Faculté SHS – Sorbonne, Université Paris Descartes CANTHEL (EA 4545) serena.bindi@parisdescartes.fr

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