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LA CRITIQUE DE L’ART CONTEMPORAINSpécificités de traduction

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LA CRITIQUE DE L’ART CONTEMPORAIN

Spécificités de traduction

L’entreprise de traduction (non systématique) en anglais de leurs articles par les rédacteurs de la revue française Art Press s’explique tout à la fois par une volonté évidente d’internationalisation grâce au truche- ment d’une langue devenue outil de communication pour dépasser les frontières, et, de manière plus complexe, par la nature même de la cri- tique de l’art contemporain dont l’existence est sous-tendue par cette internationalisation. Une lecture des numéros de l’année 1998 appuiera la démonstration qu’il existe des spécificités de la traduction appliquée à la critique de l’art contemporain, ainsi que des codes dont Art Press ne se fait pas seulement l’écho mais qu’elle doit aussi mettre en place dans un domaine qui par définition n’est pas encore figé.

L’anglais, plus qu’une seconde langue

Le choix d’internationalisation de cette revue mensuelle est illustré tout d’abord par la présentation en vis-à-vis des articles et de leurs tra- ductions qui occupent ainsi le même espace et sont mises sur un pied d’égalité, articles à part entière, et non reléguées en annexes. Le lecteur anglophone est donc pris en considération, destinataire tout aussi vala- ble de ces écrits que le francophone. Ensuite, les américanismes ren- contrés confirment le choix de la langue anglaise comme « espéranto » actuel, sa déclinaison américaine étant la plus caractéristique d’une orientation mondiale. Ainsi les renseignements définissant le travail photographique d’Yves Trémorin et figurant sous la reproduction d’une de ses œuvres indiquent « tirage couleur », qui est aussitôt traduit par

“color print” et non “colour print”. Enfin, le titre même de la revue est en anglais, ce qui ne permet pas a priori de la distinguer de ses consœurs Art Monthly, Modern Painters ou Flash Art en tant que publi- cation française. Par le choix de l’anglais comme seconde langue, Art Press n’est donc pas seulement bilingue, mais ouverte sur le monde.

Ces traductions en anglais présentent certaines caractéristiques remarquables. Les textes sont généralement plus courts que ceux qu’ils

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traduisent, les détails secondaires sont évincés et les titres intermédiai- res ne sont pas systématiquement repris. Le nombre de paragraphes est souvent plus grand, parfois égal, jamais moindre. L’idiomatisation du texte d’arrivée prime sur la fidélité au texte source afin que le lecteur anglophone n’ait pas le sentiment de recevoir une information de seconde main. Une analyse du fonctionnement des salles de ventes dénonce ainsi les récentes distorsions connues par le marché de l’art :

Aujourd’hui, le monde des enchères encourage la montée en puissance d’un marché où les cotations sont guidées par le vedettariat. Les Gala et autre Paris-Match sont alors les principaux porte-voix de ces très honora- bles opérations.

La traduction est la suivante :

Today, however, the art auction scene has become celebrity-driven, not only in the general atmosphere, as recorded with more enthusiasm in the papa- razzi press than anywhere else, but even in the way values are determined.

Les aspects culturels sont adaptés : ni Gala, ni Paris-Match n’ont de pertinence en anglais. La transposition devient alors la principale tech- nique d’idiomatisation. De deux phrases, on passe ici à une seule dans laquelle les différents éléments sont réorganisés : le groupe verbal V + complément attribut du sujet « sont […] les principaux porte-voix » devient “as recorded with more enthusiasm in the paparazzi press than anywhere else”, proposition introduite par une conjonction de subordi- nation et où le caractère principal est une question de degré d’enthou- siasme.

Multiculturalisme et artspeak

Les quelques techniques de traduction évoquées restent pourtant très générales, des indices nouveaux vont pouvoir permettre de déga- ger des spécificités. On remarque en effet que tous les articles parus dans Art Press ne font pas l’objet de traductions. Critiques de livres, de films, de musique (même contemporaine), relations d’expositions fran- çaises d’artistes français, travail de Man Ray, tout cela n’est présenté qu’en français. Par contre des nouvelles formules d’expositions organi- sées par des intellectuels au Louvre dans le but de bouleverser la rou- tine muséographique, une étude de genre sur la peinture générique et la critique des expositions d’artistes contemporains comme Bill Viola ou Simon Hantaï ont les honneurs de la traduction en anglais américain.

En fait, n’est sélectionné que ce qui a portée en tant que critique des nouvelles formes de l’art ; seule la nouveauté de la réflexion est ainsi partagée à plus grande échelle et ceci ne concerne alors que la stricte critique de l’art contemporain. Cette ouverture internationale est en effet un de ses aspects essentiels. L’éditorial du numéro 233 de mars

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1998 souligne ainsi la manière dont les avancées de l’art dépendent actuellement plus de son ouverture sur le monde que sur ses expéri- mentations plastiques. La directrice de la rédaction Catherine Millet l’exprime ainsi : « Nous sommes plus sollicités par les manifestations du multi-culturalisme que par l’émergence à proprement parler de nou- veaux courants esthétiques. » Cette tendance entraîne ainsi une circula- tion d’objets bien sûr, mais aussi et même surtout d’idées qui doivent être communiquées dans une langue partagée par tous. Cet anglais appliqué à l’art se découvre alors une existence autonome accompa- gnée de développements spécifiques que les Allemands appellent arts- peak en référence au newspeak de George Orwell dans 1984.

Dématérialisation des œuvres

L’importance grandissante du langage (et donc d’un langage com- mun en vue de communiquer des idées) entourant l’art contemporain tient à sa nature même. Il devient central du fait de la dématérialisation actuelle des œuvres. Le théoricien Howard Jacobson est d’ailleurs assez méfiant devant cette tendance. Pour Jacobson, les nouvelles formes de l’art, et en particulier un certain art conceptuel, sont dépassées par le discours qui les accompagne. Il pose comme dangereuse non la pré- séance du verbe sur l’existence de l’œuvre mais bien sa substitution à elle. Selon lui, l’art a récemment capitulé face au langage ; dans son essai Seeing with the Ear, Hamlet sert de référence à l’illustration de son propos :

“What do you read, my Lord?” enquires Polonius — himself a sort of exhi- bitions secretary to the Royal Danish Court — of Hamlet, who is feeling about his native country rather as we might about one of our own exhibi- tion secretary’s exhibitions: that it is an unweeded garden that grows to seed, that things rank and gross in nature possess it merely.

What does my Lord Hamlet read? “Words, words, words.”

We may have got the same answer from anyone visiting the Robert Gober exhibition this Spring, the Robert Ryman exhibition this Spring, “Gravity and Grace” at the Hayward, “Out of Sight, Out of Mind” at the Lisson, the Bar- clays Young Artist Award at the Serpentine, or any of those cold conceptual shows which seem to have been going off in the Capital all year, like squibs which wouldn’t light when they were meant to(1).

« Que lisez-vous monseigneur » demande Polonius (lui-même une sorte de commissaire d’exposition à la cour de Danemark) à Hamlet qui éprouve pour son pays natal à peu près ce que nous pourrions ressentir à l’égard des expositions de l’un de nos propres commissaires : qu’il s’agit d’un jardin

(1) Howard Jacobson. Seeing with the Ear. Exeter: Short Run Press, 1993 : p. 6.

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laissé à l’abandon et qui monte en graine, qu’il est en proie à une végétation trop luxuriante et exubérante.

Que lit monseigneur Hamlet ? « Des mots, des mots. »

Nous aurions obtenu la même réponse de quiconque a visité l’exposition Robert Gober au printemps, l’exposition Robert Ryman également au prin- temps, « Gravité et grâce » à la Hay-ward, « Loin des yeux, loin du cœur » à la Lisson, le Prix Barclays Pour les Jeunes Artistes à la Serpentine, ou n’importe laquelle de ces expositions conceptuelles et froides qui semblent exploser cette année dans la capitale, tels des pétards qui auraient fait long feu.

L’entreprise moderniste avait consisté à se débarrasser de ce qui était pesant : la narration, la figuration, le subjectif, la littérature. Cette puri- fication semble avoir appelé un revirement au début des années quatre- vingt-dix. Le discours a, selon Jacobson, aujourd’hui remplacé les œuvres matérielles à travers la multiplication de ce mode représentatif que sont les installations, une simple dépréciation de l’art que l’on fait passer pour l’art lui-même. Leur vocation déstabilisante soulignée dans les commentaires et introductions de catalogues les accompagnant iné- luctablement n’est pour le critique qu’un cliché. La peinture aurait dès lors été abandonnée au profit d’une forme artistique qui n’a pas pour critère d’existence le besoin d’être vue.

La position de Jacobson est bien sûr extrême, pourtant elle donne une bonne idée de la façon dont l’art conceptuel d’aujourd’hui offre une place grandissante aux mots.

Quand nommer c’est commenter

L’œuvre et son cartel (l’étiquette qui l’accompagne lors d’une expo- sition et donne tous les renseignements la concernant) deviennent ainsi de moins en moins distincts tandis que dans l’art contemporain les mots ne font plus seulement que s’adjoindre à l’œuvre mais la submergent (ou bien est-ce l’œuvre qui s’accapare le langage ?). Les normes spéci- fiques de traduction s’appliquant à l’art ont donc dû s’adapter. Une attention toute particulière doit être portée aux titres. Par convention, la mention Untitled apposée à une œuvre a pour équivalent français Sans titre et toutes deux sont en fait des titres à part entière (même pla- ce, même typographie, possibilité de variantes : Untitled n°6). Pourtant la version française évoque un manque qui n’existerait pas si on avait opté pour une traduction plus proche de l’anglais comme « Non titré » qui reprend la forme verbale de “Untitled” et rend, au contraire, ce qui est un ajout, la volonté de priver l’œuvre d’un titre. Ceci révèle un pro- blème qui ne va qu’en s’aggravant avec les changements actuels de l’art et les transformations dans la nature des œuvres : faut-il continuer (car on remarque que ceci s’est toujours pratiqué) à traduire les titres ? Ici la forme se fait de plus en plus fond et donc verbe. Quand auparavant les

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titres étaient allusifs, avec souvent pour seul rôle celui d’être référen- tiels, informatifs (The Ambassadors de Holbein est un titre-mot de passe qui rappelle le contenu du tableau, permet de l’évoquer sans ambiguïté mais aussi sans ajout), l’œuvre n’existe plus aujourd’hui indépendam- ment de son titre qui n’était qu’un code oral permettant de se référer à l’image même si cette référence diffère suivant les langues. La Joconde est en anglais Mona Lisa. La traduction n’atteint pas ici la peinture, elle est inoffensive. Ce n’est pas le cas avec de nombreuses œuvres contem- poraines. Le tableau de Mark Rothko intitulé Painting doit ainsi impé- rativement avoir une traduction. Pour un public français il doit devenir Peinture ou Tableau car l’artiste a cherché une relation non poétique de pure description entre tableau et titre qui doit être rendue comme telle et non médiatisée par la langue étrangère. Garder le titre anglais opérerait en effet une distanciation poétique pour le spectateur non anglophone. De même pour les monochromes, on doit préserver une relation objective à l’œuvre dans chaque langue plutôt que le titre original : Blue devient alors Bleu.

La traduction des titres est donc régie par les œuvres, par leur natu- re, car ces titres eux-mêmes sont régis par elles. Parfois cette relation d’interdépendance va jusqu’à s’inverser dans un travail artistique qui se veut travail des mots : Ad Reinhart intitule une de ses toiles Abstract Painting, White ; le monochrome est redéfini par le titre comme un tableau abstrait. L’art contemporain se caractérise ainsi de plus en plus par son ancrage fort dans un contexte linguistique. La politique de Art Press à cet égard est d’éviter les traductions sauf lorsqu’il y a, comme dans les exemples vus plus haut, volonté d’imprimer un caractère objectif au titre et où la traduction s’impose. Les rédacteurs font montre d’une circonspection qui accrédite l’hypothèse d’un manque grandis- sant de neutralité des traductions. Mais cette circonspection s’applique à des œuvres plutôt connues autour des titres desquelles s’est établi un consensus et plus souvent dans le sens français-anglais que l’inverse.

Les œuvres très récentes sont plus malléables et là le risque s’installe.

Le photomontage de Xavier Veilhan intitulé Le Palais est traduit par The Palace (on notera la nécessité de majuscules au début de tous les mots importants en anglais quand en français elles ne font que suivre l’article défini, une règle en outre peu respectée dans Art Press), or c’est un palais de justice qui est représenté (dans lequel se promène bien sûr un pingouin géant), la traduction est donc erronée (on devrait trouver The Lawcourt).

Mais ce n’est pas seulement l’erreur qui guette, il y a aussi bien sou- vent entropie dans la traduction car des jeux de mots constituent aujourd’hui souvent des titres mais également l’essence de l’analyse et de la critique d’art. Un article sur une installation de Bill Viola incluant

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des jets d’eau est ainsi commentée dans Art Press : « Pour voir l’œuvre, il faut se mouiller » ; la signification double est perdue en anglais avec :

“People have to get wet to see the work”. Une installation de Claude Lévê- que, Plus de lumière, trouve dans Art Press un titre anglais More Light qui ne rend pas l’ambiguïté de « plus » : encore, ou bien il n’y en a plus.

Anticipant à la fois la nécessité de traduction en anglais des titres en vue d’une reconnaissance internationale (mais pas seulement bien sûr, l’artiste joue en effet des sonorités étrangères) et les dangers que celle- ci implique, certains comme Robert Filliou donnent des titres anglais à leurs œuvres.

Rien d’anodin, donc, dans la traduction appliquée à l’art contempo- rain. L’anglais joue pour lui un rôle central et rend donc la traduction nécessaire ; mais l’émergence de nouveaux supports et de nouveaux rapports au langage dans l’art révèle ses limites. Ce contexte changeant laisse une marge importante pour régler des normes de traduction, au service de l’art actuel.

Charlotte Gould

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