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Academic year: 2021

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Le style zéro ? Une conception marivaudienne du style

Philippe Jousset

Si Montaigne avait vécu de nos jours, que de critiques n‟eût-on pas fait de son style ! car il ne parlait ni français, ni allemand, ni breton, ni suisse. Il pensait, il s‟exprimait au gré d‟une âme singulière et fine.

Marivaux, « Du Style »

Les « discours qu‟on tient sur le style ne sont qu‟un verbiage » : c‟est ainsi que Marivaux proteste dans son bref Du style1, feignant de s‟étonner que, lorsque l‟on parle de style, « il ne soit question que de mots, point de pensées. » Pour le dire en des termes qui nous sont plus familiers : on parle de forme, alors que c‟est du fond qu‟il s‟agit en réalité, et c‟est lui seul qui devrait nous occuper. Le style des deux grands romans de Marivaux avait essuyé de violentes critiques ; la réflexion qui s‟ensuivit était une manière de s‟expliquer sur le plan des principes. C‟est toutefois parler naïvement, semble-t-il, que de prétendre que la question du style ne se pose pas. Mais après le soupçon, pourquoi ne pas essayer l‟anti-soupçon ? Ce qui revient à se demander s‟il est absolument nécessaire de constituer la question du style comme un problème autonome qui se poserait après ou en dehors de la question de la pensée. C‟est en tout cas le parti pris de Marivaux que de refuser cette dissociation pensée/style. Pour lui, un écrivain est tout bonnement un homme qui « sait bien sa langue, qui sait que ces mots ont été institués pour être les expressions propres, et les signes des idées qu‟il a eues ; il n‟y avait que ces mots-là qui pussent faire entendre ce qu‟il a pensé, et il les a pris2. » C‟est benoîtement raisonner. Pour l‟homme en pleine possession de ses moyens, il existe une manifestation verbale de la pensée et une seule, relative à une langue naturelle donnée, qui en est, dans les limites de la contingence de cet idiome, une traduction fidèle, une émanation pour ainsi dire. Pas de place donc, en théorie, pour un choix, ni pour ces notions de variante, d‟écart, ou quelque autre, qui servent de fondement au style comme problème, et avec lesquelles la théorie stylistique s‟est débattue depuis qu‟elle existe.

On peut voir là une simplification abusive de la question, voire un mythe, celui de l‟adaequatio verborum et intellectus, soit la consubstantialité de la forme et du fond. C‟est en tout cas un monisme strict que professe Marivaux, qui ne croit pas qu‟il y ait plusieurs manières de dire la même chose : la pensée se présente toute vêtue de forme, et dans un vêtement qui fait justaucorps – une sorte de tunique de Nessus, sans ses inconvénients. Le style, tel qu‟il est le plus couramment entendu, n‟est alors plus qu‟un vice, une perversion, ce supplément malin à quoi croit devoir recourir celui qui possède imparfaitement sa pensée ou qui maîtrise mal son expression, ou craint la banalité encore3. Ce que Marivaux, en écho à Boileau, ramasse ainsi :

1 Le cabinet du philosophe, sixième feuille, 1734 (Journaux et Œuvres diverses, éd. F. Deloffre & M. Gilot, Paris : Garnier Frères, 1969, p.380-388). On se reportera à l‟étude de M. Gilot, Les Journaux de Marivaux. Itinéraire moral et accomplissement esthétique, Paris : Honoré Champion, 1974.

2Du style, op. cit., p.381.

3 L‟attitude proustienne est de la même famille : dans sa réponse à l‟ « Enquête sur le renouvellement du style » de la revue La Renaissance politique, littéraire, artistique (1922), il déclarait : « Je ne “donne nullement ma sympathie” (pour employer les termes

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[…] un homme qui sait bien sa langue, qui sait tous les mots, tous les signes qui la composent, et la valeur précise de ces mots conjugués ou non, peut penser mal, mais exprimera toujours bien ses pensées4.

La dissociation entre fond et forme est plus qu‟indésirable : elle paraît impraticable. Et si elle vient à se rencontrer, elle relève soit d‟un défaut du fond soit d‟un vice de forme – c‟est une même chose, en fait, quand fond et forme sont inséparables, parfaitement congrus. Le style disparaît en tant que tel, par conséquent. On peut le dire ainsi : Expression fait double emploi avec la notion de style5. Le style étant, quand la malice ne s‟en mêle pas, naturellement fidèle au fond, c‟est la pensée seule qui est susceptible de se montrer fautive, entraînant une expression inappropriée : en un mot, écrire faux, c‟est tout simplement penser ou sentir faux. Le style ne peut rien ajouter à la pensée qu‟il ne modifie celle-ci dans le même mouvement. Pas d‟enjolivement qui laisserait la pensée intacte si bien qu‟on pourrait retrouver sous tel habillage une pensée nue, débarrassée de son déguisement.

Négativement, et implicitement, le style se trouve ainsi redéfini comme jargon, maniérisme, afféterie, etc., panoplie pour « étendre un peu la chose », comme dit le Maître de philosophie à Monsieur Jourdain, lequel voudrait simplement que son compliment fût perfectionné et « tourné gentiment ».

Il faut dire un mot de la philosophie du langage, inspirée de la doctrine de Port-Royal6, qui sous- tend cette réflexion sur le style (Marivaux lui-même n‟en fournit qu‟une esquisse) :

J‟ai vu un arbre [...], j‟ai vu un homme en colère, […] en voyant ces différentes choses, j‟ai pris de chacune d‟elles ce que j‟appelle l‟idée ; [...] comment ferai-je, quand je songerai à un arbre, pour instruire les autres que je songe à un arbre […] Les hommes entre eux ont pourvu à cela ; ils ont institué des signes7.

Marivaux raisonne ici à partir du mot (qu‟il tend à associer à un Référent – c‟est une limite, et sans doute une hypothèque qui pèse sur sa théorie. Sauf si par idée, c‟est le concept de Signifié que, pour mieux transposer sa conception dans nos termes et ne pas la caricaturer, il faut entendre, et lui substituer). Dans sa terminologie à lui, c‟est à partir des idées qu‟on forme des pensées, « en

mêmes de votre enquête) à des écrivains qui seraient “préoccupés d‟une originalité de forme”. On doit être préoccupé uniquement de l‟impression ou de l‟idée à traduire. Les yeux de l‟esprit sont tournés au-dedans, il faut s‟efforcer de rendre avec la plus grande fidélité possible le modèle intérieur. » (rec. ds Contre Sainte-Beuve et autres essais et articles, éd. Pierre Clarac, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p.645) Dans son texte sur le sublime, Marivaux fera ainsi une distinction capitale entre un sublime de pensée, qui « peint ce qu‟un auteur se fait devenir ; il est l‟effet des impressions qu‟il appelle à lui, qu‟il cherche », et un sublime de sentiment, par lequel « l‟auteur nous peint ce qu‟il devient ; il est l‟effet des impressions qu‟il reçoit et qui le surprennent. » C‟est un sublime malgré soi, en quelque sorte. Le premier est actif, voulu, médité, le second est subi, « dicté » par le sentiment. Du sujet relevant du sublime de la nature (nouvelle subdivision), Marivaux dit qu‟il est « rendu dans l‟audace et le feu de la perception, dans cet indivisible tissu de parties ; ouvrage de la chaleur de l‟esprit ; tissu dont nous ne connaissons pas la façon, qui se fait en nous, non par nous » (« Sur la pensée sublime », Journaux et Œuvres diverses, op. cit., p. 59-60).

4 Du style, op. cit., p. 384.

5 Position cousine de celle de Gérard Genette : « Le style est le versant perceptible du discours, qui par définition l‟accompagne de part en part sans interruption ni fluctuation. Ce qui peut fluctuer, c‟est l‟attention perceptuelle du lecteur, et sa sensibilité à tel ou tel mode de perceptibilité [...] il n‟y a pas plus de discours sans style que de style sans discours : le style est l‟aspect du discours, quel qu‟il soit, et l‟absence d‟aspect est une notion manifestement vide de sens. » (Fiction et diction [1991], Paris : Seuil, „Points‟, 2004, p.206-207) Dire que le style est partout ou qu‟il n‟est nulle part revient au même, à la fin, bien que ce que Marivaux refuse à scinder c‟est la pensée et son expression, quand ce que Genette se dit incapable de séparer, c‟est le discours et le style. Si, comme la philosophie moderne a incliné à le penser, il n‟existe de pensée qu‟en langage, les deux positions se rejoignent cependant. Refuser de faire du fond et de la forme deux entités distinctes, ce n‟est pas les confondre toutefois. « Forme et fond sont des “objets non autonomes”, rappelait Musil. Indissociables, on peut les distinguer. » (Robert Musil, Essais, Paris : Seuil, 1984, p. 321, 325). Même idée chez T.S. Eliot : « Il est toujours juste de dire que la forme et le contenu sont une même chose, et toujours juste de dire qu‟ils sont différents » (Introduction à son édition de Selected Poems d‟Ezra Pound, London : Faber & Faber, 1928, p. x). Sur une position adverse de celle de Genette, on lira Laurent Jenny, « Du style comme pratique », Littérature, n° 118, juin 2000.

6 Voir Henri Coulet Marivaux romancier. Essai sur l’esprit et le cœur dans les romans de Marivaux, Paris : Librairie Armand Colin, 1975, p.268-276.

7 Du style, op. cit., p.382.

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approchant plusieurs idées que nous lions les unes aux autres : et c‟est du rapport et de l‟union qu‟elles ont alors ensemble, que résulte la pensée8. » Bien qu‟il ne possède pas l‟outillage technique, celui dont nous disposons en tout cas (ou qu‟il n‟en ressente pas le besoin, pratiquant la linguistique en amateur, se contentant de ce qu‟on appellerait aujourd‟hui une épilinguistique9), Marivaux développe une théorie plus complexe qu‟elle n‟en a l‟air d‟après son caractère providentiel. La proposition Les charmes d’une femme égarent la raison résulte ainsi de plusieurs idées liées ensemble : celle des charmes, celle d‟une femme, celle de l‟effet que celle-ci provoque.

C‟est l‟agencement, la syntaxe qui réunit ces éléments en un tout qui fait échapper, en réalité, la théorie à ce qu‟on appellerait le péril atomistique, i.e. la considération des mots et des choses terme à terme. Il n‟y a pas une réalité (un Référent) et son décalque par la langue, mais (dans un esprit qu‟on retrouvera chez le second Wittgenstein, et qui constitue tout l‟abîme qui le sépare du premier, lequel repose sur le calque et le calcul), il existe un monde d‟idées et de sentiments, d‟une part, et un système sémiologique conventionnel qui, appliqué à la réalité de premier ordre, à représenter, a noué, au fil du temps, avec elle des associations qui permettent une reconnaissance immédiate, ou induite – un co-préhension. Si bien qu‟une image dont use un auteur peut, « regardée séparément10 », n‟avoir aucun rapport avec la chose ; une fois unie à cette chose, elle pourra être sentie adéquatement, toutefois, c‟est-à-dire reçue dans le même esprit où elle a été employée. La compréhension de la langue, de ses routines (de son « génie » bien rodé) est ainsi largement intuitive. C‟est une façon de concilier Cratyle et Hermogène, arbitraire et « nature ».

Ce qui est constant c‟est que, sous l‟apparente facilité, voire la naïveté, d‟une opération décrite comme allant de soi (Henri Coulet reconnaît que ces formules « poseraient sans doute à un linguiste de notre époque de difficiles problèmes11 »), il est en réalité beaucoup exigé de la bienveillance des partenaires (au nom d‟une sorte de « principe de charité » étendu, qui ne présuppose pas seulement la rationalité de l‟interlocuteur mais une communauté d‟intelligence) : on « s‟entend » pour se comprendre, i.e. on convient, on se met d‟accord, par un contrat en grande partie tacite ; on se devine à demi-mots (d‟où la défiance à l‟égard des « scrupuleux », qui y regardent de trop près – nous y reviendrons dans un instant). De l‟emploi des articles, qui « aide[nt] à la liaison des idées entre elles », Marivaux explique par exemple que nous en apprenons l‟usage en apprenant les mots12. L‟entente suppose donc fréquentation, commerce ; la compréhension passe par la connaissance, laquelle s‟acquiert par l‟usage, le langage en situation. Ce que Wittgenstein appellera des jeux de langage, eux-mêmes plongés dans des formes de vie.

Marivaux insiste sur cette nécessité d‟être compris. On franchit ici le gué qui sépare la description de la prescription. « Il n‟est pas nécessaire, pour être clair, d‟avoir exprimé tout ce que vous pensez », écrit-il dans son Discours sur la clarté (qui doit être lu avec celui qui porte sur le style),

« mais il est nécessaire que ce que vous exprimez soit entendu de tous également13. » Et tant pis si certaines finesses, si certaines nuances, senties pourtant par celui qui écrit, se trouvent sacrifiées.

Dès lors que c‟est au bénéfice d‟une entente universelle, ou au moins le plus largement partagée. Au

8 Ibid., p.383.

9 F. Deloffre met en garde de « serrer de trop près les termes par lesquels un écrivain cherche à peindre un sujet délicat. (…) Ainsi, Marivaux tend à demander de son public une lecture confiante, intuitive, sans retour en arrière, sans appesantissement. », Stylistique et poétique françaises, Paris : SEDES, 1974, p. 119.

10 Marivaux, « Sur la clarté du discours », Journaux et Œuvres diverses, op. cit., p. 54.

11 Henri Coulet Marivaux romancier, op. cit., p.270. « Qui croit que les choses ne puissent jouer comme causes pour la langue, ou inversement que la langue ne soit cause dans l‟ordre des choses ? Mais justement, l‟arbitraire vise à arracher la linguistique aux vraisemblances sensibles. », écrit Jean-Claude Milner dans L’amour de la langue (Paris, Seuil, 1978, p.58). Rétablissant justement ces « vraisemblances sensibles » dans leur droit, Philippe Monneret reconnaît que « s‟il fut jadis crucial de penser le signe linguistique à partir de son arbitraire, il est peut-être temps aujourd‟hui (…) d‟envisager la motivation du signe comme un concept premier » (Le sens du signifiant. Implications linguistiques et cognitives de la motivation, Paris, Honoré Champion, 2003).

12 Du style, op. cit., p. 384.

13 Marivaux, « Sur la clarté du discours », op. cit. p. 52.

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motif, se justifie Marivaux, qu‟il est préférable de « péche[r] quant à ce que vous vous devez à vous-même » que de pécher à l‟égard de ceux à qui vous vous adressez. Sorte de politesse rendue au public, pour ne pas user du grand mot d‟éthique, et qui fera notamment tout l‟objet du débat à propos du symbolisme et des doctrines hermétiques en général. La perte est avérée, on fait fi, ou l‟on fait son deuil, de certaines subtilités, mais cette perte n‟étant connue que de celui qui se prive de ce qu‟il aimerait à communiquer, il faut accepter cette frustration comme le tribut payé à la clarté, seule utile en définitive, puisque ce qu‟on ne saisit pas, ce qui est ineffable à tous moins celui qui écrit – et encore…, reste lettre morte14.

Ici se déclare le conflit entre le désir de personnaliser, de « subjectiviser » le discours, et l‟exigence de se faire entendre. C‟est Proust qui, de même, dira que « si le fond de tout est un et obscur, la forme de tout est individuelle et claire15. » Là aussi, cette assertion est, dans son esprit, de nature déontique : la forme doit être claire. La clarté est donc, avant tout, un réquisit de compréhension, autrement dit une priorité donnée à l‟entente sur la finesse, et à un réglage sur un dénominateur commun (ce que Marivaux nomme ailleurs « le fond uniforme de sens16 ») dont le critère est l‟entente du récepteur, prioritaire à l‟égard des prérogatives de l‟émetteur. C‟est le principal grief de Proust dans Contre l’obscurité envers les auteurs hermétiques qui parlent une « langue spéciale » : il « regrette que disparaisse ainsi le poids émotif, historique ou subjectif des mots, et que soient évacuées les affinités existant entre la sensibilité du lecteur et le langage17. » La question du style relève bien par là, pour Marivaux, de la question du « comment s‟exprimer », mais celle-ci est liée à la volonté de se faire comprendre, à une pragmatique du partage : le problème poétique (l‟écriture) dépend ainsi d‟un problème esthésique. Se trouvent asservies l‟une à l‟autre l‟expression, qui relève de la responsabilité de l‟auteur, et la capacité du récepteur, que l‟émetteur ne peut qu‟aménager de son mieux. Chez Marivaux comme chez Proust, le style juste se trouve donc évalué à partir du récepteur, sorte d‟honnête homme redéfini comme homme de bon sens, « sans fantaisie18 », et selon les capacités moyennes de celui-ci, et non point indexé sur l‟émetteur, forcément plus particulier.

On peut regretter encore que soient ainsi perdues certaines nuances, « pointues », mais on ne saurait recommander de se régler sur l‟exceptionnalité ; celle-ci ne vaut qu‟autant qu‟elle est susceptible de passer par les voies ordinaires, permettant à chacun de la recevoir selon sa capacité : l‟élite y décèlera les subtilités qui échapperont au commun, lequel – c‟est là le bénéfice d‟un tel sacrifice, sa contrepartie – ne se verra toutefois pas exclu de la communication.

Marivaux combat ce qu‟il appelle les « scrupules de netteté », et leurs partisans, les rigoristes, qui sont en réalité des grammairiens obtus, myopes19, adeptes d‟un fondamentalisme académique et qui, comme l‟exprimait Claudel, professent « des principes ridicules : celui-ci entre autres qu‟une forme n‟est légitime que quand elle est analysable rationnellement20. » Ces puristes refusent d‟admettre les constructions syntaxiques non canoniques ou des notions que la grammaire a pourtant fini par intégrer, comme par exemple celle de « sujet saillant », d‟accord par syllepse, etc. – bref, ils sont

14 Marivaux met à part les « matières savantes et philosophiques ». On lira, de Carsten Meiner, Les Mutations de la clarté. Exemple, induction et schématismes dans l’œuvre de Marivaux, Paris : Honoré Champion, 2007, étude savante et qui traite en particulier de l‟« archéologie » de cette notion.

15 Marcel Proust, « Contre l‟obscurité », 1896, in Contre Sainte-Beuve, éd. citée, p. 394.

16 Marivaux, « Sur la clarté du discours », op. cit. p. 53.

17 Voir Michel Brix, « Aux sources de l‟affrontement Proust-Mallarmé. Littérature française et platonisme », Revue d’Études Françaises, n° 5, 2000.

18 Marivaux, « Sur la clarté du discours », op. cit. p. 53.

19 L‟épithète est d‟André Gide. Claudel qualifie ces mêmes grammairiens d‟étroits.

20 Paul Claudel, « Du côté de chez Ramuz », Œuvres en prose, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p.585. « Une langue n‟est pas le résultat de la logique comme l‟algèbre qui met en jeu des valeurs toutes semblables », confirmera-t-il.

Emmanuelle Kaës note que le mot de style est rarissime sous la plume de Claudel parce qu‟il est porteur de connotations esthétisantes, formalistes, ou, pour reprendre un adjectif qu‟il affectionne, callisthéniques ; il lui préfère – et c‟est une rencontre avec la position de Marivaux qui n‟étonne pas – le terme d‟expression : « L‟emploi contrasté de ces deux termes, expression et style, active l‟opposition fondatrice entre l‟oral et l‟écrit, mais aussi entre le processus et le résultat, entre « l‟instinct » expressif et l‟option esthétique, plus intellectualisée. » (Paul Claudel et la langue, Paris : Classiques Garnier, 2011, p.312-313)

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rétifs à toutes les sortes de souplesse dont la langue se montre capable, à cette plasticité à laquelle elle se licencie sans dommage pour la compréhension et qu‟on voit pratiquer tous les jours, à l‟Académie comme aux Halles. Contre ce clergé, Marivaux prend le parti de la « bonne foi ». Il moque ces chicaneurs, ces sectateurs de la « clarté pédantesque » qui ne laissent « nulle obscurité dans le discours » certes, mais « en ruine[nt] la force et la vivacité », il moque ces maniaques qui

« s‟excitent à être choqués » et, « en réfléchissant sur ce qu‟ils ont d‟abord compris comme tout le monde, trouvent le secret de se prouver qu‟on pourrait ou qu‟on devrait ne le pas comprendre ainsi21 ». Ces trop scrupuleux subtilisent, font mine de ne pas comprendre la lettre alors même qu‟ils entendent l‟esprit22. Pour le dire en un mot, on pourrait faire, me semble-t-il, de Marivaux un

« gestaltiste » avant la lettre (et contre celle-ci) : il a compris que le sens résulte moins d‟un mot à mot que d‟une saisie holiste de la proposition et de ses voisines. Et l‟expression adéquate, la

« bonne forme » est celle qui se montre efficace : celle qui se fait le meilleur conducteur de la pensée ou du sentiment. Tout le reste est finasserie hors de propos.

Trop de méticuleuse réflexion, en effet, nuit à la compréhension de ce qui s‟appréhende spontanément, non par déchiffrement des mots, mais par habitude d‟un certain usage des discours – par fréquentation, disions-nous. Au-delà d‟ « un certain point de clarté (…) toute idée perd nécessairement de sa force ou de sa délicatesse. Ce point de clarté est, aux idées, ce qu‟est, à certains objets, le point de distance auquel ils doivent être regardés, pour qu‟ils offrent leurs beautés attachées à cette distance23. » Les discours demandent à être entendus avec une attention point trop inquisitoriale, plus flottante, et en se gardant de demander des comptes à chaque mot ; de même, doivent-ils être écrits avec un certain détachement : la langue est faite de gestes, de tours, non de mots qu‟on poserait les uns à côté des autres comme faisaient les protes, partes extra partes24. L‟expression fournit un équivalent, un « change », de ce qu‟elle est impuissante à nommer, de telle sorte qu‟on puisse imaginer ce qu‟elle ne sait qu‟indiquer à partir de ce qu‟elle sait désigner.

Autrement dit encore, l‟expression, la plupart du temps, agit par suggestion et non littéralement – donc en sollicitant beaucoup le lecteur25. Avec Etienne Souriau, on dirait que le style fait partie de ces entités qui attendent notre « dévouement » : « l‟intensité de notre attention ou de notre souci est la base, le polygone de sustentation de leur monument, le pavois sur lequel nous les élevons26 ». Le lecteur supplée, le lecteur pourvoie27.

Un problème surgit cependant : on peut imaginer que des hommes doués d‟une finesse d‟esprit particulièrement déliée perçoivent par exemple un degré de passion ou de méchanceté différent de ce qui avait été perçu jusqu‟alors, supérieure voire, et qu‟il veuille en faire part. Marivaux laisse ouverte la question d‟une forme de nouveauté dans les Lettres. Tout n‟a peut-être pas été dit, même

21 Marivaux, « Sur la clarté du discours », op. cit. p. 55. Cf. « Quoi ! donner la torture à son esprit pour en tirer des réflexions qu‟on n‟aurait point, si l‟on ne s‟avisait d‟y tâcher ; cela me passe, je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard le fait, et je serais fâché d‟y mettre du mien. » (Le Spectateur français, 1re Feuille, 29 mai 1721, édit. citée, p. 114) Joseph de Maistre sera plus virulent contre la Grammaire générale de Port-Royal, accusée d‟avoir « tourné l‟esprit des Français vers la métaphysique du langage », qui « a tué le grand style. » Comme l‟anatomie, cette sorte d‟analyse tue « pour le plaisir de disséquer » et suppose « la mort du sujet analysé » (De l’Église gallicane, Lyon : Pélagaud & Lesne, 1838, I, p.58).

22 C‟est ainsi également, mais cette fois par jeu, stratégie, dépit, etc., qu‟agissent beaucoup des personnages que Marivaux met en scène dans ses comédies.

23 Marivaux, « Sur la clarté du discours », op. cit. p.54

24 « Le sens d‟une proposition ne vient pas d‟un assemblage de mots atomes, comme le prétendent les logiciens, c‟est plutôt le sens de chaque mot qui est dépendant du sens de la proposition entière » : ce sera la position de Jeremy Bentham, ici expliquée par J.-P.

Cléro et C. Laval dans leur édition de son De l’ontologie (1814) et autres textes sur les fictions (Paris : Seuil, „Points‟, 1997, p. 243).

25 Au-delà de la stricte problématique de la connotation, c‟est l‟idée que « chaque mot (…) a sur notre imagination et sur notre sensibilité une puissance d‟évocation au moins aussi grande que sa puissance de stricte signification. » (Marcel Proust, « Contre l‟obscurité », op. cit., p. 392-393)

26 C‟est à propos des êtres de fiction que se prononce Etienne Souriau (Les Différents modes d’existence, 1943, Paris : PUF, rééd.

2009, p.134. Dans la présentation d‟Isabelle Stengers et Bruno Latour : « […] que de choses que nous croyons par ailleurs positives, substantielles, n‟ont, quand on y regarde de près, qu‟une existence sollicitudinaire. » (ibid., p.48) On rapprochera cette position de la notion de sollicitation chez Jean-Michel Salanskis, Territoires du sens, Essais d‟ethanalyse, Paris : Vrin, 2007.

27 « Dans l‟épître dédicatoire de la seconde Surprise de l’amour [Marivaux] fait allusion à la « délicatesse d‟esprit » de la duchesse du Maine » (…) « des esprits aussi supérieurs » que le sien composent, pour ainsi dire, avec un auteur ; ils observent avec finesse ce qu‟il est capable de faire, eu égard à ses forces » » (H. Coulet, Marivaux romancier, op. cit., 195-196)

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après La Bruyère. Si tel est le cas, ce degré inouï demanderait alors un signe, un mot, une expression propres, inédits eux aussi. Marivaux défend, à cet égard, la néologie… mais il pense que nous n‟en avons plus besoin ! Et « que nous avons aujourd‟hui tout autant d‟idées que l‟homme sera jamais capable d‟en avoir28. » On n‟invente plus qu‟à la marge. Ou par assemblages, combinaisons, réagencements du déjà-là, du disponible.

Cette argumentation peut paraître assez étonnante et même paradoxale de la part de quelqu‟un de réputé « précieux ». Or, le grief de préciosité, laquelle peut passer pour le comble du souci stylistique, est, conformément à ce qui a été soutenu auparavant, un faux procès, selon lui. Il vise le

« style » ; or, on l‟aura compris, ce n‟est pas lui qui est en cause pour Marivaux. On se trompe de cible. À pensées fines, formules inédites29 : l‟auteur qu‟on accuse d‟être précieux « ne voulait dire que ce qu‟il a dit et il l‟a fort bien exprimé », en vérité. Si ses pensées « sortent du vrai », s‟il ajoute aux sentiments qu‟il peint « des choses qui n‟y sont pas, qui y sont étrangères, ou qui n‟y appartiennent pas assez30 » – de l‟inutile, de l‟apparat, de l‟outré… – c‟est qu‟il pense faux. Or Marivaux pensera montrer, sur l‟exemple de la maxime de La Rochefoucauld « L’esprit est souvent la dupe du cœur », qu‟une telle maxime ne dit pas – ne pense pas – la même chose que ce qu‟on peut prendre pour ses équivalents, mettons, « l‟esprit est souvent trompé par le cœur » ou « le cœur en fait souvent accroire à l‟esprit »31. Marivaux prétend que la maxime de La Rochefoucauld dit à la lettre quelque chose de plus fort, de plus fin. De plus particulier surtout32. D‟où cette distinction qu‟il fait : le méchant écrivain « pense subtilement, et non pas finement ; il invente, il ne copie pas33. » Il fabrique, au moyen des mots, de la monnaie de singe, sans encaisse de « vrai ». Le défaut du style, sa tare, c‟est son autonomisation : lorsque le style « décolle » du fond, qu‟il se développe et se fait remarquer pour lui-même34. Il y a là, bien sûr, un plaidoyer pro domo également :

« l‟homme qui pensera beaucoup donnera souvent beau jeu à ceux qui s‟acharnent sur le style35. »

28 Du style, op. cit., p. 383.

29 « L‟homme qui pense beaucoup approfondit les sujets qu‟il traite : il les pénètre, il y remarque des choses d‟une extrême finesse, que tout le monde sentira quand il les aura dites; mais qui, en tout temps, n‟ont été remarquées que de très peu de gens: et il ne pourra assurément les exprimer que par un assemblage et d‟idées et de mots très rarement vus ensemble. » (ibid., p.386)

30 Ibid., p.385.

31 Ibid., p.387. Cf. La Vie de Marianne (éd. J.M. Goulemot, Paris : Le Livre de Poche, 2007, p. 429-430) : « En voyant cette jeune personne, on eût plutôt dit : Elle ne vit plus, qu‟on n‟eût dit : Elle est morte. Je ne puis vous représenter l‟impression qu‟elle faisait, qu‟en vous priant de distinguer ces deux façons de parler, qui paraissent signifier la même chose, et qui dans le sentiment pourtant en signifient de différentes. »

32 « On est souvent trompé, en effet, sans mériter le nom de dupe ». Dupe suppose une croyance facile à jouer, accessible au charme, à la faiblesse, plus qu‟à la solidité des raisons (et déjà à demi consentante donc). Sur cette dupe, voir Henri Coulet, Marivaux romancier, op. cit., p. 299, note 164, ainsi que la note érudite de la p.336. Commentant la même Maxime de La Rochefoucauld, Fontenelle louait l‟originalité de la forme en elle-même, tandis que Marivaux se refuse à cet esthétisme : « Parler ici de figure de style ne serait pas juste : Marivaux ne considère pas dupe comme un terme transplanté, une métaphore au sens étymologique, mais comme le terme propre. » (ibid., p. 335-336). Proust tiendra le même langage à propos d‟un papillon qui, chez Jules Renard,

« cherche une adresse de fleur », qu‟il défendra contre l‟accusation de préciosité (Nouveaux mélanges, 1954, in Contre Sainte-Beuve, éd. citée p. 397). Le Dictionnaire néologique se gausse de ces subtilités dont Houdar de La Motte se rendrait coupable : « Pour l‟ordinaire, il ne faut qu‟un petit travail mécanique dans la Phrase, pour mettre de la finesse et de la délicatesse dans une pensée simple et commune. Si j‟avois dit par exemple : « Le bonheur des amans consiste dans leurs désirs », je me hâterois aussi-tôt de tourner et de retourner cette phrase, jusqu‟à ce que j‟eusse trouvé celle-ci : « Les biens ne sont qu‟en desirs dans les cœurs des amans » (Fables, V, 12).

33 Du style, op. cit., p. 385. La distinction finesse/subtilité peut être exprimée dans les termes passif/actif (cf. note 3). Ainsi, dans La Vie de Marianne, l‟héroïne admire les convives de Mme Dorsin, dont on sait quelle a pour clés Mme de Lambert et Mme de Tencin :

« Ce n‟étaient point eux qui y mettaient [dans la conversation] de la finesse qui s‟y rencontrait ; c‟était de la finesse qui s‟y rencontrait ; ils ne sentaient pas qu‟ils parlaient mieux qu‟on ne parle ordinairement ; c‟étaient seulement de meilleurs esprits que d‟autres » (op. cit., p. 278).

34 Gilles Deleuze et Félix Guattari considéraient que « parmi tous les dualismes instaurés par la linguistique, il y en a peu de moins fondés que celui qui sépare la linguistique de la stylistique » (Mille Plateaux. Capitalisme et Schizophrénie, Paris : Minuit, 1980, p.

123) On pourrait envisager que ce qui, côté réception, articule fond commun / forme spécifique, corresponde, côté production, à la relation entre langue majeure et « langue mineure », cette dernière étant le propre des écrivains qui parviennent « à cette sobriété dans l‟usage de la langue majeure, pour la mettre en état de variation continue » (ibid., p.133).

35 Du style, op. cit., p.386.

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Mais un précieux qui sait sa langue n‟est en définitive, ni plus ni moins, qu‟un penseur fin, et non un « styliste », artisan en dentelle verbale.

Un obstacle demeure encore toutefois : ce penseur fin – plus fin que la moyenne – sera-t-il entendu

? Ne risque-t-il pas de tomber dans cette obscurité redoutée ? C‟est là où la réflexion sur la clarté et sur le sublime se greffe sur celle du style, obligeant à prendre en compte les trois textes de Marivaux (Du style, Sur la pensée sublime et Sur la clarté du discours) comme un tout, chacun éclairant la compréhension des deux autres36. Marivaux résout la difficulté en concédant qu‟un récepteur grossier puisse, par une « vue d‟instinct » (qui a sa source « dans le fond de l‟âme37 », lequel est commun à tous les hommes), se dédommager de « l‟intelligence totale » qu‟il perd par la faute de ses organes. Son âme voit alors confusément, mais elle voit – ou aperçoit, appréhende à défaut d‟embrasser, ou embrasse à défaut de saisir ; « il ne voit pas dans tout son jour », dit-il, telle délicate espèce de jalousie, par exemple, mais « comme cette espèce est toujours jalousie, et qu‟elle en porte le caractère générique », ce médiocre entendeur reçoit malgré tout « l‟impression du caractère38 ». C‟est ainsi parce qu‟il perçoit ce « fond de pensée ou de sentiment » enfermé dans une forme sublime, c‟est par « la proportion de ce fond de pensée » avec la capacité de chacun, que

« l‟homme épais » est malgré tout atteint par ce que « l‟homme délicat », lui, percevra de façon plus aiguë, plus nette, plus sensible39. Le terme même de proportion indique assez que le fond n‟est pas séparé de la forme, tels deux entités, mais qu‟il s‟agit entre eux de degrés, ou même d‟un rapport de principe séminal à un développement plus achevé40. L‟entente et l‟affection (ou manière d‟être touché) sont graduées à la façon des gammes. Le sublime, exemplaire en tant que manifestation extrême de l‟expression, définit un maximum41 qui n‟est pas justiciable d‟un tout ou rien de la part du récepteur, mais se montre susceptible, au contraire, d‟être saisi de manière scalaire, malgré le défaut de capacité, et même confusément, en diminution de l‟original42, grâce au « fond » que ce sublime potentialise43.

Marivaux défend donc in fine la singularité non pas pour le plaisir vain de l‟individualité pour elle- même (conception « romantique » du style), du moins lorsque cette individualité n‟est que d‟écorce, mais il la défend par nécessité. Le style c‟est la justesse, tout simplement, qui rencontre l‟expression accordée à la pensée44, tandis qu‟un auteur paresseux ou moins doué, ou soucieux de paraître, se

36 « Sur la clarté du discours » et « Sur la pensée sublime » ont paru sous le titre commun de Pensées sur différents sujets : Le Nouveau Mercure, mars 1719. Lire Michel Gilot (L’Esthétique de Marivaux, Sedes, 1998, notamment le chapitre III « Le problème de l‟expression ») qui parle à leur propos de textes dignes « de marquer une date dans l‟histoire de l‟esthétique. »), et F. Deloffre, Une préciosité nouvelle. Marivaux et le marivaudage, Genève : Slatkine Reprints, 1993, 3ème éd., p.144-147. Il souligne l‟importance de ces « pages si en avance sur l‟esthétique du temps » (« Les “repentirs” de Marivaux », in N. Cronk & F. Moureau, Etudes sur les Journaux de Marivaux », Oxford : Voltaire Foundation, 2001, p.151). Marivaux a lu les « Réflexions sur l‟éloquence » de l‟abbé de Pons dans Le Nouveau Mercure de mai 1718 ; voir H. Coulet, Marivaux romancier,op. cit., p. 273.

37 Du style, op. cit., p.388.

38 « Sur la pensée sublime », loc. cit., p. 67.

39 Ibid., p. 56.

40 Charles Bally affirmera que « les germes du style se trouvent cachés dans les formes les plus banales de la langue. » (Le Langage et la vie, Genève-Paris : Droz-Minard, 1952, p. 61).

41 Le sublime est traditionnellement considéré comme le troisième et suprême degré du style, mais il rejoint le style humble dans son indifférence, d‟une autre sorte, à l‟égard de ce qu‟on entend en général par style, i.e. travail sur la langue. Les extrêmes tendent à se toucher : la « roue de Virgile » est ronde, par définition.

42 L‟original, c‟est la « version » sublime qui la figure, les moins fortes ne sont qu‟« imitations sans âme » (« Sur la pensée sublime », op. cit., p. 57).

43 Tout cela est vrai en gros, si ce n‟est que la « disposition » des récepteurs n‟est pas uniforme ni neutre ; l‟attention fait des différences dans la perception, donc dans l‟appréciation : il y a « distance de friandise », autrement dit : l‟intérêt, le goût, la culture, etc. créent en chacun un relief particulier, une « balance » qui décide des intérêts et donc des dominantes de la réception, et fait qu‟il se prête « plus volontiers à certaines impressions qu‟à d‟autres », lui fait négliger certaines beautés qu‟il n‟aperçoit pas, accentuer certains aspects indûment, etc. (ibid., p. 68-69)

44 De l‟exacte clarté dans le discours, Marivaux donne la définition suivante : « c‟est l‟exposition nette de notre pensée au degré précis de force et de sens dans lequel nous l‟avons conçue » (« Sur la clarté… », op. cit., p. 52).

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contentera d‟une expression approchante ou au contraire masquera son indigence par un décoratif superfétatoire, qui n‟est gagé sur rien, ne répond à aucune valeur-pensée… et qui a pourtant fini par s‟identifier dans le langage courant avec ce qu‟on entend par « style ». C‟est le procès de la gratuité qui est ainsi instruit.

Résumée en quelques acquis, cette manière marivaudienne d‟envisager le style conduit donc à éluder ce dernier : il s‟est évaporé45 ; la pensée ne diffère de son expression que selon le système de l‟idiome, contingent certes, qui lui sert de truchement. Pensée et style sont les deux faces d‟une même chose, comme Saussure comparait le rapport du Signifié au Signifiant à la feuille de papier dont on ne peut pas découper le recto sans découper aussi le verso46. Cela porte comme conséquence, puisque le style est de l‟ordre du discours et à lui coextensif, que la stylistique devrait être de nature continuiste, plutôt que de se consacrer à la seule elocutio, et spécialement aux figures, accidents et traits. Il faut se garder de considérer la forme comme une enveloppe du fond, mais bien comme ce que nous avons nommé plus haut une potentialisation de ce fond. Ce dernier peut connaître différents degrés de force, qui décident de sa forme. Marivaux conçoit donc le rapport de la forme au fond selon un modèle dynamique : la forme est dans un rapport au fond comparable à celui qu‟entretiennent, chez Aristote, l‟acte et la puissance (dunamis). Aristote prend l‟exemple de la statue, contenue en puissance dans le marbre, et que le sculpteur va « actualiser ». Dans la conception marivaudienne, la pensée est constituée d‟un sens, lequel possède un certain coefficient de force ; ce sens est porté par une certaine énergie, et la clarté consiste à rendre fidèlement par l‟expression et l‟un et l‟autre, unis : l‟idée, ou le sentiment, dans la juste intensité47. Au cas où la pensée ou le sentiment « passe[nt] toute expression », la clarté alors exigera « l‟exposition nette » de cette pensée telle qu‟elle fasse « entrevoir » la vivacité qui excède l‟expression48. Le sublime désigne, dans cette perspective, une pensée forte qui n‟est pleinement reçue dans la particularité et le déploiement de son expression que par ceux qui y sont préparés par leur capacité. Sans quoi, ce haut degré n‟est que pressenti, deviné. Il s‟ensuit, comme on l‟a vu, et c‟est peut-être le point essentiel, que le « grand poète » sent génériquement49. C‟est là une des conceptions possibles du génie, plus classique que romantique : lorsque le plus personnel se légitime de rejoindre l‟universel (les deux étant formés en boucle). Le style est ainsi moins une fin qu‟un moyen – au sens également d‟un milieu qui, comme une interface, renvoie à l‟expérience de chaque individu et ne l‟informe que dans la mesure même où il s‟accorde avec sa capacité – dans l‟espoir d‟éduquer celle-ci, donc, progressivement, de l‟affiner et de l‟approfondir.

Si l‟on ne craignait l‟anachronisme, on dirait Marivaux hostile à cette autonomisation du style dont l‟invention d‟une « langue littéraire », un siècle plus tard, sera le symptôme50. Le fameux « Absolu littéraire » en sera le creuset. Ainsi, Denis Thouard a montré comment les tenants du Sturm und Drang en particulier promeuvent un usage du langage « en polémique ouverte contre le culte de la clarté. » Johann Georg Hamann, acteur important du changement de signification du concept de style (traditionnellement normatif et correspondant à une qualité objective de l‟expression choisie

45 C‟est une protestation qu‟on trouve souvent, et pas seulement chez les écrivains classiques, de n‟avoir affecté aucun style particulier.

46 Dans les termes de la glossématique de Hjemlslev, on dirait que la substance du contenu n‟est que la face sensible de la forme du contenu.

47 « […] le refus de soumettre la conduite – discours ou action – à des préoccupations stratégiques ou publicitaires, et d'ajouter au réel un signe qui, en le manifestant, tend à le dénaturer, joue un rôle majeur dans la pensée de Marivaux », Jean-Paul Sermain, « L‟art du lieu commun chez Marivaux. L‟opposition “res” et “verba” dans La Vie de Marianne », Revue d’Histoire Littéraire de la France, LXXXIV, 1984, p. 895.

48 « Sur la clarté du discours », op. cit., p. 52.

49 Proust encore et enfin : « le talent est […] le pouvoir de réduire un tempérament original aux lois générales de l‟art, au génie permanent de la langue. » (« Contre l‟obscurité », op. cit., p.390)

50 Voir notamment l‟avant-propos à La Langue littéraire (sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat, Paris : Fayard, 2009), où il est noté que la domination absolue de l‟explication de texte en France « a entériné et accéléré de façon spectaculaire le sentiment d‟une « autonomie » de la langue littéraire. » (p.42)

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délibérément par l‟auteur en fonction du genre adopté et de l‟effet recherché), considérait que le style n‟était pas « un moyen d‟expression ou une ressource rhétorique, mais fai[sai]t un avec la pensée qui s‟exprime en lui, indissociable de son auteur comme l‟âme et le corps. » Cette nouvelle acception qui ne fait plus du style une catégorie différenciée en elle-même (divisée en sublime, médian et bas par exemple), mais « ce qui échappe à toute catégorie pour désigner l‟individuel, comme une signature continue de l‟auteur dans son œuvre »51 peut passer pour la digne continuatrice de la conception marivaudienne. Or, c‟est une bifurcation majeure qui a été introduite, dont la fameuse phrase de Buffon, qui a donné lieu à tant de commentaires, est le lieu géométrique : pour Marivaux, l‟homme disons idiosyncrasique n‟est qu‟une variété de l‟homme générique ; dans la perspective romantique allemande, le Mensch, l‟Homme, a résolument conquis son autonomie et s‟est émancipé à l‟égard du Mann, l‟homme-individu52.

La défense du « non-style » peut paraître assez inattendue, voire paradoxale, de la part d‟un auteur réputé précieux (et qui va même jusqu‟à argumenter en faveur de la nécessité de l‟élision de l‟auteur comme tel dans la littérature de fiction : il doit disparaître de façon à ce qu‟on croie ne plus entendre que la voix de ses personnages53). Comme tendraient pourtant à le prouver les positions de Marivaux et de Proust à deux siècles d‟intervalle – deux écrivains victimes de cette imputation de préciosité et dont la réputation est assez bien établie à cet égard – l‟oscillation entre souci du style et indifférence au style serait de nature cyclique, en fait : à des périodes d‟attachement obsessionnel à la forme succèdent des réactions contre une telle fascination. Mais ce balancement auquel sont plus sensibles que d‟autres, sans doute, des écrivains qui « forcent » la langue, en éprouvent la rigueur et la résistance, à cause de l‟usage personnel qu‟ils en réclament, témoigne non seulement que la forme dans son rapport au fond est la question littéraire par excellence, mais que les auteurs les moins simples sont hantés par une nostalgie de l‟évidence, de la simplicité, que leur complication met en exergue et vers quoi elle est irrésistiblement attirée : comme si au-delà du péché originel du langage, d‟une faute babélienne jamais expiée, persistait l‟utopie d‟écrire comme on respire.

51 Dans une telle conception l‟« auteur » et la « pensée » ne font plus qu‟un, comme on le voit : celle-ci n‟est plus extrinsèque à celui- là.

52 Denis Thouard, Le partage des idées. Études sur la forme de la philosophie, Paris : CNRS Éditions, 2007, p. 54.

53 L‟écrivain doit acquérir cet art – à moins que ce ne soit un don – « inimitable au travail réfléchi, et que le poète ne peut saisir que quand, par emportement d‟imagination, il devient lui-même ce qu‟est la personne dont il parle. » Ses ruses sont involontaires, elles procèdent de sa foi et non d‟aucun calcul. Un « auteur vif » se met à la place d‟un personnage et, dans cet état, « acquiert des idées d‟une ressemblance franche, foncière et générale avec celles que pourrait avoir l‟homme réellement intéressé. » (« Sur la pensée sublime », op. cit., p. 67) Sur ces questions, voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999. On y lit notamment une défense de l‟idée que « toute représentation est perspectivique » illustrée par l‟exemple de Marivaux : en accédant à son univers fictionnel, « je me coule dans une respiration narrative particulière qui exemplifie un type d‟inflexion mentale non moins individuelle (…) Et ce mode s‟incarne de la manière la plus concrète dans les caractéristiques narratologiques et stylistiques du texte de Marivaux. […] La fiction est donc toujours une affaire de fond et de forme à la fois. » (p. 229-230)

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