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Homère et le kunikos tropos

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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fRédéRiC Junqua

Université Stendhal Grenoble Alpes

Dans le corpus des lettres pseudépigraphes attribuées à Diogène, la Lettre 30 est censée être adressée par le Sinopéen, fraîchement arrivé à Athènes, à son père. Il y raconte sa rencontre avec Antisthène lors d’un cours où ce dernier explique que deux routes mènent au bonheur, l’une étant un raccourci et l’autre un long chemin. Questionné par Diogène sur ces deux voies, Antisthène conduit tous ses disciples vers la ville, leur désigne les deux chemins qui montent à l’Acropole, « l’un, court mais escarpé et difficile, l’autre long, mais lisse et facile » et déclare : « Les chemins qui mènent à l’Acropole, les voici ; ceux qui mènent au bonheur sont du même genre ; que chacun d’entre vous choisisse celui qu’il désire, et je lui servirai de guide. » Tous sont « frappés de stupeur » devant la difficulté du chemin le plus court, que Diogène est le seul à choisir. S’ensuit un cérémonial au cours duquel Antisthène dépouille Diogène de son manteau et de sa tunique pour le revêtir de l’accoutrement cynique traditionnel : le τρίβων plié en deux, la besace et le bâton. Le récit de l’équipement de Diogène par Antisthène est l’occasion d’énumérer les éléments de cet accoutrement et d’en expliquer l’usage.

« Et le bâton, à quoi sert-il ? » demande Diogène pour finir. « À te pro- téger […], répond Antisthène, contre ceux dont les dieux se protègent avec lui, contre les poètes ». La lettre s’achève sur cette réplique, que Wilhelm Capelle tenait pour « surprenante », à tel point que certains critiques ont suggéré de la corriger

1

.

1. Voir Capelle (1896, p. 36 ); Tsiribas (1953, p. 69-77) ; Emeljanow (1968, p. 149). Nous appuyant sur un passage de Dion Chrysostome, qui fait explicitement des poètes les porte-

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Contre les poètes… Contre la poésie ? On ne peut pourtant qu’être frappé par la parenté que la mise en scène de l’équipement de Diogène entretient avec le style formulaire de l’épopée : à la remise de chaque élément de l’accoutrement correspond une « formule », qui sera reprise pratiquement telle quelle au moment où Diogène interrogera Antisthène sur l’utilité de chacun d’eux : tout laisse à penser que l’auteur de la lettre a voulu évoquer la fin du chant XIII de l’Odyssée, quand Athéna « transforme » Ulysse en mendiant (398-403 et 430-438) – hypothèse qui nous paraît d’autant plus plausible qu’Ulysse fait partie, avec Héraclès, des « héros » cyniques, que les vers 434-438 sont explicitement cités dans la Lettre 7 de Diogène (elle aussi adressée à son père et défendant son mode de vie et son accoutrement) et que l’exemple d’Ulysse est aussi utilisé par Diogène dans une lettre de consolation à sa mère (Lettre 34) pour justifier sa vie de « chien ». On lit par ailleurs dans cette Lettre 34 une remarque surprenante, quand on la compare avec la conclusion de la Lettre 30 : Diogène y soutient que la leçon qui est au fondement du mode de vie qui chagrine tant sa mère, il ne l’a pas apprise « d’Antisthène en premier, mais des dieux et des héros, et de ceux qui ont mis la Grèce sur la voie de la sagesse, Homère et les poètes tragiques ». On ne saurait être plus frontalement contradictoire.

Cette contradiction, inhérente au caractère pseudépigraphe et donc non unifié du corpus des Lettres diogéniennes, n’en est pas moins extrêmement significative du « paradoxe » cynique vis-à-vis de la poésie : d’un côté, un rejet des poètes en tant que vecteurs des « opinions de la foule » contre lesquelles luttent les cyniques, de l’autre, le recours très fréquent, dans les textes cyniques, à des références poétiques, quand les cyniques ne se font pas eux-mêmes poètes (on pense notamment aux tragédies qu’aurait écrites Diogène et aux poèmes de Cratès). Ce « paradoxe » se retrouve dans leur attitude à l’égard de la παιδεία et de l’écrit en général : tout en ne cessant d’affirmer que « la vertu relève des actes » et qu’elle « n’a besoin ni de longs discours ni de connaissances », les cyniques ont beaucoup écrit.

Antisthène, qui disait que « les gens sensés ne devraient pas apprendre à lire et à écrire, pour ne pas être déformés par les propos d’autrui » ( D. L., VI, 103) a rédigé plus de soixante ouvrages (cf. D. L., VI, 15-18), dont plus d’une quinzaine en relation avec Homère

2

. Certes, on pourrait considérer qu’Antisthène, en tant que « proto-cynique », n’est pas vraiment représen- tatif du mouvement

3

. Mais Diogène lui-même, Cratès après lui, et, pour

parole du plus grand nombre (Orationes, VII, 98-101), nous pensons qu’il faut voir derrière les « poètes » les opinions de la foule.

2. Sur les ΟΜΗΡΙΚΑ d’Antisthène, voir Giannantoni (1990, t. IV, p. 331-346).

3. Voir Giannantoni (1990, t. IV, p. 223-233.

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tout dire, l’ensemble des cyniques dont le nom est parvenu jusqu’à nous, semblent s’exposer au même reproche d’incohérence

4

.

En réalité, le paradoxe n’est qu’apparent : les cyniques s’en prennent moins à l’écrit en lui-même qu’à ceux qui ne jurent que par lui

5

. De même, ce n’est pas la παιδεία en tant que telle qu’ils conspuent, mais un certain type de παιδεία , la παιδεία traditionnelle

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. Et les poètes sont moins la cible de leurs attaques que ne le sont leurs interprètes, ces grammairiens dont les travaux sont à leurs yeux aussi inutiles que ceux des musiciens, des mathé- maticiens, des orateurs, des astronomes, des géomètres ou même des phi- losophes

7

. Dès lors, rencontrer Homère, au détour d’un texte d’obédience cynique, que ce soit sous la forme de citations, d’allusions, de parodies, de pastiches ou même d’exégèse (parodique ou non) est moins surprenant qu’on ne pourrait le penser au premier abord.

Parmi les divers usages que les cyniques ont fait du poète, nous avons choisi de nous intéresser ici aux citations qu’en fait Diogène dans la tradi- tion des chries et à leur fonction au sein de ce que Démétrios, l’auteur du traité Du style

8

, appelait le κυνικὸς τρόπος

9

.

L’expression, qu’on ne rencontre que chez Démétrios, y apparaît à deux reprises, d’abord dans la partie consacrée au « style élégant » (περὶ γλαφυροῦ), où Démétrios (§ 170) la rattache au « risible » (τὸ γελοῖον , opposé au « gracieux », τὸ εὔχαρι ) et l’associe aux plaisanteries de banquets visant à corriger les sensuels et les débauchés, ainsi qu’aux chries et aux sentences ; il en parle à nouveau (§ 259-262) dans la partie concernant le « style véhément » (περὶ δεινότητος), où il la définit comme

« une certaine véhémence dont le relief vient de l’humour qui s’y mêle », qu’on trouve aussi dans la comédie (§ 259). Commentant un exemple, emprunté à Diogène, il dit : « On rit à cette parole, et l’on s’en étonne. Puis tout doucement, elle vous inflige comme une secrète morsure » (§ 260).

Cette définition rejoint la précédente : on y retrouve l’humour, ainsi que la visée correctrice, à quoi s’ajoute ici la « surprise ».

4. Voir Bracht-Branham, « Defacing the Currency: Diogenes’ Rhetoric and the Invention of Cynicism », dans Bracht-Branham et Goulet-Cazé (1997, p. 81-104, p. 82-85).

5. Voir notamment D. L., VI, 48, où Diogène nie l’importance de ses propres écrits et D. L., VI, 5 (Antisthène).

6. Sur la conception cynique de la παιδεία, voir notamment Goulet-Cazé (1986, p. 25-26 et p. 152-154).

7. Cf. D. L., VI, 27-28 ; VI, 73 ; Bion, fr. F 5 A Kindstrand ; Sénèque, Ad Lucilium, 88.

8. Pour les questions de datation et d’attribution du traité, voir Chiron (1993, p. xiii-

xl) et (2001b).

9. Sur le κυνικὸς τρόπος, voir Roca-Ferrer (1974). On pourrait être tenté de rapprocher le kunikos tropos du χαρακτὴρ Ἀντισθένους ou de l’ Ἀντισθένειος τύπος évoqués respectivement par Épictète ( II, 17, 35) et Julien (Héraclidès, 217 A), mais il nous semble que ces expressions renvoient au style propre d’un auteur plus qu’à un style caractérisant la littérature cynique en général (contra, voir [Aubert-Baillot, 2013, p. 141-157].

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Parmi les exemples de κυνικὸς τρόπος cités par Démétrios, on trouve bien entendu des références à des auteurs et à des œuvres cyniques, mais aussi le fameux « Personne, je le mangerai en dernier » de Polyphème (Odyssée, IX, 369). Sans entrer ici dans le détail, il ressort de l’examen de ces exemples que le κυνικὸς τρόπος est autant une méthode philosophique qu’un style littéraire et une rhétorique, dont la principale caractéristique est de transmettre un message « sérieux », de nature éthique et de caractère correctif, sous une apparence « comique » : sur le plan des actes (dans les chries, par exemple), le cynique se comporte en bouffon ; sur le plan litté- raire, il a recours aux procédés comiques traditionnels. Le κυνικὸς τρόπος ne serait alors qu’un autre nom du σπουδογέλοιον, le « sério-comique ».

Il nous paraît pourtant se distinguer de ce dernier en ce qu’il relève aussi de la δεινότης : le « discours cynique », dit Démétrios, ressemble à un chien qui frétille de la queue avant de mordre brusquement (§ 261). Or, dans cette morsure, nous croyons reconnaître une pratique spécifiquement cynique, celle de la παρρησία, consistant à « appeler un chat un chat » et à dire sans détours ce que l’on pense à son interlocuteur, y compris – et peut-être surtout – « ce qui fâche »

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. On se trouverait face à ce paradoxe d’une « παρρησία cachée », impliquant qu’on doive reformuler le γελοῖον en παρρησιαστικὸν pour pouvoir accéder au σπουδαῖον, ce dernier ne se révélant pas directement derrière le γελοῖον. Dès lors, παρρησία et γελοῖον pouvant constituer deux obstacles à la délivrance du message cynique (la première, quand elle est assimilée à l’injure ou à l’offense, peut rebuter ceux qui en sont les victimes, le second peut conduire à ne voir dans le cynique qu’un simple plaisantin, un bouffon sans profondeur), le κυνικὸς τρόπος tel que nous le comprenons est une sorte de gageure : faire trouver le σπουδαῖον caché derrière la δεινότης / παρρησία cachée elle-même der- rière le γελοῖον. Et le recours à Homère comme « ingrédient » comique permet de rendre encore plus subtil ce procédé.

Citations d’Homère dans les chries diogéniennes

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: 1) VB 492 (= D. L., VI, 52)

Ἀξιόπιστον ἰδὼν λωποδύτην ἔφη, τίπτε σὺ ὧδε, φέριστε;

ἦ τινα συλήσων νεκύων κατατεθνηώτων;

10. Voir par exemple Diogène traitant Alexandre de « bâtard » chez Dion, Orationes, IV, 18.

11. Les références renvoient à Giannantoni (1990, t. II ). Le manque de place nous a contraint à opérer une sélection : cette liste n’est donc pas exhaustive (voir aussi notamment VB 225B, 235, 498, 500).

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Ayant vu un détrousseur d’habits dont l’attitude ne laissait aucun doute sur ses intentions

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, il lui dit : « Où vas-tu donc ainsi, ô brave homme ? Chercherais-tu à dépouiller le cadavre d’un trépassé ? » (Κ 343, 387) 2) VB 493 (= D. L., VI, 53)

πρὸς τὸν πολυτελῶς ὀψωνοῦντα,

ὠκύμορος δή μοι, τέκος, ἔσσεαι, οἷ’ ἀγοράζεις.

À qui faisait de somptueuses dépenses pour sa nourriture, il dit :

Prompt sera ton trépas, mon enfant, avec de tels achats (Σ 95, avec ἀγορεύεις à la place de ἀγοράζεις)

3) VB 494 (= D. L., VI, 55)

Ἀριστῶν ἐλάας, πλακοῦντος εἰσενεχθέντος, ῥίψας φησίν, ὦ ξένε, τυράννοις ἐκποδὼν μεθίστασο

καὶ ἄλλοτε, μάστιξεν δ’ ἐλάαν .

Alors qu’il était en train de manger des olives, on lui apporta un gâteau ; il jeta son plat d’olives en s’écriant :

Au large, étranger ! cède le passage aux tyrans ! (Euripide, Phéniciennes, 40) ou, selon d’autres : L’olive est cinglée

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! (Ε 366 ; Θ 45 ; ζ 82)

4) VB 495 (= D. L., VI, 57)

θεασάμενός ποτε πορφυροκλέπτην πεφωραμένον ἔφη, ἔλλαβε πορφύρεος θάνατος καὶ μοῖρα κραταιή.

Ayant vu un jour un voleur de pourpre pris en flagrant délit, il dit : L’ont saisi la mort pourpre et l’impérieux destin (Ε 83)

5) VB 496 (= D. L., VI, 63)

Ἔρανόν ποτ’ αἰτούμενος πρὸς τὸν ἐρανάρχην ἔφη, τοὺς ἄλλους ἐράνιζ’, ἀπὸ δ’ Ἕκτορος ἴσχεο χεῖρας

Comme on lui réclamait son écot lors d’un banquet commun, il dit à l’éranarque :

Va saigner

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les autres, mais d’Hector écarte les mains (Π 82a Barnes)

12. C’est ainsi que nous comprenons l’adjectif ἀξιόπιστος. Pour d’autres interprétations (notamment celle qui en fait un nom propre), voir Goulet-Cazé (1999, p. 726 et n. 3).

13. Cette réplique de Diogène repose sur un jeu de mots intraduisible en français, que nous avons toutefois tenté de transposer approximativement en un autre jeu de mots : ἐλάαν est, dans la chrie, l’accusatif singulier de ἐλάα, « l’olive » et l’expression signifie « il fouetta l’olive » ; mais ἐλάαν est chez Homère l’infinitif du verbe ἐλάω (= ἐλαύνω), et la formule signifie « elle/il fouetta [cingla du fouet] ses chevaux pour les faire avancer » (cf. Ε 366, Θ 45 ; γ 484, ζ 82, ο 192).

14. Il y a vraisemblablement ici un jeu de mots basé sur une paronomase entre le verbe ἐναρίζω (« tuer au combat », cf. Iliade, passim) et le verbe ἐρανίζω (qui n’est pas homérique et signifie « payer son écot »). Ce vers ne se trouve pas dans les manuscrits d’Homère, mais J. Barnes l’avait introduit dans son édition de l’Iliade en 1711.réclamer l'

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6) VB 499 (= D. L., VI, 53)

Μειράκιον εὔμορφον ἀφυλάκτως ἰδὼν κοιμώμενον, νύξας, ἐπέγειραι, ἔφη, μή τίς σοι εὕδοντι μεταφρένῳ ἐν δόρυ πήξῃ

Ayant vu un jeune homme bien fait de sa personne qui dormait sans

surveillance, il le secoua et lui dit : « Réveille-toi ! Prends garde qu’un ennemi, dans ton sommeil, en plein dos ne te plante sa lance ! » (Θ 95)

7) VB 39 (= Arrien, Entretiens d’Épictète, III, 22, 92)

πάλιν Ἀλεξάνδρῳ ἐπιστάντι αὐτῷ κοιμωμένῳ καὶ εἰπόντι οὐ χρὴ παννύχιον εὕδειν βουληφόρον ἄνδρα

ἔνυπνος ἔτι ὢν ἀπήντησεν

ᾧ λαοί τ’ ἐπιτετράφαται καὶ τόσσα μέμηλεν.

Une autre fois, Alexandre, se dressant devant lui alors qu’il dormait encore, lui dit :

Il ne doit pas dormir toute la nuit, le donneur de conseils (Β 24) à quoi, encore à moitié endormi, Diogène répliqua :

À qui les peuples sont confiés et qui a souci de tant de choses (Β 25).

8) VB 52 (= D. L., VI, 66)

ὀνειδιζόμενος ὅτι παρ’ Ἀντιπάτρου τριβώνιον ἔλαβεν, ἔφη, οὔτοι ἀπόβλητ’ ἐστὶ θεῶν ἐρικυδέα δῶρα.

Comme on lui reprochait d’avoir accepté un petit tribôn de la part d’Antipater, il répondit : Non, certes, ils ne sont pas à rejeter, les glorieux présents des dieux ( Γ 65)

9) VB 58 (=, VI, 67)

ὀνειδιζόμενος ὅτι αὐτὸς αἰτεῖ, Πλάτωνος μὴ αἰτοῦντος, κἀκεῖνος, εἶπεν, αἰτεῖ, ἀλλ’

ἄγχι σχὼν κεφαλήν, ἵνα μὴ πευθοίαθ’ οἱ ἄλλοι.

On lui reprochait de mendier, alors que Platon ne mendiait pas : « Lui aussi, dit-il, il mendie, mais il le fait

en parlant à l’oreille, pour que les autres n’en sachent rien » (α 157, δ 70) 10) V B 148 (= Stobée, W. H. II, 8, 21)

Διογένης ἔφη νομίζειν ὁρᾶν τὴν Τύχην ἐνορούουσαν αὐτῷ καὶ λέγουσαν τοῦτον δ’ οὐ δύναμαι βαλέειν κύνα λυσσητῆρα.

Diogène disait qu’il croyait voir la Fortune s’élancer sur lui et dire : Mais lui, je n’arrive pas à le toucher, ce chien enragé ! ( Θ  299)

11) D. L., VI, 103

καὶ ὅπερ τινὲς ἐπὶ Σωκράτους, τοῦτο Διοκλῆς ἐπὶ Διογένους ἀναγράφει, τοῦτον φάσκων λέγειν, Δεῖ ζητεῖν

ὅττι τοι ἐν μεγάροισι κακόν τ’ ἀγαθόν τε τέτυκται.

Et Dioclès, attribuant à Diogène ce mot que certains attribuent à Socrate,

lui fait dire : « Il faut rechercher quel mal et quel bien ont eu lieu en ton palais »

(δ 392)

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Si nous présentons dans notre liste la chrie 11, ce n’est que pour mieux faire sentir l’écart entre un usage traditionnel d’Homère et celui qu’en fait le κυνικὸς τρόπος . Telle qu’elle est formulée, cette chrie se sert d’Homère sérieusement pour formuler un précepte sérieux. Attribuée par la tradition à Socrate, Antisthène ou Aristippe

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, elle semble n’avoir pour fin que de recourir aux mots du poète pour exprimer un précepte philosophique qu’on pourrait qualifier de « socratique » : il faut se préoccuper avant tout du bien et du mal dans notre âme. La seule version de la chrie qui nous paraisse motivée est celle qui met en scène Antisthène : cette citation serait sa réponse à la question qu’on lui posait sur ce qu’il fallait retenir d’Homère : en répondant, par un vers d’Homère, que tout ce qu’il fallait retenir d’Homère était qu’il ne fallait pas se préoccuper d’Homère, mais de nous-même, Antisthène formulait une idée typiquement cynique d’une manière relevant du κυνικὸς τρόπος

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. La reformulation de D. L., VI, 103, élimine tout le sel de cette répartie, parce qu’elle en élimine le contexte. Or c’est précisément le contexte, la mise en relation entre la parole ou l’acte du cynique et une situation, un geste, une attitude, un autre acte ou une autre parole, qui fait l’efficacité du κυνικὸς τρόπος .

La chrie 10 manque elle aussi de contextualisation : on voit bien l’effet héroï-comique produit par la citation, qui fait du philosophe en haillons un héros de l’épopée, on voit pourquoi ce vers a pu attirer l’attention des cyniques, avec sa référence au « chien » enragé

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(en l’occurrence Hector, que Teucros se plaint auprès d’Agamemnon de ne pas parvenir à percer de ses flèches), on en identifie le message cynique (indépendance et immu- nité face aux événements extérieurs et aux aléas du destin) mais il manque un contexte minimal qui rendrait la chrie plus drôle, plus frappante, plus efficace.

De fait, le procédé héroï-comique, consistant à transposer dans le monde épique des situations triviales ou quotidiennes via la citation homérique, est sans doute le plus petit dénominateur commun à l’ensemble de la collection.

Il est le γελοῖον minimal que chacune des chries vise à produire. Certaines semblent s’en tenir là

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. D’autres redoublent le γελοῖον en recourant au

15. Voir D. L., II, 21 ; Sextus Empiricus, Contre les mathématiques, VII, 21 et XI, 2 ; Musonius, III, 24 ; Thém., Or., XXXIV, 5 (Socrate); Arsenius, Violetum, s. u. Antisthenes (Antisthène) ; pseudo-Plutarque, Stromates, 9 (= Eusèbe, Préparation évangélique, I, 8, 9) (Aristippe).

16. Comme Diogène en D. L., VI, 67, lorsque, questionné sur l’étymologie du mot ἀνδράποδον, il laisse entendre, tout en y répondant, qu’il faut être un esclave pour se préoccuper de questions aussi vaines.

17. On pense à Julien, qui, au début du Contre Héracléios, exprime son exaspération face à un prétendu cynique en citant υ 18 : τέτλαθι δή, κραδίη· καὶ κύντερον ἄλλο ποτ’ ἔτλης. Sur la fortune de ce vers d’Homère dans le milieu cynique, voir Létoublon (2003, p. 321- 346), p. 335-340.

18. Voir par exemple VB 225B, 235, 498, 500.

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jeu de mots ou à la parodie : ainsi, la chrie 4, où l’hapax πορφυροκλέπτης semble avoir été créé tout spécialement pour donner l’occasion à Diogène d’évoquer le πορφύρεος θάνατος d’Homère (cf. Ε 83, Ξ 334, Υ 477), ou encore la substitution d’ἀγοράζεις à ἀγορεύεις dans la chrie 2, où Diogène s’en prend à un gourmand prodigue ; d’autres jouent sur le contexte d’où la citation homérique est tirée : le λωποδύτης que Diogène croise dans la chrie 1 est interpellé par lui comme un nouveau Dolon – et on connaît le sort de Dolon

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; d’autres encore s’adonnent au pastiche pur et simple (chrie 5). Selon la dose de γελοῖον mise en œuvre, telle ou telle chrie tendra plutôt vers la plaisanterie, voire la blague, alors qu’une autre paraîtra plus sérieuse, et dévoilera plus facilement le σπουδαῖον derrière son γελοῖον . Or il nous semble que l’effet produit par un σπουδαῖον moins immédia- tement accessible s’avère bien plus efficace ( parce que plus surprenant, et sans doute aussi plus séduisant, donc plus convaincant) que celui qui se révèle d’emblée ou n’avance que trop peu masqué. Dès lors, les chries les plus drôles ou les plus étonnantes ont des chances d’être les plus efficaces.

Prenons par exemple la chrie 6 de notre collection, où Diogène réveille un jeune homme endormi ἀφυλάκτως (lors d’un banquet ? aux bains ?) en lui lançant l’exhortation que Diomède lance à Ulysse au vers 95 du chant VIII de l’Iliade. On voit bien, pour reprendre les termes de Démétrios, la « drôlerie dans le sens apparent ». Mais la « véhémence dans l’intention cachée » nous semble moins claire. Sur quoi porte cette véhémence, et quel message cynique la chrie veut-elle faire passer ? Tout dépend, en fait, du sens que l’on donne à l’adverbe ἀφυλάκτως. S’il signifie « laissé sans surveillance », le jeune homme ne saurait, en toute justice, être complète- ment blâmable : certes, il est responsable de s’être abandonné au sommeil, mais c’est à ses parents que revient le reproche de l’avoir laissé seul face au danger du « coup de lance » auquel il est exposé. En revanche, si l’on considère qu’ ἀφυλάκτως signifie « sans prendre de précautions », c’est-à- dire « négligemment », « nonchalamment », voire « lascivement » (dans une posture indécente et/ou provocante), alors c’est le jeune homme seul qui est la cible de l’attaque de Diogène, qu’il fasse preuve de simple négligence ou qu’il s’adonne à ce qu’on pourrait appeler du « racolage passif ». Or il se trouve qu’à chacune de ces deux interprétations, on peut faire corres- pondre une chrie parallèle : à la première celle qu’on lit en D. L., VI, 46 :

« Ayant vu un jeune homme qui s’en allait dîner avec de riches débauchés, il l’arracha à leur compagnie, le conduisit chez ses parents et leur recommanda de le surveiller » ; à la seconde, celle qui est rapportée en D. L., VI, 47 :

19. Les λωποδύται de profession étaient condamnés à l’ἀποτυμπανισμός, autrement dit, condamnés à mort (cf. Xénophon, Mémorables, I, 2, 62 ; Lysias, Contre Agoratos, 67-68 ; Eschine, Contre Timarque, 91). L’évocation de la « mort pourpre » dans la chrie 4 et l’allusion à Dolon et aux « cadavres des trépassés » dans la chrie 1 ne sont pas anodines.

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« À un jeune homme qui se plaignait d’être harcelé par une foule de pré- tendants, il dit : “Cesse donc, toi d’abord, d’étaler partout les signes de tes désirs impurs” ». Ces deux chries ne s’embarrassent pas d’humour et recourent directement à la παρρησία. Sont-elles plus ou moins efficaces que la chrie 6 ? Il nous semble que cette dernière, en rendant le reproche du cynique plus « aimable », ou plus « gracieux » (l’inquiétude feinte de Diogène participe aussi à l’effet comique) a d’autant plus de chances de convaincre que son usage du κυνικὸς τρόπος la rend plus mémorable.

Quant au message cynique dont elle est le vecteur, en quoi consiste-t-il ? S’agit-il simplement de s’en prendre aux jeunes débauchés et de les rap- peler à l’ordre ? Diogène ne voudrait-il pas plutôt dire au μειράκιον qu’il est vraiment entouré d’ennemis prêts à lui planter une « lance dans le dos »?

L’auteur de la République nous semble s’en prendre ici bien plus aux rela- tions sexuelles telles que la société les détermine, avec toute l’hypocrisie et la violence qu’elle engendre, qu’au comportement d’un jeune adolescent.

Semblablement, on peut considérer que la « véhémence » contenue dans les chries sur les λωποδύται cible moins le vol en tant que tel que les fausses valeurs d’une société qui le rend possible : c’est moins parce qu’il vole que le voleur est stigmatisé que parce que, en volant, il révèle sa soumission à la δόξα, qui veut qu’un beau manteau soit une chose désirable, et qu’il est prêt à endurer des πόνοι non seulement inutiles (comme celui qui travaillerait pour se payer un beau manteau) mais même dangereux (puisqu’il s’expose à la mort pour une chose qui n’en vaut pas la peine).

Si les chries sur les jeunes gens et celles sur les voleurs, par leurs enjeux, nous invitent à chercher en elles le σπουδαῖον et la παρρησία derrière le γελοῖον , d’autres chries pourraient passer pour de pures « blagues », comme la chrie 3 et son jeu de mots sur le double sens de ἐλάαν . On est d’autant plus enclin à n’y voir qu’une plaisanterie sans conséquences que le même jeu de mots est attribué chez Athénée à un parasite dont rien ne laisse à penser (sauf, peut-être, le recours à ce jeu de mots) qu’il soit un cynique

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. De fait, quel σπουδαῖον pourrait se cacher derrière un Diogène rejetant un plat d’olives lorsqu’on lui apporte un gâteau ? Ne voit-on pas ici, au contraire, le cynique en contradiction avec ses principes de frugalité et de recherche de l’autarcie ? S’agirait-il d’une chrie hostile au cynisme ? Nous ne le pensons pas. D’abord, parce que le fait que Diogène y mette les rieurs de son côté lui donne le beau rôle. Ensuite, parce que la réplique alternative de Diogène, où il cite les Phéniciennes d’Euripide (laissant entendre que le gâteau est le

« tyran » auquel les olives doivent céder la place) évoque la « tyrannie » des

20. Cf. Athénée, VI, 48, 4 : « Le parasite Philoxène, surnommé Pique-assiette (Πτερνοκοπίς), déjeunait un jour chez Python. Il y avait sur la table une assiette d’olives, mais on servit bientôt un plat de poissons ; alors il renversa d’un coup de poing l’assiette d’olives en s’exclamant : “l’olive est cinglée” (μάστιξεν δ’ ἐλάαν). »

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plaisirs qui tient sous sa domination la plupart des hommes, et à laquelle Diogène semble ici se soumettre lui aussi. Mais s’y soumet-il vraiment ? Son action (rejeter les olives) est rendue profondément ambiguë par les paroles qu’il profère : en citant Euripide ou Homère dans ce contexte, il rend son geste fondamentalement parodique, et en fait celui d’un homme qui, libéré de la tyrannie des plaisirs, est en mesure d’y être confronté sans danger. On pense à cette autre chrie où Diogène, à qui l’on demande si les sages mangent des gâteaux répond : « Ils mangent de tout comme le reste des hommes » ( D. L., VI, 56). La chrie en question étant suivie par une série de chries concernant la pratique de la mendicité et les reproches qu’elle vaut à Diogène, il nous paraît plausible que la chrie 3 réponde elle aussi à une critique visant la contradiction apparente entre l’autarcie revendiquée par les cyniques et des pratiques semblant s’y opposer. Que répond Diogène à cette critique ? Qu’il assume la contradiction, laissant ainsi entendre que, pour le cynique, « si l’autarcie est un desideratum, la liberté est un impératif

21

».

D’autres chries, dans notre liste, confrontent le cynique à un reproche de parasitisme : dans la chrie 8, Diogène se voit reprocher d’avoir accepté un τριβώνιον comme présent d’Antipater

22

. On retrouve l’effet héroï- comique commun à notre collection, consistant à assimiler un τριβώνιον à un présent divin ( le τρίβων lui-même étant un manteau grossier, le diminutif rend le présent d’Antipater encore plus dérisoire et le contraste avec l’adjectif ἐρικυδής encore plus frappant). Diogène chercherait-il à se justifier, en mettant en avant, avec humour, le peu de valeur du présent qu’il a accepté ? Mais on ne voit jamais le cynique se justifier des dons qu’on lui fait : au contraire, même, il arrive qu’il reproche à ses bienfaiteurs de ne pas lui être reconnaissants d’avoir accepté leurs bienfaits

23

. Si l’on veut accéder au message réel que délivre la chrie, il faut donc encore une fois aller plus loin que le premier niveau, celui du γελοῖον . On pourrait d’abord considérer que l’effet héroï-comique créé par l’assimilation du τριβώνιον à un « glorieux présent des dieux » rejaillit sur le donateur : Antipater n’est pas plus un dieu que le τριβώνιον n’est un présent de ces derniers, et dès lors, la réplique de Diogène serait une manière de rabaisser Antipater. En réalité, nous pensons que le message va plus loin. On sait l’importance que les cyniques accordaient à leur accoutrement et le rôle de premier plan que jouait ce dernier dans l’ascèse physique qui était, pour eux, le raccourci vers

21. Brach-Branham (1997, p. 97). La chrie 5 exprime la même idée.

22. Sur les relations entre Diogène et les diadoques d’Alexandre, voir Giannantoni (1990, t. IV, p. 443-451).

23. Cf. pseudo-Diogène, Lettre 38, 3 : « de la part de ceux qui me savaient gré d’avoir accepté leurs dons une première fois, j’acceptais de nouveau, mais de la part de ceux qui ne m’en savaient pas gré, je n’acceptais plus rien ».

,

(11)

le bonheur et la vertu

24

, et on sait également que la pauvreté, loin d’être un obstacle vers la sagesse, était vue par eux comme une condition de cette dernière

25

: si, aux yeux de la foule, un τριβώνιον est un présent médiocre (et c’est cette opinion qui permet à la chrie de fonctionner à son premier niveau, celui du γελοῖον ), il est, pour le cynique, un véritable présent des dieux, une arme (avec les cheveux longs, la barbe, la besace et le bâton) pour se défendre contre l’opinion, comme on le lit dans la Lettre 7 de Diogène, où, pour consoler son père qui se lamente de voir son fils devenu un « chien », il lui rappelle que son vêtement est le même que celui dont Homère écrit qu’Ulysse, « le plus sage des Grecs », se revêtit, sur le conseil d’Athèna, lorsqu’il revint chez lui, « et il est si noble qu’on s’accorde à en faire une invention non des hommes, mais des dieux »

26

. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’on retrouve l’expression θεῶν ἐρικυδέα δῶρα dans un passage de l’Iliade où ces « dons des dieux » ne sont plus définis comme οὐκ ἀπόβλητα mais comme οὐ ῥηΐδια ( Υ 265), c’est-à-dire « difficiles » : si l’on suppose que l’auteur de la chrie avait ce vers à l’esprit, la réponse de Diogène peut être vue aussi comme une manière de revendiquer la difficulté de la « voie cynique », à laquelle ses détracteurs reprochaient, à l’inverse, sa trop grande facilité

27

.

Le contexte des citations utilisées dans les chries n’est certes pas tou- jours déterminant, mais il arrive assez souvent qu’il permette d’enrichir l’interprétation de ces dernières, voire d’élucider certaines difficultés. C’est le cas, pensons-nous, pour la chrie 9, où Diogène se voit reprocher sa pratique de la mendicité et mis en opposition avec Platon qui, lui, ne men- diait pas. On pourrait dans un premier temps considérer que la réponse de Diogène est une « non-réponse », du genre de celle qu’il faisait à ceux qui lui reprochaient de manger des gâteaux. Mais si l’on s’intéresse aux deux occurrences dans lesquelles le vers cité apparaît, on s’aperçoit qu’elles présentent des similarités qui éclairent considérablement la δεινότης de la réplique de Diogène. Les deux citations sont tirées de la Télémachie, et dans les deux cas, le contexte est celui d’un riche banquet, celui donné dans le palais d’Ulysse par les prétendants au chant I, puis celui donné dans le palais de Ménélas au chant IV. C’est Télémaque, qui, dans les deux occur- rences, « penche la tête pour parler », au chant I, à l’oreille d’Athèna, qui a pris l’apparence d’un hôte du palais, et au chant IV, à celle de Pisistrate, le fils de Nestor qui l’a accompagné jusqu’à Lacédémone. Dans la première occurrence, Télémaque se plaint des prétendants, qui font bombance sur

24. Voir Goulet-Cazé (1986, p. 17-76).

25. Cf. Stob., W.H. IV, 32a, 11 et 19.

26. Voir pseudo-Diogène, Lettre 7, 2 ; voir aussi la Lettre 34.

27. Voir entre autres, Lucien, Vies à l’encan, 11 ; Galien, De cujusque animi peccatorun digno- tione atque medela, V, p. 71 Kühn ; Julien, Contre Heracleios, 225 C.

(12)

le cadavre supposé de son père ; dans la seconde, il exprime à Pisistrate sa fascination pour la richesse du palais de Ménélas. En somme, le premier passage nous montre un Télémaque qui réprouve le luxe, et le second un Télémaque qui l’admire. Ne peut-on voir là une allusion indirecte à Platon lui-même ? N’est-ce pas une manière de dire que celui qui, dans la Lettre 7, trouvait le faste des « tables siciliennes » fort peu à son goût

28

, mais qui pourtant est retourné en Sicile à deux reprises sous le règne de Denys le Jeune, n’est qu’un « grand enfant irrésolu

29

» qui ne sait pas ce qu’il veut, ou, pire, un hypocrite qui se rend à la cour des tyrans où il profite de leur faste tout en faisant mine de le dédaigner

30

? La chrie s’inscrirait donc dans la polémique cynique contre les « philosophes de cour

31

», et Diogène, confronté à ses supposées contradictions, y renverrait Platon aux siennes.

Nous terminerons notre petite étude par un examen de la chrie 7, qui met en scène elle aussi une confrontation traditionnelle, celle de Diogène et d’Alexandre, confrontation qui vise généralement à illustrer la supériorité et l’indépendance du cynique

32

. Cette chrie nous paraît particulièrement intéressante, parce qu’elle nous montre Alexandre recourir au même pro- cédé que Diogène dans les chries : surprenant Diogène encore endormi, il lui adresse un « reproche gracieux », autrement dit, recourt au κυνικὸς τρόπος, pour blâmer sa paresse et le décontenancer. Or que se passe-t-il ? Sans même se réveiller vraiment, Diogène complète la citation et, peut-on supposer, se rendort sans accorder plus d’intérêt à Alexandre. La chrie est citée par Épictète dans sa diatribe Περὶ Κυνισμοῦ ( III, 22) pour illustrer les qualités morales du cynique, qui « se doit de posséder un grand charme ( χάρις ) naturel et beaucoup de finesse ( ὀξύτης ) […] pour être toujours prêt à faire face aux attaques avec à-propos ». Elle est donc censée illustrer les talents de répartie et d’improvisation du cynique, ce qu’elle fait à merveille.

L’effet comique réside ici dans l’attente déçue d’Alexandre qui, croyant prendre Diogène au dépourvu, doit faire face à la vivacité d’esprit et à l’imperturbabilité du Chien, qui, au passage, rappelle à celui qui, nous dit Dion, « se vantait de connaître par cœur tout le premier poème, l’Iliade, et beaucoup de morceaux de l’Odyssée » (Orationes, IV, 39), qu’il ne lui cède en rien en termes d’érudition. Jusque dans son sommeil, le Chien reste au plus haut de ses capacités d’adaptation et de répartie et ne se laisse pas

28. Cf. Platon, Lettre 7, 326b-c.

29. Nous empruntons cette caractérisation de Télémaque à Marrou (1948, p. 38).

30. L’expression même « parler à l’oreille pour n’être pas entendu des autres » évoque irrésistiblement le passage de la Lettre 7 où Platon évoque le fait que Dion et lui-même ne pouvaient plus parler ouvertement – « c’eût été dangereux » (332d).

31. Voir Junqua (2006, p. 27-50).

32. Voir Giannantoni (1990, t. II, VB 31 à VB 49).

(13)

surprendre

33

. Le σπουδαῖον de la chrie résiderait dans cette démonstra- tion d’imperturbabilité et de maîtrise. Mais un étonnement, une question subsiste (c’est le principe du κυνικὸς τρόπος ) concernant la portée et le sens que Diogène veut donner à sa réplique : s’agit-il pour lui de répondre au reproche d’Alexandre par un autre reproche, en suggérant qu’au lieu de se livrer à ces enfantillages, il ferait mieux d’assumer sa charge, celle de celui à qui les peuples confient la conduite de leur destin ? Cela voudrait dire que Diogène considère qu’Alexandre est un véritable roi. Or c’est bien le contraire qui ressort de nos sources

34

. Dès lors, il nous faut supposer que la réplique de Diogène vise non pas tant à renvoyer Alexandre à ses devoirs de roi qu’à prendre au pied de la lettre l’allusion ironique (du point de vue d’Alexandre) à un Diogène βουληφόρος : en complétant la citation, Diogène revendique son statut de véritable roi (et, par là, sa supériorité sur Alexandre). En somme, à la plaisanterie d’Alexandre, Diogène répond très sérieusement, en rappelant qu’il a effectivement des peuples à sa charge, parce qu’il est, lui, un roi véritable. Interprétation que confirme la reprise du vers 25 du chant II de l’Iliade au paragraphe 72 de la diatribe III 22 d’Épic- tète, où ce dernier assimile explicitement le cynique au βασιλεὺς à qui se rapporte ce vers. La chrie serait ainsi une variante de la célèbre anecdote de Diogène demandant à Alexandre de cesser de lui faire de l’ombre : là aussi, on a un Diogène assoupi, à qui Alexandre, se dressant devant lui ( ἐφίστημι là aussi), propose d’accorder tout ce qu’il veut, suscitant la réponse bien connue de Diogène : « Écarte-toi de mon soleil » ( D. L., VI, 38), ce qui, en toute παρρησία, revient à dire : je n’ai besoin de rien de ce que tu penses pouvoir me donner ; tu crois être un roi tout-puissant, mais tu n’es rien : moi seul suis le véritable roi, et je n’ai pas besoin de toi.

En conclusion, nous souhaiterions revenir brièvement sur la « contradic- tion » que nous soulignions au début de cet article. On pourrait, en effet, trouver étrange qu’une philosophie qui rejette l’ ἐγκύκλιος παιδεία s’appuie précisément sur « l’éducateur de la Grèce » ( Platon, Rsp, X 606e) pour faire passer son message. En réalité, citer Homère, c’est s’appuyer sur une culture commune pour mieux la remettre en question. Les cyniques avaient la prétention d’être, eux aussi, des éducateurs. En s’appropriant Homère, plutôt qu’en le négligeant ou en le rejetant, ils faisaient de leur principal concurrent leur allié, fût-ce malgré lui.

Allons plus loin : l’effet héroï-comique produit par la citation homérique dans la tradition des chries, qui, l’espace d’un instant, fait de Diogène un

33. On pense ici à l’infaillibilité du sage stoïcien, dont la fermeté d’esprit reste assurée même dans son sommeil (cf. Épictète, III, 2, 5 et II, 17, 33).

34. Cf. notamment Dion, Orationes, IV.

(14)

Hector, un Diomède ou un Ulysse, cache peut-être, au-delà du γελοῖον, une parenté plus profonde qu’on ne le pense entre le cynique et le poète.

Le cynisme est une philosophie « populaire », mais son message n’en reste pas moins fondamentalement élitiste : en ce sens, il rejoint le message homérique. Même si la « gloire » et la « vertu » des héros homériques pro- posés en modèle aux Grecs dès leur plus jeune âge ne sont pas les mêmes que la « gloire » et la « vertu » du « héros » cynique, l’idéal homérique de recherche de l’excellence, cet idéal agonistique et ascétique (au sens athlétique du terme) n’est pas renié : c’est son domaine d’application qui est redéfini.

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