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De l’art des fous à l’art brut

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Introduction

« La chose ne peut jamais être séparée de quelqu’un qui la perçoit, elle ne peut jamais être effectivement en soi parce que ses articulations sont celles mêmes de notre existence, et qu’elle se pose au bout d’un regard

ou au terme d’une exploration qui l’investit d’humanité.

Dans cette mesure, toute perception est une communication ou une communion (…) » Maurice Merleau-Ponty1

«Jeder Mensch ist ein Künstler.» Joseph Beuys

«L'art a estompé la différence entre l'art et la vie.

Laissons maintenant la vie estomper la différence entre la vie et l'art.»

John Cage

Certaines créations initialement découvertes en milieu psychiatrique, institutionnel ou auprès d’artistes autodidactes isolés, ont acquis une signification particulière au cours du vingtième siècle. Psychiatres, artistes et commissaires d’expositions leurs ont attribué le statut d’œuvres d’art en marge, ou d’œuvres d’art à part entière au sein du circuit culturel officiel.

Le travail que vous découvrez retrace, à partir d’une perspective historique critique, un siècle d’évolution spectaculaire du regard et de l’appréciation de créations de créateurs qui ne s’autoproclament pas toujours artistes. Il conjugue une approche d’historienne de l’art avec des observations empiriques issues d’un travail de terrain entamé dès le milieu des années 80 au sein de l’association Arch’Imago, dans ma fonction de directrice artistique du Centre de recherche et de diffusion bruxellois Art en Marge devenu art & marges musée en 2009, et comme commissaire d’expositions au sein des circuits de l’art outsider et du mainstream.2

1Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.

2Dans un premier temps, à partir de 1986 dans le cadre de l’A.S.B.L. Arch’Imago à Bruxelles :

cette association, créé par le psychiatre Walter Duytschaever, avait pour but d’envisager les œuvres issues de l’aliénation en dehors de la délimitation « normalité » et « folie », elle les considérait plutôt à partir d’une

« approche artistique » en mettant l’accent sur « la formulation unique ». Arch’Imago a développé son activité dans deux domaines : une mission de prospection et un groupe de lecture. La prospection portait sur la recherche d’œuvres et de collections en Belgique. Ce travail a abouti à la réalisation de l’exposition L’artiste absent au Musée d’Art Moderne à Bruxelles (décembre 1986) et à l’édition d’un catalogue. Un fichier avec la description des œuvres et des collections qui se trouvent en Belgique a été entrepris.

Le groupe de lecture se réunissait chaque semaine pour analyser et commenter les textes relatifs au champ d’investigation d’Arch’Imago. L’association a organisé un colloque consacré à L’analyse de l’espace pictural au Musée d’Art Moderne à Bruxelles en 1991. Elle est également à l’origine de l’exposition La beauté insensée, au Palais des Beaux-Arts de Charleroi en 1995, présentant des œuvres provenant de la Prinzhorn Sammlung de Heidelberg. A cette occasion, un colloque intitulé Bild und Bildung, Image et imaginaire a été organisé au Goethe-Institut de Bruxelles, en collaboration avec Arch’Imago et la Vrije Universiteit Brussel.

Dans ma fonction de responsable du secteur expositions au Botanique – Centre culturel de la communauté française à Bruxelles, j’ai entre autres assuré le commissariat d’expositions consacrées à Henri Michaux, Jean Dubuffet : du trait à la matière, et à cette occasion j’ai présenté la collection d’Art en Marge en 1996.

J’ai également accueilli l’exposition de Lucienne Peiry, actuelle directrice de la Collection de l’Art Brut à Lausanne intitulée Art Brut : de la clandestinité à la consécration en 1998.

Depuis 2001, je travaille pour le art & marges musée, anciennement A.S.B.L Art en Marge, centre de recherche et de diffusion à Bruxelles, rebaptisé de la sorte en 2009. J’assure la fonction de directrice depuis 2002. Voir case-study.

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Tout au long de ce parcours, la flexibilité et par conséquent la fragilité du champ de l’art outsider, et le pouvoir du regardeur me sont apparus. Le passage de l’art des fous à l’art en marge reflète un siècle de bouleversements esthétiques, sociologiques et institutionnels ainsi que des interrogations fondamentales sur les limites de l’art, du statut de l’artiste et de la légitimation d’une création en tant qu’œuvre d’art.

Ma recherche s’attarde au rôle joué par les principaux protagonistes de ce champ particulier. Paradoxalement, les promoteurs de cet art ne sont pas les artistes eux-mêmes, mais bien ceux qui se sont emparés de ces créations et ont contribué à l’évolution spectaculaire de la perception de l’art en marge. Les créations regroupées dans cette marge aux limites floues en constante mutation, deviennent dès lors un art que je qualifierai « d’art par procuration ». Cette approche historique « critique », construite à partir d’une structure chronologique parsemée de commentaires parfois divergents, indique clairement que la question de l’art dans son rapport à la folie, au handicap et à la marginalité sociale, se situe dans l’évolution du monde culturel. À l’instar des conditions d’internement psychiatrique qui ont évolué de l’isolement à l’intégration, l’art en marge a connu le passage « de la clandestinité à la consécration », pour reprendre la formule de Lucienne Peiry, l’actuelle directrice de la Collection de l’Art Brut à Lausanne.3 À cela s’ajoute, comme l’écrit Claude Lévi-Strauss, que « la répartition des anomalies présumées pathologiques et des anomalies glorifiées n’a rien de scientifique, elle dépend des valeurs socio-culturelles et varie selon les groupes.»4 Cette constatation s’applique également à l’art dans son évolution, car avec le temps le territoire de la marginalité artistique s’est considérablement modifié. Il devient même de plus en plus difficile à cerner.

De l’art des fous à l’art brut

L’intitulé de mon étude impose d’emblée des éclaircissements d’ordre sémantique.

L’art des fous : expression qui renvoie à la stigmatisation du mot fou et à la reconnaissance de leurs créations comme relevant de l’art ; et l’art en marge : expression « post-dubuffetienne » définissant une catégorie hétérogène de créateurs autodidactes, relevant de la frange du circuit culturel officiel.

À partir du début du vingtième siècle, l’intérêt pour les créations des aliénés, qui ne se manifeste plus en dépit de la folie, mais voit au contraire en celle-ci une valeur positive, annonce un tournant important. En 1907 déjà, Marcel Réja, alias le Docteur Paul Meunier, étudie les productions issues du milieu asilaire dans son ouvrage L’Art chez les fous. Il tente d’éclairer d’un jour tout particulier les conditions de la genèse de l’activité artistique à partir d’analogies entre l’art primitif, les dessins d’enfants et l’art asilaire.5

Les auteurs des quelques œuvres reproduites dans son ouvrage restent anonymes, un choix qui reflète la condition du patient psychiatrique à cette époque. C’est à ce titre que l’ouvrage

3 Lucienne Peiry, titre de son doctorat publié sous le titre L’art Brut, Paris, Flammarion, 2004.

4 Michel Thévoz paraphrasant Claude Lévi-Strauss, Art brut, psychose et médiumnité, Paris, La différence, 2005, p.19.

5 Marcel Réjà, L’Art chez les fous, le dessin, la prose, la poésie, Paris, Mercure de France, 1907, réédité dans Fabienne Hulak, La nudité de l’art, Nice, Z’Editions,1994, p.13, p.22.

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consacré par le Docteur Walter Morgenthaler à son patient Adolf Wölfli en 1921 marque un tournant fondamental dans l’évolution de l’appréciation des créations asilaires. Dans la conclusion de son ouvrage, le psychiatre pose explicitement la question suivante : Wölfli est-il vraiment un artiste ? Sa réponse ne laisse planer aucun doute sur sa conviction intime que c’est « à cause de sa maladie (…) qu’une magnifique structure fut mise en évidence et prouva les prédispositions artistiques fondamentales de Wölfli. »6

Une année plus tard, le psychiatre et historien de l’art allemand Hans Prinzhorn attribue une légitimité et une valeur artistiques à certaines créations des personnes malades mentales dans un ouvrage devenu emblématique.7 Il reste un précurseur pour avoir préféré l’analyse esthétique et l’autonomie de l’œuvre à l’enquête psychiatrique. Bildnerei der Geisteskranken (Expression de la folie) comporte une analyse de « tout ce que les malades mentaux produisent au sens artistique du terme.» Bien qu’il défende la valeur artistique de certaines productions, Prinzhorn opte paradoxalement pour l’emploi du terme Bildnerei (création d’images) plutôt que la notion d’art, car il estime que « la charge affective précise du terme (art) comporte un jugement de valeur ».8 Prinzhorn souligne à cet effet le pouvoir fondamental du critique et se heurte, comme la plupart des auteurs qui se sont penchés sur l’art asilaire, à des contradictions en tentant de concilier une forme d’objectivité scientifique avec la correspondance existentielle subjective propre à l’expérience esthétique.9 Il a également opéré des choix : les œuvres qu’il met en exergue dans son ouvrage répondent majoritairement aux normes de l’expressionnisme allemand en vogue dans les milieux d’avant-garde d’alors. L’impact de l’ouvrage de Prinzhorn sur les artistes de son époque est considérable et a marqué l’évolution de l’histoire de l’art (en marge).

Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l’artiste français Jean Dubuffet a provoqué une mutation irréversible en inventant la notion d’art brut et en constituant la collection du même nom. L’art brut souligne la dichotomie entre l’art et la folie : « il n’y a pas d’art des fous, il n’y a pas plus d’art des fous que des dyspeptiques ou des malades du genou ».10 Comme les expressionnistes et les surréalistes avant lui, Dubuffet envisage ces œuvres comme « une projection très immédiate et directe de ce qui se passe dans les profondeurs d’un être. »11 Mais l’art brut, n’est pas l’art psychopathologique, il regroupe, outre les œuvres provenant du milieu institutionnel psychiatrique ou carcéral, des travaux de médiums spirites et des créations d’auteurs autodidactes marginaux au circuit de l’art officiel et souvent étrangers à la société. « L’invention » de Jean

6 Walter Morgenthaler, Ein Geisteskranker als Künstler, Bern/Leipzig , Verlag Ernst Bircher, 1921– nouvelle édition augmentée Verlag Medusa, Berlin/Vienne, 1985. Traduction en français de Henri-Pol Bouché, également auteur de la préface, publié dans le Fascicule n° 2, Adolf Wölfli, Paris, publications de la Compagnie de l’Art brut, 1964, deuxième édition, Lausanne, Collection de l’Art brut, 1979, p.146.

7 Hans Prinzhorn, Bildnerei der Geisteskranken : Ein Beitrag zur Psychologie und Psychopathologie der Gestaltung, Berlin Heidelberg, Springer Verlag, 1922 (republié en 1923, 1968, 1994, 1997, 2001)

8 Hans Prinzhorn, Bildnerei der Geisteskranken, Ein Beitrag zur Psychologie und Psychopathologie der Gestaltung, Berlin, Springer Verlag, 1922. Expressions de la folie, Paris, Gallimard, 1984, p.53.

9 Michel Thévoz, Art brut, psychose et médiumnité, op.cit., p.109.

10 Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard, 1967, Tome I, p.202.

Tous les écrits de Jean Dubuffet et une sélection de sa correspondance ont été réunis dans 4 tomes présentés par Hubert Damisch en 1967 tomes I et II, édition complétée en 1995 par les tomes III et IV.

Ces ouvrages seront désignés par les initiales PES, I à IV.

11 Jean Dubuffet, PES I, op.cit., p.212.

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Dubuffet, qui déstigmatise le lien entre l’art et la folie, répond surtout à sa farouche attaque envers l’establishment culturel. Sa vision symbolique et subjective résulte de la dialectique de l’opposition. Dubuffet devient le défenseur d’une série de créateurs qu’il estime plus authentiques que ses collègues professionnels. Son attitude, qui reflète indubitablement une véritable et sincère fascination pour des créations de « l’homme du commun », souligne le pouvoir du décideur. C’est lui, et les quelques personnes qui l’entourent au sein de la Compagnie de l’Art Brut, qui définissent les orientations et qui choisissent les élus. Son approche a projeté ces artistes12, souvent sortis d’une forme d’anonymat à leur corps défendant, à l’intérieur d’un ghetto marginal face au monde de l’art officiel. La stigmatisation et l’instrumentalisation se sont en quelque sorte déplacées : l’étau de la folie et de la marginalisation a cédé la place à l’enfermement anti-culturel.

Le paradoxe de l’art brut

Au départ, l’art brut procède d’un climat de confidentialité : « l’art brut s’est voulu secret, gardons le secret », affirme Dubuffet.13 Les membres de la Compagnie de l’Art Brut insistaient sur le « caractère un peu privé, un peu secret comme un petit cercle intime d’amis qui comprennent ces choses, (…) à l’abri de la grossièreté indiscrète des badauds et des journalistes. »14 Cette situation intimiste n’a pas perduré, et la révélation de ces créations au public a souligné le paradoxe de l’art brut. En 1976 la Collection de l’Art Brut est officiellement inaugurée au Château de Beaulieu à Lausanne. Malgré son intention de discrétion, Jean Dubuffet souhaite quand même conférer un statut à la collection et par là même la préserver de l’oubli et la présenter à un public plus large. Il opte pour la création, en Suisse, d’un musée spécifiquement dédié à cette collection.

Michel Thévoz, directeur de cette institution à son ouverture, considère ce choix comme un pis- aller, préférable au silence et à l’occultation.15 La création d’un musée ghetto qui perpétue l’attitude hostile de Dubuffet face au monde culturel patenté, a suscité l’enthousiasme et la controverse.16 Pour l’inventeur de l’art brut, il est cependant inconcevable de faire entrer sa collection de 5.000 œuvres dans un musée d’art contemporain au sein du circuit de l’art officiel.17 Il faut souligner que Dubuffet est empreint de l’utopique conviction que la révélation de l’art brut

12 Au fil du temps, les nomenclatures ont évoluées autant pour les créateurs désignés comme les « fous », les

« créateurs », les « auteurs », les « patients-artistes » ou les « artistes » ; que pour leurs créations qualifiées de

« productions », « expressions », « Bildnerei », « documents », « œuvres », etc. L’évolution des terminologies reflète l’engouement grandissant pour ce type de créations. Les termes d’artiste et d’œuvre sont de plus en plus employés dans la littérature spécialisée. Le choix de Dubuffet pour la notion d’auteur pour définir les créateurs de l’art brut est emblématique.

13 Lettre de Jean Dubuffet à Gaston Ferdière, Paris, 16/2/1965, Archives de la Collection de l’Art Brut, cité par Lucienne Peiry, « L’aventure de l’art brut : une histoire de diamants et de crapauds … » in Indiscipline et marginalité, Actes du colloque, Montréal Société des Arts Indisciplinés, 2003, pp.177-183, p.181.

14 Texte du catalogue de l’exposition L’art brut préféré aux arts culturels, Galerie René Drouin, Paris 1949.

15 Lucienne Peiry, L’art Brut, Paris, Flammarion, 2004, p.178.

16 L’enthousiasme auprès des adeptes et la réserve auprès du monde culturel officiel à l’instar d’Harald

Szeemann qui a présenté de l’art asilaire et des œuvres d’artistes outsiders au sein du circuit culturel officiel, ne défend pas cette option d’isolement de l’art brut. Voir entre autres Ein Museum in Lausanne, die „Collection de l’Art Brut“, in Inviduelle Mythologien, Berlin, Neuer Verlag, 1985, pp.145-148. Majoritairement les avis sont plutôt favorables.

17 Dubuffet a refusé plusieurs propositions de cet ordre, entre autres pour Beaubourg et le Château de Carrouges en Normandie. Laurent Danchin, Art brut, l’instinct créateur, Paris, Gallimard, 2006, p.65.

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entraînerait un séisme artistique dans le monde culturel contemporain. C’est le contraire qui s’est produit. Il a d’ailleurs pris conscience de ce que la valorisation de l’art brut signifie l’amorce d’un mouvement sans retour et que son assimilation au système culturel officiel est irréversiblement engagée. L’ouverture du musée à Lausanne a accentué le caractère problématique et même l’antinomie propre à l’art brut et outsider 18 qui sont à la fois opposés au monde culturel et simultanément à l’origine d’un circuit parallèle qui reproduit les principes typiques au monde de l’art officiel, à savoir le « triangle » traditionnel : atelier – galerie – musée.

À cela s’ajoute que, devant la popularité croissante de l’art brut et l’évolution de la psychiatrie, des créations issues d’ateliers d’art-thérapie ou d’ateliers créatifs qui ont vu le jour au sein du monde institutionnel, lié à la maladie et au handicap mental sont également qualifiées d’art brut ou d’art outsider. Pour les adeptes de l’art brut, le milieu institutionnel ne constitue toutefois plus un espace propice à la création dissidente. Contrairement à l’art brut, l’expression y est encouragée, encadrée et organisée et ne naît pas spontanément et par nécessité impérieuse.

Tous ces éléments accentuent l’hiatus qui sépare le processus créatif du processus de présentation au public et le danger de manipulation des créateurs de ces expressions qui sont catalogués « art brut », souvent malgré eux. Par la décontextualisation de leurs créations, l’accent est mis sur une forme de marginalité que les auteurs avaient parfois voulu éviter. La phrase de Gaston Chaissac est édifiante à ce propos: « je baptisais mes bonshommes tout bonnement de peinture rustique populaire moderne. Plus avisé, Dubuffet parla d’Art Brut, le mot fit fortune et je restai chocolat … »19 Pour Dubuffet et les adeptes de son engagement anti-culturel, le désintéressement total des auteurs d’art brut face au regard du spectateur va souvent de pair avec

« une déconnexion sociale et une idiosyncrasie quasiment autistique», ainsi qu’avec un manque total de conditionnement culturel. 20

Cet élément devient, à l’inverse, un argument pour les détracteurs de ces expressions qui estiment « qu’est art, toute manifestation que l'artiste aura proclamée telle et qui aura été admise comme telle par la société dont il fait partie ».21 Selon ce point de vue, par ailleurs discutable, le processus qui transforme une création en œuvre d’art reconnue passe par l'intention artistique énoncée par le créateur, l’attribution du statut d’œuvre d’art par le producteur de l’objet et ensuite par le monde de l’art.22

Défendre des œuvres issues d’artistes marginalisés ne signifie pas pour autant gommer leur spécificité, et il est indéniable que la relation du producteur à sa création reste un élément fondamental de différentiation entre les artistes bruts et les artistes professionnels.

18 Art outsider : terme introduit par Roger Cardinal en 1972 comme traduction de la notion de l’art brut.

19 Cité par Frédéric Orbestier, in catalogue exposition Gaston Chaissac, 18/11/1978-8/1/1979, Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d’Olonne, p.46.

20 Michel Thévoz, Requiem pour la folie, op.cit., p.24.

21 André Boulon, « Des sens qui se dérobent : pour une pratique essentiellement interrogative », International Journal of Art Therapy, n°1, op.cit., p. 16. Voir aussi de Thierry de Duve, Faire école, Paris, Presses du réel, 1992.

22 Sarah Lombardi, Champs libres, à la poursuite de l’art brut (2), http://www.sai.qc.ca/expo/pdf/Champs_libres_FR.pdf, 6/04/2008.

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6 Le dilemme de l’artistique et de l’humain

À l’inverse de l’art professionnel, l’art en marge est encore majoritairement abordé à travers le parcours existentiel, souvent misérabiliste de l’auteur qui réduit l’individu et sa création à son

« altérité anonyme ».23 En 1922 le psychiatre allemand Hans Prinzhorn soulève déjà ce danger. Il estime que la connaissance du vécu du créateur « favorise seulement le penchant vulgaire pour une indiscrétion qui n’a rien à voir avec l’art ». 24 Roger Cardinal, soulève également le danger d’utiliser une terminologie qui fait allusion au statut social ou mental du créateur, car elle distrait l’attention de l’esthétique et accentue le biographique.25 Pourtant aujourd’hui encore certains critiques se posent cette question : « L’art brut tombe-t-il sous le coup du jugement esthétique ou bien relève t-il d’un autre ordre : émotif, affectif, compréhensif, clinique, compassionnel ? Est-il légitime de lui appliquer les critères, les analyses, l’appareil critique qui sont ceux de l’esthétique artistique établie ? »

Ces créations en marge ne peuvent indubitablement plus être appréhendées selon les conceptions propres à l’époque où Dubuffet a « inventé » l’art brut. L’art brut est l’enfant d’une époque de remise en cause de tous les modèles académiques, au terme d’une auto-contestation radicale de la culture occidentale. Cette contestation s’est initialement appuyée sur des exemples exotiques, à l’instar de l’art premier, pour finalement et paradoxalement aboutir à l’alternative occidentale radicale, à savoir dans ses hôpitaux psychiatriques.

La condition sociale marginale de l’auteur (maladie mentale, handicap, marginalité sociale) ne garantie pas le talent, ni la dissidence des œuvres face au monde de l’art officiel. Bien que mes recherches aient débouchés sur des découvertes d’œuvres importantes, j’ai comme beaucoup d’autres chercheurs, fait le constat de la rareté des talents artistiques. « Toute forme n’est pas artistique » écrit Henri Maldiney à propos des expressions de la folie. « Car, poursuit-il, pas plus qu’il ne suffit d’être malade pour être artiste, il ne suffit d’être bien portant ; et pas davantage il ne suffit d’être artiste pour être bien portant dans le moment même de faire-œuvre. »26

Le danger est réel que les détails existentiels soient interprétés et instrumentalisés pour le meilleur et pour le pire, avec respect ou avec paternalisme. Ceci mène encore trop souvent, comme l’écrit Jacques Charlier, à une « ghettoïsation angélique et compassée pratiquée par une société qui n’a de cesse d’instrumentaliser l’art et la folie, pour conjurer ses absences d’affect et son angoisse pour tout ce qui risque de lui échapper. »27

Tous ces éléments soulèvent la délicate question des catégorisations sur base du statut de l’auteur. Peut-on comparer un artiste qui crée dans l’isolement total, sans intention de présenter sa création au public, à une personne malade ou handicapée mentale qui dessine souvent sous l’emprise des médicaments, dans un atelier créatif ? Doit-on dès lors aborder toutes ces créations

23 Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck , 1985, p.67.

24 Hans Prinzhorn, Expressions de la folie, pp.353-354.

25 Roger Cardinal, cité par Maurice Tuchman, in Introduction, Maurice Tuchman & Carol S.Eliel, Parallel visions, Modern Artists and Outsider Art, Los Angeles County Museum of Art, Princeton University Press, 1993, p.11.

26 Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck, 1985, p.67.

27 Jacques Charlier, La lisière de l’art, in Autour de la marge, Kanttekening, Cross over the mind, Bruxelles, Art en Marge, 2002, p.46.

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sous un angle différent ? Lorsque l’œuvre se retrouve au mur d’un musée d’art outsider ou au sein du circuit officiel, ces paramètres restent-ils déterminants ? Ces délimitations basées sur l’état mental ou social de l’auteur ne deviennent-elles pas totalement obsolètes ? S’agit-il vraiment, comme l’écrit Michel Thévoz, « d’une forme spécifique de création, qu’on aurait tort d’assimiler purement et simplement à celle des artistes socialement et mentalement intégrés » ? 28 Toutes ces interrogations soulignent l’énigme de l’art en marge, encore souvent appréhendé comme étant plus que de l’art.

De l’art brut à l’art « sans » marges

Dans le courant des dernières décennies le monde institutionnel a considérablement évolué et les internements « à vie » sont (fort heureusement) totalement abolis. L’humanisation des conditions d’internements, l’avènement des psychotropes et la création d’atelier d’art thérapie ou de création sans buts thérapeutiques prônant le bien-être pour les personnes malades ou handicapées mentales, ont considérablement modifiés la donne. Bien que ce ne fût pas son objectif, la notion d’art outsider répond à cet élargissement du champ de la création en marge du circuit culturel officiel à partir des années ’70.

La marge dépasse actuellement l’art des fous et l’art brut, elle englobe une étonnante variété d’activités artistiques majoritairement situées en dehors des préoccupations des courants majeurs de l’art. Les multiples nomenclatures art hors normes, art cru, art singulier, self-taught art, outsider art, folk art, raw art, art spontané, art différentié,... témoignent de la diversité des critères à la fois esthétiques et sociaux. Comme ma recherche le reflète, cela implique qu’outre la question complexe et éthiquement délicate de la divulgation publique et de la commercialisation de ces créations, l’art en marge suscite plus que jamais des interrogations à propos du statut de l’artiste, du professionnalisme et des rapports de l’art avec le champ social.29

Alors que je défends la thèse que certaines productions issues de milieu asilaire et institutionnel sont réellement de l’ordre de l’art, il est important d’insister sur la perception dans toute sa complexité. Diverses approches s’opposent ou s’imbriquent : psychiatrique, psychanalytique, anthropologique, phénoménologique, sociologique, esthétique et historique. Plus encore que l’art officiel ce type de création implique, pour reprendre les termes d’Harald Szeemann, que l’on « n’a jamais dans aucune œuvre d’art, un niveau unique de réalité, mais un niveau dépendant de l’observateur et de la manière de l’observer, qui ne fait que dominer l’autre ».30

Mon propos n’est pas celui du psychiatre, du psychanalyste, du responsable d’atelier mais bien celui de l’historienne d’art et de la commissaire d’exposition. Ce qui m’intéresse est l’œuvre

28 Ibidem.

29 Lucienne Peiry, op.cit, p.265.

30 Harald Szeemann, Ecrire les expositions, Bruxelles, La Lettre volée, 1996, p.32.

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comme résultat d’un processus créatif soutenu et personnifié. Dans la pratique cependant la décontextualisation d’une création issue en milieu asilaire peut avoir des conséquences particulières. Pour d’aucuns les répercutions sont positives, car elles favorisent la socialisation de la personne marginalisée. À l’inverse, certains pointent les dangers d’une présentation et d’une commercialisation.

Le « commissaire-artiste » suisse Harald Szeemann a été l’un des premiers à contester la notion d’art brut. Il était convaincu que certaines de ces expressions devaient perdre leur statut marginal pour être considérées à l’égal de l’art contemporain. Pour lui l‘analyse de l’individualité de l’expression doit s’éloigner des études de cas et du voyeurisme qui l’accompagne. 31 Elle ne doit pas occulter pour autant la condition de l’artiste mais ne peut pas réduire leurs créations à la seule valeur de différence ou de singularité. Cette approche semble également parer au danger d’occulter la réelle signification de l’œuvre, à l’instar de l’art tribal qui a fait son entrée dans les musées occidentaux pour y être réduit à la seule esthétique et a perdu sa signification et son contenu. De l’art des fous à l’art en marge met en exergue le rôle de tous les acteurs qui ont, chacun à leur manière, à partir de convictions divergentes, permis la découverte de créations singulières.

31 Lucienn Peiry, citant Harald Szeemann, op.cit., p.253

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