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LE SCRIBE ACCROUPI 263

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LE SCRIBE ACCROUPI

Au point de départ des progrès matériels de leur civilisation,

— la nôtre, — les Grecs avaient fait intervenir des dieux, ou encore des héros mythiques, initiateurs soudains de techniques vraisembla- blement originaires d'Egypte ou du Croissant Fertile, en matière d'écriture, de calcul et de commerce international. L a tradition avait fait d'un personnage historique du V I Ie siècle av. J . C , Phidon, tyran d'Argos, l'inventeur de la monnaie. Mais sur le passé véritable de la monnaie grecque i l régnait une obscurité complète qu'Aristote avait tenté de percer par une explication finaliste, manifestement vague et hypothétique, acceptée néanmoins, faute de mieux, par l'Economie politique classique.

Servie par l'accélération des découvertes archéologiques à la suite de la première guerre mondiale, l'histoire a aujourd'hui les moyens de pousser plus loin la recherche des origines de la technique grecque des échanges commerciaux, de la monnaie et du crédit.

Ce qu'elle rencontre alors n'est pas la trace du génie de quelque législateur, mais l'œuvre patiente et sagace d'une classe hérédi- taire de petits fonctionnaires afro-asiatiques, serviteurs de confiance du Temple et du Palais, quand fleurissent au Proche-Orient, dès avant le début de notre âge du bronze, des Etats fondés sur l'exploi- tation centralisée de grandes oasis à réseau d'irrigation perfectionné, haute productivité agricole et forte densité de population, environ- nées de steppes ou de déserts ne permettant que la vie nomade.

Pour gérer leurs domaines, s'assurer des rentrées en nature et contrôler leur usage, de tels Etats, qu'ils fussent implantés sur le N i l , ou sur le Tigre et l'Euphrate, ont dû former tôt un personnel spécialisé qui, en améliorant de génération en génération ses méthodes de travail, a fait faire des progrès rapides à certaines techniques importantes pour la vie économique.

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Si l'on songeait à ériger une figure symbolique de cette classe d'hommes, pour remplacer les allégories d'Hermès ou de Cadmus auprès du berceau de la civilisation occidentale, c'est au fameux Scribe accroupi du Musée du Louvre qu'il serait légitime de penser.

Cette effigie n'a rien de mythique. Dans son réalisme saissisant elle rayonne toutefois, à travers les traits fortement marqués d'un indi- vidu, le type humain façonné à d'innombrables exemplaires par la fonction qu'il remplissait i l y a quelque 4500 ans, dans les conditions politiques et sociales communes à la Mésopotamie et à l'Egypte.

Ce petit nomme au regard perçant, à la tête ronde, aux pom- mettes accusées, à la bouche comme cousue entre des lèvres minces, est pur enregistrement et calcul utilitaire, pur et impassible service.

Assis de face, en tailleur, sans autre vêtement qu'un simple pagne, sa main gauche reposant sur sa cuisse repliée tient le rouleau d'un papyrus ou d'un parchemin, où sa main droite trace des caractères à la pointe d'un style. Cependant, l'œil fixe est tout à ce qu'il observe et compte à distance, droit devant lui.

On ne se représente pas autrement, sauf le rouleau de papyrus, suppléé par la tablette, les scribes mentionnés dans la foule des textes économiques mésopotamiens, contemporains de l'ancien empire d'Egypte.

Ce personnage appartenait à une catégorie sociale -des phis anciennes, celle des techniciens de l'art de retenir et de classer les données authentiques dont le roi-prêtre divinisé et le clergé des temples avaient besoin dans leurs rapports avec les dieux et avec les hommes. Ne pensons pas seulement aux formules de supplication ou de louange efficaces dans l'exercice du culte religieux, et aux inscriptions commémoratives, mais encore prosaïquement à tout le détail des prestations en nature que le palais et les temples avaient à percevoir ou à fournir à des échéances déterminées.

L'enregistrement de ce détail et son recoupement par des inventaires étaient indispensables à la conduite d'une économie à base de prestations en nature. Dans l'Etat mésopotamien le palais et les temples étaient les propriétaires éminents de presque tout le sol cultivable, du réseau vital des irrigations, des pâtures, du bétail, des voies navigables et des étendues d'eau exploitables par la pêche et la coupe des roseaux. Ils en recevaient et redistri- buaient les produits pour une bonne part. Il fallait donc que fussent soigneusement calculés- les rendements normaux à atteindre, les

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redevances exigibles aux différentes époques de l'année, les pré- bendes et traitements mensuels concédés.

Pour stocker ces redevances, force était d'avoir des silos, des greniers, des parcs à bétail, des resserres de laine, de. lin, de bois, de bottes de roseaux, de bitume, de matériaux divers dont plusieurs, comme le cuivre, la pierre dure, le bois de construction et de menui- serie de qualité, les résines, étaient importés, enfin de véritables magasins où s'entassaient les produits du travail servile organisé dans les ateliers d'Etat, avant tout les tissus et les vêtements, qui tenaient un rôle capital dans les paiements en nature du palais.

Cet ensemble de réserves fait penser, par le caractère indis- pensable de sa fonction d'épargne collective, à une transposition humaine des organes ^analogues de la ruche et de la fourmilière.

Mais, étant humain, i l est confié, dans ses différentes parties, à la garde de fonctionnaires responsables apostes là pour compter toutes bêtes et choses à l'entrée et à la sortie et être capables de fournir à tout moment à l'autorité suprême la situation des res- sources disponibles.

Sans une exactitude scrupuleuse et un • ordre maintenus de façon permanente dans ce flot incessant de contrôles, un Etat, le plus souvent constitué par voie de conquête et menacé de destruc- tion par ses voisins, n'aurait eu qu'une existence éphémère. Or nous voyons que des royaumes de cette sorte ont cependant duré en général au I I Ie millénaire av. J . C. le temps de deux ou trois générations. S'ils n'avaient pas eu à leur disposition l'art du scribe, l'art du guerrier et du diplomate n'y eussent pas suffi. Remarquons d'ailleurs que le maintien de la paix intérieure, dans un Etat policé et peuplé d'un mélange d'hommes de différentes conditions sociales, dont de nombreux esclaves, impliquait la conservation de beau- coup de petites décisions et de petits contrats affectant durable- ment la vie matérielle et le statut des personnes. '

Prenons garde maintenant à ce qu'implique la fonction remplie par le scribe du Proche-Orient à l'époque à laquelle remontent les premières traces de son activité. Elle implique évidemment que cette fonction a préexisté à la technique de l'écriture et elle rend infiniment probable que cette dernière technique soit l'œuvre d'hommes-mémoire, de mnémotechniciens, soit prêtres, soit comp- tables-gardes-magasins, soit témoins fidèles, serviteurs spécialisés du roi grand-prêtre de la communauté.

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D'abord réduit à compter sur la fidélité de ses enregistrements mentaux, le mnémotechnicien devait s'ingénier à l'étayer matériel- lement par le perfectionnement de ses aide-mémoire. C'est là qu'au Proche-Orient i l s'est montré génial en ne « chinoisant » pas ou en ne recourant pas, comme le fera trois millénaires et demi plus tard, son homologue Inca, à des combinaisons de ficelles savam- ment colorées et nouées, mais en tirant parti des petits dessins parlants que l'homme préhistorique a eu un peu partout l'idée de tracer, à des fins magiques d'abord, semble-t-il.

L'assouplissement des idéogrammes à des emplois non plus seulement magiques, mais directement utilitaires, a suivi de près, au Proche-Orient, les progrès d'une autre technique dans l'Asie centrale du Sud-Ouest contiguë : la technique de la métallurgie du cuivre1, qui rendait possible de fortes inégalités d'armement entre les Etats et de grands remaniements de frontières. De cette tribulation on a vu finalement émerger, grâce aux mnémotechni- ciens, le fondement d'une organisation économique nouvelle, charpentée d'écrits qui restaient. L a transition s'est faite en Méso- potamie par l'éclosion d'une sorte de comptabilité en images, dont les débuts de la graphie sumérienne fournissaient l'ébauche.

Les plus anciennes inscriptions économiques trouvées en Mésopo- tamie, attribuables au début du I I Ie millénaire av. J . C , sont des aide-mémoire de comptabilité-matière à l'usage d'une économie d'État entièrement dirigée. Ils se présentent sous la forme de colonnes juxtaposées de signes figurant des hommes, des animaux ou des objets, et d'autres signes qui forment des chiffres. Le mnémotechnicien devient sous nos yeux le scribe.

*

* *

Aux approches du milieu du I I Ie millénaire, cette graphie fait en quelques siècles des progrès surprenants qui nous sont connus aujourd'hui, grâce à l'incomparable témoin qu'a constitué, couverte de caractères sumériens, la tablette d'argile de conservation indé- finie, à la différence du papyrus, son équivalent égyptien.

L a tablette d'argile n'est pas seulement le type unique du document courant d'archives qui a traversé en masse et généra- lement sans grand dommage cinquante siècles d'histoire, parce qu'elle était presque inaltérable et sans valeur aux yeux des fouil-

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leur8 de ruines ; elle a formé, avec le scribe, le couple auquel l'écri- ture a dû les progrès précoces de sa technique et de son influence sur la vie économique et sociale du Proche-Orient asiatique.

On sait que l'écriture sumérienne, comme l'égyptienne, comme la chinoise, a commencé par la juxtaposition en colonnes verticales ou en lignes horizontales, de petits dessins parlant soit directement à l'œil, soit indirectement à l'oreille, comme certains rébus actuels, au moyen de l'évocation du vocable associé par le langage à la vision de l'être ou de l'objet schématisé par chaque dessin.

Pour se perfectionner rapidement, en tant qu'instrument d'enregistrement du langage parlé, i l fallait que l'écriture disposât à volonté d'un support matériel commode, permettant à la main de multiplier sans effort les petits dessins parlants, et d'en abréger le tracé jusqu'au point où, devenus des caractères stéréotypés, ils ne seraient plus que des symboles connus d'idées et de sons.

C'est à quoi s'est prêtée admirablement l'argile fraîchement préparée après tamisage d'un peu de limon ; encore molle mais durcissant au séchage et assortie d'un simple morceau de roseau que la "Mésopotamie fournissait partout aussi libéralement que la fine alluvion de ses fleuves. Par l'un de ses bouts, taillé en pointe, le roseau convenait au tracé stylisé des dessins, tandis que le bout intact, en frappant l'argile de petits coups, y laissait des empreintes circulaires exprimant des nombres d'unités. Enfin la tablette, de dimensions bientôt standardisées, était facile à conserver et à classer dans de simples paniers transportables.

Aussi a-t-elle connu de bonne heure une large diffusion, à côté de supports beaucoup moins employés, réservés qu'ils étaient aux inscriptions dont la sauvegarde et la durée importaient parti- culièrement. Ces supports étaient soit la pierre gravée, soit l'argile façonnée en forme de « clou » ou de cône, afin d'être fixée devant témoins dans la paroi intérieure d'un temple, où elle recevait par surcroît une onction d'huile de la main d'un fonctionnaire du palais.

Telles étant les propriétés de la tablette, on comprend les services qu'elle a pu rendre ' à la civilisation en Mésopotamie au I I Ie millénaire avant notre ère.

Le scribe, dressé dès l'enfance dans l'enceinte du palais ou des temples, a pu se faire la main par des exercices, scolaires répétés, dont nous possédons des spécimens. Il a dû travailler opiniâtrement, génération après génération, à adapter le système graphique

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rudimentaire des Sumériens aux besoins économiques d'États bilingues, pour lesquels i l n'avait pas été conçu.

C'est en maniant quotidiennement la tablette et le style de roseau que le scribe est venu à bout des difficultés, par approxima- tions successives, sa fonction de comptable et de gardien responsable ne souffrant pas de relâche et la tablette étant appropriée à-un travail rapide. Il a dû y appliquer toute son ingéniosité au fur et à mesure, que la routine des inscriptions justifiant l'entrée et la sortie des animaux, denrées et matériaux entreposés sous sa surveillance a été débordée par la rédaction de contrats et par la mention d'opérations économiques d'échange ou d'achat-vente variées, en liaispn avec le développement des emplois monétaires de l'argent.' Le scribe de Mésopotamie a pu doter le Proche-Orient dans son ensemble d'un type sans précédent au monde de système graphique commun, le cunéiforme, qui sera seul à pouvoir remplir cet office pendant tout le I Ie millénaire.

, E n répétant à satiété ses efforts pour adapter la graphie sumé- rienne à l'expression du langage akkadien, aussi différent du sumé- rien que l'arabe du thibétain, le scribe a forgé un instrument assez souple pour servir, sous sa forme assyro-babylonienne, à l'expansion de la culture mésopotamienne jusqu'en Arménie et en Cappadoce et pour doter d'une écriture, en outre, au prix de modifications variées, une Babel de peuples appelés à se côtoyer et à s'interpénétrer plus ou moins pacifiquement dans le Proche-Orient asiatique, comme les Elamités, les Hittites, les Hurrites et bien plus tard les Perses. Les Hittites parlaient cependant une langue indo- européenne et l'écrivaient même au moyen de sortes d'hiéroglyphes; ' leurs scribes n'en apprirent pas moins à se servir du cunéiforme usuel en Mésopotamie vers l'an 2000.

Recueilli par le scribe akkadien dans l'héritage du Sumérien expirant, et assoupli par ses soins, un type évolué d'écriture fondé sur la notation des images et des vocables, mais mieux adaptable aux besoins de l'économie que celui de la Chine, a. été ainsi à la disposi-

tion des peuples du Proche-Orient pour les progrès de leur organi- sation intérieure et de leurs relations mutuelles, dès la fin du I I Ie millénaire av. J . C.

Les avantages des types alphabétiques d'écriture devaient un jour faire abandonner le cunéiforme et offrir à la pensée humaine un moyen d'expression à la portée de l'individu, sans l'intervention nécessaire de ces techniciens qu'étaient les scribes. Mais cette

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révolution ne devait se produire que le jour où la civilisation grec- que aurait imposé ce type d'écriture simplifiée au Proche-Orient, après avoir affirmé sa supériorité non seulement matérielle, mais encore mentale, par les victoires d'Alexandre le Grand sur l'empire des Achéménides.

Dans l'intervalle, i l se sera écoulé un millénaire et demi. Les civilisations du Proche-Orient auront eu le temps de profiter des techniques élaborées par le scribe, et la civilisation occidentale pourra dès sa naissance en recueillir le bénéfice.

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On trouve dans le bagage de la civilisation suméro-akkadienne une technique dont l'Occident, qui l'ignorait, a pleinement tiré parti : c'est celle du maniement du métal argent à des fins écono- miques. Cette technique-là aussi, l'art du scribe l'avait portée dès les débuts du I Ie millénaire av. J . C. à un degré de développement que l'on ne pouvait soupçonner avant le déchiffrement des tablettes en sumérien et en cunéiforme assyrien.

Autrement dit, le rôle de l'argent, du capital et du crédit dans la vie civilisée ne sont pas, comme on le pense souvent, le fruit d'une initiative'des Occidentaux, née chez les banquiers grecs de l'Antiquité mais une innovation du Proche-Orient, plus vieille de quinze cents ans.

L a Mésopotamie n'était pas l'Egypte, cet Eldorado de la plus haute antiquité, alimenté en or alluvial par la Nubie et en or

filonien par les gisements de la chaîne Arabique. L a Mésopotamie, grâce au maintien d'un énorme système d'irrigation et de drainage, était un grenier normalement débordant, à moins de débordement anormal de ses fleuves. Des peuples, pauvres l'entouraient, prêts à l'envahir et à la piller, mais résignés, quand elle était forte, à lui céder ce qu'ils avaient, en échange de son orge, de sa laine et de ses dattes. Ils lui vendaient ainsi des esclaves, des mulets, des bois de construction. Ils n'avaient point d'or, mais bien des filons de plomb argentifère et de cuivre argentifère, dont ils savaient fondre le minerai et séparer l'argent. Le fameux vase votif du roa' sumé- rien Entemena, au musée du Louvre, montre que peu après le milieu du I I Ie millénaire av. J . C. la Mésopotamie disposait d'argent affiné à 99 1/2 % de pureté pour honorer ses dieux. Une foule de

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textes témoigne que quatre à cinq cents ans plus tard, elle considérait l'argent comme un instrument courant des échanges.

Or la Mésopotamie avait déjà dans l'orge non seulement un instrument habituel des échanges, mais à proprement parler une monnaie, c'est-à-dire, en outre, un étalon des valeurs d'échange permettant, comme dirait l'économiste, de ramener à une même mesure — en l'espèce le Gur d'orge de deux hectolitres et demi, — les jugements respectifs de l'acheteur et du vendeur sur la valeur de l'objet à échanger.

E n pratique, dans ces pays où, au I I Ie millénaire av. J . C , l ' É t a t possédait à peu près tout, elle servait surtout, semble-t-il, à l'État. Ce lui était un moyen commode de faire au besoin chiffrer par ses scribes, en fonction d'une unité commune, la valeur de ce qu'il encaissait et redistribuait en nature. Dans la mesure où le troc ne suffisait pas, i l y a de fortes chances pour que la monnaie courante ait consisté en ligatures de coquilles particulières, comme à l'origine de la monnaie chinoise, et, semble-t-il, de la monnaie égyptienne. Thésauriser l'orge en vue de paiements importants, du temps du roi Entemena, était sans doute à la portée de peu de particuliers : hauts fonctionnaires du palais et des temples, mar- chands privilégiés et quelques patriarches magnifiques peut-être, encore que le prêt d'orge, remboursable à la récolte avec de gros intérêts, paraisse inhérent à ce type de société rurale.

L'étalon d'orge, en tout cas, était si bien enraciné dans les mœurs qu'on le retrouvera en Mésopotamie dans bien des contrats pendant plus de deux mille ans encore. Mais i l s'y était juxtaposé à partir du X X I Ve siècle av. J . C , l'étalon d'argent, et, comme i l était autrement plus commode, pour l'État et pour les particuliers, d'accumuler et de transférer l'argent que l'orge, l'argent devint par excellence la monnaie : une monnaie circulant en lingots, fils ou fragments de métal, que l'on pesait pour chaque paiement. Nous constatons que d'emblée, l'unité de poids étalon fut le sicle, d'un peu moins de huit grammes et demi, soixantième partie de la mine sumérienne, traité comme l'équivalent d'un Gur d'orge.

Grâce aux tablettes, nous pouvons observer l'instauration de la monnaie d'argent dans un pays vivant sous un régime d'économie monétaire orge, qui se Rapproche de ce que l'on qualifie théori- quement d'économie naturelle.

Les tablettes en question sont de celles que la mission de Sarzec a exhumées, un peu avant 1900, du site de Tello. Elles proviennent

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donc dé l'antique principauté sumérienne de Lagash, petite com- munauté essentiellement agricole, à la différence de ses voisines Our et Umrha, où i l se pourrait que l'argent eût un rôle écono- mique un peu plus précoce. E n revanche, nous savons exactement

comment' ce rôle s'est affirmé à Lagash, et c'est là une occasion unique de photographier l'implantation d'une monnaie de métal précieux à côté d'une monnaie en nature, dans les débuts d'une civilisation que l'Occident s'est assimilée par l'intermédiaire de la Grèce et de Rome.

A Lagash, donc, cette évolution s'est accomplie au cours des deux générations qui' ont suivi celle du souverain Entemena. Nous constatons que celui-ci régnait encore, quand l'épouse du grand pontife, répondant au nom charmant de « Petite statuette sainte », acheta une esclave pour dix sicles d'argent et un demi Gur d'orge.

Une dizaine d'années plus tard, la même dame est devenue la souveraine divine de Lagash, son grand prêtre de mari ayant évincé du trône le petit fils d'Entemena. U n autre acte nous apprend qu'elle verse vingt sicles d'argent et un Gur d'orge à une femme, qui lui vend sa fille. On voit que l'argent, dans les deux cas, repré- sente 95 % du prix payé.

Quelques années encore se passent. C'est la belle-fille de « Petite statuette » qui règne. Elle s'appelle « Oratoire de la Volonté divine ».

E n sumérien cela se dit Baragnamtarra et sonne un peu rocailleux.

Elle dispose de 42 mines et demie de laine fine et elle a besoin de 85 mines d'aromates, que son grand marchand lui procure. Ici intervient l'argent, non comme instrument de paiement, mais en tant que commune mesure. Le parfum est facturé un sicle d'ar- gent la mine et la laine acceptée pour un demi-sicle la mine. Le scribe note la transaction, qui est parfaite.

Ne nous étonnons pas que Baragnamtarra ait commandé quelque 42 kilos et demi d'aromates. Ce n'est pas pour son usage personnel. E n qualité d'épouse divine du souverain, elle assume en général les fonctions de ministre de l'économie. Il faut à l ' É t a t des aromates importés,qu'il réexporte du reste en partie, sous forme d'onguents parfumés. On a retrouvé les actes aux termes desquels Baragnamtarra confiait à des marchands tantôt de l'orge, pour rapporter de l'Elam du bétail et de l'argent, tantôt de la laine et de l'argent pour aller chercher à Bahrein sans doute du cuivre, tantôt de l'argent pour obtenir d'Umma du cuivre, que cette princi- pauté voisine avait dû importer elle-même de Bahrein ou d'ailleurs.

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Dans ces derniers cas, l'argent fait figure d'objet de troc. Mais son rôle de monnaie redevient visible, quand Baragnamtarra, ayant besoin d'un serviteur pour le culte et d'un ouvrier pour fabri- quer l'huile, achète d'une part le fils d'un homme, qui reçoit pour cela 10 sicles d'argent et un arpent de terre ensemencé en orge, et quand elle se procure d'autre part un ouvrier pour 18 sicles d'argent, qu'elle répartit entre les trois créanciers dont i l était le débiteur insolvable : un batelier, la femme d'un corroyéur et le fils d'un marchand.

Il y a un cours pour les esclaves servant aux gros travaux de culture, tournant sans doute à l'occasion la noria. Le marchand de la Maison de la souveraine a emporté l'argent à l'étranger pour en acquérir un lot, qu'il revend aux jardiniers, à 14 sicles la pièce. On voit ceux-ci, à leur tour, en revendre pour 15 sicles à Baragnam- tarra, apparemment prise de court. U n esclave capable de s'oc- cuper des moutons à laine a été payé 20 sicles par le chargé de ces moutons.

Chaque marchand itinérant paraît avoir son compte argent au palais, sous forme de tablettes conservées comme les feuillets d'un compte en banque. Gelui du marchand de la déesse Bau, le nommé Urninmar, a été débité de 4 mines d'argent, emportées à l'occasion d'un voyage d'achats à l'étranger, dans la ville de Der. Urninmar, au retour, se voit créditer de 2 mines et 5 sicles pour les esclaves qu'il a ramenés, à savoir un homme, 2 femmes et 2 petits garçons.

Il rentre avec, de plus, quatre lots de résines aromatiques, pour chacun desquels on le crédite, selon la quantité, tantôt en poids, tantôt en volume, de la résine en question qui vaut un sicle d'ar- gent. On lui tient compte enfin de la valeur d'un récipient, et d'un petit reliquat d'argent- inemployé qu'il reverse. Son compte se liquide par un solde débiteur de 1 mine et 16 sicles, à reporter.

Cela se passe l'année où le souverain époux de Baragnamtarra a été détrôné par l'usurpateur Urukagina.

Quittons le commerce et passons rapidement sur l'emploi de l'argent à des achats immobiliers, non sans noter que le petit-fils d'Entemena a encore payé en orge toute une série de terres de culture, à raison de 2 Gur pour un arpent. Nous avons aussi un acte de vente de maison pour 15 Gur d'orge par la mère de Barag- namtarra au futur souverain et beau-père de cette dernière pour 15 Gur d'orge. Mais les ventes dé maison pour une somme d'argent

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ne manquent pas, à des prix allant de 15 sicles plus 5 Gur d'orge à 20 sicles et même 5 mines d'argent.

De tout ce qui précède i l se dégage l'impression que l'argent devait être assez répandu dans Lagash. Ce qui confirme cette déduction, c'est que nous voyons le souverain,attentif à le pomper, même par de toutes petites sommes, chez ses sujets. Baragnamtarra, par exemple, reçoit des mains d'un intendant 5 sicles 1/4 d'argent pur, que le contremaître des bergers a récoltés par quarts de sicle chez ses subordonnés à l'occasion de la fête de la déesse Bau. Une autre fois elle encaisse de même une somme un peu plus forte, provenant des agriculteurs. Une autre tablette fait allusion au compte argent de quatre pêcheurs, « de ceux qui vont en mer »,

— car Lagash, situé sur Un bras venant du Tigre, est près de l'em- bouchure de l'Euphrate dans le golfe Persique, alors plus enfoncé de 150 kilomètres dans les terres qu'aujourd'hui. Ces pêcheurs sont débités en compte à eux quatre de 65 sicles d'argent « pour les poissons qu'ils n'ont pas apportés ». L'argent n'est peut-être ici que monnaie de compte, mais quand l'époux de 1'« Oratoire de la volonté divine », après inspection de ses ânes de travail, en fait vendre quelques-uns devant.lui et en obtient de 4 à 20 sicles, i l n'est pas douteux qu'il se fait payer cash.

Autre preuve que l'argent est en beaucoup de mains déjà : l'inscription sur le cône d'argile où l'usurpateur Urukagina se vante des réformes qu'il a apportées au système de ses prédéces- seurs. A l'entendre, i l a supprimé les bakchich en argent que le grand vizir et les prêtres extorquaient à leurs administrés à l'occa- sion d'un décès, d'une répudiation ou de la tonte des moutons. E t il a obligé l'homme puissant, s'il convoite la maison, ou l'âne de son voisin pauvre, à en débattre le prix en argent avec le propriétaire.

Tout cet argent, qui changeait de main par petites quantités pesées, remplissait, à n'en pas douter, la fonction économique de la monnaie et cela grâce au scribe qui ne cessait d'en authentifier les transferts d'une bourse à une autre, en général devant un luxe de témoins qui fait penser à une survivance des temps peu éloignés où l'écri- ture n'existait pas encore.

N'oublions pas que nous sommes vers 2350 avant J . C. aussi près encore de l'âge de la construction des grandes pyramides d'Egypte que nous le sommes aujourd'hui de la construction du Palais de Versailles. Les ancêtres des Occidentaux courent encore les forêts, les défrichent, paissent leurs troupeaux et guerroient sans

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fin, très loin de songer à domestiquer les métaux précieux aux fins d'atteler aux progrès de leur production économique des forces qui sont parmi les plus profondes et les plus malaisément disci- plinables de la nature humaine. Ils n'y viendront que quinze cents ans plus tard et ils bénéficieront alors de l'acquis constitué dès le I I Ie millénaire par la technique financière du Proche-Orient.

»

* •

Cet acquis, dans l'intervalle, aura vite trouvé, semble-t-il, la limite de son accroissement remarquable du début. Peu après le commencement du I Ie millénaire, les commerçants assyriens établis à la fois au débouché du Tigre dans le Croissant Fertile et au cœur des régions minières de l'Asie Mineure auront porté la technique bancaire à un degré qu'elle ne dépassera pas avant l'époque moderne. Grâce à la tablette, toujours, leurs volumineuses archives sont parvenues jusqu'à nous. Leur déchiffrement nous surprend. Combien de routines de scribe dont l'Occident était volontiers supposé l'inventeur, existaient alors déjà dans ce coin du Proche-Orient, en matière de transferts de capitaux, de moné- tisation des créances et de tenue des comptes individuels, sur la base d'un bi-métallisme argent et or, où l'or avait son rôle spécial dans la constitution du capital des sociétés commerciales.

Mais mille ans plus tard, la technique monétaire du Proche- Orient n'avait pas encore pu franchir la seconde étape de l'évo- lution de la monnaie, à savoir le passage de la monnaie de métal précieux que l'on pèse, par devant scribe et témoins, à la monnaie en pièces dont la cité ou le prince a garanti à l'avance, sous son sceau frappé, le poids et le titre de fin.

Il n'est pas impossible que l'idée de ce perfectionnement ait commencé à se réaliser ailleurs que chez les Grecs. Mais les fouilles n'en ont apporté aucune preuve jusqu'à présent. Les quelques textes sont obscurs et controversés. E n revanche il est certain qu'au V I Ie siècle avant J . C. les cités maritimes grecques de l'Egée se sont mises à frapper des pièces d'argent et d'or naturellement allié à l'argent.

Pour quels besoins ? L a chose n'est pas évidente. Pour favo- riser le commerce ? Mais le commerçant et le banquier avaient leur balance et leur pierre de touche. Il ne semble pas que Tyr ou Sidon

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aient battu .monnaie et Carthage ne Ta fait que bien après les villes grecques. D'autre part on fera bien de penser au problème nouveau que posait à cette époque le paiement de la solde des mercenaires.

Dans sa Vie Quotidienne au temps d'Homère, Emile Mireaux a souligné la signification profonde d'une nouveauté en apparence purement militaire de la fin dû V I Ie siècle avant notre ère : la petite armée de métier, solidement équipée, composée d'« errants » détachés de leur patrie d'origine par les vicissitudes politiques et louant leurs services, pour la durée d'une campagne, aux cités libres ou aux tyrans. Les villes maritimes et colonisatrices de l'Egée, alors en pleine expansion commerciale, avaient recours à ces bandes. Le jour où elles les licenciaient, force était de régler son dû à chacun de ces milliers d'hommes, sous une forme toute prête, portative et facilement échangeable ailleurs grâce à son empreinte connue.

L a création de la monnaie frappée, du « nomisma» peut donc semble-t-il être revendiquée par l'Occident comme s'inscrivant dans le développement d'une civilisation où, ainsi que l'écrit Mireaux,

« l'individu n'a plus besoin, pour assurer ses conditions d'existence, de s'insérer dans les structures traditionnelles ».

On peut regretter que le scrupuleux auteur de la Morale à Nicomaque n'ait pas disposé des documents akkado-sumériens nous permettant aujourd'hui de distinguer les deux stades de la formation de la monnaie des peuples civilisés, à savoir le passage de la monnaie-caurie et en nature à la monnaie de métal précieux pesé et, quinze cents ans après, le passage de cette dernière à la mon- naie frappée ; des hypothèses y eussent gagné d'emblée en pertinence.

A u moins concrétisons-nous aujourd'hui l'apport de la tech- nique financière du Proche-Orient à notre propre civilisation. Cet apport est un outil à double tranchant, car l'homme pouvait s'en servir, comme on l'a vu, pour acheter ou louer son semblable à la façon d'un animal. Rendons, à cette occasion, à l'ingéniosité afro- asiatique la paternité du capitalisme sous sa forme la plus inhumaine.

Mais cet outil permet aussi aux hommes de se libérer de la tyrannie totalitaire primitive et, quand l'amour du prochain forme l'essentiel de leur morale individuelle et de leur religion, de travailler ensemble à l'amélioration de leur sort.

On fera peut-être bien d'y réfléchir, soit dit en terminant, et de

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comparer les progrès économiques et sociaux des différents pays qui'ont .manié la monnaie de métal précieux, depuis des millé- naires, soit sous sa forme primitive, soit sous sa forme améliorée par l'initiative grecque. Peut-être conclura-t-on que la technique financière ne modifie pas la nature de l'homme, ni le génie des différents peuples. Elle s'y adapte.

Il y a probablement là une vérité d'expérience à retenir en un siècle où l'application de la technique de la monnaie-créance, en papier très conditionnellement convertible en or, telle que l'Occi- dent l ' a bon gré mal gré pratiquée pour lui-même depuis quarante ans, non sans quelques déboires, est la base de projets grandioses tendant à relever rapidement lé niveau de vie de la grande majorité

« sou^-développée » de la population de la terre.

Il serait peut-être prudent de commencer par rendre à cette majorité déshéritée la possibilité d'épargner en argent, comme elle le faisait déjà avant le temps d'Abraham et à l'époque de la dynastie Chou.

FRANÇOIS H E R B E T T E .

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