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PIERRE DE BOISDEFFRE LA REVUE LITTERAIRE ET SI NOUS PARLIONS DES FRANÇAIS?

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Academic year: 2022

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LA REVUE LITTERAIRE

E T SI NOUS PARLIONS DES F R A N Ç A I S ?

Théodore Zeldin : les Français. — James de Coquet : Une vie pas comme les autres. — Claude Paillât : Dos- siers secrets de la France contemporaine. — Jean-Fran- çois Revel : Comment les démocraties finissent. — R.L.

Bruckberger : Le capitalisme, mais c'est la vie ! — Roger Ikor : la Tête du poisson.

« Les étrangers adorent la France en tant que pays, mais pas les Français en tant que peuple. » Cette observation de Théo- dore Zeldin donne à réfléchir car elle est malheureusement exacte !

Chacun sait que les Anglo-Saxons se sont formé une « cer- taine image » du Français et que cette image n'est pas particu- lièrement « valorisante ». Le Français barbu, binoclard, rondouil- lard, toujours coiffé d'un béret basque, n'a pas totalement disparu de l'imagerie mentale de nos amis anglais. Une des raisons pour lesquelles le général de Gaulle a suscité chez eux des sentiments contradictoires est qu'il ressemblait si peu à ce profil ! De plus, il avait le toupet de se conduire, non pas comme un homme d'Etat français traditionnel, qui parle beaucoup et qui agit peu, mais comme un grand tory du xix1' siècle, style Disraeli.

Mais les peuples eux-mêmes changent. Et la France a pro- bablement changé davantage entre 1950 et 1980 qu'elle ne l'avait fait entre 1815 et 1940. C'est de ce changement que Théodore

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Zeldin nous parle, dans un livre d'une saveur et d'une franchise surprenantes (1).

Théodore Zeldin est un de ces Anglais (ou de ces Euro- péens anglicisés (2), car je ne sais s'il est de souche britannique) pour qui la France et les Français sont un sujet d'inlassable curio- sité. Il a consacré trente ans de sa vie à observer ces curieux animaux, et à préparer une Histoire des passions françaises en cinq volumes qui a fondé sa réputation. L'auteur n'est pas de ces étrangers — espèce touchante et répandue dans le monde entier

— qui ont pour la France un amour si vif et si exclusif qu'ils se montrent souvent bien plus francophiles que les Français. Mais il n'a pas non plus cet agaçant sentiment de supériorité dont même l'Anglais le plus cultivé a tant de mal à se défaire, surtout à l'égard des nations dites latines. Et i l s'est gardé de nous juger à travers nos stéréotypes, ou certains personnages repré- sentatifs, qui, souvent, le sont si peu, — partant du principe que

« plus un personnage est connu, moins ce qu'il a à dire présente d'intérêt. » Zeldin a interrogé des « vedettes » mais aussi toutes sortes de « Français moyens » d'aujourd'hui.

Il a commencé par la région de Toulouse, afin d'apprendre à quoi répondait la notion, en somme, assez récente chez nous, de régionalisme. A Toulouse, i l a rencontré de grands défenseurs, généralement intellectuels ou enseignants, de la cause occitane. Il a aussi découvert avec surprise que l'Occitanie était presque aussi diverse que la France elle-même : rien de commun entre Toulouse et Marseille, entre Nîmes et A l b i . Une Europe des régions aura-t-elle un jour raison de la vieille République jaco- bine, centralisée, une et indivisible ? Théodore Zeldin pose la question sans y répondre, notant seulement que l'identité régio- nale suscite un « processus évolutif et créateur », qui peut aboutir à des résultats bien différents en Alsace et en Corse, en Bretagne et au pays Basque.

E n dépit du succès d'Astérix et de celui de personnages aussi légendaires que le général de Gaulle et Brigitte Bardot, Théodore Zeldin ne croit pas au stéréotype du « Français

(1) T h é o d o r e Zeldin : les Français, un vol., 522 p. Traduit de l'anglais par E r i c Diacon. Index et bibliographie (Fayard, 1983).

(2) Professeur à l ' u n i v e r s i t é d'Oxford et doyen de Saint Antony's C o l l è g e , auteur d'une t h è s e de doctorat sur N a p o l é o n III, d'une bibliographie d'Emile Ollivier et d'une Histoire des passions françaises, en cinq volumes.

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moyen». «C'est une illusion de croire que les Français ne font que se ressembler de plus en plus. Maintenant qu'on se marie entre régions et qu'un dixième de la population a du sang étran- ger, les variations génétiques se multiplient à chaque génération.

Prétendre qu'on est de sang français devient problématique. » Le Français d'hier passait pour «spirituel» et pour «léger».

Faut-il écouter les « humoristes » professionnels qui prétendent parler en son nom ? Zeldin en a rencontré quelques-uns : Phi- lippe Bouvard, Guy Bedos, Wolinski — et Guy L u x ! Ils ne lui ont appris qu'une chose, c'est que ces Français-là, célèbres et bien payés, ne s'aimaient guère et qu'ils aimaient peu leurs compatriotes.

Plus enrichissante est la partie intitulée : « Comment les aimer ? » On y voit le rôle important joué chez nous par les grands-parents, mais aussi le considérable décalage psychologique entre cette classe d'âge et toutes les autres, dont la jeunesse. Les entretiens de l'auteur avec toutes sortes de couples confirment la crise du mariage. « 7,7 millions d'adultes ont choisi de ne pas partager leur vie avec un conjoint, ou en ont été séparés par la mort. La France compte un million de divorcés, près de 4 mil- lions de veufs, environ 2,7 millions de célibataires de plus de trente ans », mais la famille reste populaire. D'un sondage effec- tué auprès de jeunes de seize à dix-huit ans, i l ressort que « 22 % seulement d'entre eux sont contre la famille (pour 10 % d'adul- tes)». « Leur opposition à l'autoritarisme n'a rien de révolution- naire. La plupart des parents voient dans la "discipline" le remède à la violence et au chaos qui sévissent de par le monde ; mais ils ont du mal à l'imposer chez eux du fait qu'ils sont si dépendants de leurs enfants sur le plan affectif. »

Pourtant, les Français continuent à se marier, « en dépit du fait que leurs philosophes et leurs romanciers ont souvent été des ennemis déclarés du mariage », et « la mode qu'a connue l'union libre parmi la "génération de 1968" s'est révélée sans lende- main ». (Cette conclusion est peut-être hâtive.) E n même temps,

« // devient plus difficile de trouver et de garder une épouse » en dépit (ou à cause) de la multiplication des agences matrimoniales.

Les Françaises que Théodore Zeldin a fait parler se montrent, dans l'ensemble, assez peu romantiques, à l'exception, et encore !, de Brigitte Bardot. On s'inquiète d'apprendre que la moitié d'entre elles se disent insatisfaites de leur vie sexuelle, et que les

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trois quarts de l'autre moitié ne sont arrivées à un épanouisse- ment dans ce domaine qu'au bout de nombreuses années ! Si Bri- gitte Bardot, puis Catherine Deneuve brillent au firmament des étoiles, le héros des Françaises n'a rien du don Juan classique.

Il ressemblerait plutôt à Yves Montand qui, certes, est une vedette que Marilyn M o n r o ë a aimé, mais aussi un homme « qui ne connaît pas les réponses et continue à les chercher (3) ».

Sur la fameuse centralisation française, Zeldin tempère nos certitudes. Il n'est pas vrai que nous soyons par excellence un pays bureaucratique, du moins par comparaison avec les autres, lorsqu'on sait que l'inflation des fonctionnaires est un p h é n o m è n e mondial. «Si l'Angleterre ne compte que 1,7 million d'employés municipaux et 750 000 fonctionnaires au sens strict du terme, en fait 30 % de la population active (soit, en tout, 7 millions de personnes) travaillent dans le secteur public. En France, si le nombre des fonctionnaires paraît plus impressionnant, c'est que, sous ce titre, on englobe un million d'enseignants, près de 500 000 postiers et autant d'employés des services de santé ; mais le secteur public n'employait en 1981 que le cinquième de la popu- lation active (20,7 %, soit 4,5 millions), et les récentes nationa- lisations n'ont augmenté ces chiffres que faiblement. Avec ses 2,7 millions d'employés fédéraux (pour une population cinq fois plus nombreuse), les Etats-Unis constituent l'exception. »

Autre surprise, de taille celle-là. « Si le gouvernement était jadis plus centralisé en France qu'en Angleterre, ce n'est plus le cas. L'expansion de VEtat-providence a graduellement fait passer l'administration régionale anglaise sous la tutelle de Whitehall.

En France, les municipalités lèvent deux fois plus d'impôts qu'en Angleterre... La France compte 468 000 conseillers municipaux contre 24 000 en A ngleterre, où la participation aux élections régionales est aussi deux fois moindre. Quatre députés français sur cinq ont une autre fonction politique sur le plan local, alors qu'un tiers seulement des parlementaires anglais ont une telle expérience. Il en résulte que Paris accorde beaucoup plus d'atten- tion à la province que Whitehall. »

L ' E . N . A . n'a pas échappé à l'œil vigilant de notre censeur (il y a d'ailleurs de plus en plus de stagiaires britanniques dans notre chère é c o l e ) . Il s'est rendu rue de l'Université et, là, il a

(3) Voir le livre que lui a consacré Jorge Semprun.

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appris « qu'on n'y apprenait rien, que des techniques », et qu'on suivait l'exemple des écoles de gestion américaines. (J'ai décrit ailleurs les failles de l'enseignement de l ' E . N . A . et les perspecti- ves qu'ouvre une récente réforme (4).) « L'enarque n'est plus une rareté : désormais, on en compte plus de 3 000, et leur nombre augmente chaque année ; il devient évident que l'école n'est pas une machine à faire des saucisses identiques et que ceux qui en sortent ne sont pas tous des copies conformes de Jacques Chirac...

Les critiques les plus féroces de l'E.N.A. sont ses anciens élèves, ceux qui ont appris à détester en elle ce que le folklore adminis- tratif français a de plus rigide, la manie de la forme mise à la sauce américaine, l'envie de "diriger la France comme un grand magasin". » Zeldin a interrogé un duc-énarque. Josselin de Rohan, confronté aux problèmes d'une municipalité bretonne. Il estime, avec Catherine Gremion, que la France ne souffre pas de constipation administrative comme le croyait Tocqueville,

« mais d'une forme de schizophrénie multiple », autrement dit d'éparpillement des responsabilités. Est-ce aussi la raison pour laquelle nos architectes contemporains ont généralement raté leur vocation, préférant construire en fonction de leurs théories que de répondre aux besoins de ceux qui étaient destinés à habiter leurs grands ensembles ?

A u fur et à mesure que nous avançons dans le livre de Théodore Zeldin, nous apprenons à distinguer un cadre supérieur

(Yvon Gattaz) d'un aristocrate (le duc de Brissac), et ce dernier d'un « nouvel aristocrate » (comme Gérard Lauzier, dessinateur de bandes dessinées ; ou Loulou de la Falaize, première collabora- trice d'Yves Saint-Laurent). Nous rencontrons des hommes d'af- faires, des industriels (Maurice Bidermann), des communistes (Henri Martin; Louisette Blancard ; Fernand Dupuy), des pay- sans (espèce devenue rare), des marginaux doués (comme Jean Cabut, devenu le dessinateur Cabu), des cuisiniers (Patrick Ter-

rail, Bocuse), et même un petit commerçant heureux (une rareté : il s'appelle M . Lupis !).

Qui encore ? Deux ou trois femmes célèbres (Françoise Chandernagor ; Ménie Grégoire ; Françoise Giroud), des méde- cins, et j'en passe.

(4) « P a s s é , p r é s e n t et avenir de l'E.N.A. » (Promotions, mai 1983).

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Tous des individus, tous différents, tous Français à part entière ! 54 millions de Français, dont chacun a son image, son destin. Les uns sont heureux, les autres pas. Les prêtres qu'a rencontrés Zeldin ont changé d'habit et de langage (« J'aurais honte de répéter ce que je disais il y a vingt ans», a confié à Zeldin un père bénédictin !). Leurs propos et leurs actes (l'un remplace la messe par des « dialogues » où il offre « une aventure spirituelle imprévisible » ; un autre tient une boutique, etc.) expli- quent sans doute une désertion des églises que l'auteur a ten- dance à minimiser (« Les Français ne sont pas aussi irréligieux qu'on le prétend ; 25 % fréquentent occasionnellement l'église.

Plus de 70 % s'y marient ; plus de 80 % sont baptisés ; 54 % seulement disent ne jamais se confesser » : ces chiffres sont mani- festement dépassés). Mais il a pu observer la fragmentation de ce qui était hier encore une « chrétienté » en « un ensemble de minorités elles-mêmes fragmentées en molécules et en atomes».

L'essai de Théodore Zeldin se clôt sur la chanson fameuse de Mouloudji, — chanson de « métèque », qui définit peut-être mieux le Français d'aujourd'hui que les enquêtes les plus sérieuses :

Catholique par ma mère.

Musulman par mon père, Un peu juif par mon fils, Bouddhiste par principe.

Alcoolique par mon oncle, Névrosé par grand-mère...

Communiste par mon père, Marxiste par mimétisme...

Dur comme un militaire, Tendre comme un buvard...

Athée, ô grâce à Dieu.

Nous étions habitués à lire sur la France des pamphlets ou des synthèses qui s'ordonnaient autour d'un thème unique qui leur servait de pivot (Dieu est-il français ? ; le Mal français ; l'Enarchie ; la Mafia polytechnicienne, etc.). Théodore Zeldin

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procède autrement. Son portrait-robot du Français est la résul- tante d'une collection d'instantanés... et le fruit de lectures diver- ses dont il a tiré profit (on en trouvera la liste abondante en fin de volume). Quelles sont les erreurs ou les omissions de l'his- torien oxford ien ? U n chapitre trop bref sur la crise de l'Eglise, qui est fondamentale (crise dont découle l'effondrement de la morale). L'auteur glisse sur l'entrée massive des immigrés dans notre vie nationale (si bien que la grande question est celle-ci : la France va-t-elle devenir, comme le Brésil, comme les Etats- Unis, une société multiraciale ?). Il ne signale pas la baisse inquié- tante de la natalité (qui compromet tous les résultats acquis depuis trente ans). L a fin des écrivains « à message » et la crise de nos valeurs spirituelles semblent aussi lui avoir échappé.

Cela dit, l'enquête est intelligente, riche de connaissances et aussi d'humour, illustrée par les dessins de nombreux carica- turistes, qui vont de Daumier à Chaval et de Dubout à Siné.

Reste à savoir si ce portrait sympathique et divertissant est celui d'un instant, d'un moment de la vie française, ou s'il aura encore valeur de témoignage dans vingt ans ?

*

James de Coquet aurait pu figurer parmi les personnalités qu'a interviewées Théodore Zeldin. Ce Français qui ressemble à beaucoup d'autres a eu, en effet, Une vie pas comme les autres (5), et i l nous la raconte avec humour, beaucoup de gaieté et une sorte de tendre reconnaissance. Nous partons du quai des Chartrons, à Bordeaux, au lendemain de l'autre guerre, pour aboutir au Figaro où le jeune reporter finira par battre un joli record de longévité, en passant par le bureau d'un ministre lyonnais, aimable et barbu, M . Isaac. On se dit, en le lisant, que James de Coquet a eu toutes les chances, mais la chance, on sait aussi qu'elle se mérite. Le jeune journaliste n'a pas beaucoup plus de vingt ans et déjà on lui propose un pont d'or pour écrire la vie de François Coty (Histoire de ma fabuleuse réussite). Ce pont d'or, i l le refuse, tel Hippocrate, dédaignant les présents d'Artaxerxès. Concourt-il pour un prix littéraire, i l l'enlève aus-

(5) James de Coquet : Une vie pas comme les autres, u n vol., 225 p., aux Presses de la C i t é , 1983.

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sitôt, damant le pion à... la grande Colette qui lui en tint quelque rigueur. Le voilà devenu critique dramatique — à la Revue des Deux Mondes — , conférencier à Bucarest («Un Français en habit qui vient parler d'amour »), il remet la Légion d'honneur à un ami d'enfance nommé Christian Dior... E n 1940, il part sur le front de Finlande comme correspondant de guerre, et ne quittera plus guère les lignes. Cinq ans plus tard, il traverse le Rhin à la suite de De Lattre, et se retrouve à Berlin pour assister à la capitulation de l'Allemagne nazie. Voici notre boulevardier élevé au grade de globe-trotter. A la fin de la guerre, i l découvre l'Inde de lord Mountbatten, le Japon de Mac Arthur, il inter- viewe le pape (mais ce pape est Pie X I I , qui interdit qu'on révèle ses propos : les temps ont bien changé !). Il part pour l'Iran en proie à la guerre civile (déjà), traverse le Cachemire insurgé (pour occuper le temps perdu dans un aéroport désert, i l échange des répliques de Racine avec le sirdar Panikar). Revenu aux Etats-Unis, i l arbitre le match Dewey-Truman. Il embrasse Evita Peron (à son lit de mort) et il assiste, à Westminster, au couron- nement d'Elisabeth d'Angleterre. Une vie bien remplie, vrai- ment, que celle du « si peu vénérable doyen » (comme disait Pierre Brisson) du Figaro !...

*

Signalons maintenant quelques essais récents qui éclairent l'histoire et le présent de notre pays. Après Raymond Tournoux, Claude Paillât s'est fait une spécialité des « Dossiers secrets de la France contemporaine » : ceux de Vichy, d'Alger et même ceux de l'Eglise de France n'ont plus de secrets pour lui. Après avoir décrit les illusions de la victoire (celle de 1918) et les tristes années de l'entre-deux-guerres, le voilà qui nous amène au seuil du désastre (6). De 1918 à Munich, quelle descente ! : véritable « répétition générale » d'un Kriegspiel dont les initiés seuls connaissaient le dénouement.

*

(6) Claude P a i l l â t : « Dossiers secrets de la France contemporaine » / 4 - Le Désastre de 1940. I. « L a R é p é t i t i o n g é n é r a l e », un vol., 420 p., aux é d i t i o n s Robert Laffont, 1983.

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On voudrait croire que les illusions des démocrates ont pris fin avec la guerre. Hélas non ! L a resistible ascension du commu- nisme a inspiré à Jean-François Revel un saisissant essai en forme d'avertissement : Comment les démocraties finissent (7).

On les voit préparer, amener puis consommer leur défaite en acceptant, — tel un lapin fasciné par le serpent qui le guette, — la dialectique de leurs adversaires ; on les voit aussi manquer des occasions décisives et ne jamais oser prendre acte d'une erreur de leurs ennemis. Yalta, le blocus de Berlin, la détente, l'affaire du mur de Berlin et bien d'autres épisodes de l'histoire de ces trente dernières années fournissent à Revel des exemples irréfutables. On peut sans doute critiquer certains aspects de sa démonstration (emporté par une longue rancune, Revel reproche au général de Gaulle, « inventeur de la détente », de s'être trompé d'ennemi et, victime du «complexe de Perrichon», de n'avoir payé les bienfaits de son protecteur américain que d'une inexcusable ingratitude) mais non pas, hélas ! sa conclusion :

« Tout se déroule en effet comme si seuls les échecs, les crimes et les défaillances de l'Occident méritaient de s'inscrire au comp- teur de l'histoire, et l'Occident même accepte cette règle. Les affres de la "grande dépression" capitaliste des années trente continuent de hanter les historiens. En revanche, la mort physi- que de dizaines de millions d'êtres humains accomplie par l'action directe du pouvoir communiste lors de la collectivisation » des terres et de l'économie soviétique ne trouble pas leur sommeil.

Quant aux hommes d'Etat occidentaux, ils entrent tout naturel- lement dans le jeu adverse, oubliant que « négocier consiste à échanger». Ils semblent, Truman et Nixon exceptés, n'avoir jamais compris que les « succès » de l'empire communiste étaient faits de leurs propres hésitations, et de leurs reculs. A u contraire, on les voit « réagir avec un empressement fébrile » à tous les signes positifs venus de Moscou. Le recensement de toutes les occasions perdues, avant et après la mort de Staline, fait mal au cœur. L a propagande pour la « paix » a si bien porté que les mots eux-mêmes ont changé de sens. « Jadis, vous étiez impéria- liste quand vous envahissiez d'autres territoires que le vôtre, imposiez à des peuples indépendants une autorité qu'ils rejetaient.

(7) J e a n - F r a n ç o i s Revel : Comment les démocraties finissent, un vol., 332 p., Grasset, 1983.

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Aujourd'hui, vous êtes impérialiste quand vous osez vous opposer à ces actes, si vous êtes une démocratie, et si l'envahisseur est communiste. »

On voudrait être sûr, comme je le disais tout à l'heure, que nos gouvernements aient enfin tiré la leçon de leurs erreurs.

Sinon, i l faudrait en effet admettre, avec Jean-François Revel, que « la démocratie n'aura été, dans notre longue histoire, qu'un accident, une brève parenthèse qui, sous nos yeux, se referme ».

*

A u pessimisme lucide de Revel s'oppose l'optimisme invé- téré de Samuel Pisar, qui continue à croire que le développement du commerce international et l'élévation du niveau de vie permet- tront de dépasser l'affrontement Est-Ouest. Je me borne à signaler en passant ce nouveau best-seller (8). Curieusement, le Père Bruckberger, qui nous a jusqu'ici plutôt habitués à des dénon- ciations apocalyptiques du monde moderne, dans le style des prophètes revu et corrigé par son ami Bernanos, est devenu sou- dain optimiste, ayant découvert sur le tard que « le capitalisme, c'est la vie ! » (9). Refuser le capitalisme serait en quelque sorte manifester une tendance « contraire à la nature humaine ». Le livre du Père Bruckberger est excitant et nourri mais l'auteur n'a pas dû bien lire les Encycliques, depuis Rerum novarum jusqu'à Jean X X I I I . Peut-être ne les a-t-il pas lues du tout ? Il y a si longtemps qu'il a quitté son ordre, n'est-ce pas ? Il est vrai qu'il a ses saints à lui, qui n'ont rien à voir avec le curé d'Ars et Maximilien Kolbe. Le nouveau « saint » du Père Bruck n'est autre que... Henry Ford, l'industriel génial qui a généralisé le travail à la chaîne et mis en œuvre le système de Taylor ! Quant à l'Evangile, nous l'aurions mal lu. Il s'agirait en fait moins de la venue du Messie, que de l'avènement du capitalisme, dont la chrétienté d'hier aurait été « le sommet spirituel ». Trop, c'est trop. Notre fougueux dominicain aurait-il bu trop de vin de messe ?

(8) Samuel Pisar : la Ressource humaine (J.-Cl. Lattes).

(9) R.-L. Bruckberger : Le capitalisme, mais c'est la vie !, un vol., 250 p., librairie Pion, 1983.

(11)

*

Roger Ikor nous ramène dans son dernier essai à de sévères réalités. U n drame familial atroce, le suicide d'un fils, l'a amené à se pencher sur un problème dont i l ignorait tout : celui des sectes. O n n'a pas oublié son pamphlet de Je porte plainte, livre écrit « à chaud », dans « le feu de la douleur » (10). La Tête du poisson (11) est au contraire un livre profondément réfléchi.

Entre-temps, le romancier des Eaux mêlées s'est voué à une véri- table croisade, i l a créé une association qui se propose de sauver les enfants captés par les sectes, et i l a entendu d'innombrables récits de familles désespérées. Il nous parle aujourd'hui des recru- teurs de Krishna, qui rôdent à la porte des lycées, entraînant les garçons les plus fragiles. E n usant de procédés psychosomatiques très simples, en les privant de sommeil et de nourriture, la secte parvient à les détacher complètement de la famille et de la société dans laquelle ils vivaient. Scientologie, méditation transcendan- tale, adeptes du zen macrobiotique, autant de retours, selon Ikor, de l'obscurantisme d'hier et de l'aliénation parmi nos contempo- rains. Il plaide pour une humanité responsable, qui n'aurait plus besoin de masques ou d'illusions transcendantes pour vivre mais d'une morale vigoureuse, fondée sur la raison. Mais la raison suffit-elle ? J'aurais tendance à penser que non. C'est là où je me sépare d'Ikor : l'homme a besoin d'une transcendance. Mais je ne vais pas reprendre ici ce vieux débat avec mon ami, l'agnos-

tique Roger Ikor. Qu'il me suffise de saluer le combat de cet honnête homme contre les abus des sectes (12).

P I E R R E D E B O I S D E F F R E

P.-S. Une triste nouvelle : le Bulletin des lettres cesse de paraître. Tous les vrais lettrés connaissaient (10) Albin Michel, 1981.

(11) Roger Ikor : la Tête du poisson, « Les sectes, un mal de civilisation », un vol., 234 p., aux éditions Albin Michel, 1983.

(12) Je dis bien les abus. Les sectes remplissent un vide spirituel ; elles accusent les manques des églises. Mais ne généralisons pas. Qu'est<e qu'un ordre religieux, sinon une secte au service de Dieu ?

(12)

cette Revue mensuelle de critique et d'information biblio- graphique vêtue de vert espérance, que l'éditeur Lardan- chet avait créée à Lyon et qu'animait, depuis trente-sept ans, l'ancien professeur de « khâgne » Victor-Henri Debi- dour. Inaccessible aux modes, à la publicité, aux influen- ces et surtout au copinage qui, si souvent, déshonore la critique, le Bulletin traitait des livres sans souci de leurs auteurs, avec une objectivité sans pareille. E n outre, il sélectionnait, à l'intention des bibliophiles, les meilleurs livres du mois. Un Grand Prix de la critique et de l'essai de la Ville de Paris vient de récompenser V . - H . Debi- dour. Mais à l'heure où tant de subventions vont à des faiseurs ou à des raseurs, n'aurait-on pas pu aider le Bulletin à survivre ?

P. B .

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