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La liasse DIVERTISSEMENT

Le titre Divertissement est le huitième de la Table des matières.

Divertissementest le premier temps d’un mouvement argumentatif qui fait suite à Contrariétés, et qui amorce la résolution de l’impasse dans laquelle les premières liasses des Pensées ont conduit le lecteur.

Cet ensemble couvre les liasses Divertissement, Philosophes, et Souverain bien. Après quoi A P. R.

reviendra sur le dernier fragment de Contrariétés, et effectuera le passage des doctrines philosophiques, parmi lesquelles s’est jusqu’à ce point déroulée la recherche, à la présentation de la Révélation par le biais de la doctrine du péché originel. Divertissement ouvre donc le dernier temps de la première partie du projet de Pascal.

Concept de Divertissement

Le mot divertissement ne doit pas être entendu, chez Pascal, au seul sens moderne. Il prend dans les Pensées un sens pour ainsi dire technique : le divertissement consiste à détourner son esprit des vues pénibles qu’impose le spectacle de la condition humaine. Sur le sens du mot et sur son origine, voir notre commentaire de

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

Pour approfondir...

Composition de la liasse Divertissement

La liasse Divertissement ne contient que 7 fragments. Le plus étendu, qui est appellé communément

“Divertissement”, est Divertissement 4(quatre feuillets et demi écrits d’un seul côté).

Seuls les papiers des fragments 2 à 7 ont été conservés dans le Recueil des originaux. Le titre de la liasse ainsi que Divertissement 1ne sont connus que par les Copies C1 et C2.

Les fragments 2, 4, 5, 6et 7portent le titre « Divertissement ».

Parmi les papiers conservés, deux (Divertissement 3et 5) sont de la main d’un secrétaire et un autre (Divertissement4) a été en partie écrit par ce même secrétaire. Tous les autres sont autographes. Le texte de Divertissement6a d’abord été écrit au crayon puis réécrit à la plume par Pascal. Les papiers de Divertissement2,6et 7ont conservé leur trou d’enfilage en liasse. Les papiers de Divertissement3et 5 n’ont conservé qu’une partie de leur marge de gauche qui a peut-être été rognée lors de leur collage dans le Recueil, ce qui a pu faire disparaître un possible mais hypothétique trou d’enfilage. Le cas des papiers de Divertissement4est particulier : un des feuillets pourtant complet, collé page 209 du Recueil, ne présente pas de trou d’enfilage. Son absence soulève la question de la conservation des papiers. Voir l’étude des papiers 139, 210, 209, 217-2, 133 et 146-2dans laquelle nous proposons une hypothèse nouvelle sur la conservation du “dossier Divertissement”. Cette étude est notamment fondée sur les reports d’encre qui ont été constatés entre les papiers 210 et 217-2, 133 et 209 et entre 146-2 (Divertissement 5) et 139. On a aussi remarqué un tel report entre les papiers 125-3 (Divertissement3) et 139.

L’ordre des papiers, dans l’état où Pascal les a laissés à sa mort, n’est connu que par les Copies C1 et C2. Les papiers conservés ont été répartis dans les cahiers 12, 13, et 18 du Recueil.

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Divertissementet l’édition de Port-Royal

Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 190 sq. Le chapitre XXVI, Misère de l’homme, est entièrement consacré à l’étude du divertissement, entendu comme marque de la misère de l’homme. Le début et la fin du chapitre

soulignent la portée d’approfondissement synthétique de ces pages : le couple constitué par le divertissement et l’ennui prouve la contradiction de la nature humaine, qui prouve elle-même la déchéance de l’homme.

Voir aussi Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 55.

Le chapitre XXVI, Misère de l’homme, est composé essentiellement de textes qui proviennent de la liasse Divertissement, auxquels a été adjoint un fragment conservé dans le Dossier de travail:

Ce chapitre est composé de textes issus successivement de Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171), Divertissement

4 (Laf. 136, Sel. 168), Divertissement 5 (Laf. 137, Sel. 169), Divertissement 4 (Laf. 136, Sel.

168), Dossier de travail(Laf. 414, Sel. 33)et Divertissement 2 (Laf. 134, Sel. 166).

Dossier de travail

(Laf. 414, Sel. 33): Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.

Divertissement

1a été publié dans le chapitre Pensées morales (n° XXIX) et Divertissement 6dans le chapitre Pensées diverses (n° XXXI).

Seul Divertissement 3n’a pas été retenu par le Comité. Ce fragment a ensuite été recopié par Louis Périer dont une copie a été conservée. Il faut attendre l’édition Bossut (1779) pour qu’il soit publié.

Un texte de Divertissement 2a été reproduit dans le Portefeuille Vallant p. 56 v°. Cette copie est un état intermédiaire entre le texte du manuscrit original et le texte publié dans l’édition de 1670.

Aspects stratigraphiques des fragments de Divertissement

Selon Pol Ernst, LesPensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 298-299, huit papiers portent des traces de filigranes dont sept seraient issus de feuilles (47 cm x 37,5 cm) au type Cadran & France et Navarre / P ♥ H : Cadran (Divertissement 3,deux papiers - RO 139 et 217-2 - deDivertissement 4, Divertissement

5) ; France et Navarre / P ♥ H (trois papiers - RO 210, 209 et 133 deDivertissement 4).

Le huitième (Divertissement 6) porte un filigrane Écu 3 annelets doubles / P.F : le papier provient d’une feuille (43 cm x 31,5 cm) de type Écu 3 annelets doubles / P.F & pot / B. RODIER.

Le papier de Divertissement 2n’a pas été identifié. Quant à celui de Divertissement 7, Ernst suppose - après avoir mesuré l’écartement des pontuseaux (20 mm) - qu’il est aussi issu d’une feuille de type Cadran &

France et Navarre / P ♥ H.

Tous les papiers ont-ils été enfilés dans la liasse ?

Si les papiers de Divertissement 2,6et 7ont conservé leur trou d’enfilage en liasse, ce n’est pas le cas des papiers de Divertissement3et 5dont il n'est pas certain qu'ils aient été enfilés eux aussi. De plus, l’étude des papiers de Divertissement4, dont 3 papiers sur 5 sont percés d’un trou d’enfilage et un des feuillets complets n’est pas troué, remet en question l’idée que tous les papiers étaient enfilés dans des liasses à la mort de Pascal : certains ont été enfilés, d’autres l’étaient probablement encore, d’autres étaient simplement entassés les uns sur les autres. On peut rapprocher ce cas des papiers du fragment sur l’ “Économie du monde” ( Misère 9 - Laf. 60, Sel. 94).

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Interventions d’un secrétaire :

Deux papiers (Divertissement 3et 5) portent l’écriture du secrétaire assidu de Pascal et un autre (RO 209, Divertissement4) a été en partie écrit par ce même secrétaire. Ces trois papiers sont de type Cadran &

France et Navarre / P ♥ H (voir ci-dessus).

Bibliographie

Cette bibliographie ne concerne que la liasse Divertissement. La bibliographie relative à la définition et à la théorie du divertissement est fournie avec le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Paris, Universitas, Voltaire Foundation, Oxford, 1996, p. 212 sq.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 159-160.

LE GUERN Michel, “Pascal au travail, la composition du fragment sur le divertissement”, Revue de l’Université d’Ottawa, 1966, p. 209-231.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 221. Rapport de Divertissement avec la liasse Ennui.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 190 sq.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, Studi francesi, n° 143, 2004, p. 262-272.

Éclaircissements

Signification et situation de la liasse Divertissement

Nota bene: Le mot divertissement ne doit pas être entendu, chez Pascal, au seul sens moderne. Il prend dans les Pensées un sens pour ainsi dire technique : le divertissement consiste à détourner son esprit des vues pénibles qu’impose le spectacle de la condition humaine. Sur le sens du mot et sur son origine, voir notre commentaire de Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

Divertissementest le premier temps d’un mouvement argumentatif qui fait suite à Contrariétés, et qui amorce la résolution de l’impasse dans laquelle les premières liasses des Pensées ont conduit le lecteur.

Cet ensemble couvre les liasses Divertissement, Philosophes, et Souverain bien. Après quoi A P. R.

reviendra sur le dernier fragment de Contrariétés, et effectuera le passage des doctrines philosophiques, parmi lesquelles s’est jusqu’à ce point déroulée la recherche, à la présentation de la Révélation par le biais de la doctrine du péché originel. Divertissement ouvre donc le dernier temps de la première partie du projet de Pascal.

La liasse Philosophes, située après Divertissement et avant Souverain bien, forme avec elles un triplet. Ce sont trois liasses qui traitent de la morale fondamentale, c’est-à-dire du bien que les hommes recherchent et poursuivent. Leur articulation est conçue comme l’opposition du dehors, du dedans et de la combinaison du dehors et du dedans.

Divertissementétablit que l’homme a l’instinct de chercher le bonheur en dehors de lui-même : l’idée sera reprise dans certains fragments ultérieurs, comme Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176). Philosophes. Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au-dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nous appellent quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : rentrez-vous en vous-mêmes, vous y trouverez votre

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bien ; on ne les croit pas et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.Mais Pascal montre dans Divertissement qu’en réalité, le bonheur que l’on trouve hors de soi, dans les choses extérieures, n’est en réalité qu’une réaction de fuite devant la conscience de la misère essentielle de l’homme.

La liasse Philosophesconcerne les stoïciens, qui posent que le bien doit être recherché en l’homme (en demandant à l’intérieur ce que l’on ne trouve pas à l’extérieur) ; elle montre que cette recherche est aussi illusoire que la précédente.

La liasse Souverain bienmontre que ces deux recherches sont des recherches par défaut, c’est-à-dire qu’elles n’existent que parce qu’on ignore le vrai souverain bien, qui est à la fois en nous et hors de nous.

Pascal résume l’ensemble en ces termes Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26):

Les stoïques disent : rentrez au dedans de vous même, c’est là où vous trouverez votre repos. Et cela n’est pas vrai.

Les autres disent : sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent.

Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous ; il est en Dieu et hors et dans nous.

Ce mouvement d’ensemble trouve aussi un écho et une conclusion (au moins provisoire) dans le fragment A P. R.

1 (Laf. 149, Sel. 182), où, lorsque Pascal fait le bilan des données du problème en vue de le reprendre sur de nouvelles bases, une paragraphe relatif au souverain bien suit le paragraphe relatif à la connaissance des contrariétés qui entrent dans la nature de l’homme :

A P. R. Commencement, après avoir expliqué l’incompréhensibilité.

Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère.

Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés.

Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.

Ce système est analysé dans Thirouin Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.

Rapport de la liasse Divertissement avec Ennui

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 221. Rapport de

Divertissement avec la liasse Ennui. Le divertissement se greffe sur une expérience révélatrice du fond de l’être humain, celle de l’ennui, qui peut s’interpréter comme une misère sans cause, plus profonde par là que celles dont l’origine est décelable. Ce rapprochement permet de comprendre le début du grand fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

Structure argumentative de la liasse Divertissement

Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 159-160, propose un ordre des

fragments selon leur suite logique dans la liasse, qui vise selon lui à « montrer l’impuissance de la raison humaine en face du problème du bonheur », et qu’elle « a inventé un remède plus misérable encore que le mal ».

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Fragment Divertissement n° 4 / 7 –

Papier original : RO 139, 210, 209, 217-2 et 133 Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 186 p. 53 à 57 v° / C2 : p. 76 à 81

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 203-217 / 1678 n° 1 à 3 p.

198-211

Éditions savantes : Faugère II, 31, II / Havet IV.2 / Michaut 335 / Brunschvicg 139 / Tourneur p. 205-3 / Le Guern 126 / Lafuma 136 / Sellier 168

Avertissement : nous conservons les textes barrés verticalement par Pascal. Ces textes sont signalés ci-dessous sur un fond bleuté plus foncé.

Divertissement.

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont

inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés.

Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit...

Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.

...

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible. De là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

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...

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.

...

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit.

Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils devraient le faire s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une

occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans repartie...

...

La danse : il faut bien penser où l’on mettra ses pieds.

...

Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent.

...

Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal. Mais son piqueur n’est pas de ce sentiment-là.

...

Ils s’imaginent que s’ils avaient obtenu cette charge ils se reposeraient ensuite avec plaisir et ne sentent pas la nature insatiable de la cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation. Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la

grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie, on cherche le repos en combattant quelques obstacles. Et si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte.

Car ou l’on pense aux misères qu’on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.

---

Mais qu’on juge quel est ce bonheur qui consiste à être diverti de penser à soi.

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Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse suffisent pour le divertir.

D’où vient que cet homme qui a perdu son fils unique depuis peu de mois et qui est accablé de procès,

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de querelles et de tant d’affaires importantes qui le rendaient tantôt si chagrin n’y pense plus à présent. Ne vous en étonnez pas. Il est tout occupé à savoir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent. Il n’en faut pas davantage pour chasser tant de pensées tristes. Voilà l’esprit de ce maître du monde tant rempli de ce seul souci.

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Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici. Et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.

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Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche, un amusement languissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

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D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie. Avec le divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition qu’ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.

Prenez-y garde, qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leur besoin, ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

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Le divertissement est une chose si nécessaire aux gens du monde qu’ils sont misérables sans cela.

Tantôt un accident leur arrive, tantôt ils pensent à ceux qui leur peuvent arriver, ou même quand ils n’y penseraient pas et qu’ils n’auraient aucun sujet de chagrin, l’ennui de son autorité privée ne laisse pas de sortir du fonds du coeur où il a une racine naturelle et remplir tout l’esprit de son venin.

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Le conseil qu’on donnait à Pyrrhus de prendre le repos qu’il allait chercher par tant de fatigues, recevait bien des difficultés.

Dire à un homme qu’il soit en repos, c’est lui dire qu’il vive heureux. C’est lui conseiller d’avoir une condition toute heureuse et laquelle puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d’affliction.

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Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos, il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble.

Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte. S’ils ne le cherchaient que comme un divertissement, mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.

...

La vanité : le plaisir de la montrer aux autres.

...

Ce grand fragment plus étendu que les autres, présente la théorie d’ensemble dudivertissement, construite selon une méthode argumentative qui relève du modèle de la raison des effets.

Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser(Divertissement 2 - Laf. 133, Sel. 166). Le divertissement est lié à plusieurs concepts pascaliens : la misère, car c’est pour l’oublier qu’on se divertit ; la vanité, parce qu’il n’y a pas pire preuve de vanité que ce remède aux maux humains ; le souverain bien, car c’est l’ignorance de son vrai bien qui pousse l’homme à la poursuite de biens illusoires. Enfin il est lié à l’Apologiemême, puisque c’est l’obstacle majeur que Pascal doit vaincre pour amener son lecteur à la recherche. Rien de surprenant à ce qu’il apparaisse en plusieurs endroits du plan de l’Apologie.

Le divertissement a une double origine. Il rappelle la diversion de Montaigne, qui consiste à savoir détourner la pensée des maux dont l’on souffre pour mieux les supporter ; mais il s’inspire aussi de l’idée

augustinienne que l’homme est capable d’écarter sa pensée de sa fin dernière et de Dieu. Pascal y ajoute sa propre marque par la manière dont le développement dialectique en révèle progressivement la

signification cachée.

Le divertissement est d’abord considéré du point de vue du moraliste. Pascal part d’un constat de disproportion : dans le foisonnement des activités humaines, chasse, guerre, affaires, il n’y a pas de commune mesure entre l’objet poursuivi et l’ardeur qu’on met à le poursuivre, malgré les maux et les déceptions inévitables. Le philosophe voit là une marque de vanité : Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Mais cette première étape, qui correspond à peu près au jugement d’un stoïcien, est superficielle et insuffisante : elle est moralisante au mauvais sens du terme, car elle s’arrête aux effets sans parvenir à leur raison. Passant à un point de vue plus compréhensif, Pascal observe que l’origine de cette agitation consiste dans le

malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. Cette hypothèse, il la confirme à la manière des physiciens par une série d’expériences fondées sur l’observation de la réalité sociale, et par une démarche d’ensemble qui rappelle celle de la raison des effets. La première étape prouve la nécessité du divertissement : elle est faite sur un cas qui résume tous les autres. Un roi devrait en théorie avoir l’esprit content de contempler la gloire majestueuse qui l’environne; mais si nous faisons en pensée l’épreuve de le laisser seul penser à soi sans ses amusements ordinaires, danse, jeu, agitation de sa cour, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables » ; donc « un roi sans divertissement est un homme plein de misères. La démonstration vaut a fortiori pour les autres cas de la condition humaine et de la vie ordinaire, où les effets du

divertissement sont moins visibles, mais non moins réels. En découle une autre conclusion : le

divertissement n’est pas si vain qu’il semble, il a pour fonction de rendre l’homme heureux en lui faisant oublier sa misère naturelle.

Une expérience plus complexe détermine la nature du divertissement. Imaginons un joueur auquel nous enlevons d’abord le droit de jouer en lui accordant l’argent équivalent à son gain éventuel : Vous le rendez malheureux. Supprimons ensuite le gain en le laissant jouer : la partie ne l’intéressera plus. Donc le gain et le suspens sont nécessaires ensemble au divertissement. On comprend le phénomène plus finement : l’homme ne veut pas effectivement l’objet qu’il poursuit, mais un objet à la limite quelconque pour pouvoir

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s’obnubiler dans une poursuite qui lui fasse oublier sa misère.

Une troisième expérience introduit un facteur nouveau : le temps. Soit un homme accablé de procès ; on lui fait chasser le sanglier quelques heures : Le voilà heureux pendant ce temps-là. Donc le bonheur assuré par le divertissement est limité au temps qu’il dure. Il doit donc être toujours renouvelé pour rester efficace, quitte à changer constamment d’objet, dans un cycle sans issue. C’est ainsi qu’on fait les carrières

politiques.

Le jugement de Pascal sur la valeur du divertissement varie avec le point de vue. Si l’on admet avec l’athée qu’il n’y a pas d’issue à la misère de l’homme, le divertissement se justifie en disant qu’à des maux

inévitables, il n’est pas absurde de chercher pour dérivatif une occupation violente et impétueuse: c’est la solution du désespoir. En fait, dit Pascal, les athées ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se

connaissent pas eux-mêmeset sont dupes de leur propre divertissement. Du point de vue chrétien, loin d’être un remède à la misère, le divertissement en est un comble, puisqu’il y ajoute l’illusion qu’on peut lui échapper par d’aussi pitoyables expédients. C’est surtout une misère tragique, qui nous fait coopérer de toutes nos forces à notre propre malheur : Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir(Commencement 16 - Laf. 166, Sel. 198).

À la recherche inauthentique du divertissement, Pascal propose d’en substituer une qui regarde en face la misère de l’homme.

Analyse détaillée...

Fragments connexes Ordre

8 (Laf. 10, Sel. 44). Les misères de la vie humaine ont frondé tout cela. Comme ils ont vu cela ils ont pris le divertissement.

Vanité

23 (Laf. 36, Sel. 70). Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir.

Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.

Misère

19 (Laf. 70, Sel. 104). Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d’y penser.

Raisons des effets

19 (Laf. 101, Sel. 134). Le peuple a les opinions très saines. Par exemple : 1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi-savants s’en moquent et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a raison.[…]

4. Travailler pour l’incertain, aller sur la mer, passer sur une planche.

Divertissement

1 (Laf. 132, Sel. 165). Si l’homme était heureux il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti comme les Saints et Dieu.

Oui, mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement, non car il vient d’ailleurs et de dehors et ainsi il est dépendant et partant sujet à être troublé par mille accidents qui font les afflictions inévitables.

Divertissement

2 (Laf. 133-134, Sel. 166). Divertissement.Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser.

Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être.

Mais comment s’y prendra-t-il. Il faudrait pour bien faire qu’il se rendît immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.

Divertissement

7 (Laf. 139, Sel. 171). Divertissement. On charge les hommes dès l’enfance du soin de

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leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux, que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire, il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers.

Philosophes

5 (Laf. 143, Sel. 176). Philosophes.

Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors.

Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au-dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nous appellent quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : rentrez-vous en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.

Commencement

16 (Laf. 166, Sel. 198). Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.

Dossier de travail

(Laf. 395, Sel. 14). Quand nous voulons penser à Dieu n’y a-t-il rien qui nous détourne, nous tente de penser ailleurs ; tout cela est mauvais et né avec nous.

Dossier de travail

(Laf. 414, Sel. 33). Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.

Dossier de travail

(Laf. 415, Sel. 34).Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur etc. qu’on les mette sans rien faire.

Preuves par discours

II (Laf. 428, Sel. 682). Il n’y a rien de plus visible que cela et qu’ainsi, selon les principes de la raison, la conduite des hommes est tout à fait déraisonnable, s’ils ne prennent une autre voie. Que l’on juge donc là-dessus de ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui se laissant conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et, comme s’ils pouvaient anéantir l’éternité en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement.

Preuves par les Juifs

VI (Laf. 478, Sel. 713). Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement.

Pensées diverses

(Laf. 522, Sel. 453). Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est point triste et qu’on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner. On vient de lui servir une balle et il faut qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse. Comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne d’occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. Cet homme né pour connaître l’univers, pour juger de toutes choses, pour régler tout un État, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre. Et s’il ne s’abaisse à cela et veuille toujours être tendu il n’en sera que plus sot, parce qu’il voudra s’élever au-dessus de l’humanité et il n’est qu’un homme au bout du compte, c’est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien. Il n’est ni ange ni bête, mais homme.(Fragment barré.)

Pensées diverses

(Laf. 523, Sel. 453). Une seule pensée nous occupe ; nous ne pouvons penser à deux choses à la fois, dont bien nous prend, selon le monde non selon Dieu. (Fragment barré).

Pensées diverses

(Laf. 622, Sel. 515). Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application.

Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide.

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Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

Pensées diverses

(Laf. 687, Sel. 576). J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir, mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme et que c’est la vraie étude qui lui est propre. J’ai été trompé. Il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux.

Pensées diverses

(Laf. 779, Sel. 643). Les enfants qui s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé. Ce sont des enfants ; mais le moyen que ce qui est si faible étant enfant soit bien fort étant plus âgé ! on ne fait que changer de fantaisie. Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès. Tout ce qui a été faible ne peut jamais être absolument fort. On a beau dire : il est crû, il est changé, il est aussi le même.

Miracles

III (Laf. 879, Sel. 442). Hommes naturellement couvreurs et de toutes vacations, hormis en chambre.

Éclaircissements

Bibliographie

Analyse du texte de RO 139 :Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes,...

Analyse du texte de

RO 210 (+++): De là vient que le jeu et la conversation des femmes,...

Analyse du texte de

RO 209 (A): Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire,...

Analyse du texte de

RO 217-2 (B et D) et 133 (B et C): Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui,...

Divertissement.

Définition et notion du divertissement

Le mot divertissement ne doit pas être entendu, chez Pascal, au seul sens moderne d’amusement ou d’activité de distraction amusante. Voir, sur l’évolution générale du mot au cours du XVIIe siècle, Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, article Divertissement, p. 484-485 : le mot a souvent, au XVIIe siècle, le sens de détournement : on divertit un homme de sa voie. Chez Pascal, le mot prend un sens pour ainsi dire technique : le divertissement consiste à détourner son esprit des vues pénibles qu’impose le spectacle de la condition humaine, sujette aux maladies et à la mort.

Magnard Pierre, Le vocabulaire de Pascal, Paris, Ellipses, 2001, p. 15 sq.

Ce terme est explicitement destiné à servir de concept subsumant une importante classe d’activités, très diverses, pour éviter de se perdre dans l’étude des propriétés particulières. Voir Preuves par les Juifs VI

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(Laf.

478, Sel. 713 ). Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement.

La réponse que fait à Voltaire Boullier David Renaud, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXIII-XXXVII, p. 78, est donc à la fois exacte et insuffisante : selon lui, Pascal appelle divertissement ce que le monde désigne par ce mot : « il parle de ceux auxquels le monde donne ce nom. Il parle des grandes dissipations, des plaisirs d’état qui ébranlent l’âme, de ceux dont les mondains ne peuvent se passer, et dont la privation les plonge dans l’ennui ». En fait, s’il est vrai que les activités sociales de distraction entrent bien dans la catégorie pascalienne du divertissement, on ne peut restreindre la notion pascalienne à ce seul domaine. Dans son esprit, le divertissement concerne non seulement les « grandes dissipations », mais aussi les activités comme celles du soldat et du laboureur : Dossier de travail (Laf. 415, Sel.

34).Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur etc. qu’on les mette sans rien faire..

Pascal a trouvé l’idée initiale du divertissement dans les Essais de Montaigne. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 220 : Le point de départ de la réflexion de Pascal se trouve dans Montaigne, Essais, III, 4, De la diversion.

Mesnard Jean, “De la diversion au divertissement”, dans La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 67-73. Le mot de divertissement, au sens de action de détourner ou de se détourner, n’est plus guère employé au XVIIe siècle ; c’est un archaïsme : p. 68. Pascal trouve chez Montaigne le terme de diversion, pour désigner le détournement de l’attention, notamment de la souffrance et de la perspective de la mort. Exemples de la diversion chez Montaigne : p. 69.

La différence entre Montaigne et Pascal sur cette notion, c’est que le premier semble vouloir élargir

d’extension du mot diversion. Selon Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique, I, VI, p. 59, et II, XVII, on appelle « étendue de l’idée les sujets à qui cette idée convient, ce qu’on appelle aussi les inférieurs d’un terme général, qui à leur égard est appelé supérieur, comme l’idée du triangle en général s’étend à toutes les diverses espèces de triangle ». Autrement dit, Montaigne cherche à envisager la plus grande variété de cas particuliers possibles, pour saisir l’homme dans sa réalité changeante.

Chez Pascal en revanche la notion de divertissement est plus abstraite et plus générale. En témoigne le fragment Preuves par les Juifs VI (Laf. 478, Sel. 713) : Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement.Examiner toutes les occupations particulières, c’est ce que fait Montaigne. Pascal, lui entend comprendre cette variété sous une seule notion : il cherche à étendre la compréhension du mot divertissement : la Logique de Port-Royal « appelle compréhension de l’idée les attributs qu’elle enferme en soi, et qu’on ne lui peut ôter sans la détruire, comme la compréhension de l’idée du triangle enferme extension, figure, trois lignes, trois angles, et l’égalité de ces trois angles à deux droit ».

Il tente d’opérer l’unification des différents caractères du divertissement : celui-ci devient la tendance profonde de l’homme à échapper de sa misère, et à lui-même. L’idée est systématisée, approfondie en fonction des deux problèmes de l’action et du bonheur : p. 71.

La divergence tient donc au fait que Montaigne s’attache aux formes multiples de la diversion, alors que Pascal fait un effort d’unification, de systématisation et d’approfondissement.

D’autre part, les deux auteurs diffèrent par leur manière d’évaluer le divertissement. Ils s’accordent pour reconnaître en l’homme la même tendance à se divertir. Mais chez Montaigne, la diversion est envisagée favorablement, comme quelque chose qui permet de détourner l’esprit de la douleur, et d’éviter de souffrir davantage en pensant à son mal. Montaigne s’en accommode fort bien, à tel point qu’il érige la diversion en méthode pour échapper à la crainte de la mort, ce qui en fait une thérapeutique utile. Pascal en revanche y voit une activité foncièrement inauthentique, qui revient à fermer les yeux devant une réalité déplaisante. Il pense que la tendance au divertissement est trop profonde à ses yeux pour être supprimée, parce qu’elle résulte de la corruption de la nature par le péché. Il admet aussi que le divertissement peut apparaître comme une tentative de trouver un remède au sentiment d’un malheur essentiel, inhérent à la nature de l’homme : voir Divertissement 6 (Laf. 138, Sel. 170): Divertissement. La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril.Mais il ne peut admettre des concessions à la faiblesse humaine : le seul effort qu’elle exige est celui qui permettrait de la surmonter. Le divertissement apporte un moment de bonheur en faisant oublier la misère de la condition humaine, mais il ne supprime pas cette misère, et son caractère provisoire condamne l’homme à retomber dans l’ennui dès qu’il vient à manquer.

L’idée du divertissement fait partie des notions qui subissent un approfondissement et un développement à

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mesure que le lecteur avance dans les Pensées.

Au stade de la liasse Divertissement, ce concept est principalement envisagé dans une perspective purement naturelle : le divertissement est présenté comme une attitude psychologique et sociale qui consiste à détourner le regard de la misère naturelle de l’homme, indépendamment de tout aspect religieux et théologique : Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser.( Divertissement 2 - Laf. 133, Sel. 166). C’est pourquoi le divertissement est lié à plusieurs concepts pascaliens qui sont apparus dans les premières liasses des papiers classés : la misère, car c’est pour l’oublier qu’on se divertit ; la vanité, parce qu’il n’y a pas pire preuve de vanité que ce remède aux maux humains ; le souverain bien, car c’est son ignorance qui pousse l’homme à la poursuite de biens illusoires.

Mais ce concept est aussi lié à l’Apologie dans son ensemble, puisque c’est l’obstacle majeur que Pascal doit vaincre pour amener son lecteur à la recherche. Il fait partie de ces notions qui dévoilent

progressivement, au fur et à mesure que l’argumentation se développe, des implications nouvelles, qui n’étaient pas nécessairement présentes dans les définitions initiales, et qui s’enrichissent progressivement par approfondissement. Le divertissement réapparaît donc par la suite, mais avec une signification nouvelle : à partir du moment où la religion chrétienne est prise en considération, la doctrine du divertissement acquiert une dimension religieuse.

Philippe Sellier a bien analysé cet aspect du divertissement, qu’il a rapproché de la théologie de saint Augustin.

Du point de vue théologique, le divertissement peut être considéré non seulement comme une forme de diversion, mais comme ce qu’Augustin appelle aversion. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 163 sq. : aversio, conversio, divertissement. La vie du chrétien consiste dans l’attention à Dieu : p. 164. Le péché consiste à se détourner de Dieu : le divertissement n’est donc pas seulement une manière de détourner les yeux de la misère humaine et de la mort, c’est aussi et surtout une forme mineure de l’aversio mentis a Deo, que saint Augustin évoque dans les Confessions, X, 35. Saint Augustin s’est principalement concentré sur l’aversio-conversio dans une perspective immédiatement religieuse : « C’est en théologien surtout qu’il s’adresse à ses lecteurs ou auditeurs. Il est tout de suite question de Dieu, de l’éternité, comme de réalités dont on ne saurait douter sérieusement : dès lors le divertissement est un oubli de Dieu, dû à la faiblesse qui nous vient du péché originel, et à une mauvaise disposition de la volonté ».

Pascal est obligé d’envisager d’abord le divertissement comme réalité purement humaine. Car « au XVIIe siècle, l’incroyance gagne. Nous ne voyons rien, répètent les interlocuteurs de Pascal. Aussi ce dernier, même s’il reprend souvent la perspective et les termes mêmes de son prédécesseur, a-t-il dans une certaine mesure laïcisé la théorie. Il s’adresse à un athée. Il parlera donc souvent moins de Dieu que de la condition humaine, et le leitmotiv de l’Apologie est bien exprimé par cette pensée lapidaire : Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d’y penser.( Misère 19 - Laf. 70, Sel. 104). Notre condition, c’est l’ignorance, le temps qui fuit, la maladie, la mort : Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser. ( Divertissement 2 - Laf.

133-134, Sel. 166). Mais cette laïcisation ne doit pas nous empêcher de voir à quel point l’apologiste est resté proche de son maître, qu’il rejoint dès qu’il est parvenu à élever le lecteur à un point de vue religieux.

D’abord, il considérera d’une manière nouvelle l’aptitude de certains incroyants de refuser de se soucier de leur propre destinée et de leur souverain bien.

Dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), il stigmatise l’inconscience de ceux qui demeurent volontairement dans l’ignorance de leur condition, et refusent de faire le moindre effort pour en sortir. Il souligne qu’une telle attitude est non seulement contraire à l’honnêteté, mais qu’elle pourrait fournir un excellent argument en faveur de la religion chrétienne : Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? qui aurait recours à lui dans ses afflictions ? et enfin à quel usage de la vie on le pourrait destiner ? En vérité, il est glorieux à la religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables ; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu’elle sert au contraire à l’établissement de ses vérités. Car la foi chrétienne ne va presque qu’à établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus-Christ. Or, je soutiens que s’ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature, par des sentiments si dénaturés.Et plus bas : Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le

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désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes.

De ce point de vue, le divertissement est l’une des faces de la concupiscence ; c’est elle qui détourne de Dieu. C’est pourquoi Pascal voit dans « cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes [

]un enchantement incompréhensible et un assoupissement

surnaturel, qui marque une force route puissante qui le cause ; elle prouve à ses yeux « la corruption de la nature ». Le divertissement est donc une des suites du péché originel et de la royauté de la

concupiscence » : p. 166-167. Il n’est possible qu’à cause du pouvoir de la volonté qui détourne l’intelligence de considérer ce qui lui déplaît. À la base du divertissement, on trouve la mauvaise foi. C’est pourquoi l’homme est coupable, responsable de cette aversio, aussi bien chez Pascal que chez Augustin.

Pour approfondir…

Le divertissement, preuve de la misère de l’homme

De la connaissance de soi-même, ch. I., Nicole part de l’idée que les hommes ne cherchent pas à se connaître, car cela leur est odieux. Il concilie cette volonté d’oubli avec la tendance de l’amour propre à se regarder en tout, chap. II.

Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXIII-XXXVII, p. 75. De même que le régime prescrit à un malade prouve sa mauvaise santé. Ce n’est pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement : p. 75.

Voir le complément de l’édition de 1670, XXVI, 4 (dans Divertissement 2) : « c’est tout ce qu’ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c’est une consolation bien misérable, puisqu’elle va non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu’en le cachant elle fait qu’on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi, par un étrange renversement de la nature de l’homme, il se trouve que l’ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu’il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison, et que le divertissement qu’il regarde comme son plus grand bien, est en effet son plus grand mal, parce qu’il l’éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. Et l’un et l’autre sont une preuve admirable de la misère et de la corruption de l’homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l’homme ne s’ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d’occupations, que parce qu’il a l’idée du bonheur qu’il a perdu : lequel, ne trouvant point en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu’il n’est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul ».

La théorie pascalienne du divertissement peut être rapprochée de certains thèmes des philosophies de l’Antiquité.

Aspect épicurien de l’argument du divertissement

Lucrèce, De natura rerum, III, tr. Ernout, p. 142-143. « Si les hommes pouvaient, de même qu’ils semblent sentir au fond de leur cœur le poids dont la douleur les accable, apprendre à connaître d’où vient le mal, et pourquoi ce lourd fardeau de misère séjourne dans leur cœur, ils ne vivraient pas comme nous les voyons pour la plupart, ignorant ce qu’ils veulent l’un et l’autre, et cherchant sans cesse à changer de place, comme s’ils pouvaient ainsi jeter bas leur charge. »

Aspect stoïcien de l’argument du divertissement

L’argument de Pascal est un argument anti-stoïque qui part d’un principe stoïcien ; voir Du Vair, Philosophie morale des Stoïques, éd. Michaux, Paris, Vrin, 1946, p. 66-67. La nature ne peut avoir créé l’homme de telle sorte que son bien dépende seulement d’autrui, mais de « tant de choses » qu’il ne peut les espérer trouver toutes favorables, et « qu’il soit là perpétuellement béant, comme Tantale après les eaux ». Il faut que l’homme puisse se suffire à lui-même. Pascal répond que si : c’est le propre de l’homme de chercher du divertissement. Le bonheur dépend toujours de ce qui ne dépend pas de nous.

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Structure du fragment Divertissement : argumentation et raisons des effets

Sur le divertissement et le renversement du pour au contre, voir Mesnard Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38. Voir p. 27 sq., sur le

raisonnement par induction chez Pascal.

Voir aussi Mesnard Jean, “Logique et sémiotique dans le modèle de la Raison des effets”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 20, 1998, p. 16-30. Voir p. 23-24, l’application du modèle de la raison des effets à ce passage, par lequel un seul et même esprit est à l’œuvre dans une suite de points de vue qui, eux, sont différents, ce qui donne son unité au texte, tout en ménageant une progression dans la démonstration et l’approfondissement de l’idée de divertissement.

Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. Voir, sur l’exemple traité en preuve, p. 582. Cas où des rapports de différence ou de contrariété dans le

raisonnement se trouvent dans le raisonnement par l’exemple : cas de renversement : la première explication débouche sur un exemple, mais elle est contredite par l’exemple même, car l’homme au repos dans une chambre sera nécessairement dans l’état de plus malheureux ; il faut donc passer de la cause à l’effet.

Le texte est construit sur un renversement du pour au contre en trois étapes.

Étape préliminaire, qui n’est pas développée dans la théorie, mais qui fait l’objet d’un constat préliminaire : l’attitude du peuple qui recherche le divertissement sans se poser de question.

Première étape : l’opinion des demi-habiles, qui blâment le divertissement, croyant qu’il suffit de demeurer en repos dans une chambre pour être heureux.

Deuxième étape : l’opinion des habiles, qui trouvent le divertissement bien fondé pour oublier la condition mortelle de l’homme.

Troisième étape : l’opinion des véritables habiles, qui constatent que le divertissement détourne de la recherche de la vérité, et laisse l’homme dépourvu au moment du malheur. À première vue, ce point de vue ressemble à celui du chrétien.

Il ne semble pas y avoir de place pour les dévots.

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 213 sq.

Quoi que l’on attribue souvent ce jugement à Pascal lui-même, et qu’il soit souvent cité comme tel, il faut bien voir qu’il ne représente que la première étape d’une gradation, et une position qui va être dépassée dès les lignes qui suivent. Cette première étape du raisonnement correspond, dans le modèle du fragment Raisons des effets

9 (Laf. 90, Sel. 124), au point de vue du demi-habile, qui dénigre l’attitude ordinaire du monde, mais sans saisir la raison qui la fonde.

La réfutation de ce jugement est donnée d’avance dans le fragment Raisons des effets 19 (Laf. 101, Sel.

134), où l’on retrouve non seulement le divertissement, mais l’exemple du voyage sur mer :

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Le peuple a les opinions très saines. Par exemple :

1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi-savants s’en moquent et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a raison.

[…]4. Travailler pour l’incertain, aller sur la mer, passer sur une planche.

Le fragment Miracles III (Laf. 879, Sel. 442)constate de facto que personne ne demeure dans son logis, comme le recommande le demi-habile : Hommes naturellement couvreurs et de toutes vacations, hormis en chambre.

On trouve dans ce paragraphe un bon exemple de situation où le manque de certains principes conduit à l’erreur, même lorsque les principes dont on tient compte sont véritables. L’explication par l’incapacité de demeurer en chambre n’est pas fausse : elle est incomplète, et dans cette mesure peut conduire à des conclusions erronées, ou à des remèdes inefficaces : selon Géométrie-Finesse II (Laf. 512, Sel. 670), l’omission d’un principe mène à l’erreur. Car il est vrai que le malheur de l’homme vient de ce qu’il ne reste pas chez lui, mais il faut ajouter que s’il ne le fait pas, c’est qu’il en est incapable, pour la raison que Pascal va expliquer plus bas : demeurer seul avec soi-même conduit à prendre conscience de sa condition mortelle et de sa misère. Mais si l’on s’en tient à ce seul premier principe que sortir de chez soi plonge l’homme dans le trouble et l’anxiété, sans y ajouter le second principe, qu’il lui est insupportable de penser à sa condition misérable, l’on doit logiquement en tirer la conclusion qu’il faut essayer de s’enfermer chez soi, et chercher en soi-même le vrai bonheur. L’opinion du demi-habile conduit donc à recommander une conduite qui non seulement ne remédie pas à sa misère, mais qui au contraire l’y plonge plus profondément, et qui de surcroît s’avère intenable.

Le type du demi-habile qui croit être profond et connaître les causes, alors qu’il ne voit qu’une partie de la vérité, c’est La Bruyère, Caractères, De l’homme, 99, éd. R. Garapon, Garnier, p. 329, qui reprend à peu près l’idée de Pascal : « Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l’ignorance, la médisance, l’envie, l’oubli de soi-même et de Dieu ». La Bruyère entre plus avant dans le détail des défauts de la société de son temps. Mais c’est l’interprétation du demi-habile, celle que Pascal écarte dès le début du texte.

Pascal pense impossible la recherche du bonheur en soi-même, comme il va l’établir dans la liasse Philosophes.

Pour approfondir…

Le siège d’une place: voir l’article Sièges du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), Paris Fayard, 1990, p. 1448-1449, qui en expose les aspects techniques et les dangers.

Une charge à l’armée: la hiérarchie du commandement militaire n’est pas au XVIIe siècle organisée comme dans l’armée moderne. La vénalité des charges d’officiers est la règle : on achetait les grandes charges, comme celles de colonel général ou de maréchal des logis de la cavalerie. Il existe des grades vénaux et des grades non vénaux. Il faut disposer d’une certaine fortune pour pouvoir acheter une charge d’officier : le prix d’une compagnie était de plusieurs milliers de livres. L’encadrement est en majorité nobiliaire ; la vénalité permet aussi à de riches bourgeois d’acheter les charges de capitaine ou de colonel. La charge était très coûteuse : il fallait parfois avancer la solde, et payer les primes d’engagement. Il en résultait que l’on pouvait passer d’un grade à un autre sans passer par les intermédiaires. Mais le système de la vénalité ne garantit pas la compétence : comme le dit la Palatine, « la plupart des officiers sont de jeunes niais, des fils des gens de robe de Paris, qui de leur vie n’ont vu un homme mort. Toutes ces charges ont été achetées.

Quand ils doivent se battre, ils prennent peur et se sauvent ». Louvois a tendance à multiplier les offices non vénaux. Voir l’article Officiers du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), Paris Fayard, 1990, p. 1107-1108.

Le métier militaire conjugue donc deux caractères qui devraient en éloigner les hommes : il est dangereux, et il coûte très cher.

Les divertissements des jeux:sur la réalité des jeux, voir l’article Jeu du Dictionnaire du grand siècle de F.

Bluche (dir.), Paris, Fayard, 1990, p. 792-793. Sur la pensée de Pascal sur le jeu, voir Thirouin Laurent, Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991.

(17)

Les conversations: ces conversations qui divertissent sont directement contraires à la « conversation intérieure » dont parle Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002. C’est plutôt de la conversation de loisir qui fait l’objet du livre de Génétiot Alain, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, qu’il faut les rapprocher.

Sur l’idée que l’on peut trouver le bonheur en demeurant seul dans sa chambre

L’idée qu’il est bon de demeurer dans une chambre pour trouver la paix de l’âme et de progresser dans le bien n’est pas une fiction. On la trouve par exemple chez Mauburnus (Jean Mombaer, c. 1460-c. 1501), Roseteum exercitationum spiritualium et sacrarum meditationum, éd. de Bâle, 1504, titulus primus, f° V :

Mentis quietem invenire

« Qui volet finem professionis attingere

In bonis proficere

Primo est necessaria ad mentis quietem attingendam. Impossibile enim est, juxta Bern. &

Senecam figere hominem fideliter in uni animum sum qui non prius alicui loco, perseveranter affixerit corpus suum.

2. Secundo est necessaria ad finem pfessionisque est Deo intimius adherere, ceteris abdicatis acquirendis. Solitudo enim hoc amministrat tumultus autem, & turba conturbat.

3. Tertio ad vicia declinanda et sananda. Qui enim vult mala vitare : debet in cella manere : ibi enim ab hostibus multis tutatur. Hinc vulgo dicitur : Cum sis in cella leviter vincis tria bella. Currens exterius tribus istis decipieris. »

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 222 sq. Exemple de raisonnement par raisons des effets : Pascal distingue le peuple, dont les agitations, avec tous leurs aspects fâcheux et leurs conséquences, querelles, dangers, passions, guerres, risque de mort. Le second degré est celui des philosophes demi-savants qui enregistrent le contraste entre le besoin d’agitation des hommes et les malheurs qu’ils vont courir. La conclusion qu’il vaudrait mieux rester en repos dans sa chambre est la concussion du demi-habile. Le troisième degré est celui qui permet de saisir que la solution de l’isolement dans une chambre conduit l’homme au comble des malheurs, qui est de prendre conscience de sa misère, et qui remonte à la raison : l’homme qui prend conscience de sa condition tombe dans l’ennui et le désespoir. Pascal conclut que c’est pour y échapper qu’il se divertit, c’est-à-dire qu’il cherche à sortir de lui-même.

Sur la distinction entre cause et raison, voir Raisons des effets. Noter que la cause n’est pas récusée : la cause de l’agitation des hommes est bien le fait qu’ils ne savent pas demeurer seuls dans une chambre.

Mais cette cause n’explique rien : dire que l’homme est hors de chez lui parce qu’il ne peut pas rester dans sa maison ne renseigne en rien sur les motifs profonds de cette impossibilité.

Mesnard Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38. Voir p. 27 sq.

Laf. 622, Sel. 515. Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

La méthode de Pascal dans son analyse du divertissement, telle que la présente ce début, suppose qu’il exclut la condamnation brutale et unilatérale du divertissement : c’est le demi habilequi condamne la conduite des hommes. Pascal, en cherchant les raisons de ces effets, se met d’abord en devoir de la comprendre, avant de la juger. Il la présente donc dans sa cohérence, comme une réaction rationnelle, sinon tout à fait raisonnable, à des circonstances qu’il faut expliquer : le divertissement est une manière

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