Les montagnes de la Bregaglia

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Les montagnes de la Bregaglia

COLLET, Léon William

COLLET, Léon William. Les montagnes de la Bregaglia. Echo des Alpes, 1923, no. 7, p.

223-233

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· Les ·montagnes de la Bregaglia•.

A mon ami, Monsieur Albert Brun, le savant volcanologiste.

1. Les lacs de la Haute Engadine.

Les lacs de la Haute Engadine: Saint-Moritz, Camp- fèr, Silvaplana, Sils, formaient, après le retrait des gla- ciers, une seule nappe d'eau. Les alluVions charriées par les affiuents, et déposées sous forme de deltas, la divisè- rent en un chapelet de lacs. Nous assistons du reste actuellement à la progression du delta du torrent du Val Fédoz dans le lac de Sils qui sera un jour transformé en deux lacs.

Ce qui frappe le voyageur, même le moins averti, qui remonte la vallée, c'est le manque total de bassin d'ali- mentation à l'amont du lac de Sils. La vallée, en effet, débute brusquement au col de la Maloggia; où com- mence également ce lac. Il y a là un paradoxe géogra- phique, comme l'a fort bien montré Albert Heim dans le J ahrbuch de 1879-80. Il manque à la Haute Engadine toute sa partie supérieure, celle qui donne à une vallée toute sa raison d'être. La vallée de l'lnn est ·doiic déca- pitée. L'lnn qui se jette dans le lac de Sils, au lieu d'être un grand torrent, n'est qu'un petit ruisseau 1

Du sommet de la Maloggia, le regard plonge dans une vallée profonde qui s'ouvre vers le S. W.: le val

1 Résumé d'une conférence faite, avec de nombreuses projec- tions, à une séance de la Section genevoise.

224 LES MONTAGNES DE LA BREGAGLIA '

Bregaglia qu'arrose la Maira. Mais d'où vient ce cours d'eau ? Ses sources ne sont pas au pied de la paroi qui domine Casaccia et qui supporte la Maloggia 1 En effet, la Maira vient du val Maroz et du val Muretto, c'est-à- dire que le torrent du val Maroz et l'Ordlegna, qui ooule dans le val Muretto, prennent après leur confluent, en aval de Casaccia, le nom de Maira. Voyons un peu maintenant quelle est la direction de ces deux torrents.

Le torrent du val Maroz, tout comme l'Ordlegna, se dirige d'abord vers 1(1 N.E., puis se coude deux fois à angle droit pour prendre la direction opposée, soit celle du S.W., qui est celle du val Bregaglia. Les coudes que nous venons de rencontrer sont des coudes de capture et nous arrivons à la conclusion que nous avons affaire à la Maloggia à un superbe phénomène de capture de l'Inn par la Maira.

Le tronçon supérieur du torrent du val Maroz, à direction N.E., représente, sans aucun doute, la partie supérieure du cours de l'lnn. La partie de l'Ordlegna, à direction N.E., était un affluent du lac de Sils, comme on peut fort bien s'en rendre compte sur la figure 3.

En effet, du Piz Lunghino, on découvre aisément l'ancien cours de l'Ordlegna, marqué par la terrasse rocheuse qui de la Maloggia se poursuit dans la direction du val Muretto. Du Piz Salacina on voit que le val Maroz se prolongeait jusqu'à la Maloggia.

L'Inn, dont la pente n'est actuellement que de 8 pour mille, en Suisse, a été facilement décapitée par la Maira dont la pe,nte est actuellement de 6 pour cent.

II. La Margna.

La Margna (3162 m.) est ce foriliidable bastion dont est flanqué le col de la Maloggia, au S.E. C'est la mon- tagne du lac de Sils, born'e titanesque où, pour les géo- logues, commence, dans les Grisons, le domaine austro-

FIG. 5. - Profil à travers les.Alpes Pennines, d'après E. Argand.

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226 ^LES MONTAGN~JS DE LA BREGAGLIA

alpin et près de laquelle s'élèvent les montagnes de la Bregaglia aux fiers sommets granitiques, d'âge tertiaire, qui n'ont rien à envier aux aiguilles granitiques du massif du Mont-Blanc, de beaucoup leurs aînées.

Margna, ton nom restera à jamais lié à l'exploration géologique des Alpes, depuis le jour où R. Staub, sur la base des travaux d'Argand sur les Alpes Pen- nines, retrouva dans tes flancs la tectonique du Cervin, après avoir reconnu dans les roches de la Maloggia les gneiss d'Arolla, dans le val Fédoz la série de la Valpelline et, enfin, dans les brèches du Fextal l'équivalent des brèches du Dolin (Arolla) (fig. 6).

La synthèse des Alpes occidentales, œuvre d' Argand, est . maintenant connue de tous les alpinistes. Tous savent que le Cervin et la Dent Blanche sont entaillés dans1a plus supérieure des nappes penniques, - celle de la Dent Blanche -, nées dans cette grande méditerranée des temps mésozoïques que les géologues, à la suite de Suess, .nomment la Thetis.

R. Staub, tenant compte du plongement axial vers le N .E., qui se fait sentir à partir de la Haute Léventine, trouva dans les Alpes grisonnes la continuation des nappes penniques, comme le résume le tableau ci-des- sous:

Valais.

VI. Nappe de la Dent Blanche.

V. Nappe du Mont-Rose.

IV. Nappe du Gr. St-Bernard.

III. Nappe du Monte Leone.

II. Nappe de Lebendun.

1. Nappe d'Antigorio.

Grisons.

Nappe de la Margna.

Nappe Tambo-Suretta.

Nappe du Rheinwald.

Nappe de Carassina.

Nappe du Val Soja.

Nappe du Simano.

Ainsi la nappe de la Margna n'est autre que l'équiva- lent grison de la nappe de la Dent Blanche et pour le

géologue la Margna est l'homologue du CerfJin.

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LES MONTAGNES DE LA BREGAGLIA 227

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d'après R. Staub.

1. Schistes lustrés. - 2. Roches vertes. - 3. Trias. - ^~- Série d'Arolla- Maloggia. - 5. Série de Valpelline-Fédoz.

II 1. Le Val Bregaglia.

C'est par le val Bregaglia et le Septimer que passait une des plus vieilles routes des Alpes, utilisée déjà du temps des Romains. Au Moyen-âge, oe fut sur oette route que se fit le plus grand trafio entre l'Allemagne et l'ltalie. Un tronçon de oette grande voie, pavée de gros galets, existe enoore en amont de Casaocia. Les touristes

228 LES MONTAGNES Dl<~ LA BREGAGLIA

qui, autrefois, se rendaient dans les Grisons, en partant du Sud, suivaient aussi le val Bregaglia. Cette vallée fut dono une grande voie dé oommunioation, à laquelle la ligne de la Bernina porta un ooup terrible.

C'est une vallée profonde où, sur 18 km., on descend de 1100 m. On ne s'étonnera dono pas que des ingénieurs aient conçu le projet d'utiliser cette chute de la Maira en deux paliers, pour la production d'énergie électrique.

Le débit de ce cours d'eau étant très faible en hiver - oomme c'est le cas de tous les torrents alimentés par des glaciers -, il faut le régulariser, c'est-à-dire arriver à l'augmenter en hiver, au moment où l'électricité a le plus de valeur. Il faut pour cela disposer d'uh réservoir ou bassin d'accumulation. On a songé à mettre en valeur, dans ce but, le lac de Sils dont on abaisserait le niveau, au moyen d'un tunnel, chaque hiver, d'une hauteur dépendant des conditions hydrographiques de l'année, mais dont le maximum ne dépasserait pas 5 m. On aug- menterait aussi le débit de la Maira en basses eaux d'hiver de 1,5 m• par seconde au maximum.

Sans accumulation, ou mieux sans abaissement du niveau du lac de Sils, on n'obtiendrait en hiver qu'une puissance de 6300 H.P. A l'aide du lac on disposerait en hiver de 22700 H.P.

On a naturellement poussé de hauts cris. Abaisser le niveau du lac de Sils, quel sacrilège 1 A ceux qui crai- gnent qu'on ne «défigure» le lac, je répondrai simple- ment que l'abaissement du niveau se ferait en hiçer, à un moment où le lac a son manteau de neige. Au prin- temps le lac atteindrait très rapidement, à la fonte des neiges, son niveau normal. Pour plus de sûreté, on projette d'y jeter l'Ordlegna et le torrent du Fexta,l.

Au moment où les étrangers arriveront le lao aura repris sa physionomie habituelle.

La commune de Sils, propriétaire du lac, est la pre- mière intéressée à ce projet, ainsi que les communes de la Bregaglia. Toutes ont de grosses charges, car elles

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Fig. 3. Le Massif de Fedoz, avec la Margna, à gauche et le Massif du Forno à droite, vus du P. Lunghlno

Capture de l'émissaire du Forno par l'Ordlegna

f-ig. 4. Le Lac de Sils et la Maloggia Vus du P. Salaclna

LES MONTAGNES DE LA BREOAGLIA 229 doivent constam.ment lutter contre la nature. Elles désirent donc ardemment retirer des droits d'eau de cette force hydraulique qui est leur propriété et qui, pour le moment, s'écoule en .pure perte.

Dans la partie supérieure de la vallée, entre Casaccia et Vicosoprano, nous notons une grande dissemblance morphologique entre les deux flan es. Sur rive gauche nous trouvons en effet le formidable massif granitique de la Bregaglia avec le Bacun, le Cengalo (3374 m.), le Badile (3311 m.), les Pizzi di Sciora, etc. Sur le versant droit de la vallée, par contre, ce sont los formes beaucoup 'plus douces des schistes lustrés avec leurs roches vertes, qui forment le soubassement de la nappe de la Margna et la couverture sédimentaire de la nappe Tambo-

Es~'°'îsse

-nique du Val Bregaglia .~'aprèc R .Staub

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Fra. 7. - 1. Cristallin austro-alpin. - 2. Mésozoïque pennique. -S. Cris- tallin de l.a nappe de la Margna. - 4. Cristallin de la nappe de la Suretta: - 5. Cristallin de la nappe du Tambo. - 6. Cristallin de la nappe de l'Adula .. - 7. Massif granitique de la Brego.glia.

230 LES MO:'\TAGNES DE LA BREGAGLIA

Suretta. C'est la ohaîne qui s'étend du Piz Lizun au Piz Duan (3140 m.).

Que signifie oe massif granitique de la Bregaglia ? Cette question se pose naturellement après que nous avons vu que la Margna et la région de la Maloggia appartenaient à la nappe de la Dent Blanohe. En des- cendant de la Maloggia à Castasegna, près de la frontière italienne, ne devrions-nous pas reoouper suooessivement les nappes plus profondes ? C'est bien ce qui a lieu, sur·

tout sur rive droite, sur le fond même de la vallée et dans les pentes de base du versant gauohe (fig. 7).

Mais si sur rive gauche nous rencontrons un massif granitique, o'est que les nappes ont été, après leur mise en plaoe, traversées par des laves venues de la profon- deur. Ces dernières ont digéré ]es roohes des nappes dans lesquelJes elles étaient injeotées. Le résultat final de oe grand phénomène volcanique a été le massif gra- nitique de la Bregaglia. Nous arrivons donc, avec R.

Staub, à la oonclusion que les granites sont plus jeunes que la misè e,n place des nappes penniques. Ce dernier phénomène ayant eu lieu à !'Oligocène, les granites sont donc d'âge miocène (Heim).

Ce qui frappe en remontant le val Bregaglia, oe sont les éboulements et glissements de terrain nombreux que l'on rencontre dans les nappes, sur ]es deux flancs de la vallée de Castasegna à Promontogno, puis, sur la rive droite, entre cette dernière looàlité et Vicosoprano.

La Maira est loin d'avoir atteint sa courbe d'équilibre et, sapés à leur base, ses versants glissent, prouvant ainsi la jeunesse de ce cours d'eau.

D'après la carte géologique de Staub (Bregaglia n° 90), qui vient de paraître, - et de la splendide exactitude de laquelle j'ai pu me rendre oompte -, on remarque que du glaciaire appartenant à la Haute Engadine recouvre certains éboulements et glissements. Nous avons ainsi la preuve que la capture de l'Inn par la Maira est plus ancienne que la dernière époque glaciaire. De plus, des

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LES MOIWA'GNES ·DE LA RREGAGLIA 231 blocs erratiques . de granite du J ulier, de diorite de la Bernina montrent que les glaces qui venaient de la région de la Bernina ne s'écoulaient pas entièrement vers la Basse Engadine. La pente si faible de la vallée, que nous avons· observée précédemment, a forcé le glaciei- à remonter la vallée où se trouve actuellement le cha'- pelet de lacs de la Haute Engadine et à se déverser dans la Bregaglia. C'est un beau phénomène de diffiuence.

Albert Heim avait noté depuis longtemps déjà que les polis et stries glaciaires indiquaient un cheminement des glaces vers la Maloggia.

IV. Le massif granitique de la Bregaglia.

Le massif granitique de la Bregaglia est intéressant du point de vue géologique comme de celui de l'alpi- nisme.

Le géologue préférera parcourir les zones de contact entre le granite et les nappes, où les phénomènes de contact sont des plus variés et des mieux marqués.

C'est ainsi que la région du Passo di Vazzeda, non loin de la cabane du Forno, est devenue un lieu de pèlerinage à la suite d'une publication de Staub. C'est là qu'on voit des filons d'aplite traversant les calcaires dolomitiques du Trias. N'est-ce pas sur la moraine du Forno,. vrai jardin pétrog),'.aphique, qu'un volcanologiste dansa subi- tement de plaisir une sarabande effrenée en agitant son marteau, à tel point que son porteur crut qu'il devenait fou 1 Puis c'est la bordure du massif dans Je val Bondasca, où les phénomènes de métamorphisme de contact sont superbes.

L'alpiniste trouvera soit autour de ]a cabane de l' Albigna, soit autour de celle de Sciora, des ascensions très variées en longueur et en difficultés, où il pourra faire preuve de tous ses ta1ents de grimpeur.

Trois glaciers se détachent de ce massif et descendent

232 LES MONTAGNES DE LA BREGAGLIA

vers la vallée principale. Ce sont, du N.E. au S. W., les glaciers de Forno, de. l'Albigna et de la Bondaeca. Troie oahanes facilitent grandement l'accès de ce beau et for- midable massif: celles du Forno, de l'Albigna et de Soiora. On peut, grâce à e1les, traverser le massif dans sa longueur sans redescendre dans la vallée. On passe très facilement de la cabane du Forno à celle de l'Al- bigna en trois à quatre heures de marche et de même de celle de l' Albigna à celle de Sciora. On atteint la cabane du Forno en trois heures de la Maloggia, celle de l' Albigna en partant de Casaccia ou de Vicosoprano. Si l'on part de Casaccia, il est préférable, pour économiser quelques kilomètres de route, de faire arrêter l'automo- bile postale au point de départ du sentier. Pour la cabane de Sciora, il faut partir de Promontogno et remonter le val Bondasca.

Le massif granitique de la Bregaglia est, du point de vue géologique, bien différent de celui du Mont-Blanc.

Ce dernier, beaucoup plus ancien, d'âge permien, a supporté tout le déferlement des nappes penniques.

Rigide, il n'a pu se plisser et s'est cassé en formidables coins qui chevauchent les uns sur les autres. C'est en vain que l'on chercherait dans le massif de la Bregaglia une telle structure, car, comme nous l'avons vu, les nappes avaient déferlé lorsqu'elles ont été traversées par les venues granitiques.

Malgré le mauvais temps, - tempêtes de neige par vent du Nord et pluies diluviennes par vent <l'Ouest, - aucune région des Alpes ne m'a si fortement impres- sionné. Que sera-ce par le beau temps et le cobalt intense du ciel d'Engadine, qui est la règle là-bas? Mais quand je parle d'impression, que l'on me comprenne bien. Il y a dans la Bregaglia comme la conclusion d'un chapitre de ce grand poème que Suess nous a laissé: la Face de la Terre 1

Le génie d'Argand nous a fait réaliser la naissance des nappes dans la Thetis, la grande mer méditerranée des

LES MONTAGNES DE LA BREGAGLIA 233 temps méeozoiques. GrA.ce à lui noue les voyons déferler sur J>avant~pays, l'attaquer, le surmonter. Et Staub paraohève magistralement en nous faisant assister dans la Bregaglia à des phénomènes volcaniques formidables.

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Par ce qui précède, j'ai simplement voulu introduire mes collègues dans cette grande nature du val Brega- glia, le.s encourager à escalader ses montagnes, malgré la distance qui noue en sépare. Enfin j'ai essayé de leur frore entrevoir le charme qui se dégage de la géologie alpine.

Léon W. CoLLET.

Section genevoise.

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