LES GRANDS ARTISTES
J.-F. MILLET
LES GRANDS ARTISTES
COLLECTION D 'eN SE
IGNEMENT
ET DE VULGARISATIONPlacée sous le hautpatronage deVAdministration des Beaux-Arts.
Volumes parus Architectes des Cathédrales gothiques
(Les),parHenriStkin.
Beilini(Les),parEmile Cammaerts.
BenvenutoCeillnl, parHenriFocillon.
Bottîcelll,parRenéSchneider.
Boucher,par Gustave Kahn.
Bramanteetl'architecture italienne au XVI"siècle,parMarcklReymond.
Brunelieschi et l'architecture italienne auXV»siècle, parMarcelReymond.
Callot(Jacques),parEd.Bruwaert.
Canaletto(Les deux),parOctave Uzanne.
Carpacclo,parG.etL.Rosenthal.
Carpeaux,parLiONRiotor.
Chardin,parGastonSchéfer.
Clouet(Les),parAlphonse Germain.
Corot, par Et.Moreau-Nélaton.
Daumier,parHenryMarcel.
David,parCharlesSaunier.
Delacroix,parMauriceTourneu.x.
DéliaRobbla(Les),parJean de Foville.
Diphllos et les modeleurs de terres cuitesgrecqu^es^parEd. Pottier.
Donatelio,parArsène Alexandre.
Dourlsetlespeintresdevasesgrecs,par
EdmondPottiek.
Alt>ertDurer,parAugusteMarguillier.
Pragonard,parCamilleMauclair.
Qalnsborough,par GabrielMourey.
Qlotto,parGeorgesLafenestre.
Jean Qoujon,parPaulVitry.
Qros,parHenry Lemonmir.
FranzHais,parAndréFontainas.
Hogarth,parFranc^ois Benoit.
Holbein, par Pieruk-Gauthiez.
HubertRobertet lespaysa<^istesfrançais duXVIH=siècle, parTristanLeclére.
Ingres, par JulesMomméja, Jordaens,parFierens-Gevaert.
LaTour,parMaurice Tourneux.
Léonard LImosinet lesémailleursfran- çais,parP.Lj^vsdan.
LéonarddeVlnd,parGabrielSéaillrs- ClaudeLorrain,parRaymondBouyer.
Lulni,parPierre-Gauthiez.
Lyslppe,parMaximeCollignon.
Mantegna,parAndréBlum.
jyieissonier, parLéonceBénédite.
Michel-Ange,parMarcel Reymond.
J.-P. Millet,par HewrvMarcel.
Murlllo,parPaul Lafond.
André LeNostre, parJ.Guiffret.
Peintres chinois (Les), par Raphaël Petrucci.
Peintres demanuscrits(Les) etlaminia- tureen France,parHenryMartin.
Percler etFontaine, parI\L\uriceFouché.
Plnturlcchio,parArnoldGoffin.
Pisanelloet les médalileursitaliens,par Jeande Foville.
Potter. parEmile Michel.
Poussin,parPaulDesjardins.
Praxitèle, parGeorgesPerrot.
PrimitifsAllemands(Les),parLouisRéau.
PrimitifsFrançais(Les),parLouisDimier.
Prud'hon, parEtienneBricon.
Puget,parPhilippeAuquier.
Raphaël,parEucèneMuntz.
Rembrandt,parEmileVerhaeren.
RlberaetZurbaran,parPaul Lafond.
Rossettl et les Préraphaélites anglais, parGabrielMourey.
Rubens,parGustaveGeffroy, administrateur des Gohelins.
Ruysdaël,parGeorgesRiat.
Sodoma(Le),parHenri Hauvette.
Téniers,parRogerPsyre.
Titien, parM. Hamel,agréfjédel'Université.
Tintoret, par G, Soulier.
VanDyck,parFierens-Gevakrt.
Van Eyck(Les),parHenri Hymans.
Veiasquez, parEueFaurk.
Vigée-Lebrun,parLouisHautecœur.
Watteau,parGabrielSéaillks.
1802I-20.
—
CoRBEiL. Imprimerie Crété.LES GRANDS ARTISTES
LEUR VIE — LEUR ŒUVRE
J.-F. MILLET
HENRY MARCEL
DIRECTEUR DES MUSÉES NATIONAUX ANCIEN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS
BIOGRAPHIE CRITIQUE
ILLUSTRÉE DE VINGT-QUATRE REPRODUCTIONS HORS TE<XTE
NOUVELLE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE
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PARIS
LIBRAIRIE RENOUARD
HENRI LAURENS, ÉDITEUR
6, RUE DK TOURNON (VI»)
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JEAN-FRANCOIS MILLET
I
Aussi loin
que
l'on remonte, dans l'étude de la pein- ture de paysage, chez les Hollandais qui en furent les créateurs,chez lesAnglais etchez nous,on
doitconstaterque
les artistes, quelque différentsque
fussent leurs points de vue, qu'ils s'attachassent à rendrenaïvement
les sites familiers
à
leurs yeux, ou,comme
en France, à arranger la nature en décors destinés à encadrer des épisodes héroïques, n'ont jamais établiun
lien de dé- pendance,un
rapport d'intime parenté entre les lieux représentés et les personnages qu'ilsy
plaçaient.Ce
fut l'innovation propre de Millet d'exprimer, sous des aspects multiples, cette association del'homme
et dela terre, telle
que nous
lamontre
la réalité dechaque
four. «
Quand
vous peignezun
tableau, disait-il,que
ce soitune
maison,un
bois,une
plaine, l'Océanou
le ciel,songez toujours à la présence de
l'homme,
à ses affinitésdejoie
ou
de souffrance avecun
tel spectacle; alorsune
voix intime vousparlerade safamille,de sesoccupations, de ses inquiétudes, de ses prédilections; l'idée entraînera6
JEAN-FRANÇOIS MILLET.
dans cette orbite l'humanité tout entière; en créant
un
paysage, vous penserezà
l'homme;
encréantun homme, vous
penserezau
paysage. »La
difficultéétaitgrande, de réussir àcombiner
lesdeux
éléments sans sacrifier l'un à l'autre, sansréduirelanatureau
rôle de toile de fond,ou l'homme
à celuide comparse. 11 ne semblemême
pas qu'il l'ait soupçonnée, tant la fusion est aisée dans ses œuvres, tant le milieu et l'actiony
occupent leur placeety affectentleurimportance exacte. C'est qu'ilétait né et avait grandi dans des conditions toutesparticulières,
que
cette nature habitée qu'il se
voua
à peindre, il ne l'avaitjamais contemplée d'une façon extérieure, détachée en quelque sorte,
mais
qu'ily
avait baigné dès sa premièreheure
eten
avait fait partie intégrante,en
sa double qualité d'enfant deschamps
etd'ouvrierdu
sol.A
ce point de vue, sa biographie éclaire ses ouvrages de la lumière laplus nette, et le récit de ses jeunes années explique,mieux que
toutcommentaire,
lecaractère vécu,lasaveur terrienne de son art.Jean-François Millet naquit à Gruchy,
hameau
de lacommune
de Gréville, situé à quelques kilomètres de Cherbourg, le 4 octobre 1814, d'une famille de cultiva- teurs aisés.Autour
de l'aïeule, Louise Jumelin,veuve
depuis quinze ans, se groupaient son fiis, Jean-Louis- Nicolas Millet, sa bru, Aimée-Henriette-Adelaïde Henry,et leurs enfants; l'artiste futle
deuxième
surhuit. C'étaitun
milieu vraiment patriarcal : la maîtressede maison, hospitalière,charitable,humble
etsoumise
devantDieu;JEAN-FRANÇOIS MILLET.
sonfrc^reCharles, ancien prêtre insermenté d'une haute vertu, d'unesimplicité évangélique, type originalde curé laboureur;Jean-Louis-Nicolas,d'esprit contemplatif,très
doué pour
lamusique,
sensible à toutesles beautés natu- relles; safemme,
régulière et pieuse, tout cemonde menait
dansun
climat rude, sur les pentes escarpées dévalant vers la mer, qui rendaient le labour et les charrois difficiles,une
vie active, traditionnelle etexem-
plaire.
Le
petit Jean-François fut le favori et la passion de sa grand'mère qui le berçaiten
chantant, lui apprenait lesnoms
et lespropriétés des choses, luiouvraitlesyeux aux
merveilles de la création; le grand-oncle vagabondait avec lui, lui contait des histoires, lui faisait épeler ses lettres. L'enfant le perdit, n'ayant encoreque
sept ans, mais cetteoriginale et doucefigure lui restajusqu'auder- nierjourprésente.A
douze ans, levicairequi le préparait à la premièrecommunion,
lui trouvant,une
curiosité éveillée et intelligente, luidonna
des leçons de latin.Les
Bucoliques^ les Géorgiques le transportèrent; ily
retrouvait l'écho agrandi, poétisé, de ses sensations devant la nature agreste, ets'émerveillait à ces vers d'un pittoresque tour à tour si grandiose et si paisible :Mugitusque boum,mollesque sub arbore somni...
Majoresque caduntcelslsdémontibusumbrœ...
Le
vicaireayantétépromu
àune
cure voisine,on
dé- cida qu'il l'y suivrait. Mais cet exil luifutsidur, qu'àses8
JEAN-FRANÇOIS MILLET,
premières vacances
on
le garda définitivement.Cepen-
dantsa qualitédefils aîné lui traçait sa voie, il dut aider le père dans les travaux de la terre, et, selon les saisons, faucher, faner, battre en grange, vanner, fumer, labourer, semer.A
la veillée, le corps las,mais
l'esprit dispos, ildévorait les livres
du
grand-oncle etde la grand'mère, la vie des saints, les Confessions de saint Augustin, les Lettresde saint Jérôme, Bossuet, Fénelon. Mais leVirgile etune
Bible en latin restèrent sescompagnons
de prédi- lection.Déjà, d'ailleurs, l'art le sollicitait
obscurément
; il ai-maità croquer, çà et là, des scènes vues, des types fami- liers.
M.
Ginisty,au
cours d'unevisite dans la région, a trouvé àLandemer, où Auguste
Millet,un
des frèresdu
peintre, tenait
une
auberge,desgravurestiréesdesamain,un
petit tableau : la Vierge soutenant la têtedu
Christ mort, destiné à sa grand'mère, etchezun
voisin,un
des- sinde grandes dimensions,fait à dix-sept ans,représentantdeux
bergers, l'un assis, l'autre gardant ses moutons.A
Gréville
même,
dans la petitemaison
de galets de son enfance, qu'habitait encoreune
de ses sœurs,veuve
d'un douanier,se voyaient, surune
porte, des grenouilles dan- santes dessinées à dixou
douzeans, et,dansune chambre du
haut,une
peinture presque effacée,un bouquet
defleurs, copié dans le jardin et placé là
pour
vécréer lesyeux
de samère
malade. « Tenez, disaitMillet à Sensier,au
coursde son dernier séjour à Gréville, en 1871, c'estdans cette
chambre que mon
père faisaitsa méridienne;
MILLET.
9 c'est de là, qu'à travers cette petite fenêtre, je dessinais notre jardin et tout ceque
je voyais.Ah
! j'entends encore la respiration demon
père,quand
je crayonnais quelque arbre ; j'aimais à le sentir près demoi
et à le voir en sonrepos. » î)'autre part,on
conte encoreau
village qu'il excellait à tous les exercices physiques et
aux
travaux manuels, s'amusant à sonner les cloches, sculptant le bois,tournant des toupies monstres.Un
vieillard cheminant, qu'ilcharbonna
de souvenir, à dix-huit ans, frappa tellement son père, par la justessedu mouvement,
qu'il le conduisit àCherbourg,muni
dedeux
dessins:lesbergersdontnous
avons parlé plus haut, etun
efTetdenuit: deshommes
portant des pains.Le
pro- fesseur consulté,un
certainMouchel, élève de David, en futégalement impressionné, et prit le garçon en appren- tissage ; intelligent et observateur, cet artiste oublié aimait Téniers,Brauwer,Rembrandt;
il lui fit copier des gravures et dessiner d'après la bosse.Au
bout dedeux
mois,une
maladie foudroyante de son père rappela Milletà Gréville : il le trouva déjà sans voix etsans con- naissance, et le perdit le 29novembre
1835.Devenu
chef de familleparcettemort
(l'aînédes enfants étaitune
fille), ilassuma courageusement
l'exploitation dudomaine;
mais sa pensée était loin, l'art était désor-mais
son maître.La
grand'mère le dissuada decontinuer, et ilretournaà Cherbourg. Il entra à l'atelier deM. Lan-
glois, élève de Gros,fortconsidérédans laville; il
ne
tira pourtant pas grand profit de son enseignement, et se10
JEAN-FRANÇOIS MILLET,
forma
tout seulau Masée, où
il fit plusieurs copies; dans l'intervalle, illisait avec ardeur tout ce qui lui tombait sous lamain, etparmi beaucoup
defatras, Shakespeare, Byron,Walter
Scott, Goethe, Chateaubriand,Homère, que
luiprêtaitun
jeunecommis
delibrairie,M.
Feuardent, son ami. 11 travailla avec Langlois, dans l'église de la Trinité, àdeux
grandes scènes de Thistoire sacrée,où
ilfutchargé
notamment
des mair.3et desdraperies.Cependant
son maître, pleinement conscient de son impuissance à le pousser plus loin,demanda au
conseil municipal d'examinertroisde ses dessins,etde l'envoyer,si l'impressionlui étaitfavorable, à Paris avec
une
pen- sion.On
vota difficilement, à la voix prépondérantedu
maire, 400francs, auxquels le conseil général, aprèsun
premierrefus, en ajouta600 ;aux deux
budgetssuivants, lesmêmes
tiraillements devaient se reproduire. Millet partit, lecœur
gros de laissertous les siens. 11 arriva le soir,parlaneige,et,dans son froidetminable
hôtel garni, fut pris d'une crise de larmes. C'était en janvier 1837.Bienaccueilli par plusieurs personnes
pour
qui il avait des lettres derecommandation, un
sentimentd'indépen- danceombrageuse
le détourna de chez elles. 11fut prisen pension parun M.
L..., mais le quittabientôt, chassépar la trop maigre chère et surtout parl'irritabilité de sa lo- geuse, dont il n'avait pas su, paraît-il,comprendre
les avances.C'étaitle
moindre
deses soucis; il avaitfaitdu Louvre
son séjour habituel, caressé par les primitifs, fascinépar
Mantegna,
transpercéjusqu'aucœur
parlepathétique d'un dessin de Michel-Ange.Nos
artistesdu
xvu* siècle,Lesueur, Lebrun, Jouvenct, lui semblèrent « très forts >>,
mais Poussin, siprofond,si philosophique, l'eûtretenu sa vie durant. Sinos petits maîtres lui parurent maniéréset
artificiels, la force épanouie de
Rubens
lecharma,
demême que
l'ampleur noble des grands Vénitiens.Rem-
brandt l'intrigua, le troubla,mais
ilne
le pénétrait pas encore.Au Luxembourg,
le lyrisme orageux de Dela- croix le rendait insensible à tout le reste. Ilne
laissait pasde faire, touten
lisantVasari àsesmoments
perdus, desdémarches
pour êtreadmis
dansun
atelieren vogue.Il entra enfin chez Paul Delaroche. Il
y
fut isolé et incompris,une
sauvagerieun peu
bourrue écartait de lui lessympathies; son maîtresemontra
indécis à son égard :parfois attiré par la spontanéité de vision dont témoi- gnaient ses essais, la brutalité
du
métier le rebutait bien vite.Entre temps, Millet^ logérue d'Enfer,faisait le portrait des domestiques,
du
charbonnier, des concierges, et, l'argent faisant défautpour
sa cotisation à l'atelier, cessait d'y fréquenter. Delaroche, qu'il intéressait néan- moins, lui fitsecrètementremise desfrais.Un mot
de ce dernier vers cette époque,que
rapporte Sensier, atteste qu'il entrevoyaitune
des grandes originalitésdu
futur auteur des Glaneuses.Gomme un
de sescamarades
lemalmenait en
disant : «Le
voilà encore qui faitdu
chic et qui invente ses muscles ! » Delaroche, qui entrait,12
JEAN-FRANÇOiS MILLET.
répliqua: « L'étude de lanature estindispensable, excel- lente,
mais
il faut aussi savoirtravailler demémoire.
11 a raison,lui (enmontrant
Millet),ilfaitservir ses souvenirs.Lorsquej'ai
commencé mon
Hémicycle,] aicru que,faisant poserlemodrde,j'aurais l'attitudedemes
personnages. Mais jem'aperçus bien viteque
je n'auraisque
debeaux mo-
dèlessans cohésionentre eux. Je vis qu'ilfallaitinventer, créer, coordonner et produire des figures propres
aux
caractères dechaque
individualité. Il fallutme
servir dema mémoire.
Faitesdonc comme
lui, sivous pouvez. »Cependant
Millet futadmis au
concours deRome,
maiscomme
Delaroche luidéclara qu'ilne
fallaitpas songerau
prix avantl'annéesuivante, parcequ'il comptaitemployer
tous ses efforts à faire passer Roux,un
autrede sesélèves, cette sorted'avancement
convenu, réglementé,ledégoûta, et il quitta l'atelier. Il s'était lié depuis quelquetemps
avecun
de ses camarades, esprit aimable et fin,nommé
Marolle;ils louèrenten
commun,
rue del'Est, etpassaient les heures libres à lire des vers et à discuterMusset.La
pension arrivait très irrégulièrement, il fallait vivre en l'attendant.Après
avoir esquisséune
petite Charitéallai- tanttroisnourrissons, d'unsentimentassezmélancolique, notre artiste, sur le conseil de son ami,composa
des pas- tiches deBoucher
etde Fragonard,que
Marolieornaitdetitres affriolants,
mais que
lesmanchands,
faisant les dédaigneux, se refusaient à jamais payer plus de 20francs.Ilpeignitmême
des portraits— non
signés, bienentendu —
à 10 et5 francs.MILLET.
13Il n'en poursuivait pas
moins
avec assiduité l'étudedu modèle
vivant et de l'antique,compulsant
le soir, àla bibliothèque Sainte-Geneviève, les ouvrages oii quelques grandsartistes avaientformulé leur conceptiondu
beau.C'est en 1840 qu'il affrontapour la premièrefois le Salon, avec
deux
portraits,ceux
deMaroUe
et d'un parent.Le
dernier fut seul admis, et passainaperçu de la critique,comme du
public.Au
cours d'un voyage qu'il fit, l'année suivante, à Cherbourg, le conseil municipal, qui surveillait avec quelque inquiétudecette carrière lenteet,àsonsens,impro- ductive,cherchaàenavoirlecœur
net, enluicommandant, moyennant
300 francs,un
portraitdu
mairerécemment
décédé,
M.
Javain, pourlasalle de ses séances.Millet,qui n'avait jamaisvu
le défunt, réduit à travailler surune
miniaturepeu
ressemblante deM.
Javainjeunehomme,
fit naturellement
un
ouvrage de chic.Le
crédit fut rejeté à l'unanimité, le portrait présentant«un
caractère de dureté entièrementopposé à laphysionomie
qui caracté- risaitcethonorable magistrat» etM.
Millet ayant déclaré«qu'il avaitcru devoir chercher à faire
un
beau portrait, plutôt qu'un portrait ressemblant».Sur
les réclamations del'artiste,on
luijetaune aumône
de 100francs, qu'il refusa, en avisant la municipalité qu'il lui faisait cadeaudu
tableau", les choses, dès lors, changeaient de faceetl'œuvre fut accrochée, séance tenante, au
panneau
quil'attendait. Mais l'incident laissa des traces,et
beaucoup
de bonnes volontés se détournèrent, pourun
temps, de14
JEAN-FRANÇOIS MILLET.
Millet, dont les envieux firent rage.
Durant
ce séjour dans son pays, sans préjudice denombreux
portraits, Millet traitaplusieurs scènes se rapportantà lavie mari- time : matelotsraccommodant une
voile, pêcheurs près d'une barque, sauvetage d'un matelot, et fitmême
diverses enseignes
commerciales
:une
Sainte Barbe enlevéeau
ciel lui fut payée 300 francs parun médecin ami
de sa famille.C'est àcette
époque que remonte
son premier mariage, avecune
jeune lille deCherbourg
dontil peignait le por- trait, Mlle Ono.De tempérament
maladif, elle devait lui être enlevéeen
1841, après de longues souffrances.De
retour à Paris, il prépara ses envois
au
Salon de 1842, qui furent tousdeux
refusés.Sans
sedécourager, il con- tinua d'étudier les maîtres, Corrègeen
particulier, àquiil
demandait
lesecretdesbeaux modelés
fondus dans la demi-teinte.U
n'envoyarien àl'exposition de 1843,mais
il fut,
pour
la première fois,remarqué au
Salon suivant, avecune Femme
portantune
cruche delait, etune
Leçon déquitation, pastel frais etlumineux
représentant des enfantsquijouentau
cheval.Son
intérieur n'avait pour- tant jamais été plusmorne
: des soins rebutants, des veilléesau
chevet d'une moribonde,decontinuelsmanques
d'argent, des fournisseurs
menaçants
et injurieux, ilne
fallait pas moins,
pour
endurertout cela,que
le senti-ment
d'une vocation de jouren
jour affermie et d'un talenten pleines promesses.Thoré
avait signaléla laitière, « petiteesquissedanslesentiment de
Boucher
», et louélepastel. Lors duvoyage
àCherbourg
qui suivitleveuvage
de Millet, l'accueil de ses concitoyens futpour
lui réconforter le cœur. Il était alors en pleine possessiond'unepremièremanière
tendre, blonde et fleurie qui s'affirme, avec tout soncharme,
dans le portrait de la petite Antoinette Feuardent, piedsnus
et coiffée d'un foulard rose, sefaisant de gentilles grimaces devantune
glace.Le
succès de cet ouvrage lui valut la proposition officielle d'enseigner le dessinau
collège de Cherbourg,il la déclina.Peu
après, il prenaitpour compagne
Mlle Catherine Lemaire, de Lorient, qui devaitêtre l'associéedévouée
et fidèlede toute sa vie.Un
assez long arrêt
au
Havre,en
rentrant à Paris,donna
naissance à denombreux
portraits, dans lemonde
de lamarine
decommerce,
et à celuidu
consul de Suisse. 11 s'y joignit plusieurs tableaux de genre, dans le goût sentimental et galant de Tassaert,un
Daphnis et Chloé péchant àlaligne, d'une gracieuse naïveté,une
Leço7i deflûte, inspirée d'André Chénier, enfin
\
Offrande à Pan, aujourd'huiau musée
de Montpellier, composition pleine d'une fougue sensuelleque
trahissent, par malheur, la faiblesse et leconvenu du
dessin.Beaucoup
d^autres,moins
connus, suivirent ; il en fitune
exposition dont ilfut parlé, et il n'eût tenu qu'à luid'amorceralors
une
carrière « brillante », dontlavogue
l'eût disputé à celle des Baron, des
Roqueplan
et des Chaplin. Maisleschargesetlesdevoirsdelaviede famille allaient définitivement tourner son espritvers leschoses16
JEAN-FRANÇOIS MILLET.
sérieuses, et
imprimer
à son talent ce caractère austère où se reflètent,en même temps que
le souci des grandsproblèmes
sociaux, les préoccupations plus terre àterre de«la viepratique etdu
pain àgagnerchaque
jour.Le
jeuneménage
s'installa à Paris, rue Rochechouart,en décembre
1845,au
milieu d'une colonie d'artistes etd'hommes
de lettres, Charles Jacque, Séchan, Diéterle, Azevedo.La
premièreœuvre
qui y vit le jour futun
Saint
Jérôme
en proieaux
tentatrices, qui fut refuséau
Salon de 1846, et sur lequel l'artiste peignit, depuis,Œdipe
détaché de farbre. Entre temps, lesmarchands,
embauchés
par laverve enthousiaste de Diaz devenu, de voisin,ami
très chaleureux,commençaient
à fréquenter l'atelier de Millet. Les sujets d'idylle se succédaient sur son chevalet,mais peu
àpeu
laréalité rustique s'y faisait place :un Hojnme
roulant unebrouette d'herbe^une
Jeunefilleportant
un
agneau^ seglissèrentparmi
lesDécamérons
et lesBaigneuses.
Au
Salon de 1847 parutrOEû?«)?e:c'étaitune
composition touffue jusqu'à la confusion,mais
peinte en pleine pâte, avecun
vif sentiment des belles matières. Thoré, Th. Gautier en furenttrèsfrappés; à travers leursrestric- tions,on
sentait la curiosité etcomme
le pressentiment d'une grande destinée artistique.Cependant
lemouve- ment
politique se précipitait,une
révolution était dansl'air; Millet, attaché
aux
idées de tradition et d'ordre, la voyait approcher avec inquiétude;néanmoins
les préoc- cupations ambiantes l'influençant, la beautédu
travailMILLET.
17manuel,
laluttevictorieusedel'homme
contre lamatière, l'attachaientau
spectacle de la vie ouvrière : des Carriers tij^ant des moellonsau
treuil^ des Terrassiers occupésaux
éboulements de Montmartre, sortirent de cette inspiration; mais d'un^ telle existence il voyait aussilaprécarité et lesdéchéances :une Mère demandant
raumône,
leLundi
de l'ouvrier, avec sa lourde ivresse, les exprimèrent,non
sans éloqueùce.Au
Salon de 1848, librement ouvert à tous, l'artisteenvoya un Vanneur
(collectionThomy-Thierfy)
et laCap-
tivitédesJuifs à
Baby
lotie.Toutlesuccèsalla au premier, qui constitue son véritabledébut dans le genreoù
il allait s'illustrer. Savision personnelle n'yestpasmoins
fixéeque
sa technique.Le
sérieux apporté à la représentation des besognes rurales, la simplification des silhouettes qui ac- centue et élargit le geste, la beauté de l'enveloppe atmos- phériquequirelie lesformesvivantesau milieu pittoresque, tous ces traits si caractéristiques y sont déjà relevés par Th. Gautieren quelqueslignes: «Le Vanneur, qm
soulève sonvan, desongenou
déguenillé, et faitmonter
dansl'air,au milieu d'unecolonne depoussière dorée, le grain de sa corbeille, se
cambre
de la manière la plus magistrale. Il est d'unecouleur superbe ; lemouchoir
rouge de sa tête, lespièces bleuesde son vêtementdélabrésont d'un caprice et d'un ragoûtexquis.L'effetpoudreux du
grain, quis'épar- pilleenvolant,ne
saurait êtremieux
rendu, etl'onéternue àregarder ce tableau. »La
Captivité des Juifs paraissait, par contre, au critique, alambiquée et brutale à la fois.18
JEAN-FRANÇOIS MILLET.
Sensier
y
loueune
disposition savante, lesbeaux
bras expressifs desfemmes
et l'heureux effet de leurs voiles noirs.Le
tableau a disparu, l'artiste ayant peint dessus sa grande Tondeuse de mouto?is.Pendant
ce temps, le painmanquait
chez Millet; des amis arrachèrentpour
lui à la direction des Beaux-Artsun
«encouragement
» de 100 francs.Un mois
plus tard, arrivaitune commande
de l'État^ de 1800 francs,due
à l'active amitié°de Jeanron, et Ledru-Rollin achetait leVanneur
500 francs,pour
soncompte
personnel. Milletfit des peintures de circonstance :
une
République,pour un
concours officiel, etdeux
Liberté.La
première ne fut point primée, les autresne
se vendirent pas.La
misère sévit de nouveau. Une. enseigne desage-femme,
payée 30 francs, arriva à point, à la veille de Juin, pour nourrir la maisonnée.Pendant
les sinistresjournées quisuivirent. Millet fit le
coup
de feu dans la garde natio- naledu
parti del'ordre;mais
ces massacres Técœuraient,ilse sauvait dans les
champs,
y enlevant fiévreusement de magnifiques esquisses.La commande du
ministère prit laforme
d'uneAgar au
désert; aumoment
de la ter-miner, l'artiste
y
substitua des Faneursau
repos, près de meules defoin.VAgar,
figure couchée de grandeur- natu- relle, empreinte d'unevéritable puissance, aété recueillieau musée Mesdag,
àLa
Haye.1849 est
une
grande date dans sa vie, celle de l'exode à Barbizon ; le choléra, brochant sur l'émeute des Arts- et-Métiers, l'avait décidé à quitter Paris. Il partit avecles siens et Charles Jacque.
Théodore
Rousseau, Belly, d'autres encore, e'taient déjà installés sur la lisière de la forêt, dans le village qu'ils ontrendu célèbre àeux
tous.Les
nouvelles recrues furent accueillies à brasouverts ; la liaisonavecRousseau
seforma
assezvite, lesdeux hommes
sympathisaient dans leur
amour
passionné de la nature, dans leur haute conception de l'art ; leur amitié alla tou- jourss'affermissant,jusqu'àformerune
sorte d'identification intellectuelleetmorale.Tous deux y
trouvèrent leurcompte, mais si Rousseau, solitaire,torturé par l'incurable foliede safemme
qu'il adorait, chercha souvent l'apaisementdansle spectacle de la fidélité domestiquede Millet, celui-ci dut à son
ami
plus âgé, déjà presque arrivé,non
seulement l'encourag'ementdu
conseil et l'exemple, mais dans ses fréquents et parfois cruels embarras d'argent,un
secours matériel qui savait prendre, pour se faire accepter, les déguisements les plus délicatement ingénieux.Tous deux
avaient loué des ateliers chez des paysans, et vécurent d'abord dans l'auberge bienconnue du
père Ganne. Mais lagène et les pertes detemps
decette double installation décidèrent bientôt Millet àse mettre dans ses meubles. Ilemménagea
dansune
maisonnette de trois pièces,s'arrangeaun
atelierdansune
ancienne grange; le jardiny
attenant confinaitàlafois à laforêt profonde,où
il se plongeait avec délices, et à
une
vaste plaideoù
lavue
s'étendait sans obstacle sous l'infinidu
ciel, etque
le soleilembrasait
chaque
soirdeses funéraillesglorieuses.Il vivait là selon son cœur, semant, plantant, bêchant
20
JBAN-PRANÇOÏS MILLET.
toute la matinée, et passant l'après-midi à sa peinture.
Le
dîner suivait, dont Burtynous
a laissé ce joli cro- quis : «Un
soirnous
l'avonsvu dominant
de son buste saillaiit et de sa tête grave la longue table sansnappe/
autour de laquelle
une
demi-douzaine d'enfants tendaient vers la soupièrefumante
des assiettes de terre.Sa femme
cherchait à
endormir
sur sesgenoux un
enfanten danger.Il
y
àtàit de grandssilencesoù
l'on n'entendait plusque
le ronroh des chats pelotonnés devant l'âtre. » Puis, si
quelque
ami
survenait,delonguescauseriess'engageaient à bâtonsrompus
surlalittérature, les hautes spéculations et l'art,que
Millet ne séparait pas dans sa pensée, rat- tacnahtle cycledes opérations rustiques qui l'entouraient à tout l'infini de l'histoire, et contemplant toutes choses sub specieœterni.Cette existence de philosophe en sabots, quiconciliait enfin ses instincts héréditaires et ses aspirations idéales, répondait siparfaitement à sa personnalité, constituait
un
cadre si bien adapté à son génie, qu'à part trois courts voyages
en
Bourbonnais, motiVés par la santé de safemme,
quelques visitesau
pays, etune
petite«
débauche
»que
Sensier lui fit faire en Alsace et en Suisse, ilne bougea
plus jamais de son nid. C'est là qu'allait éclore, dansune
succession tranquille et continue, cetteœuvre
siétonnamment homogène
qu'il n'avait t[ue pressentie jusqu'alors,mais
dont legerme,
trouvant enfinun
terrain à sa convenance, s'épanouit, jusqu'àsa mort,en
fructifications magnifiques.MILLET.
21II
Le
premier tableau sorti (Jes méditations de ^a,rbizon futun
Semeur. Millet avait été frappé,comme
tout observateur, de lapuissanceetde lamajestédu
geste qi;^lance lesgrains au sillon.
Sur
cette terre nue, qui attend la fécondation, ilsemble que
l'envoldu
brasprenne
l'envergure solcnneUe d'unebénédictiondu
sol laborieux et patient, et lerythme
d'un enceiisement propitiatoire vers le mystérieux dispensateurdes rayons etdes pluies.Il sut fairepasser dans satoile quelque chose de ce septi- ment.
Son paysan
n'était cependant certes pas idéalisé;écoutonsGautier : «
De sombres
haillons le couvrent^, sa tête est coiffée d'unesortede bonnetbizarre,il estosseux,hâve
et maigre sous cette livrée ^q misère, et pourtant la vie s'épand de sa largemain,
et, avecun
geste superbe, lui, qui n'a rien, répand sur la terre le pain de l'avenir. »Des
Botteleurs de foin (collectionThomy-Thierry)
acconipagnaientleSemeur
au Salon de 1850 ;on
fut d'ac- cord pour en louer lamimique
expressive, cette sorte de corps àcorps deshommes
aveclesgerbes qu'ilsétreignaient enhaletant, sousun
cielaux
souftles de fournaise.Somme
toute, cetteexpositioncoi^sacra J'avènement deMilletdans
lapetiteélitecj,rtistique qui avait soi) ipterprëtcttion persoij- nelle de lavie et
une
manièreà elle de la traduire.22
JEAN-FRANÇOIS MILLET,
De
cetteépoque
datent d'autres compositionsimpor-
tantes : lePaysan
et lapaysanne
allant travailleraux
champs^ dont il fit par la suiteune
belle eau-forte, laFemme
broyantdu
lin^lesRamasseurs deboisdansla forêt.D'autres suivirent : Jeunes
femmes
qui cousent^ par lesquelles il inaugura cette série d'intérieurs paisiblesoù
le travail estsilencieux et recueillicomme une
prièredu cœur;
YHomme
quirépanddu
fumier., oiis'affirmaient son parti pris dene
dédaigneraucune
des « façons » les plushumbles
de la terre, et sa convictionque
le sérieuxdu
sentiment et l'utilitédu
but suffisent à les ennoblir.Sur
ces entrefaites, sa grand'mère, cet être vénérable qui représentait pour lui ce qu'il yavaitde plus augusteen
cemonde, succomba
à la paralysie qui l'immobilisait depuis longtemps. Milletne
put l'embrasserune
dernière fois; son chagrin futimmense,
il avait de longs silences qu'entrecoupaient seuls de soudains jaillissements de larmes.Sa
mère,malade
également, etqui, s'illusionnantpeu
sur sa fin prochaine, lui prodiguait en vain les appels, les pressantes nécessitésde lavieretenantde jouren
jour Millet à son foyer,mourut
aussi sans le revoir,deux ans
après, en 4853.Avec
elle se brisait le dernier chaînon qui le reliâtau
passé. Ce futun nouveau
déses- poir, auquelle travail parvint seul àl'arracher.Il avait à préparer son Salon. Il
triompha
auprès des gens de goût avec sonRepas demoissonneurs,que
Paul de Saint-Victorcaractérisait ainsi : «Son
tableau... estune
idylle
d'Homère
traduite en natois. Les rustres, assis àMILLET.
l'ombredes
meules
de foinquipyramident
danslaplaine, sont d'une laideur superbe, brute, primitive, pareille àcelle des statues éginétiques et des figures de captifs sculptées sur les
tombeaux
égyptiens.On
les dirait tous sortisdirectementdes flancs de la vieille Gybèle, dontilsont gardé la couleur terreuse et les rudes arêtes.
A
labonne
heure ! Voilà de la poésie et de la majestépopu-
laire!.. »
La
Tondeuse demoutons
qui les avoisinait, pre- mière pensée d'un sujet qu'il reprit en plus grand, plut aussi parla naïveté del'expression etlasaveurdu
faire.Ces
deux
tableaux valurentàMilletune
secondemédaille, ettous sesenvois furent achetés.La
gênenéanmoins
hantaittoujours samaison,assiégée par les créanciers etmenacée
par l'huissier.Quelques
ventes opportunes lui permirent d'aller à Gréville,pour
le règlement de la succession maternelle. Il ne s'attribua
que
les livres de l'aïeule etdu
grand-oncle et la vieille armoire patrimoniale.De
retour à Paris,il eut l'heureuse fortune de rencontrerun amateur
épris de ses dessins,pour
lequel il en fitun grand nombre; un
autre luicommanda
diverses toiles,notamment une Femme
don- nant àmanger aux
poules^ qu'il luipaya
le prix sans précédent de 2 000francs. Cette recette inespérée défrayaun
séjour de quatremois
dans laManche, où
Millet s'emplitlesyeux
de ses sitespréférés, et raviva tous ses souvenirs d'enfance. 11 y vérifiaune
fois de plus l'adageque
nuln'est prophète en son pays.Un
des notables de Cherbourg, ignorantd'ailleurs laprésence de Millet dans24
JEAN-FRANÇOIS MILLET.
la ville, se prit
un
jour à dire : «Voyez comme nous sommes mal
servis dans nosbonnes
intentions.Chaque
année,nous
gratifionsun
enfantdu
pays d'uu encourage-ment
pour l'aider dans ses dispositions d'art.Nous ne
lésinons pas; eh bien! jusqu'icinous
n'avons récoltéque
des fruits secs.—
Et Millet! luifit-il répondu.—
Millet,qu'est-ce
que
c'estque
ça? Bienpeu
de chose. Il fait des paysans; ce n'était pas la peine de le pensionnerpour
peindre desbonnes
gensque nous voyons
tous les jours! »A
Paris, par bonheur, ilen étaitautrement
; de jeunes cerveaux s'enflammaient à lavue
de ses œuvres. Ily
rentra pleindecourage, après ce contactavec le solnatal,pour
travailler à sonPaysan
greffantun
arbre^ o\x so^mâle
talent s'imprégna de douceur.Devant l'homme
tout affairé par son travail, safemme
stationne,un
enfantaux
bras, dansune
sorte de contemplationsympathique
etgrave, et sa présence met, autour des tâches rustiques,
une
sorte d'atmosphère familiale qui les relève d'une dignité nouvelle.Ce
tableau,fortremarqué
à l'Exposition universelle de 1855, eut en Gautier le plus lyrique des panégyristes. Il n'aurait pourtant point trouvé acquéreur sansRousseau
(déjà en possessiondu Paysan
répandantdu
fumier)^ quien fitoffrir 4000francs àl'artiste,au nom
d'un
Américain
imaginaire, luiapportant ainsiun
secours d'autant plus précieuxque
ses charges venaient de s'accroître par l'arrivéededeux
de ses frères,venus
s'ins- truireà son école, surla foi de vocations illusoires.JEAN-FRANÇOIS MILLET.
L'année 1856fut particulièrement cruelle, les
somma-
tions pleuvaient chezMillet, interrompantsans cesse, par lesanxiétéslesplus pénibles,la gestationde sesouvrages.
Il n'en fit pas
moins
à cetteépoque une
série detoilesadmirables dont le berger était le héros, cette figure solitaire qu'on aperçoit se détachant sur la nudité des friches
ou
des prés, avec la silhouette apocalyptiqueque
lui font sa vaste limoijsine et sa houlette.
Le mutisme
qu'il contracte dans la société de ses bêtes, l'astrologie
où
l'inclinent volontiers ses longues contemplations nocturnes, les pratiques médicinales dont l'instruit son métier de vétérinaire, les maléficesque
lui attribue aisé-ment
la superstition populaire, en fontun personnage
mystérieux, important et redouté.A
cette sorte depoésie qui l'enveloppe, Millet joignit toutes lesmagies
de la lumière, dams le Bergerramenant
son troupeauau
Soleil couchantet le Bergeruu
parc^ la nuit, qu'il a refait pardeux
fois, sansqu'on puisse décider laquelle des versions l'enîporte, par l'immensité confuse des espaces et la séré- nité pénétrante del'irradiation lunaire.Maisle grand
coup
fut frappéau
Salonde 1857, avecles Glaneuses. Cetillustretableau,un
deshonneurs du
Louvre, est tropconnu pour
comporterune
description. Disonsseulement
qu'au milieudu chœur
d'admiration qu'ilpro-voqua
chez les artistes,une
voix discordante s'éleva, celle de Paul deSaint-Victor, jusqu'alorsmieux
inspiré. « Ces pauvresses neme
touchent pas, disait-il, elles ont trop d'orgueil, elles trahissent trop visiblement la prétention26
JEAN-FRANÇOIS MILLET.
de descendre de JVlichel-Ange et de porter plus super-
bement
leursguenillesque
lesmoissonneusesdu
Poussinne
portent leurs draperies.Sous
prétextequ'ellessont des symboles, ellessedispensent de couleur et de modelé. Ce n'est pasainsique
jecomprends
les représentationsde la misère, «chose sacrée », dit le poète latin,—
sacrée et naïve. L'art doit lapeindre sansemphase,
avec émotionetsimplicité. Il
me
déplaîtdevoirRuth
etNoémi
arpenter,comme
lesplanches d'un théâtre, lechamp
de Booz. »On
s'expliquera plus loin sur ce reproche cheraux
détracteurs deMillet, d'affectation dans le style,comme
aussi sur celui de faire, sous prétexte de réalisme, des manifestesantisociaux. Castagnary, plus équitableetplus exact, répondait à l'un età l'autre: « Cette toile,qui rap- pelle d'effroyables misères, n'est point,
comme
quelques-uns
destableaux deCourbet,une harangue
politiqueou une
thèsesociale,c'estune œuvre
d'art très belle ettrèssimple, franche de toute déclamation.Le
motif estpoignant, àla vérité, mais traitécomme
il l'est,dans le plus hautstyle, avec largeur, sobriétéetfranchise,ils'élève au-dessusdes passions de parti, et reproduit, loindu mensonge
et de l'exagération,une
de ces pages de la nature vraies et grandes,commeen
trouvaientHomère
et Virgile.«Malgré
tout ce tapage, lesamateurs
faisaient défaut, et Millet trouva péniblement2000
francsdes Glaneuses.Cette question d'argent, qui revient
comme un
glasobsédant,ne pesa jamaisplus
lourdement
surl'artisteque durantl'année qui suivit.Que
la détressene
fit trêve niMILLET.
devantsesplusvaillantsefforts,nidevantsespluséclatants succès, il
y
avaitlà vraiment de quoi désespérer; Sensier affirme qu'ildémêla
chez son ami, à plusieurs reprises, des tentationsdesuicide.Maislamoindre
aubainelefaisait bien vite rebondir en pleine confiance.Une
des plus inattenduesfutlacommande,
par Pie IX,d'uneImmaculée
Conception^ 'pour sonwagon
d'honneur.On
ignoreoù
se trouve actuellementcettecomposition mystique.Ilenexisteune
esquisse chezM. Demont,
notaire, hôtel Grillon, à Paris. C'estune
vierge adolescenteau
type de paysanne, debout, lesmains
jointes, sur le serpent.L'Anyehis suivit de près. Il ne futpas exposé.
On
sait les étranges vicissitudes de ce chef-d'œuvre qui,vendu
1 800 francs, en 1859, à l'architecte Feydeau, puis à
M. van
Praet, figura dans diverses collections, fut payé 160 000francs parM.
Secrétan àla venteJohn
Wilson, et adjugé, lors de la dispersion forcéede sagalerie,au
prixénorme
de 553 000francs, àM. Antonin
Proust, à l'inten- tiondu gouvernement
français, qui ne ratifia pas l'achat.Promené
à travers les Etats-Unis par desbarnums,
il a enfin trouvé asiledans la collectiondeM.
Ghauchard, qui en adonné 800000
francs.Millet avait cherché à exprimer
une nuance
d'émotion particulière, l'espèce d'attendrissementinstinctifqui doit saisir parfois,aux champs,
lesplusfrustesnatures, àl'au- ditionlointaine de cescloches qui ontannoncé
leur entrée dans la société chrétienne, célébré leur mariage, pleuré lamort
de leurs proches, et sonneront leurs propres28
JEAN-FRANÇOIS MILLET.
funérailles.
Ce
brusque rappel des grandes dates del'existence, consacrées, l'une après l'autre, par les antiques rites religieux, qui réveille confusément, dans leur tréfonds, la notion de la solidarité huinaine et le
sentiment deleurs destinées éternelles, Milletl'a traduit, chez ses taciturnes héros, par
une
inclinaisonmuette
etune
minute
d'absorption intérieure; mais il renforçaitenmême temps
l'éloquence de cette sobremimique
par la solennellebeautédu
paysage. Les perspectives illimitées delaplaines'enveloppent d'unevapeur
dorée, l'absencede tout accidentde terrainsemble
les prolongerà l'infini, et les silhouettes desdeux
paysans, profilées à contre-jour surl'immensitéfaiblementonduléedes fonds,remplissent tout le cielde leurmajesté inconsciente.Millet
envoya au
Salon de 1859deux
toilessur lesquellesil comptait
beaucoup
:une Femme
faisant paître sa vacheet le
Bûcheron
etla mort.La
première seule fut admise.C'était
une cornmande
de l'État. Elle figure actuellement aumusée
de Bourg. Castagnary lui consacraun
déve- loppenient enthousiaste, dont j'extrais quelques lignes :«
Une
jeune fille,une
vache^ et, entre lesdeux
parties dechamp
moissonné,une
longuebande
de terre, moitié pré, moitié chemin.Le
pré est ras-tondu ; les foins ont été fauchés, les regains sont partis, l'herbe est courte et dure.La
vache allonge à terre son mufle noiret, de la langue et des dents, paît les maigres plantes.
La
jeune fille est debout, tenant dans sesmains
la lanière flexible et lâchée qui va senouer aux
cornes dela bête.Aucune
desparties de cette simple composition n'empiète sur l'ensemble; toutes seproportionnent admirablementet se relient entreelles dans cetteheureuseharmonie
de ton, de valeuret d'effet, quiestl'harmoniemême
delanature. »Le
Bûcheron et la piort fut refusé par lejury. Millet attachaitun grand
prix à ce tableau. 11 en avait fait lasynthèse tragique de toutes les misères et fatalités qui pèsent sur les travailleurs de la terre.
Néanmoins
le choitmôme
de l'allégorie témoignait d'unoptimisme
relatif, puisqu'à la voix flatteuse de laMort
qui lui ofl"re la lindetousses
maux,
lebûcheron
sereprend etsecramponne
à\d vie,bonne
en dépit de tout, parceque nous sommes
façonnés pour elle, etque
ses épreuvesmêmes ne
font qu'aiguiser nos facultés.Qu'avaient
vu
lesjurés qui méritâtun
veto dédaigneux, dans cette composition toute classique, d'un style élevé et sobre, sans vain étalage macabre, oiî la figuredu
rustre, étreignant
désespérément
sa charge de bois, disait avec tant d'éloquence son tenace désir devivre?La
facture, égale etfondue jusqu'àparaîtreun peu mono-
tone, ne présentait plus rien de ces violences, de ces
empâtements
heurtés qui avaient faitsi souvent grognerle
bon
Gautier. Nulleœuvre
à la fois plus sageeten
qui s'énonçât plus clairement la vieille traditionmoralisantedu
génie français.On
contaque Nieuwerkerke,
présidentdu
jury en sa qualité desurintendantdes Beaux-Arts, avaitdit, devantle tableau : « C'estde la peinture de démocrates, de ces
30
JEAN-FRANÇOIS MILLET,
hommes
qui ne changent pas de linge et veulent s'im- poseraux
gensdu monde.
Cet artme
déplait etme
dégoûte. » Passe encore
pour
ce statuairegentilhomme, parvenu
de la faveurimpériale,mais fermé
à toute con- ception élevée et originalede l'art.Ne
répondait-il pas à AlfredRobaut,qui lui soumettaitune
sériede fac-similés d'après les dessins de Delacroix : «Que
voulez-vousque
tous ces dessins faits àcoup
de pioche servent aux artistes? Il n'y a là ni science, ni observation, ni senti- ment. J'aibeaucoup connu
Delacroix, c'étaitun homme
de salon, charmant, bien élevé, causeur aimable. Mais pourquoi lui a-t-on fait cette réputation de peintre? Il a fait, je l'avoue, par hasard, quelques peintures à se mettre à genoux, des bijoux,...
mais pour
quelques toiles réussies,que
de folies,que
de rêves insensés,que
de compositions absurdes, sansnom
! »Mais des juges, des artistes cajiablos d'une telle aber- ration avaient droit à
une
citation d'iionneur; étaient alorsmembres
de la section de peinture :Heim,
Picot, Brascassat,Léon
Cogniet, RobertFleury, Hipp. Flandrin, Signol, Ingres,Horace
Vernet, Abel de Pujol, Schnetz, DelacroixetCouder. Lessixderniersn'assistèrentpasaux
séances.On
a lieu decroireque Mandrin,
Robert Fleury etCognietvotèrent l'admission.La
responsabilitédu
refusincombe
doncaux
quatre autres, unis àune
majorité de sculpteurs, d'architectes, de graveurs et demembres
libres.