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Brevets pharmaceutiques et santé publique en France : oppositions et dispositifs d'appropriation des médicaments entre 1791 et 2004

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Brevets pharmaceutiques et santé publique en France : opposition et dispositifs spécifiques d’appropriation des médicaments entre 1791 et 2004

Maurice CASSIER, CERMES, CNRS

Tensions et négociations entre droit des brevets et santé publique

Depuis que le droit des brevets existe, depuis 1791 en France, pour récompenser l’apport de l’inventeur et encourager l’industrie, il existe une tension particulière dans le domaine de la pharmacie entre la propriété des inventions, d’une part, et le droit à la santé des personnes, l’accessibilité des produits de santé pour les malades et la politique de santé publique de l’état, d’autre part. Cette confrontation a justifié la longue exclusion des médicaments du droit des brevets en France, entre 1844 et 1959. Elle explique également la mise en place tout au long de cette histoire de systèmes originaux d’appropriation des inventions pharmaceutiques, comme le dispositif de rachat des inventions de médicaments par l’état entre 1810 et 1850, qui fonctionnait parallèlement au brevet, puis le régime du visa, entre 1941 et 1959, qui combinait l’évaluation de l’utilité thérapeutique des médicaments et l’exigence de leur nouveauté ; « le Brevet Spécial de Médicament », entre 1959 et 1968, qui instaurait de nouvelles procédures d’examen et qui comprenait des licences obligatoires pour sauvegarder l’intérêt de la santé publique. Enfin, si les médicaments ont réintégré le droit commun des brevets en 1968, c’est « sous réserve des dispositions d’exception destinées à sauvegarder les intérêts particuliers de la santé publique », notamment des licences d’office qui sont décidées par le Ministère de la santé. La pluralité et la spécificité de ces dispositifs d’appropriation montrent clairement que le système de propriété des méthodes ou des produits thérapeutiques doit répondre à une double finalité : premièrement, il lui faut attribuer et distribuer des incitations entre les inventeurs pour stimuler au mieux la dynamique d’innovation – par exemple, pour favoriser le progrès cumulatif des inventions, faut-il mieux attribuer des brevets sur les produits, dont le pouvoir de monopole est plus fort, ou des brevets sur les procédés de fabrication, dont le pouvoir de réservation, mais aussi les incitations, sont moindres ? Deuxièmement, ce système d’appropriation doit prévoir des dispositifs de correction, de limitation, voire de suspension, de la propriété qui puissent garantir l’accessibilité des nouveaux remèdes pour les usagers et le droit à la santé des personnes. Pour le dire autrement, le régime de propriété des remèdes ne peut se préoccuper uniquement des producteurs sans se soucier des utilisateurs, qui sont ici les malades et les populations. D’où des tensions parfois vives pour définir le statut du médicament, bien réservé par le brevet au

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profit du producteur, ou bien mis dans le domaine public au bénéfice des utilisateurs, ou encore pour choisir entre des formules de propriété exclusive, qui garantissent l’appropriation de la rente d’innovation, et des dispositions de propriété non-exclusive, dans le souci de prévenir l’émergence des monopoles sur des biens considérés comme essentiels.

1- Les tensions entre le monopole de l’inventeur et le monopole des pharmaciens (1791-1844)

La première loi française relative aux brevets d’invention de 1791, qui fut justifiée par le souci de reconnaître la propriété de l’auteur sur son idée – propriété considérée comme la plus sacrée par les Constituants – et par le souhait d’encourager l’industrie – le préambule de la loi souligne que l’absence d’un tel droit a occasionné la fuite à l’étranger « d’un grand nombre d’inventions nouvelles » - s’appliquait à toutes les inventions, « dans tous les genres d’industrie ». Les inventions pharmaceutiques, les produits aussi bien que leurs procédés d'obtention, étaient parfaitement brevetables. La publication des lois sur la pharmacie, en 1803, 1805 et 1810, révéla rapidement la tension entre deux ordres de loi, la loi libérale sur les brevets d’invention, qui instaurait le monopole de l’inventeur pour exploiter son idée, et la police de la pharmacie qui consacrait le monopole des pharmaciens pour la fabrication et la vente des médicaments. Un premier conflit survient dès lors que l’inventeur d’un médicament n’est pas lui-même pharmacien. La loi sur les brevets de 1791 offrait une première solution avec la possibilité donnée au propriétaire de concéder sa « patente » à un pharmacien.

Mais surtout, la possibilité de prendre un brevet sur un médicament heurtait le système d’autorisation et d’enregistrement mis en place par les lois sur la pharmacie. Seules étaient licites les formules inscrites et décrites dans le codex, c’est-à-dire une pharmacopée publiée sous l’autorité de l’état, selon la loi de 1803, ou encore les formules de médicaments qui ont été approuvées par les Ecoles ou sociétés de médecine, même si leur composition n’a pas été divulguée, selon la loi de 1805. Que les formules des médicaments soient divulguées ou non, l’essentiel tient à la procédure d’examen, de validation et d’enregistrement des médicaments par la profession médicale. Ce sont effet les professeurs des Ecoles de Médecine et de pharmacie qui sont chargés de rédiger un codex ou formulaire (loi de 1803). La première édition du codex intervient en 1818. La seconde édition, en 1837, mentionne, outre les formules de bouillon de limaçon, de nouveaux composés découverts par les chimistes comme

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la quinine isolée en 18201. Tous les médicaments qui ne sont pas décrits par le codex ou validés par les écoles de Médecine, quand bien même leur composition aurait été décrite dans le texte d’un brevet, sont classés « remèdes secrets ». Leur mise sur le marché est illicite. Du point de vue de la propriété du médicament, les remèdes autorisés peuvent avoir un statut de bien public, s’ils sont décrits dans le codex et s’ils n’ont pas été brevetés, ou de bien privé, s’ils ont été approuvés par les écoles de médecine mais s’ils n’ont pas été divulgués par leur propriétaire.

La loi sur le brevet autorisait la propriété d’une préparation pharmaceutique indépendamment de son inscription au codex ou de son autorisation par les écoles de Médecine. La procédure de délivrance des brevets relevait du Ministère du Commerce. Les critères de validité du brevet, fondés notamment sur la nouveauté de l’invention et la suffisance de description, ne se prononçaient aucunement sur la valeur d’usage thérapeutique du médicament breveté. De surcroît, la délivrance des brevets français se faisait sans examen de l’objet breveté, conformément à l’esprit libéral qui avait fondé la loi sur la propriété intellectuelle. L’Académie de Médecine ne manquait pas de condamner ce régime de laisser-faire qui ne permettait d’évaluer ni « le mérite » et ni « la nouveauté » du remède2

et qui aboutissait à attribuer des brevets d’invention à des remèdes non autorisés par la profession et par l’état.

Le Ministre du commerce tenta d’articuler la loi sur les brevets et les lois sur la pharmacie en instaurant une procédure de consultation de l’Académie de Médecine pour les brevets portant sur des remèdes, «sur la question de savoir si l’usage de ce remède peut avoir des inconvénients ». Un avis négatif émis par l’Académie ne permettait pas au Ministre du Commerce de refuser la délivrance du brevet, conformément au principe de la délivrance sans examen, mais d’engager des poursuites contre le breveté, conformément aux lois sur la pharmacie qui interdisaient les « remèdes secrets ». Les rapports émis par l’académie de Médecine sont un curieux mélange d’évaluation de l’utilité thérapeutique du remède proposé et de sa nouveauté. Ils mêlent les critères d’invention et les critères de santé publique. Par exemple, en octobre 1839, à propos de dragées de moutarde : « Il n’est pas besoin de vous faire remarquer qu’il n’y a pas le moindre mérite d’invention dans les dragées du sieur Hémet ; que le procédé qui consiste à recouvrir de sucre une amande, une graine, est depuis

1

Joulia M, La recherche scientifique et la protection de l’invention en pharmacie, thèse de droit, 1960.

2

« Projet de lettre à Monsieur le Ministre des travaux publics et du commerce touchant la concession de brevets d’invention pour remèdes », séance du 14 novembre 1837, Bulletin de l’Académie Royale de Médecine, tome 2.

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longtemps dans le domaine public ; qu’aucun brevet ne peut en adjuger le monopole à un individu, de manière à empêcher toute autre personne d’en faire usage comme il l’entendra ». Dans la mesure où ces rapports n’empêchaient pas la délivrance des brevets pour des produits illicites au regard des lois sur la pharmacie, l’Académie de Médecine demandait régulièrement au ministre « l’exclusion » des remèdes du régime des brevets3.

L’Académie de Médecine pensait que les brevets d’invention étaient susceptibles de réduire le domaine public des préparations pharmaceutiques. Un processus de privatisation pouvait intervenir dès lors que le préparateur d’un remède demandait un brevet pour une modification mineure d’une formule déjà connue : « …comme il est facile en prenant pour point de départ une formule connue, d’y faire quelque changement sans importance, d’y remplacer par exemple, une ou deux substances analogues, on pourrait avec une seule formule faire une multitude d’autres formules qui seraient appelées nouvelles et qui donneraient lieu à des demandes de brevet d’invention »4. L’Académie de Médecine était

fondamentalement attachée au statut de bien public des inventions de médicament et à leur contrôle par la profession médicale. Dans un rapport adressé au Ministre du Commerce sur un brevet demandé par deux élèves internes en pharmacie et en médecine à l’Hôpital, qu’elle avait encouragé du point de vue scientifique, en reconnaissant à leur remède « quelques avantages sous le point de vue de la pharmacie et sous celui de l’application clinique », elle regrettait «que ces élèves, en cessant de considérer les préparations de lactate de fer comme un objet de science, pour en faire une matière industrielle, l’obligent à vous faire une réponse contraire à la demande qu’ils vous ont adressée»5

.

Pour tenter de concilier la récompense de l’inventeur et la protection de la santé publique, le gouvernement mit en place avec la loi de 1810 sur « les remèdes secrets » un système tout à fait original de rachat des inventions pharmaceutiques par l’état qui fonctionnait parallèlement au droit des brevets6. Le rachat des inventions par l’état visait en premier lieu à sortir d’une situation créée par la précédente loi sur la pharmacie de 1805 qui avait permis aux inventeurs d’obtenir une autorisation de commercialisation sans divulguer la

3

Par exemple, rapport du 14 mai 1839 ; rapport du 22 octobre 1839, Bulletin de l’Académie Royale de Médecine, tome 3.

4

Académie de Médecine, séance du 14 mai 1839, Bulletin de l’Académie Royale de Médecine, tome 3.

5

Séance du 28 avril 1840. Bulletin de l’Académie de Médecine, tome 5. 6

Cette possibilité du rachat des inventions par l’état était une alternative au brevet prévue par la loi sur les brevets de 1791 (article 5).

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composition de leur remède7. Grâce au nouveau dispositif prévu en 1810, du moins l’espérait-on, les formules des médicaments, déjà mis sur le marché ou dont l’autorisation de vente était en cours d’examen par les écoles de médecine, seraient divulguées, achetées par l’état et placées dans le domaine public, à la disposition de la profession : «…nous avons reconnu que si ces remèdes sont utiles au soulagement des maladies, notre sollicitude pour le bien de nos sujets doit nous porter à en répandre la connaissance et l’emploi, en achetant des inventeurs la recette de leur composition ; que c’est pour les possesseurs de tels secrets un devoir de se prêter à leur publication et que leur empressement doit être d’autant plus grand qu’ils ont plus de confiance dans leurs découvertes »8. Ce système faisait basculer le statut des inventions d’un régime de bien privé –les formules tenues secrètes étaient exploitées de manière privative par leurs propriétaires, qui étaient autorisés « à les vendre eux-mêmes » ou « à les faire vendre et distribuer »9– à un régime de bien public – les formules rachetées par l’état seraient mises à la disposition des pharmaciens qui pourraient les reproduire librement. Outre la lutte contre le régime du secret, ce système offrait une alternative au système du brevet : le prix du rachat de l’invention offrait une incitation aux inventeurs de médicaments à les divulguer et à les remettre à l’état, au lieu de demander un droit exclusif pour leur exploitation. Dans une lettre au ministre du Commerce en 1837, l’Académie de Médecine opposait « le mode d’agir pour les objets industriels à breveter », et celui qui est prescrit par la loi de 1810 sur « les remèdes secrets ». Dans ce dernier cas, disait l’Académie, le législateur « a désintéressé l’inventeur en lui achetant son invention ou son perfectionnement » pour « le rendre au public ».

Le système du rachat présentait un deuxième avantage au système du brevet en cela qu’il organisait une procédure d’évaluation de l’innocuité et de l’utilité du remède. Une commission composée de 5 personnes dont 3 professeurs des écoles de Médecine examinerait la composition du remède, son innocuité et ses effets utiles, et pour les médicaments reconnus « bons en soi » et susceptibles de produire « des effets utiles à l’humanité », elle estimerait son prix, en le proportionnant, « aux mérites de la découverte », à l’utilité du remède, et « aux avantages personnels que l’inventeur en a retirés ou pourrait en attendre encore». La valeur d’échange du remède était évaluée en même temps que sa valeur d’usage médicale.

7

« … les préparations et remèdes, qui d’après l’avis des écoles ou sociétés de médecine ou de médecins commis à cet effet ont été ou seront approuvés et dont la distribution a été ou sera permise par le gouvernement, quoique leur composition ne soit pas divulguée » (Décret impérial relatif à l’annonce et à la vente des remèdes secrets, 14 juin 1805, article 1).

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Décret du 26 décembre 1810 concernant les remèdes secrets. 9

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Ce système a toutefois peu fonctionné10, principalement en raison de deux difficultés : celle de l’évaluation du prix de l’invention et celle de la disponibilité des fonds publics. L’évaluation du prix d’une invention, a fortiori pour les remèdes qui n’ont pas encore été commercialisés, se heurte à de nombreuses incertitudes. Lors des débats parlementaires sur la nouvelle loi sur les brevets de 1844, les parlementaires soulignèrent les difficultés du calcul de la compensation : «Là est précisément l'erreur, car avec les lois dont il s'agit, ce serait par miracle qu'une grande découverte en matière médicale, celle du sulfate de quinine, par exemple, recevrait une récompense digne d'elle" (Bouillaud, chambre des députés, 11 avril 1844). Dans le système des brevets, le versement de royalties permet de pallier cette difficulté en faisant dépendre la rémunération de l’inventeur de l’exploitation effective de l’invention. Si bien en raison des risques encourus tant par l’inventeur, dans le cas d’une indemnisation trop faible, que par l’état, dans le cas d’un prix qui se révèlerait trop fort, ce système de rachat forfaitaire a très peu fonctionné. L’inventeur avait intérêt à fabriquer et à commercialiser son invention plutôt qu’à l’aliéner en une seule fois. L’état se satisfaisait de la récompense de l’inventeur par le marché. Et dans les quelques cas où l’Académie de Médecine proposa l’acquisition de l’invention, l’état, au lieu d’acheter la formule pour la rendre publique, accorda une concession de vente tandis que la composition restait secrète11.

2- L’exclusion des médicaments de la brevetabilité en 1844 : justifications et implications

L’exclusion « des compositions pharmaceutiques et remèdes de toute espèce» du droit des brevets, exclusion qui perdura jusqu’en 1959, fut acquise par le Parlement contre l’avis du gouvernement. Les débats parlementaires, en 1843 et 1844, très denses, conjuguent deux grands registres de discussion pour traiter de l’inclusion ou de l’exclusion des médicaments dans le droit des brevets. Le premier registre de discussion, qui justifia l’exclusion, a trait à l’impact des brevets sur la santé publique. Sous un double aspect, celui de la lutte contre le charlatanisme qui s’empare des brevets pour mieux commercialiser ses produits, et celui de la prévention des monopoles dans le domaine de la santé, qui touche au fondement même du droit de la propriété industrielle. Dans les deux cas, ce qui est en cause, c’est le statut particulier des produits de santé qui ne sont pas des biens comme les autres. Le second registre de discussion a trait à l’impact des brevets sur la dynamique de l’invention

10

Si le rachat public attira de nombreuses demandes, environ 1500 entre 1810 et 1844, il ne donna lieu à une proposition de rachat que de 4 ou 5 formules de médicaments.

11

Rapport de l’Académie de Médecine du 28 novembre 1843, Bulletin de l’Académie de Médecine, t 9.

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pharmaceutique et sur l’industrie. Sous ce registre, on insiste sur le rôle incitatif des brevets sur l’innovation et sur le caractère scientifique de l’industrie du médicament qui sait désormais isoler et caractériser des produits qui ne sont plus les mélanges traditionnels de la pharmacopée.

Déployons tout d’abord les arguments des partisans du brevet de médicament. L’un des plus ardents défenseur des brevets de médicament, Gay Lussac, qui était membre du Comité Consultatif des Arts et Manufactures, et qui détenait lui-même plusieurs brevets sur des procédés et produits chimiques de son invention, défendait tout d’abord la brevetabilité de nouvelles substances bien définies par une pharmacie scientifique qu’il opposait aux préparations empiriques des apothicaires : «L'état de choses établi par la loi de 1791 -la brevetabilité des remèdes- a été maintenu jusqu'à ce jour à l'égard de la pharmacie, et certes le moment de le changer serait bien mal choisi, aujourd'hui que cet art a fait des progrès immenses. Quel contraste offrait notre loi avec celle de 1791 ? A cette dernière époque, les préparations pharmaceutiques n'étaient la plupart du temps que des mixtures, plus ou moins compliquées, vagues, mal définies, et la loi des brevets les accepta, leur étendit sa protection. En 1843, les préparations pharmaceutiques sont des composés bien nets, préparés en grand, formant un objet de commerce intérieur et d'exportation et nous les proscririons ?" (Chambre des Pairs, séance du 24 mars 1843). L’isolement du principe actif du quinquina et la préparation du sulfate de quinine furent largement cités dans les débats pour défendre la brevetabilité de nouvelles substances médicamenteuses. Même si, en l’occurrence, les inventeurs, Pelletier et Caventou, avaient publié les procédés d’extraction de la quinine sans les breveter. Pour le baron Dupin, rapporteur de la loi, l’attribution des brevets de médicaments était le moyen de stimuler « l’industrie scientifique » naissante, d’encourager une nouvelle classe d’inventeurs. Et si l’inventeur n’était pas lui-même pharmacien, Gay Lussac envisageait des transferts de droits entre eux pour que le monopole des pharmaciens soit respecté : "Si l'inventeur n'est pas un pharmacien, il pourra au moins céder son brevet à quelque pharmacien ou s'associer avec lui pour l'exploiter ».

Un second argument mettait l’accent sur le rôle du brevet pour accompagner et encourager l’essor du marché des médicaments, y compris à l’échelle internationale : « Quoi, vous n’accorderiez pas un brevet à une découverte égale à celle du sulfate de quinine, non seulement comme bienfait de l’humanité mais comme objet d’un grand commerce avec l’étranger en effet l’exportation de ce sulfate a promptement prise une grande extension» (Baron Dupin).

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Un troisième argument, reprenait la justification avancée en 1791 « du droit naturel » de l’inventeur sur son idée, la propriété intellectuelle étant la juste récompense du producteur intellectuel :"L'inventeur du sulfate de quinine était-il l'inventeur d'un remède utile ? Avait-t-il eu droit par son travail et sa création à une propriété ?"(Bethmont, chambre des députés, séance du 11 avril 1844).

Un quatrième argument justifiait le brevet de médicament par les bienfaits qu’il rend à la santé publique, bienfaits qui justifient une rémunération : "Mais il ne faut pas dire que

parce qu'ils rendent à la société des services éminents, plus éminents sont les services, plus sûre est l'industrie qu'ils exercent, et moins est profitable l'art auquel ils se livrent" (Bethmont, op. cité).

De manière plus générale, les partisans des brevets soulignent la séparation qu’il convient d’introduire entre l’attribution de la propriété et l’exploitation du médicament : "Il y a lieu de distinguer entre la propriété d'un remède qui est un fait légitime et l'exploitation qui seule constitue l'acte punissable aux yeux de la loi" (Cunin-Gridaine, Ministre du Commerce). La finalité du droit des brevets est de stimuler l’innovation et l’industrie. Il ne doit pas interférer avec la régulation de l’usage sociale du produit : "Le but unique du brevet est l'encouragement de l'industrie par la concession d’un monopole conditionnel. Hors de ces limites, l'inventeur comme tout autre citoyen reste dans le droit commun" (Gay Lussac, chambre des Pairs, le 24 mars 1843. Selon ce principe de justification industrielle, les médicaments sont des objets industriels comme les autres : "Ainsi en principe, un brevet peut être délivré pour un remède comme pour une balance, comme pour une machine à forer des canons, comme pour une presse monétaire. L'usage seul de ce brevet peut devenir contraire aux lois et ce n'est que cet usage qui peut être atteint par la loi pénale" (Cunin-Gridaine, ministre du Commerce).

Les opposants à la brevetabilité, qui l’emportèrent en 1844, firent principalement valoir l’intérêt de la santé publique, l’existence de systèmes alternatifs pour récompenser les inventeurs, et le désintéressement des savants et des médecins. L’intérêt de la santé publique recouvrait deux catégories de problèmes : la lutte contre le charlatanisme qui utilisait les brevets pour commercialiser des médicaments non autorisés ; l’établissement d’un monopole sur un bien essentiel pour la population.

Pour de nombreux parlementaires, qui reprirent l’argumentation de l’Académie de Médecine, l’exclusion des brevets de médicaments est un moyen d’assainir le marché du médicament : "Je veux qu'un des plus puissants moyens de la charlatanerie, ce titre de breveté du roi ou breveté du gouvernement disparaisse. Cette prohibition n'existait pas dans

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la législation et il est important de l'établir" (Leplagne-Barris). Ce faisant, le législateur protégera l’intérêt du public, notamment « de la classe si nombreuse à qui manquent l’éducation et l’expérience ». Compte tenu des risques de santé associés à l’usage des médicaments, il n’est pas possible de séparer la propriété de l’invention de son exploitation et de son usage : "On a jouté que le brevet était accordé aux risques et au péril de celui qui l'obtient ; je conçois cela pour une invention de machines. Mais lorsqu'il s'agit de la santé publique, vous délivrez ce brevet non seulement aux périls de celui qui l'obtient, mais aussi aux risques et aux périls de la population. Voilà d'où nous vient la nécessité de nous garantir de ces dangers" (Barthe, Chambre des Pairs). De manière plus générale, il n’est pas possible de séparer complètement l’ordre industriel, les brevets d’invention, des autres régulations, notamment des lois sur la pharmacie : « On ne peut pas faire des lois tellement dans l’ordre économique et industriel qu’elles ne demeurent étrangères à l’ensemble des lois qui statuent sur la police générale du royaume » (Le Comte Portalis).

Le second argument des adversaires de la brevetabilité touche au principe même du brevet, à savoir la création d’un droit exclusif sur des biens essentiels pour la population. Il faut prévenir l’émergence de monopoles dans le domaine de la santé. C’est le député Félix Barthe qui développa cette idée : "Il y a d'après la loi et le simple bon sens incompatibilité entre une composition pharmaceutique utile à l'humanité et une exploitation exclusive au profit d'un seul ... Messieurs, le seul argument vrai, c'est que les compositions pharmaceutiques ou spécifiques ne sont pas susceptibles d'une exploitation privilégiée. Or, comme vous dites dans l'article 1er que le brevet d'invention est une indication pour une exploitation privilégiée, vous ne pouvez pas l'appliquer à cette nature de composition" (Chambre des Pairs, 25 mars 1843). Compte tenu de leur finalité, la santé humaine, les formules de médicaments ne doivent pas relever d’une appropriation exclusive. Barthe imagine le conflit entre l’éthique du médecin, qui doit rendre le remède accessible, et le droit exclusif de l’inventeur, qui peut l’en empêcher : "je suppose qu'un remède nouveau eut été utile. Un médecin l'a analysé. Il n'a pas le privilège de ce remède mais il le connaît. Il ordonne au pharmacien de la composer pour un malade qu'il sauve. Eh bien ce médecin sera poursuivi pour avoir violé le brevet d'invention parce que l'inventeur de ce remède ne se serait pas trouvé là pour le fournir. C'est là une chose immorale"12.

12

On retrouve aujourd’hui ce conflit entre l’éthique médicale et le droit exclusif du brevet à propos des brevets pris sur des tests génétiques ou encore a propos de la controverse sur l’accessibilité des médicaments anti- sida pour les pays du sud. Cf. Cassier M, 2004, «Brevets et santé », Dictionnaire de

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Les opposants au brevet de médicament mettent également en avant l’existence de systèmes alternatifs pour récompenser l’inventeur. Dans une réponse à l’un des inventeurs de la quinine, Caventou, qui proteste contre l’exclusion des brevets de médicaments au nom du droit inaliénable de l’inventeur sur son idée, l’Académie de Médecine lui oppose un autre mode de reconnaissance : « …il existe dans nos lois un mode autre que celui du brevet d’invention de faire jouir un inventeur de remèdes du bénéfice de son invention. Ce mode, qui n’expose en rien la santé publique, qui concilie les droits de l’inventeur et les intérêts de la société, est celui institué par le décret du 18 août 1810 sur les remèdes secrets »13.

Le dernier registre d’opposition est celui du désintéressement des savants et des médecins qui auront à cœur de mettre leurs inventions à la disposition du public. Les orateurs reprennent ici l’exemple du deuxième inventeur de la quinine, Pelletier, qui n’a pas fait breveter son invention mais qui en a reçu des gratifications scientifiques et civiques : "L'auteur généreux, Pelletier, préférant la gloire à la fortune, n'a pas voulu de brevet d'invention... Mais il a obtenu de l'Académie des Sciences le grand prix Montyon. Elle l'a admis dans son sein comme associé libre. Son nom est inscrit parmi ceux des bienfaiteurs de l'humanité et ceux des officiers de la Légion d'Honneur" (Thénard, chambre des Pairs, 1843). La république des savants, et la république tout court avec la légion d’honneur, offrent des récompenses d’un autre ordre. L’éthique des médecins est opposée à l’appropriation privative des inventions : Et vous le comprendrez aisément, le véritable médecin qui aura découvert un moyen, une méthode d'être utile, celui-là se trouvera assez récompensé par l'honneur de la découverte elle-même, la première de toutes les récompenses, et cette découverte n'aura pas besoin du brevet d'invention pour conquérir au besoin une récompense d'un autre ordre " (Bouillaud, chambre des députés, 11 avril 1844)14.

Après le vote de la loi, le principe de l’exclusion des brevets de médicament fut combattu par les juristes spécialistes de la propriété industrielle. En 1872, dans son Traité théorique et pratique des brevets d’invention, Pouillet, se prononçait pour la réintégration des médicaments dans le champ des brevets, avec toutefois une clause d’expropriation publique qui permette de sauvegarder l’intérêt de la santé publique : « Le législateur a craint surtout qu'un inventeur ne pût accaparer un remède nécessaire à la santé publique et spéculer sur cette nécessité-même ... Le législateur avait un moyen bien simple de protéger la

13

Mémoire sur le projet de loi des brevets d’invention, par M Adelon, professeur à la faculté de médecine de Paris, Séance du 9 avril 1844, Bulletin de l’Académie de Médecine, tome 9. 14

Le code d’éthique des médecins américains au 19ème siècle prohibait également la prise de brevet sur les inventions médicales, J.P Swann, Academic scientists and the pharmaceutical industry, J. Hopkins University Press, 1984.

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santé publique : c'était de se réserver le droit d'acheter les remèdes qu'il jugeait utile et d'appliquer ici le principe de l'expropriation publique, cela eût été plus juste que de dépouiller toute une classe d'inventeurs "15.

Les juristes se prononçaient également pour une interprétation restrictive de la loi de 1844, à savoir que l’exclusion du produit pharmaceutique ne s’étendait pas à son procédé de fabrication : « Ainsi, il n’est pas douteux qu’on ne puisse breveter un procédé nouveau de préparation de la quinine ou de tel autre alcaloïde végétal, utilisé en médecine »16. Ils faisaient valoir d’autres modes de protection légale, notamment la loi sur le nom commercial de 1824 et la loi sur les marques de 1857 : «En général, un remède est connu sous le nom du pharmacien qui l’a composé, de telle sorte qu’indirectement, à cause de la faveur que le public accorde toujours à ce nom, plus ou moins identifié avec le remède, l’inventeur échappe à la spoliation que l’article 3 de la loi de 1844 a cru devoir organiser ». En 1883, un juriste, Allart, publie une sorte de guide des moyens d’appropriation des médicaments17.

Si bien que le statut des médicaments est complexe ou composite : les produits pharmaceutiques sont des biens publics, librement reproductibles, mais pas leurs procédés de fabrication, du moins si la jurisprudence reconnaît ce mode d’appropriation, ce qui n’est pas toujours le cas. On peut s’approprier le nom commercial du produit : dans ce cas, la composition reste un bien libre mais pas le nom du premier préparateur. Ou encore la marque déposée du médicament : ici encore, la propriété couvre une dénomination commerciale mais pas la chose elle-même.

Quelles sont les implications de ce statut sur l’appropriation des médicaments ? Premièrement, de nouveaux produits de santé, à l’exemple des vaccins pastoriens, ne seront pas brevetés. On ne relève aucun brevet de Pasteur sur les procédés de préparation de ces vaccins, a fortiori sur les bacilles modifiés en laboratoire, alors que Pasteur avait déposé pas moins de 6 brevets et de nombreux certificats d’addition sur les procédés biotechnologiques de son invention dans le domaine agroalimentaire18.

Deuxièmement, l’exclusion des brevets de médicament fait que la copie des formules des nouveaux remèdes est licite. Il est possible de dupliquer des brevets étrangers, particulièrement des brevets allemands. Dans son ouvrage sur L’invention pharmaceutique, Sophie Chauveau évoque la copie des brevets allemands dans le laboratoire de chimie

15

Pouillet,Traité théorique et pratique des brevets d'invention, Paris 1872. 16

Pouillet, op. cité, p 107. 17

Allart H, 1883, De la pharmacie du point de vue de la propriété industrielle , Paris, 263 pages. 18

Cassier M, 2004, « Appropriation and Commercialization of the Pasteur Anthrax Vaccine », Studies

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thérapeutique d’Ernest Fourneau : « C’est ainsi qu’Etienne Fourneau et son équipe fournissent aux établissement Poulenc le stovarsol pour traiter la syphillis. D’autre part sont mis au point des traitement de la maladie du sommeil dont la copie conforme du 205 Bayer, diffusés dans les pays tropicaux par les instituts Pasteur locaux ». De plus, la copie des inventions n’est pas antinomique de l’innovation. Elle suppose un processus d’apprentissage technologique chez l’imitateur qui débouche sur des améliorations de procédé ou même sur des innovations de produits. On peut faire l’hypothèse que la copie des inventions allemandes a bénéficié à la recherche pharmaceutique d’Ernest Fourneau, qui a par ailleurs déposé de nombreux brevets de procédés chimiques et pharmaceutiques avec Poulenc puis Rhône Poulenc entre 1904 et 194819.

Troisièmement, des brevets de procédé pharmaceutiques sont effectivement déposés par les laboratoires et délivrés. Un des plus fameux est le brevet de la Compagnie Parisienne des Couleurs d’Aniline pour le procédé de production de l’antipiryne, qui, nous dit le brevet, « a des applications pharmaceutiques »20. La compagnie a bien soin de préciser qu’il s’agit uniquement d’un brevet de procédé, afin de ne pas tomber sous le coup d’une exclusion : «Nous spécifions que ce n’est pas le produit lui-même que nous entendons faire breveter, mais simplement le procédé qui nous sert à le fabriquer industriellement, comme nous allons le décrire ». En fait il s’agissait d’une invention allemande, breveté en Allemagne par Meister Lucius, et dont la Compagnie Parisienne des Couleurs d’Aniline était le dépositaire en France. Ce brevet avait été précédé par un brevet plus général sur la production de cette famille de molécules pris en 1883. Ce brevet a été très controversé compte tenu du monopole qu’il a fait naître : «Or, il est arrivé que pendant les 15 ans qu’a duré le brevet allemand, personne n’a pu faire l’antipyrine par un autre procédé que celui qui avait été découvert par Knorr et breveté par Meister Lucius et la Compagnie Parisienne des Couleurs d’aniline …Aucune protestation ne se serait levée si les inventeurs et les premiers fabricants ne les avaient provoquées par leurs agissements abusifs. Le kilogramme d’antipyrine de Knorr coûtait 250 fr. Le prix en est tombé à 50 fr le jour de l’expiration du brevet »21

. Pour contourner ce monopole de fait, les pharmaciens faisaient des importations de Suisse, où il n’existait aucune protection par brevet à l’époque, et où l’antipyrine était largement copiée. Ajoutons que pour contester le monopole du brevet de la Compagnie Parisienne, la Société pour l’industrie

19

Nous avons recensé plus de 25 brevets, principalement en France et aux EU, pour lesquels Fourneau est inventeur.

20

Brevet 166 837, délivré le 5 février 1885. 21

(13)

Chimique à Bâle avait déposé son propre brevet pour couvrir « un nouveau procédé de fabrication de l’antipyrine », brevet délivré en 188622

.

La controverse autour du brevet de l’antipyrine conduisit les juges à remettre en cause la validité des brevets de procédés pharmaceutiques. Deux arrêts du Conseil d’Etat, en 1901 et 1909, confirment le rejet de deux brevets, un sur « les procédés de production des persulfates organiques », déposé par les Frères Lumières, un sur « la préparation d’une graisse à extraire du corps de certaines bactéries », demandé par une société allemande. La décision du Conseil d’Etat lie le statut du procédé à celui du produit, non brevetable : « Il résulte de l’avis du Comité consultatif des Arts et Manufacture que la graisse à extraire du corps de certaines bactéries, dont un procédé de fabrication a fait l’objet de la demande de brevet présentée par la société requérante, constitue essentiellement une composition pharmaceutique susceptible d’être employée pour le traitement de maladies déterminées …que dans ces conditions, c’est avec raison que le ministre a rejeté la demande »23. En 1915, Ernest Fourneau constate le caractère défavorable de la jurisprudence : « Le Conseil d’état jugeant a priori a décidé qu’un procédé conduisant à un remède n’était pas susceptible d’être breveté parce qu’il pouvait rester le seul applicable et qu’ainsi le brevet de procédé se confondait avec le brevet du produit. La jurisprudence était fixée »24. Toutefois, malgré cette jurisprudence défavorable, on relève la délivrance de brevets de procédés pour des applications pharmaceutiques. Ces brevets sont susceptibles de couvrir des procédés d’extraction d’alcaloïdes des plantes, des procédés de synthèse chimique ou encore des procédés de séparation des vitamines. A titre d’exemples, on peut citer un brevet délivré en juin 1911 à un inventeur allemand pour « un procédé de préparation de plantes ou produits végétaux médicinaux en vue de faciliter l’extraction par infusion de leurs principes actifs »25

; un brevet pour un procédé de synthèse d’un composé chimique analogue au salvarsan attribué à K. Oechslin et aux Etablissement Poulenc en 191226.

3- L’attribution de brevets de procédés pharmaceutiques : les pratiques d’examen et la jurisprudence de l’ONPI dans l’entre deux-guerres

22 Brevet 180 031.

23

Bulletin du Conseil d’Etat, 30 juillet 1909. 24

Bulletin des Sciences Pharmaceutiques, mai-juin 1915. 25

brevet 427 839. 26

(14)

La discussion sur les brevets de procédés pharmaceutiques fut relancée par la première guerre mondiale et la prise de conscience de la domination de l’industrie chimique et pharmaceutique allemande. En juillet 1915, l’Académie de Médecine adressa un vœu au Ministre du Commerce pour « que la loi de 1844 soit modifiée de façon que les procédés de fabrication des produits chimiques ayant des propriétés médicamenteuses soient toujours brevetables ». En avril 1920, l’Union des Syndicats des Ingénieurs Français se prononce pour la suppression de l’exception qui concerne les médicaments et pour l’attribution de brevets de produits pharmaceutiques. La brevetabilité serait toutefois réservée aux « produits chimiques définis, même à un usage purement pharmaceutique », tandis que les « compositions pharmaceutiques », entendons les préparations d’officine ne relevant pas de la chimie industrielle, ne seraient pas brevetables. La fin de l’exception pour « les produits chimiques pharmaceutiques nouveaux » est justifiée par les progrès de la chimie et par le fait que les problèmes d’accès au médicament ne se posent plus : «…les considérations d’utilité sociale sur lesquelles on s’est appuyé ne mérite plus vraiment de retenir l’attention ». Un projet de réforme de la loi sur les brevets est voté par la Chambre en avril 1927, mais sera finalement abandonné. Il prévoyait l’instauration d’un régime général de brevets de procédés pour la chimie et la pharmacie, en supprimant les brevets de produits chimiques. L’idée était de se rapprocher du modèle allemand, présenté comme plus incitatif pour l’invention de nouveaux moyens de fabriquer, et, en même temps, de se protéger des firmes allemandes qui étaient en mesure de prendre des propriétés trop fortes en déposant des brevets de produit chimiques en France. Brevets dont le monopole est plus étendu que celui des brevets de procédé.

Parallèlement à ces discussions, l’ONPI examinait et délivrait un nombre croissant de brevets de procédés pharmaceutiques27. Ces brevets couvraient les méthodes de préparation de nouvelles classes de médicaments comme les hormones ou les sulfamides à la fin des années 30. Le comité technique de la propriété industrielle, nouvellement créé, donnait un avis consultatif pour la délivrance des brevets relatifs à des produits pharmaceutiques, en veillant à ne pas tomber sous le coup de l’exclusion de la loi de 1844. Ce comité technique était composé de juristes et de représentants de l’industrie28

et il s’adjoignait des « rapporteurs techniques spéciaux », des pharmaciens industriels, des membres de l’académie de médecine,

27

Le nombre de demandes examinées passe de 10 à 15 par an au début des années 1920 à 60 à 90 par an à la fin des années 1930 (archives du Comité Technique de la Propriété industrielle, INPI).

Toutefois, ces chiffres sont modestes rapportés aux 11 000 spécialités autorisées par les Assurances Sociales en 1938.

28

Au début des années 1920, Duchemin, président de l’Union des industries Chimiques, est membre du comité technique. Dans les années 1930, c’est Camille Poulenc qui représente l’Union des industries chimiques.

(15)

des professeurs de pharmacie, ou encore Gabriel Bertrand, professeur à l’Institut Pasteur. Ce contrôle exercé par le comité sur les brevets concernant des remèdes fut controversé dans la mesure où la loi française reposait sur le principe du non-examen préalable. Il est vrai que l’examen ne portait pas sur le critère de nouveauté de l’invention, mais sur le contenu technique du brevet –s’agit-il d’un véritable procédé de fabrication et non d’un simple mélange pharmaceutique ? - , sur l’étendue des revendications – est ce que le brevet couvre seulement le procédé ou également le produit ? -, sur la portée du brevet – est-ce que la propriété du procédé entraîne la monopolisation du produit ? Lors du vif débat qui eut lieu sur le brevet de la Mayo Clinic sur la thyroxine, un juriste reconnaissait « que si le comité n’a pas de pouvoir d’examen sur la nouveauté de l’invention, on ne saurait nier qu’il a de par la loi, le droit d’examiner dans certains cas l’invention au fond »29

.

La fixation des règles d’acceptation ou de rejet des demandes de brevets fut très délicate. Le comité dut élaborer son propre corpus de règles pour compléter et prolonger la loi qui n’excluait pas les procédés pharmaceutiques mais qui ne les incluait pas non plus explicitement. Jurisprudence que le comité s’appliqua à diffuser auprès des industriels et des conseils en propriété industrielle pour les aider à rédiger des brevets recevables. La préoccupation centrale du comité fut de veiller à ce que la délivrance de brevets de procédés pharmaceutiques n’aboutisse pas à réintroduire le monopole sur le produit que la loi de 1844 ou la jurisprudence du Conseil d’Etat du début du siècle avaient voulu empêcher. La brevetabilité des procédés pharmaceutiques est appliquée de manière prudente, de façon, selon les rapporteurs, à trouver un compromis entre l’intérêt de l’inventeur, ou de l’entreprise créatrice d’un laboratoire de recherche30

, et l’intérêt public.

La première règle, la plus simple à appliquer, consiste à éliminer toutes les revendications du brevet qui portent sur le produit, pour en réduire la portée à un strict brevet de procédé. Très fréquemment, aussi bien au début des années 20 qu’à la fin des années 30, le comité conditionne la recevabilité du brevet à la suppression de toute référence au produit : « avis favorable à la délivrance du brevet de procédé. La société demande en outre le brevet de produits, mais beaucoup d’entre eux ayant une activité thérapeutique manifeste, il est impossible de le lui accorder » (avril 1938). En 1923, le comité rejette la demande de brevet de la Mayo Clinic qui s’intitule « thyroxine ». Si les rapporteurs s’accordent pour penser qu’il s’agit d’un véritable procédé de production, suffisamment décrit pour être recevable, ils

29

Séance du 25 juin 1923, archives de l’INPI. 30

(16)

concluent au rejet de la demande parce qu’elle revendique en premier lieu la nouvelle substance, la thyroxine.

Une fois fait ce travail d’élimination des brevets de produit, la seconde règle consiste à ne retenir que les procédés donnant lieu à l’obtention d’un produit bien défini. La définition étant donnée par la formule chimique du produit, que le produit en question soit le résultat d’un procédé d’isolement d’un produit biologique ou d’une synthèse chimique31. L’hypothèse des rapporteurs est qu’en présence d’un produit défini, bien décrit, il est possible d’envisager plusieurs voies d’obtention du produit. A l’opposé, si le produit n’est pas suffisamment déterminé, les utilisateurs seront prisonniers du brevet de procédé : « Les rapporteurs estiment d’une manière générale, que s’il s’agit d’un procédé pour lequel, en raison du caractère non défini du produit à obtenir, on ne peut arriver au même résultat par une autre voie, la demande de brevet doit être rejetée, parce que dans ce cas, l’accord du brevet pour le procédé aboutirait en fait à la brevetabilité du produit, contrairement aux dispositions de l’article 3 de la loi du 5 juillet 1844 » (14 mars 1921).

La décision du rapporteur est facilitée s’il existe d’autres procédés connus, par exemple pour le brevet d’un nouveau procédé de fabrication d’ un produit connu – brevets sur la fabrication de la quinine, de l’acide salicylique – ou envisageables grâce à la description de la formule chimique du produit. Ainsi, à propos de 5 brevets demandés par The Rockfeller Institute for Medical Research relatifs à la préparation de composés arsenicaux, le rapporteur conclut : «Il faut remarquer que ces corps nouveaux sont absolument définis et que les voies indiquées pour y parvenir et décrites dans le brevet pourraient être remplacées par d’autres voies qu’il serait même aisé d’envisager » (14 mars 1921). En mars 1935, le comité avait rejeté un brevet de Schering sur des « procédés de préparation d’alcools à partir d’hormones sexuelles », « parce que le procédé décrit paraissait être le seul qui, à leur connaissance, permettait d’obtenir ces alcools, et que dès lors, accorder le brevet aurait conduit à accorder un monopole de fait pour un produit thérapeutique ». En 1936, il revient sur sa décision car le conseil en propriété industrielle de Schering lui a communiqué l’existence d’un autre procédé. L’application de ce principe, à savoir la connaissance ou l’imagination d’un procédé substituable, devient singulièrement difficile pour des nouveaux procédés de production de nouveaux produits. Si le comité refuse le brevet, il expose la première génération d’inventeurs à être spoliée par la seconde génération. S’il l’accepte, il consacre un monopole de fait jusqu’à

31

Le procédé d’extraction de la thyroxine de la glande thyroïde est jugée brevetable dans la mesure où le produit est bien défini par ses caractères et sa formule chimique et qu’il pourrait être reproduit par voie synthétique, rapport du 26/05/1923.

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l’invention d’un nouveau procédé. Ce dilemme est discuté au sein du comité : certains rapporteurs souhaitent encourager les premiers inventeurs ; d’autres sont résolument opposés à tout risque de monopole32.

Dans la mesure où le critère de la bonne définition du produit est celui de sa formule chimique, la jurisprudence du comité tend à exclure de la brevetabilité les procédés de préparation des produits biologiques jugés insuffisamment purifiés ainsi que les procédés de préparation « des produits vivants, sérums et vaccins », au motif qu’il s’agit de produits « sans formules nettement définies » et pour lesquels « la nature du produit demeure liée au procédé qui lui a donné naissance comme l’enfant aux parents et que le moindre changement apporté au procédé modifierait le caractère du produit, changerait sa nature ». L’idée sous-jacente est que les organismes vivants modifiés en laboratoire ne peuvent être suffisamment décrits, à la différence de la formule d'un composé chimique, et que leur modification ne peut être suffisamment contrôlée, à l’opposé d’une synthèse chimique, de manière à concevoir d’autres procédés de préparation. Presque toutes les demandes de brevets ayant trait à des vaccins et sérums sont rejetées par le comité technique, hormis celles qui portent sur des appareils de stérilisation pour préparer des vaccins, sans référence à des préparations spécifiques. Ainsi, à propos d’un brevet concernant un vaccin contre la rougeole, si le rapporteur convient « il s’agit bien en l’espèce d’un procédé de préparation d’un vaccin, il faut reconnaître que le procédé préconisé ne permet pas d’aboutir à un produit chimique défini » ; ou encore : « on ne peut reconnaître les caractères de la brevetabilité à des produits qui ont le caractère de sérum » (à propos d’un sérum antisyphilitique, mai 1923).

Le comité tend également à rejeter tous les brevets de formulation de médicaments au motif qu’il ne s’agit pas de réactions chimiques mais seulement de « mélanges ». Pour les rapporteurs, les formulations relèvent de l’officine davantage que de l’industrie – ce ne sont pas de véritables procédés de fabrication -, du savoir faire davantage que de l’invention, et elles ne doivent pas encombrer le paysage de la propriété industrielle : « l’adjonction d’adjuvants ou d’excipients est un fait normal de l’art pharmaceutique sans donner lieu à brevet » ; « la façon de faire ne constitue pas un procédé » (novembre 1938).

Au milieu des années 30, face à la croissance du nombre de demandes de brevets et à l’arrivée de nouvelles familles de molécules, les hormones, le comité redéfinit ses règles d’examen. Deux lignes de discussion se croisent. La première oppose les partisans d’un plus grand libéralisme en matière de brevetabilité des procédés pharmaceutiques, qu’il faut

32

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accorder sans règlement interne spécial et sans considérer l’invention elle-même, aux tenants d’une délivrance beaucoup plus restrictive et qui dénoncent des situations de monopole, dès lors qu’«un seul procédé est connu ou pratiqué ». La seconde ligne de discussion oppose ceux qui souhaitent conserver la jurisprudence du comité en matière d’exclusion des sérums et vaccins à ceux qui souhaitent inclure les procédés d’obtention de produits définis par des critères physiologiques.

Le comité choisit une voie moyenne. Il adopte un rapport du professeur Delaby en 1936 qui, à la fois, maintient le principe du rejet des procédés pharmaceutiques donnant des produits indéterminés, afin de ne pas créer des monopoles de fait, et élargit les critères de définition des produits à la prise en compte de tests et de constantes biologiques : « A cause des progrès manifestes réalisés dans la détermination de certains produits par voie biologique, j’ai cru devoir demander que les procédés d’obtention de ces produits fussent brevetables, tout comme les procédés de préparation de produits définis par voie physico-chimique ». La note de Delaby sur « l’extension de la délivrance des brevets aux produits définis par des caractères biologiques précis », publiée à destination des industriels et des conseils en propriété industrielle en 1938, s’efforce de définir des critères d’acceptabilité et de rejet pour trois classes de produits. Les médicaments à base d’hormones, y compris « des mélanges d’espèces cependant actifs », satisfaisant à des tests biologiques s’exprimant en unité rats, unités souris, unité lapins33, sont brevetables. Les médicaments cardio-toniques ayant satisfait à des essais physiologiques sont également recevables. Pour les vaccins, Delaby oppose « les produits identifiables », qui contiennent des toxines connues ou des bacilles vivants que l’on peut cultiver et « qui sont donc aisément identifiables », brevetables, « aux vaccins tués », « qui renferment des produits très divers impossibles à identifier », non brevetables. Ces nouvelles guidelines, outre qu’elles ouvrent l’éventail des inventions pharmaceutiques brevetables, modifient très sensiblement la qualification des produits recevables. Les critères ne sont plus seulement la purification, la définition chimique de la molécule qui importent. Les mesures de l’effet physiologique des produits sur l’organisme comptent tout autant. On peut désormais accepter des brevets pour des extraits imparfaitement purifiés si des tests ont établi leur activité sur l’organisme34

.

33

Cf le travail de C Sinding sur la standardisation de l’insuline, Bulletin of the History of Medicine, vol 76, 2002.

34 Delaby souligne que « cet ensemble sera même parfois doué d’une activité plus grande qu’un seul des principes isolés par la suite ». La purification du produit devient secondaire par rapport à son effet physiologique.

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L’application de ces nouvelles guidelines conduit à accepter des demandes de brevets naguère refusées. En 1936, un brevet pour un « procédé de préparation de substances oestrogènes », rejeté quelques mois plus tôt, est jugé recevable : « depuis le comité technique a décidé de proposé la délivrance de brevet comportant un procédé de fabrication de substances définies par des essais physiologiques précis et les intéressés ayant indiqué des donnés suffisantes pour la définition biologique du produit dont il s’agit, les rapporteurs pensent que le brevet peut maintenant être délivré ». La même jurisprudence est appliquée à un vaccin contre les trypanosomes, « car enfin des vaccins analogues obtenus par des procédés différents pourraient parfaitement produire les mêmes effets ».

La non brevetabilité des produits pharmaceutiques, jointe à la délivrance prudente sinon restrictive de brevets de procédé, dessine un régime d’appropriation relativement modéré. D’un côté, les firmes innovatrices ont la possibilité de protéger leurs inventions via le dépôt de brevets de procédés : ainsi Rhône Poulenc obtient en 1936 un brevet pour « un procédé de préparation de dérivés solubles de la benzène sulfamide », suivi de deux brevets en 1937 et 1940 sur des produits dérivés. Dans la même période, les Laboratoires Français de Chimiothérapie obtiennent plusieurs brevets pour des préparations d’hormones – 5 brevets entre 1937 et 1939. Les brevets de procédés permettent de protéger, dans une certaine mesure, les inventions des entreprises qui ont investi «des sommes énormes dans la création de laboratoires »35. D’un autre côté, l’absence de brevets de produit, et l’attribution de brevets de procédés étroitement définis, en demandant la suppression de toute revendication de brevets de produits ou en éliminant les procédés mal décrits et difficilement substituables, empêche, au moins partiellement, que les firmes allemandes, qui sont les premières déposantes de brevets pharmaceutiques en France, n’acquièrent des positions propriétaires trop fortes. Ce point est soulevé au sein du comité technique de la propriété intellectuelle en réponse aux partisans d’une brevetabilité totale des produits et des procédés pharmaceutiques. De plus, le dépôt de brevets de procédé par les firmes allemandes favorise l’apprentissage technologique au sein des laboratoires français : les entreprises peuvent inventer et breveter de nouveaux procédés et reproduire ainsi les molécules sans être dépendantes des firmes allemandes, voire même découvrir de nouvelles classe de produits36. C’est ce qui est arrivé pour la découverte des sulfamides par Fourneau à partir d’une famille de produits dont le procédé avait été

35

Comite technique de la propriété industrielle, décembre 1935. 36

« en ce qui concerne les brevets pris par les firmes allemandes, M Delaby ajoute que s’il n’y en avait pas, nous ne connaîtrions pas certains procédés allemands et nous ne pourrions les

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breveté un peu plus tôt par IG Farben37. La définition de brevets de procédés étroits et la non brevetabilité des produits sont justifiées à la fois par l’intérêt de la santé publique et par l’intérêt bien compris de l’industrie pharmaceutique française, du moins pour apprendre et améliorer des inventions étrangères.

4- La réintégration progressive des médicaments dans le droit des brevets : Brevet Spécial du Médicament (1959) puis droit commun des brevets (1968)

Le développement de la recherche pharmaceutique justifia une demande de renforcement de la propriété industrielle sur les inventions de médicaments. Après 1945, deux modes d’appropriation des médicaments coexistaient : celui du brevet de procédé, légitimé par la loi du 27 janvier 1944, et celui du visa, qui était un système d’autorisation de mise sur le marché des spécialités pharmaceutiques instauré en 1941 qui combinait le contrôle de la fabrication, l’évaluation de l’utilité thérapeutique du remède, et l’appréciation de la nouveauté du produit. Ce critère de nouveauté, qui visait à encourager les laboratoires innovants au détriment des plagiaires, offrait au détenteur du visa un monopole de 6 ans contre toute imitation. Mais en 1946, par crainte d’établir des monopoles, la loi autorisa les copies des spécialités nouvelles, sous réserve qu’elles soient vendues sous leur dénomination commune38. Soit l’autorisation d’un médicament générique parallèlement au visa. Quant à la protection offerte par les brevets de procédés, elle était jugée trop étroite par les fabricants.

Si les grands laboratoires souhaitaient une brevetabilité étendue des produits pharmaceutiques, les petits fabricants qui vivaient du régime de l’imitation demandaient un brevet de produit limité à une durée de 3 années, au delà desquelles les formules de médicaments seraient librement copiables, sous réserve de verser une redevance au titulaire des droits pendant 10 ans39. Les organismes de sécurité sociale étaient pour leur part opposés au système du brevet. L’ordonnance du 8 février 1959 organisa la scission entre le système de la propriété industrielle et le système d’autorisation de la vente du médicament, et établit un « Brevet Spécial du Médicament » pour réguler l’innovation pharmaceutique. Ce brevet « spécial » est explicitement une institution de compromis entre le souci de stimuler la recherche scientifique et celui de protéger l’intérêt de la santé publique. L’ordonnance rappelle le statut particulier du médicament qui « ne peut être assimilé à tous les produits de

37

Chauveau S, 1999, L’invention pharmaceutique, p 134. 38

Penciolelli et Vialle, Législation pharmaceutique, 1946. 39

Projet de la Chambre syndicale des fabricants de produits pharmaceutiques, Assemblée Nationale, Documents parlementaires.

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l’industrie ; sa production, sa qualité, son prix, intéressent étroitement la santé publique et ne peuvent être abandonnés aux seuls mécanismes du marché ».

La loi introduisit trois aménagements importants par rapport au droit commun du brevet. Tout d’abord, elle établit un examen du brevet pour déterminer sa nouveauté. La validité des brevets délivrée serait mieux établie et les risques de litiges diminués. Ensuite, elle instaura une procédure d’opposition pour contester cet avis de nouveauté. Enfin, elle institua un mécanisme de suspension de l’exclusivité du brevet « chaque fois que l’intérêt de la santé publique l’exige ». Une licence obligatoire, non exclusive, serait attribuée par le gouvernement à un autre fabricant, si le médicament n’était pas fourni en quantité, en qualité ou à un prix jugés satisfaisants 40: «il importe en effet que l’industrie ne puisse pas profiter de la protection du brevet pour imposer ses conditions grâce à l’absence de concurrence, au grand dommage du public, des établissements hospitaliers et des budgets des institutions de Sécurité Sociale ». Les licences spéciales pour raison de santé publique avaient été instaurées en septembre 1953, pour pallier les effets éventuellement monopolistiques des brevets de procédés. Pour le législateur, la licence obligatoire devait fonctionner de manière dissuasive.

Le brevet spécial appliqué au produit avait une portée plus large que le brevet de procédé, qui continuait à exister. Toutefois, seuls « un produit ou une substance présentée pour la première fois, comme possédant, en thérapeutique humaine, des propriétés curatives, préventives » pouvait être valablement brevetée. La découverte d’une nouvelle application thérapeutique d’un médicament connu n’était pas brevetable41

. Cette disposition limitait l’étendue du brevet de produit pharmaceutique et plaçait les nouvelles applications dans le domaine public. Cette limitation était justifiée par l’intérêt de la santé publique. La loi prévoyait également qu’un inventeur pharmaceutique puisse utiliser et éventuellement breveter une application thérapeutique d’un produit chimique déjà protégé par un brevet ordinaire, sans être dépendant de celui-ci. Cette disposition favorisait l’invention pharmaceutique qui était indépendante de l’invention chimique.

Le brevet spécial du médicament fut largement utilisé, par les laboratoires français et étrangers. Entre 1960 et 1968, 5562 brevets de médicaments furent déposés, dont 33% par les laboratoires français, 20% par les firmes américaines, 16,4% par la Suisse et 8,8% par l’Allemagne. Pour l’économiste J. Sigvard, l’introduction du brevet de médicament, jointe

40

Le décret d’application de cette licence obligatoire n’a pas été publié. 41

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aux nouvelles dispositions en matière d’évaluation et de contrôle des médicaments, a favorisé une concentration du secteur42.

La loi de 1968 consacra l’intégration des médicaments dans le droit commun des brevets. Toutefois, des exceptions furent maintenues. Premièrement, la loi de 1968 maintint la non -brevetabilité de la seconde application thérapeutique d’un médicament : « Les services du ministère de la santé estiment qu’une exception au droit commun s’impose »43

. Cette disposition fut controversée par les partisans de la brevetabilité qui souhaitaient stimuler la découverte de nouvelles applications à partir de molécules connues. Deuxièmement, la loi de 1968 a institué des licences d’office pour raison de santé publique, dans la continuité des licences spéciales créées en 1953 : « Nous n’avons pas admis que la santé publique puisse être mise en cause par la mauvaise volonté d’un propriétaire de brevet … »44. Ces licences sont demandées par le Ministère de la santé publique auprès du ministre chargé de la propriété industrielle. Toutefois, on ne relève aucun cas de délivrance de licence obligatoire pour raison de santé publique en France, contrairement à ce que l’on observe en Grande-Bretagne, en Allemagne ou aux EU dans le cadre des lois anti-trust45.

Conclusion

On observe une tendance longue au renforcement de la propriété intellectuelle sur les médicaments et les produits de santé. Depuis 1968, on peut citer l’instauration de la brevetabilité de la seconde application thérapeutique du médicament, par l’Office Européen des Brevets en 1984, l’introduction du Certificat Complémentaire de Protection en 1990 pour prolonger la durée de vie des brevets de médicaments, le renforcement des normes de brevets de médicaments dans le cadre des accords de l’OMC sur la propriété intellectuelle en 1994, ou encore l’adoption de la Directive européenne sur la protection juridique des inventions biotechnologiques en 1998 qui permet de s’approprier les connaissances amont et les outils de recherche de l’innovation pharmaceutique. Et parallèlement à cette première tendance, on observe des discussions et des négociations récurrentes entre la logique industrielle d’appropriation des innovations et la logique de santé publique. Ces négociations conduisent à des mesures d’exceptions multiples et à la définition de dispositifs spécifiques

42

L’industrie du Médicament, Paris,1975. 43

P Marcilhacy, rapport n° 42, Sénat, 26 novembre 1967. 44

P. Marcilhacy, intervention au sénat, JO, 7 décembre 1967. 45

F. Scherer, « Le système des brevets et l’innovation dans le domaine pharmaceutique », Revue

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