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LES INTERACTIONS MÉDIATISÉES KANAKES

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Academic year: 2022

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MÉDIATISÉES KANAKES

Entre conflits politiques et liberté d’expression

LÉONIE MARIN

À l’ère d’internet, la mise en scène de soi se construit à travers des dispositifs médiatiques où l’intersubjectivité devient un espace réflexif. Par l’analyse des interactions médiatisées issues d’un corpus constitué sur Facebook, nous constaterons combien ce dispositif numérique permet une plus grande liberté d’expression pour les Kanaks en repérant certains rites d’interactions « on line » et « off line », en lien avec le terrain in situ. En effectuant des jonctions entre les différents « sites », la démarche multisituée paraît ainsi à même de favoriser la compréhension des logiques interactionnelles individuelles et collectives de la Nouvelle-Calédonie, en tenant compte de leur complexité. À cet effet, nous mettrons en exergue la polémique autour du « drapeau commun » en analysant comment les interactions médiatisées peuvent permettre une plus grande liberté d’expression. En outre, cette étude tente également de saisir la portée sur les conceptions que les interactions médiatisées produisent grâce et à travers le dispositif médiatique.

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1. Introduction

Le 24 septembre 1853 représente la date de la prise officielle de possession de l’archipel calédonien par les Français. En 1946, la Nouvelle- Calédonie devient officiellement territoire d’outre-mer. Depuis la révision constitutionnelle du 8 mars 2003, les territoires d’outre-mer ont changé de statut, devenant des collectivités d’outre-mer (COM). La Nouvelle- Calédonie acquiert ainsi plus d’autonomie, mais les fonctions régaliennes qui comprennent la défense, la police, la justice et le trésor, restent gérées par l’État français. Depuis la loi organique du 27 février 2004, il existe également le statut de pays d’outre-mer (POM). La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie en font partie.

L’accord de Nouméa, signé en 1999, confère à la Nouvelle-Calédonie le statut XIII de la Constitution des Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie, qui lui garantit un référendum entre 2014 et 2018 afin de décider de l’avenir institutionnel du territoire. Les questions liées à cet accord donnent lieu à des tensions, notamment traduites par des interactions médiatisées kanakes qui critiquent les opinions de la sphère médiatique calédonienne et peuvent mener à des questions complexes et représentatives de la réalité vécue.

L’idée d’étudier les interactions médiatisées kanakes peut sembler inhabituelle, compte tenu de deux a priori répandus :

1) Les dispositifs médiatiques numériques ont été initialement conçus dans (et pour) un cadre urbanisé, industrialisé et connecté, et surtout selon des valeurs célébrant la modernité.

2) Les peuples autochtones sont considérés comme « déconnectés ».

Néanmoins, nous tenterons de montrer l’intérêt heuristique de ce type de terrain. Madeleine Akrich identifie un enjeu important lorsqu’elle suggère que « l’introduction d’une nouvelle technologie peut aboutir à la recomposition partielle des relations qui définissent notre société » (Akrich, 2006, 161). Cette dimension relationnelle rejoint ici la vision goffmanienne de l’interaction : « par une interaction, on entend l’ensemble de l’interaction qui se produit en une occasion quelconque quand les membres d’un ensemble donné se trouvent en présence continue les uns des autres; le terme de “rencontre” pourrait convenir aussi » (Goffman, 1973, 23). Comprendre les interactions médiatisées c’est donc aussi impliquer l’histoire personnelle et sociétale ainsi que les relations que

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l’individu entretient avec le collectif. Par l’analyse des interactions médiatisées issues d’un corpus constitué sur Facebook, plus précisément lors de débats politiques, nous constaterons combien le dispositif numérique permet une plus grande liberté d’expression pour les Kanaks en repérant les rites d’interactions qui s’y déroulent. Dans ce cadre, nous mettrons en exergue la polémique autour du « drapeau commun » ainsi que les conflits communicationnels, imprégnés d’émotions, et les tactiques de coopération qui permettent un débat constructif. Nous ne discutons pas directement du contenu des interactions médiatisées, mais essayons d’en saisir la portée sur les conceptions qu’elles produisent grâce et à travers le dispositif médiatique.

Les enjeux de cette recherche se situent dans l’analyse des logiques d’action communicationnelles individuelles au sein d’une société au fonctionnement communautaire, qui se trouvent liées aux différentes appropriations des dispositifs médiatiques et aux changements de pratiques de communication. À travers une démarche multisituée croisant les pratiques offline (interactions médiatisées) et online (les entretiens sur le terrain), nous tenterons de saisir les jonctions entre les différents sites pour approfondir les logiques identitaires individuelles et collectives à travers les interactions médiatisées et sociales d’un territoire en processus d’autodétermination. Pour cet article, nous nous concentrons sur la partie online, tout en utilisant les notions d’interaction développée par Erving Goffman. Bien que cet espace (théâtral) numérique semble plus limité et moins riche que les interactions dans lesquelles les participants sont physiquement présents, il fournit néanmoins de nouveaux enjeux d’analyse et de nouvelles perspectives de recherche sur les rites d’interaction online et la mise en scène de soi.

2. Le développement des médias et la mise en scène de soi

L’anthropologue Georges Balandier constate qu’un des aspects de la communication moderne consiste à projeter dans la vie du spectateur des images « étrangères » qui l’interrogent sur son vécu quotidien :

La modernité contemporaine [...] se constitue sous le régime de médias de plus en plus diversifiés, de plus en plus efficaces et envahissants. Par eux, ce n’est pas seulement l’événement, l’« important », qui fait irruption, mais aussi ce qui relève de notre vie la plus immédiate et quotidienne.

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Par eux, nous parviennent également des témoignages de ce qui est le quotidien des « autres », inscrits dans des sociétés et des cultures souvent fort différentes des nôtres. Parce que notre quotidienneté nous est donnée à voir et à comparer, elle n’est plus simplement vécue; elle devient objet d’interrogation et de débat (Balandier, 1983, 45).

Au sujet de la « modernité contemporaine » affiliée au monde kanak, un militant nous a confié : Le train passe, il y a les locomotives, soit vous allez dans le premier wagon, soit vous allez dans le dernier wagon, sinon vous faites comme les vaches, vous regardez passer le train (août 2010). Les revendications kanakes sont, en réalité et depuis très longtemps, une critique de la modernité permettant de réinventer la culture kanake entre l’urbanisation et le monde rural.

En d’autres termes, le vieux monde rural kanak, à la fois pauvre et marginalisé, peut-il résister aux nouvelles responsabilités qu’imposera la gestion économique moderne ? Toute la pensée de Jean-Marie Tjibaou1 est habitée par ce dilemme. Entre pragmatisme et utopie, il imagine une

« modernité kanake » qui ne serait ni un retour en force de la tradition, ni un culte de la marchandise et de la technique (Bensa et al., 1997, 214).

À travers la construction de « modernité kanake » dans les discours, nous avons observé que le développement des médias kanaks, traditionnels puis numériques, leur a permis de bénéficier d’une liberté d’expression à plusieurs échelles (Marin, 2012). La création de médias kanaks, plus spécifiquement à la fin des années 1960, de partis politiques s’inscrivent au sein de tactiques de promotion identitaire. De plus, l’utilisation de symboles jouait, déjà à cette époque, un rôle important dans la définition du groupe, l’image représentative devenant un élément narratif.

Aujourd’hui, l’appropriation individuelle et la possibilité d’autopublication des médias numériques font que la quotidienneté est

« donnée à voir et à comparer » lorsqu’elle est l’objet central de la communication. Ce rapport de l’individu au groupe qui est permis sur Facebook, a ouvert un champ de possibilités, notamment en contribuant au contournement des rites coutumiers kanaks. Caroline Graille explique que le sens commun donné à la coutume représente le symbole de l’identité kanake et le critère de distinction, donc de reconnaissance, du groupe kanak

1. Leader politique kanak.

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dans son entier. Par ailleurs, l’un n’allant pas sans l’autre, la coutume est difficile à cerner, à délimiter, parce que polysémique (Graille, 1999). Ces éléments complexes qui définissent les Kanaks sont ainsi pris en compte dans l’analyse de la présentation et mise en scène de soi.

À l’ère d’internet, la présentation de soi est mise en avant à travers des dispositifs médiatiques et l’intersubjectivité devient un espace réflexif.

Apparaît un entremêlement entre le social et le personnel, l’individu pense avec le collectif dans lequel il s’engage, selon des modalités définies avec précision par le contexte (Kaufmann, 2007, 209). Le contexte d’origine et de réception ont des effets sur les interactions et sur les émotions que cela peut engendrer chez les internautes, provoquant des conflits et des tactiques de coopération, comme nous le verrons en infra.

Cette confrontation, mise en scène dans la vie quotidienne, est susceptible de redonner un sens à l’identification personnelle et/ou collective kanake qui influence la présentation de soi divisée en deux types : stratégique ou authentique. La première veut créer une impression

« favorable de soi » alors que la deuxième est une révélation de son « vrai soi » (Goffman, 1973). Mais étant donné le besoin d’expression conséquent sur l’avenir du pays de la part des Kanaks, leurs interactions médiatisées révèlent davantage un « parler franc ». Par la notion de présentation de soi, Erving Goffman (1973) entend le face-à-face, dans le sens de façade, qui rend obligatoire et réciproque le regard de l’un envers l’autre. Dans cet échange mutuel se construit une relation remplie d’interactions qui, en l’occurrence, comportent une autodéfinition, une autodescription de la situation, du vécu et de l’action. L’interaction suggère ici la rencontre et la communication, et fait écho aux propos de l’historien Mikhaïl Bakhtine :

Toute expérience intérieure s’avère être située à la frontière, elle rencontre autrui, et toute son essence réside dans cette rencontre intense.

[...] L’être même de l’homme (extérieur comme intérieur) est une communication profonde. Être signifie communiquer. (Todorov et al., 1981, 148).

Toutefois, un peuple « opprimé » éprouve souvent des difficultés à communiquer librement et à s’inscrire dans une histoire mondiale moderne n’illustrant pas nécessairement la sienne2, ce qui complexifie la

2. Cette expression provient des propos de plusieurs interlocuteurs kanaks.

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relation à son « être » kanak. Internet illustrerait donc un espace de liberté de parole où la révélation de son « vrai soi » l’emporte sur la façade

« favorable de soi ».

Cette perspective goffmanienne nous concède ainsi à examiner de plus près les rites d’interactions, les conflits interpersonnels et politiques qui, dans leur ensemble et de manière ordinaire, nous permettent de percevoir les rapports de force qui sont en perpétuelle réévaluation par les interactants sur Facebook. Dans ce sens, un bref détour sur les éléments clés de la méthodologie employée semble opportun.

Explication de la méthode

George Herbert Mead (1934), un des fondateurs de l’interactionnisme symbolique, explique que les théories développées à partir des interactions des individus et celles avec leurs environnements – au carrefour du social, du culturel et de l’individuel – s’élèvent à une échelle plus globale. Le niveau local aussi se transforme, se diversifie, et l’homogénéité analysée par l’anthropologie classique n’est plus la même. Ainsi, le cadre de l’interactionnisme (au sens goffmanien du terme) permet de nous éloigner des approches du dogmatisme positiviste et fonctionnaliste en s’attachant aux situations les plus banales du quotidien, en révélant le fonctionnement social. En effet, l’approche microsociologique telle que Erving Goffman l’a mise en pratique ne se fonde pas sur un système ou un sujet, cependant, sur les processus d’interaction sociale à l’œuvre dans la vie quotidienne.

Néanmoins, et il semble que c’est là une des limites liées à ce type d’approche, en axant l’analyse sur les processus d’interactions, il devient plus difficile de trouver la part des interactants dans le jeu textuel. Dans ce cas, les statuts des interactants s’effacent et ainsi, on ne peut prendre totalement en compte l’agency politique, linguistique, etc., de la situation étudiée. Nonobstant, à défaut de pouvoir saisir profondément cette agency, Goffman explique que les interactions sociales représentent un lieu d’analyse riche en données qualitatives (inter) personnelles, car :

chaque participant entre dans une situation sociale en portant une biographie déjà riche d’interactions passées avec les autres participants – tout du moins avec des participants de même type ; de même qu’il vient avec un grand assortiment de présuppositions culturelles qu’il présume partagées (Goffman, 1988, 197).

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Cette vision des interactions nous amène, tout du moins, à cerner les traces de la coutume et des contextes social, culturel et politique. Mais ces traces peuvent être détectées avec l’aide d’un terrain in situ. Dans ce sens, la démarche multisituée (multi-sited ethnography) de Georges Marcus conçoit la recherche à partir de chaînes, chemins, fils, conjonctions ou juxtapositions de lieux dans lesquels l’ethnographe établit une certaine forme littérale, une présence physique, avec logique explicite et située d’association ou de connexion entre des sites définissant le propos de l’ethnographie (1998, 90).

Entre les différents sites géographiques et numériques, nous essayons de saisir la distance et la complémentarité spatiale et temporelle dans la rencontre. À travers les multiples « sites » de nos terrains online et offline, nous essayons ainsi d’établir une connexion à l’aide d’une analyse des traces énonciatives (interactions médiatisées et retranscription des entretiens). Tout comme Christine Hine, nous considérons Internet en tant qu’espace où des activités identitaires engagées au sein de divers espaces pourraient s’y prolonger (2000, 64). Dans cette logique, Internet représente un « site » et devient un lieu d’investigation. En étant attentif aux liens entre les lieux, aux processus de revendication des différents

« sites », nous nous inscrivons dans une démarche que Marcus exprime par la formule follow the people, follow the thing qui invite à un renversement de perspective des études localisées. Cette vision permet d’éviter la vision télégraphique de la communication et s’inscrit dans une dynamique de l’action, autorisant une approche plus globale, mais non totalisante. Nous avons déjà soulevé, en conclusion d’un échange avec Yves Winkin, l’idée qu’« étudier l’interaction médiatisée est accessible puisqu’elle est facilement visible et facilite la compréhension symbolique d’une culture » (Marin, 2010, 116). La mise en scène des interactions médiatisées comprend des expressions symboliques, ethnoculturelles (au niveau local et transnational) qui gardent aussi des traces du monde environnant et donne ainsi accès à des matériaux symboliques.

3. Une courte description du corpus numérique facebookien

Dans cette section, notre propos n’est pas de discuter directement du contenu des interactions médiatisées, mais d’en saisir la portée sur les conceptions qu’elles produisent grâce et à travers le dispositif médiatique.

Facebook correspond, sur le plan technique, à un regroupement sur

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internet de différents dispositifs : pages web, courriel, tchat3, forums de discussion, listes de diffusion. Un profil Facebook peut se comparer à un blogue, à la différence que les publications de ses acteurs ne sont visibles que par les « amis » du détenteur du profil, les contacts appartenant à son réseau social (ou liés à ses intérêts). Ce lieu social d’interactions s’élève dans une temporalité synchrone et asynchrone (ou plutôt synchrone avec une fonction d’historique, d’archivage des données en temps réel), rendant possible la coprésence des interlocuteurs. L’échange médiatisé se construit au rythme des réponses, de la connexion et de la déconnexion des participants. L’interface Facebook possède des outils graphiques relativement simples par rapport à la création d’une page web, et personnalisable. De plus, le nombre fini d’actions réalisables, ainsi que la présence de fonctionnalités se basant sur des types d’interfaces préexistants sur le web, comme celles du chat ou du forum, ou encore des fonctions de partage, contribuent à un apprentissage relativement rapide du dispositif.

La fonction (ou mention) « j’aime »4 lancée en février 2009 permet en un seul clic d’exprimer que l’on apprécie la publication d’un des membres du réseau de l’internaute. Ces fonctions de partage affichent les champs d’intérêt de l’internaute et font donc partie des éléments qui construisent la présentation de soi s’inscrivant à travers une performance identitaire médiatisée sur internet. Cette performance de prise de parole a lieu avec les membres d’un groupe Facebook et les interactions médiatisées synchrones et asynchrones autour d’un thème forment une « équipe » au sens goffmanien, c’est-à-dire un ensemble de personnes dont la coopération très étroite est indispensable au maintien d’une définition donnée de la situation (Goffman, 1973, 103). L’équipe permet d’analyser la représentation individuelle à l’intérieur des interactions globales. Le cadrage spécifique et multimédiatique de la participation aux différents débats sur Facebook organise les interactions médiatisées et les médiations tout en mettant en lumière les opinions individuelles. Les interactions des membres d’une équipe produisent des situations spécifiques et ceux-ci vivent une relation étroite durant les échanges médiatisés.

3. Tchatter correspond à l’acte de communiquer textuellement et en temps réel sur l’internet.

4. Il est à noter qu’après avoir cliqué « j’aime », il est possible de cliquer « je n’aime plus ». L’interface ici s’adapte donc au changement d’avis.

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Le corpus numérique adopté pour notre recherche se compose de plusieurs groupes apparus, disparus, ou encore en activité sur Facebook, et dont les thématiques tournent autour de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.

Certains des groupes Facebook représentent des médias traditionnels (journaux ou radio) kanaks. Ainsi, de par leur notoriété déjà acquise dans la sphère médiatique calédonienne, ces groupes possèdent un nombre important de membres et\ou « fan » sur Facebook. Ces espaces numériques illustrent, pour ces médias, non pas l’opportunité de promouvoir le média en soi, mais d’utiliser leur renommée pour créer un espace de débat politique et social. Les publications sur ce type de page communiquent, par exemple, sur des thématiques telles que l’indépendance, les coups d’État dans le monde, des événements politiques en Mélanésie, la musique engagée (dont le Kaneka5), des appels à mobilisation pour des événements culturels kanaks ou des réunions politiques, mais aussi les prévisions météorologiques (pour les cyclones), et l’environnement (pollution, essais nucléaires), etc. Très régulièrement, nous y observons un noyau actif d’environ une dizaine de membres qui publient régulièrement du contenu et des commentaires sur des sujets d’actualité liés à la Nouvelle-Calédonie, mais aussi à la Mélanésie, constituant une mise en scène de l’actualité politique et culturelle quotidienne. À travers cette mise en scène, des revendications adaptées au contexte sont mises en valeur lors des échanges. Cela s’explique par le fait que la majorité des membres actifs de ces pages sont des acteurs sociaux, politiques et culturels engagés.

D’autres groupes se sont créés de manière spontanée et ont également un nombre considérable de membres. La popularité est alors construite autour d’un sentiment d’appartenance, d’une idéologie politique, par

5. En Nouvelle-Calédonie, c’est dans le contexte mouvementé des années 1980, peu avant les accords de Matignon-Oudinot, que naît le kaneka. Ce style de musique, fortement inspiré du reggae jamaïcain et, dans une moindre mesure, d’autres genres musicaux afro-américains (jazz, blues, rythm-and-blues, etc.), puise également ses sources dans les rythmes traditionnels mélanésiens. Pour cette musique, le choix du reggae et du blues provient du fait que ces styles se sont développés dans un contexte de « lutte » contre l’« oppresseur occidental ». Le positionnement exprimé dans les paroles de nombreux morceaux musicaux illustre l’importance de la liberté, une substance symbolique du phénomène de résistance, pour penser l’émancipation du peuple.

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exemple la Kanaky6. L’actualité de la Nouvelle-Calédonie est critiquée et, régulièrement, les membres s’expriment pour revendiquer la justice des situations reliées au peuple kanak. Le sentiment d’appartenance à la Kanaky semble souder les membres. Nous pouvons ainsi remarquer la publication de symboles de cœur de manière régulière par différents membres, démonstration d’un attachement au « pays rêvé »7.

D’autres types de groupes qui ont vu le jour peuvent être à caractère plus culturel, au sens où l’on parle de la culture kanake. Certaines pages ont, par exemple, l’objectif de rassembler les Kanaks du monde entier pour

« rendre hommage à nos vieux »8. Les publications sont davantage informatives et portent sur la vie culturelle et coutumière.

En raison de l’évolution des dispositifs médiatiques, des groupes de discussion hébergés sur le site Yahoo, notamment Kanaky Online, ont suivi la vague initiée par Facebook, tout en conservant l’ancien dispositif.

La page de Kanaky Online se distingue donc par son caractère intermédiatique, car l’administrateur peut publier des courriels choisis de la liste de discussion Yahoo Kanaky online. Le mélange de ces deux dispositifs médiatiques numériques met ainsi à jour l’utilisation de stratégies intermédiatiques. Si les interactions médiatisées sur la liste de discussion ne coïncident pas avec celles du groupe Facebook, elles permettent néanmoins une connexion entre deux publics différents.

Ensuite, pour mieux comprendre les liens transnationaux existants (que nous abordons peu dans cet article), nous avons également pris en compte des groupes Facebook de collectifs kanaks en France qui consistent majoritairement en la publication d’activités sociales et culturelles et de comptes rendus des débats politiques concernant l’association.

6. Ce terme est une appellation donnée à la Nouvelle-Calédonie par les indépendantistes, pour se différencier du terme européen et de la vision politique loyaliste qui l’accompagne.

7. Ce terme provient de l’œuvre de l’essayiste Édouard Glissant « pays rêvé, pays réel » (1985) qui consiste à mettre en opposition deux univers : le réel et l’imaginaire. Le réel correspond à la réalité vécue et matérielle (Nouvelle- Calédonie), alors que le pays rêvé (Kanaky) représente les aspirations d’un groupe d’individus. L’auteur, tente, en explorant les imaginaires de son peuple, de reconstituer des ponts entre ces univers.

8. Information recueillie dans la rubrique « à propos » de la page Peuple Kanak.

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Enfin, de manière parallèle, mais moins intensive, lors de notre veille informationnelle, nous avons également pris en compte des groupes Facebook qui reflètent une idéologie loyaliste9, car ces pages représentent un haut lieu de débats sur les questions sociales et politiques de la Nouvelle-Calédonie concernant l’engagement loyaliste qui est en faveur du drapeau commun. Nous avons inclus ce type de page, car le nombre de Kanaks qui en sont membres est important. En l’occurrence, les Kanaks participent aux échanges médiatisés et tentent de faire valoir leurs revendications dans cet univers loyaliste.

L’internaute, sur Facebook, a accès à un fil d’actualité constitué par les publications de ses « amis » et des groupes qu’il a choisis. Le contenu peut être commenté, partagé par d’autres « amis » et apprécié avec la fonction

« j’aime ». De plus, plusieurs informations sont accessibles concernant le profil de l’individu : date de naissance, courriel, adresse postale, lieu d’habitation, originaire de, situation de couple, etc.10. Il y a aussi tout un panel disponible sur les intérêts professionnels et les divertissements. Ces informations affichées nous ont permis de cerner globalement le profil des internautes kanaks. En effet, ces derniers proviennent de toutes les zones de la Nouvelle-Calédonie et quelques-uns sont dispersés à travers le monde (mais avec une grande concentration en France).

Lors de nos séjours en tribu, nous avons pu également constater qu’un grand nombre de Kanaks, âgés de 16 à 50 ans, sont inscrits sur Facebook.

La grande différence entre nos interlocuteurs kanaks qui vivent en tribu et ceux qui vivent en ville où ils disposent d’internet se manifeste par le temps de connexion. Les échanges médiatisés sont donc très riches du fait de la grande diversité des internautes kanaks présents sur Facebook.

Avant d’exposer les rites d’interactions kanaks online observés dans ce qui suit, de manière générale concernant ce corpus web, nous avons remarqué que l’activité d’autopublication par les différents modes et

9. Les loyalistes représentent le camp anti-indépendantiste qui a longtemps été fédéré par le politicien Jacques Lafleur, au sein du Rassemblement pour la Calédonie fondé en 1977 sous le nom de Rassemblement pour la Calédonie (RPC). Aujourd’hui, les loyalistes sont membres du Rassemblement UMP, ou d’autres partis politiques de droite.

10. Nous tenons à préciser que nous n’avons pas analysé les lieux fermés sur Facebook comme les messageries privées et les tchats.

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contenus participe au processus d’appropriation du dispositif médiatique numérique. Facebook conduit à prendre la parole de manière individuelle, à son propre nom et l’internaute kanak profite de cet espace d’expression pour faire valoir ses opinions. En effet, en groupe ou seuls, ils préconisent le principe de liberté individuelle en remettant en cause les valeurs de l’autorité, et cela, davantage dans des espaces circonscrits à ce type d’expression, dont Facebook, grâce à la configuration de son interface conviviale qui favorise l’interaction.

4. La liberté d’expression kanake : une confrontation entre l’individu et le collectif

La liberté d’expression peut se définir comme étant l’échange d’opinions, dans la sphère publique et/ou privée, sans contrainte et sous différentes formes : médias écrits, numériques, télévisuels, par des événements, projets, artistiques et associatifs, etc., sur des sujets tant politiques que sociaux. La liberté sous-entend l’information et, dès lors, il est établi qu’un État démocratique doit démontrer une transparence quant à l’information dévoilée. Concernant la Nouvelle-Calédonie, pour le développement et les normes numériques, le territoire applique la loi française Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (1), dans laquelle les droits de l’homme ne sont pas directement intégrés. Par contre, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, à l’article 11, dispose que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi » (Constitution du 4 octobre 1958). La difficulté de l’implantation de cette directive se traduit par un irréalisme politique : la liberté de la presse a pourtant été étendue aux colonies par la loi de 1881, mais elle n’a pas été appliquée et pratiquée de la même manière sur les territoires d’outre-mer français et cette situation perdure encore aujourd’hui. La prise de liberté d’expression pour le peuple kanak s’est plus spécifiquement amorcée au début des années 1970. À ce moment, le concept de liberté a d’ailleurs été une grande source d’inspiration pour les médias kanaks. La production de contenu dans les médias kanaks, depuis ces années jusqu’à aujourd’hui dans la sphère internet, s’inspire même du terme de liberté pour dénoncer l’oppression et manifester ce désir d’ouverture sociale. Un animateur d’une

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émission de la « 1re Chaîne » de télévision a mentionné un point important du paysage médiatique calédonien actuel : « Plus on avance vers 2014 et plus on aura besoin d’espace d’expression libre, de débat »11. Mais la réglementation permet difficilement la création de nouvelles chaînes de télévision et les coupures budgétaires rendent difficile la création de nouveaux programmes.

Cependant, la liberté d’expression appliquée dans la vie quotidienne est chose complexe dans le monde kanak. Facebook représente dans ce contexte un dispositif favorisant la libre expression du fait de l’absence physique qui atténue les comportements inéluctables du respect, de l’humilité et du droit de parole des règles interactionnelles coutumières.

Par exemple, les jeunes Kanaks que nous avons rencontrés soulignent la difficulté qu’ils ont d’être compris par les « Vieux » et ont l’impression d’être « persécutés » par la société. Ils arrivent difficilement à un équilibre entre la coutume et leurs désirs d’épanouissement personnel et de liberté d’expression. Selon l’avis du Sénat coutumier sur la jeunesse kanake :

« Certains jeunes des tribus perdent tout repère à l’arrivée dans la capitale, par la découverte d’un mode de vie nouveau : la cité est l’image de la facilité, de l’anonymat, de la liberté vis-à-vis des adultes et des coutumiers »12. L’interprétation de cette situation est, en réalité, beaucoup plus complexe, car les jeunes Kanaks sont conscients des différentes valeurs entre le système kanak et le système français. Cette « culture imposée » a nécessairement des influences sur les interactions sociales entre Kanaks.

Les jeunes Kanaks, qui n’ont pas vécu – à l’instar de leurs aînés – dans des lieux où l’exigence commune prime, respectent donc différemment les rites d’interactions kanaks. Suivant les jeunes Kanaks interviewés, dans la

« vraie vie » (pour employer leur mot), ceux-ci sont obligés de faire face aux acteurs de la société coutumière et de les respecter. A contrario, sur internet, ils choisissent à qui répondre, alors que pour les interactions sociales de la vie quotidienne, l’obligation de répondre, ou de ne pas avoir le droit de parole, s’impose. Pour les Kanaks interviewés en France, internet ouvre une plus grande possibilité d’interactions, mais le contexte d’éloignement joue un rôle important : « Le fait que je sois parti en métropole et par le biais d’internet, il y a des choses que j’exprime

11. Entretien réalisé le 5 août 2011 à Nouméa.

12. Rapport institutionnel « Entre tradition et modernité. La place du jeune kanak. » Avis du Sénat coutumier, octobre 2009 : 30.

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maintenant mieux qu’auparavant, à partir d’ici que quand j’étais au pays, en Nouvelle-Calédonie »13.

Ensuite, l’espace-temps kanak est marqué par une dimension insulaire qui comprend le non-dit et l’autocensure. Les pays insulaires ont cette caractéristique d’osciller entre le repli et l’ouverture, entre l’adaptation et la marginalisation. L’autocensure représente un phénomène insulaire omniprésent qui est lié au pouvoir-choisir et au pouvoir-faire. Bien que les nouveaux liens sociaux créés sur internet s’inscrivent dans un mouvement d’échanges, ceux-ci ne sont malheureusement que très peu entretenus par l’ensemble des personnes ciblées. La communication médiatisée sur internet aurait tendance, de par la formation de ses usages (lesquels peuvent dépendre de ses interfaces), à libérer partiellement les acteurs de ce phénomène. En ce sens, Facebook permettrait d’accroître une liberté d’expression par la prise de parole devant des acteurs, par exemple, politiques et familiaux qui dans la vie quotidienne, n’est pas envisageable.

En outre, les pratiques d’intersubjectivité14 (Husserl, 2008) des jeunes et des femmes kanakes conduisent à une démultiplication du sens de soi en raison de l’augmentation des opportunités d’interactions et d’actions avec les dispositifs médiatiques et les « autres » (dans son sens large). Sur internet, contrairement aux médias traditionnels, les interactions empruntent de multiples directions avec les pratiques d’intersubjectivité et la participation divergente. Cette participation est possible grâce à l’espace dialogique conduisant les internautes à échanger de manière critique les informations publiées et à élaborer une contre-argumentation qui pourrait amener des ouvertures différentes sur les questions sociétales. Jadis, le palimpseste illustrait un processus similaire. L’irruption de l’écriture orale dialogique provoque un phénomène de propagation discursive du débat par une mise en scène spontanée de soi, une réaffirmation, un repositionnement, voire une réécriture de l’histoire personnelle et collective. Cette ouverture à la démultiplication de soi permet, dans le cas des internautes kanaks, de prendre part à des débats qui autrement peuvent être envisagés de manière complexe dans la sphère publique classique, car ils doivent respecter des règles interactionnelles de la société (autocensure, coutume, statut, etc.).

13. Entretien réalisé à Nouméa le 12 août 2010.

14. Nous désignons les pratiques d’intersubjectivité comme une relation entre deux sujets qui prennent en compte leur échange tant dans la connaissance de l’un et l’autre (aspect cognitif) que dans le contenu (l’action réciproque).

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Par conséquent, le rôle que peut permettre le dispositif médiatique Facebook à l’internaute kanak ne se limite pas au simple phénomène de relayer l’information, mais également de participer aux débats sociaux et politiques, tels que celui du choix des signes identitaires au sujet de l’avenir du pays.

Ce qui est ressorti notamment lors des entretiens, c’est cette volonté de

« se faire entendre » par un public élargi, et aussi par les acteurs auxquels, par exemple, les jeunes ne peuvent adresser directement la parole, selon la coutume. Dans ce processus d’acquisition de visibilité, s’exerce une co- construction identitaire sur le web.

La fabrication identitaire apparaît alors comme un processus dynamique, public et relationnel qui couple l’expression à la reconnaissance. Or, ce processus épouse étroitement les potentialités des technologies numériques dont la plasticité et l’interactivité favorisent la production et l’enregistrement des transformations des signes de soi que les participants s’échangent sur les plateformes relationnelles. Le travail de subjectivation, entendue comme processus de création continue de soi, imprime sur les interfaces des plateformes du web 2.0 des traces interactives qui font alors corps avec la personne et désignent aux autres sa singularité (Cardon, 2008, 100).

Le dévoilement de cette singularité met en lumière la « position » des interlocuteurs qui gagne en visibilité en fonction de la forme et des ressources employées dans les interactions médiatisées. En conséquence, les échanges se focalisent parfois trop souvent sur la forme de communication plutôt que sur le contenu, les émotions peuvent alors prendre le dessus.

Pour gagner en visibilité concernant les idées exprimées sur Facebook, la stratégie d’utilisation de propos violents entre en jeu, sous le prétexte d’une plus grande liberté d’expression, liberté dont la mise en exécution pratique en Nouvelle-Calédonie est relativement récente.

5. La « distance au rôle » : le cas du « drapeau commun »

Aujourd’hui, en Nouvelle-Calédonie, les acteurs politiques et les acteurs sociaux manifestent la volonté de construire un ensemble sociétal.

Le « vivre ensemble » se traduit par la notion de « destin commun » et devrait être renouvelé par de nouveaux concepts du lien social de la société globale. Pour faire suite aux objectifs des accords de Nouméa, un « drapeau

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commun » doit être choisi, provoquant une polémique en Nouvelle- Calédonie. La lutte pour le drapeau se transforme en lutte politique, identitaire et symbolique, et devient un objet de conquête. L’histoire de ce drapeau a permis aux loyalistes de faire valoir leur « défense des valeurs républicaines » et de créer en octobre 2010 la Fondation républicaine calédonienne. Le « drapeau commun » a été choisi à l’aide d’un concours (mai 2004) et de pages Facebook telles que Convergence pays. Les interactions médiatisées entre les différents groupes ethnoculturels et politiques sur internet ont revivifié les affiliations identitaires, culturelles et politiques pour créer de nouveaux espoirs et de nouveaux pouvoirs porteurs de conflits. Nous avons alors remarqué que les Kanaks indépendantistes se sont violemment indignés contre ce projet, expliquant qu’il était « inimaginable de choisir un drapeau avec ce genre de processus »15.

Cependant, en juillet 2010, le premier ministre François Fillon a présidé une cérémonie hautement symbolique au Haut-Commissariat de la République à Nouméa : la levée des deux drapeaux. Par la suite, de nouvelles pages Facebook comme Le Collectif qui dit OUI à la solution des 2 drapeaux (drapeau kanak et drapeau français) sont apparues.

Cet évènement a déclenché, encore une fois, plusieurs débats dans la sphère publique et internet. Pour les Kanaks indépendantistes, la levée des deux drapeaux pouvait représenter un autre pas vers la reconnaissance, alors que pour d’autres, il n’était pas question que leur drapeau flotte à côté du drapeau français. En général, les témoignages sur le drapeau dans les groupes ciblés sur Facebook démontrent comment « la société est particulièrement sujette à l’influence des symboles dans les domaines riches en affectivité qu’est la politique » (Sapir, 1921, 19). Les conflits ont ainsi tendance à cristalliser les affiliations politiques et identitaires. Ce qui est particulièrement le cas sur Facebook, car les revendications indépendantistes et loyalistes se confrontent constamment de manière idéologique. Malgré la proximité sociale des interlocuteurs et donc d’une bonne compréhension de la situation et des éléments de références, il est plutôt rare de pouvoir y constater des ententes, ou des concertations. En bref, les échanges médiatisés formant ces débats autour du drapeau

15. Entretien réalisé à Nouméa le 25 juin 2010.

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donnent une visibilité à la contre-argumentation, au découragement et au tourment.

L’émotion devient alors une substance transcendant les individus et sur Facebook, elle est aussi utilisée pour créer une conversation et se dévoiler.

En effet, elle accompagne des rêves qui s’affichent au sein d’une mise en scène des interactions médiatisées. Mais les émotions entraînent aussi l’utilisation d’un langage direct et la marque du mépris, des blasphèmes, peut construire une barrière à l’échange. Les échanges médiatisés des Kanaks et des Calédoniens sur Facebook s’inscrivent ainsi dans une

« culture émotiviste », c’est-à-dire que le soi spécifiquement moderne ne trouve pas de limite dans l’affirmation de ses jugements écartant les critères rationnels d’évaluation (MacIntyre, 1997, 33). Dans cette « culture émotiviste », un phénomène de surenchère identitaire se fait voir.

Cependant, il ne faut pas oublier que concernant les réactions spontanées sur internet, il faut se garder de tomber dans la surinterprétation en attribuant une valeur militante à toute prise de parole en ligne, aussi anodine soit-elle. Bien sûr, il faut prendre en compte le contexte politique et notamment la peur de la répression qui peut conduire les militants à choisir ce répertoire d’expression plutôt qu’un autre (Arsène, 2011). Néanmoins, les interactions médiatisées kanakes sont propices à des formes de participation basées sur les émotions telles que l’indignation avec le témoignage individuel (Cardon, 2010). Les interactions médiatisées sur les pages de notre corpus sont foisonnantes et dans ce cadre, les acteurs sociaux qui jouaient un rôle de médiateur dans la conversation ont particulièrement retenu notre attention. Nous souhaitons donc ici ne pas mettre l’accent sur les propos violents, mais plutôt sur ce que Goffman nomme la « distance au rôle » où le rôle est reconceptualisé à travers le jeu (textuel) qui s’incarne dans une performance contextualisée entre la conduite prescrite et la conduite effective. En effet, nous avons remarqué que lorsque les accusations vont

« trop loin », un internaute prend la parole pour dénoncer les propos et\ou suggère le « respect » pour les interactions à venir. Par exemple, lors d’un débat sur la page Kanaky Online, une internaute, en faveur du drapeau kanak, accuse violemment un non-kanak qui se positionne pour le drapeau commun. Celui-ci répond dans ces conditions : « Mais si ça te fait plaisir de croire que les gens sont anti-kanak... continue à faire la guerre toute seule » (novembre 2010). Cette interaction a permis la reprise du débat de façon régulée et plus pacifique, car elle souligne l’élément émotif qui interférait sur l’échange d’opinions.

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Ces formes d’interactions sont parfois l’occasion pour les participants de s’improviser en médiateurs du débat. Par exemple, afin d’atténuer les arguments des acteurs en faveur du « drapeau commun », un acteur kanak lance une discussion sur le groupe Facebook Peuple kanak :

L’autre succès de ce double drapeau est d’avoir permis d’engager le débat sur l’éventualité d’un drapeau commun. Nous sommes tous d’accord pour un drapeau, mais communs par rapport à quoi? Sur des signes identitaires ? Mais quelle identité ?... Est-ce que la question identitaire va permettre de mettre du sens commun ou du bon sens commun ? Au sein du peuple KANAK, nous avons résolu la question du drapeau en nous mettant d’accord sur le sens (politique) commun » (4 août 2010).

L’internaute kanak ici engagé, atténue ses idées politiques et la forme de ses propos (qui à l’origine étaient plus violents) pour réengager le débat qui menait probablement vers une impasse d’accusations mutuelles.

Voici un autre exemple d’une mise à distance qui a eu lieu le 27 janvier 2011 sur une page privée d’une personnalité numérique calédonienne :

« – Modérateur de la page (non-kanak) : On ne règle rien par la violence, mais par le dialogue autour d’une table, j’en suis convaincu!

– Non-kanak : On se croise où et quand tu veux mec. (…) Moi indépendance pas indépendance ce n’est pas le plus important, car une solution équitable sera trouvée, moi, je parle de la place des communautés, et tu vois dans les trucs qui flottent là, ben le Calédonien que je suis ne s’y retrouve pas.

– Kanak : Si la question est : que pensez-vous du drapeau de la Kanaky ? Je réponds : poubelle, et si la question est si l’on doit le remplacer par un drapeau typiquement calédonien, je réponds : pourquoi pas ! Mais que l’on arrête avec ces conneries d’indépendance, de reconnaissance du peuple premier, cela ne fait que diviser... et notre pays n’a pas besoin de ça... »

Ici, le modérateur conseille le face-à-face, car par écrit, le matériau interactionnel est moins présent alors que celui-ci peut faciliter le dialogue, et ce type de remarque est récurrent lors des conflits médiatisés. Le modérateur tente, malgré tout, avec l’écrit, d’engager les interactants dans un processus imaginaire de face-à-face. En outre, pour diriger la discussion, l’internaute médiateur rentre dans un processus d’impersonnalité en

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adoptant un rôle de médiateur, rôle rarement affilié à une personnalité publique militante.

Le rôle de médiation peut également aider à prendre conscience de la différence. Cependant, il n’y a pas que l’autre dans la conceptualisation du

« destin commun », comme l’explique un Kanak militant : « Quand on parle du destin commun en Kanaky, il ne vient pas des autres, mais plutôt de nous, déjà à faire entre nous »16. Cette phrase illustre la problématique d’unification du modèle de l’État-nation instauré par la colonisation qui a redivisé le territoire et entraîné des problèmes fonciers. De plus, les institutions calédoniennes ne semblent pas au regard de l’analyse de notre corpus, pour l’instant, arriver à créer des symboles nationaux rassembleurs et les procédures bureaucratiques adoptées permettent difficilement l’implication et la participation des différents groupe ethniques de la Nouvelle-Calédonie. Ce sujet est alors abordé de manière implicite et informelle dans les échanges médiatisés de nos corpus web, et les revendications sur les spécificités culturelles se renforcent.

Malgré les multiples confrontations dans les échanges concernant le processus d’autodétermination, une mise en contact a lieu, au cours de laquelle l’échange se développe entre les groupes politiques essayant d’articuler un débat régulé par différents rites d’interaction, dont celui de la distance au rôle. Les interactions qui constituent le débat sur internet peuvent être accompagnées d’images symboliques faisant partie de la mise en scène de soi et se rapprochant ainsi du modèle de face-à-face. Par exemple, dans sa fonction symbolique, la flèche faîtière orne le toit des grandes cases cérémonielles, car elle représente l’ancêtre fondateur d’un clan. Elle affiche le passage entre le monde des morts et des vivants. Depuis 1984, elle est aussi le symbole du drapeau de la Kanaky. Elle devient alors une fonction politique et dévoile d’autres sens. Subséquemment, l’image de la flèche faîtière va se démultiplier dans la sphère publique et internet, acquérant une grande visibilité. De plus, le drapeau de la Kanaky est souvent utilisé à titre d’identification visuelle de l’internaute (photo de profil).

Les discussions autour des différentes valeurs et du « destin commun » cherchent des traits consensuels partageables, mais pour l’instant, nous y voyons plus spécifiquement des tensions et des postures conflictuelles.

Cependant, il n’est pas évident de représenter un « destin commun » sous

16. Entretien réalisé le 25 juillet 2010 à Nouméa.

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un même regard avec des groupes ethnoculturels aux savoirs culturels différents. La définition du « destin commun » reste ainsi floue dans tous les types de discours et le conflit du drapeau perdure. Le processus de co- construction des repères de sens, dans lequel les internautes se confrontent et se conforment aux normes culturelles du contexte technique, est mis en scène avec une certaine ambiguïté politique et culturelle.

6. Le théâtre des interactions médiatisées

L’ensemble des interactions médiatisées de notre corpus représente une mise en scène de la vie quotidienne, rejoignant l’idée du théâtre (Goffman, 1971). Erving Goffman englobe les logiques de mots et d’actes dans le terme « stratégie interactionnelle », pour décrire les événements comme un jeu (gamelike) dans lequel la situation d’un individu dépend du mouvement de l’adversaire, et dont les deux « joueurs » ont conscience. Les mises en scène des interactions médiatisées, avec leurs objectifs précis, incitent ainsi l’interlocuteur à jouer le jeu pour se faire comprendre. Une fictionnalisation et/ou une théâtralisation de la revendication s’installent à travers ces rôles interactionnels sociaux ou médiatisés. L’individu se met en jeu autant qu’il se met en scène par de nouvelles formes de communication. En fait, tel qu’il l’explique dans son ouvrage La présentation de soi sur la métaphore dramaturgique, l’individu essaie de contrôler son image par rapport aux autres.

Supra, nous avons évoqué les travaux de Mikhaïl Bakhtine pour illustrer qu’« être signifie communiquer ». Il est utile ici de poursuivre cette pensée, notamment lorsqu’elle explique qu’« être signifie être pour autrui et, à travers lui, pour soi. L’homme ne possède pas de territoire intérieur souverain, il est entièrement et toujours sur une frontière; en regardant à l’intérieur de soi, il regarde dans les yeux d’autrui ou à travers les yeux d’autrui » (Todorov et al. 1981, 148). Nous constatons alors la limitation de la liberté par le mécanisme d’autocensure lié, notamment, au regard de l’autre, et influençant le statut de chacun à pouvoir produire une parole publique. En effet, c’est à travers le face-à-face que se construit une auto-image, grâce à l’autre (Mignolo, 2001).

Pour faire l’analyse de la mise en scène politique kanake en lien avec la métaphore du théâtre, l’anthropologue spécialiste du monde kanak, Alban Bensa, fait un juste parallèle avec Shakespeare :

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Dans le monde kanak, on retrouve les ingrédients de la dramaturgie shakespearienne, le traître, la parole double, les combats successifs et l’intervention du miraculeux (très importante chez Shakespeare). Et lorsque Goodu est tué, deux oiseaux sortent de sa poitrine. La symbolique des oiseaux est très forte chez les Kanaks. Ainsi, il est en relation très forte avec les oiseaux et avec le monde naturel. On retrouve également chez Shakespeare ce rapport avec le naturel. Et on retrouve évidemment le côté tragique dans Richard III, comme dans l’histoire kanake de Goodu. Ce qui est tragique, c’est que, finalement, Richard III nous séduit. Et c’est là que se pose un problème de fond gravissime : on a l’impression que, chez Shakespeare, c’est noir et c’est vrai. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de rapport politique qui ne soit pas un rapport de force. De ce point de vue, les représentations, la mise en spectacle, etc., viennent justifier des rapports de force qui s’instaurent d’abord. (Bensa, 2012).

Le jeu et la théâtralisation font partie de l’invention de la vie quotidienne du monde kanak, concernant aussi bien les porte-parole que les figurants et les spectateurs. Mais le risque possible que nous pouvons suggérer après analyse, c’est que les interactions médiatisées isolent les éléments mis en jeu de la situation. À ce moment, la dimension identitaire se cristallise au sein d’un spectacle politique et social. La surproduction des interactions médiatisées des Kanaks s’effectue dans un ancrage local fragmenté. Cependant, les co-constructions identitaires se décentrent, s’ouvrent sur d’autres groupes revendicateurs et vers divers publics.

7. Conclusion

L’étude en ligne des interactions médiatisées Facebook concernant l’avenir de la Nouvelle-Calédonie peut fournir des pistes fécondes pour la compréhension des concepts tels que la mise en scène et la liberté d’expression. Notre analyse ne s’est pas limitée aux interactions médiatisées, mais s’est étendue in situ, ce qui a permis une meilleure compréhension des comportements ainsi qu’un approfondissement des non-dits sociaux invisibles à la lecture des interactions médiatisées. Ces explorations préliminaires des espaces en ligne facebookiens révèlent que les interactions en ligne ne sont pas fondamentalement différentes de celles qui se produisent dans le monde « déconnecté ». Toutefois, ces espaces ouvrent d’autres possibilités au niveau des rôles joués, comme celui de se

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mettre à distance pour réguler le débat ou au contraire, de s’y impliquer violemment avec beaucoup d’émotions.

Les rites d’interactions, que ce soit la façon d’interagir violemment ou la médiation, mettent en évidence un langage qui comprend des instruments (croyances, valeurs, connaissance) de régulation sociale.

Cependant, les interactions violentes visent souvent à faire perdre la face aux acteurs et dans un autre sens, à donner une meilleure visibilité à leur interaction médiatisée.

En analysant les modalités de mise en scène de soi, nous avons pu faire remarquer que les Kanaks ont tendance, sur les groupes Facebook, à s’exprimer librement, car les règles coutumières pèsent moins que dans la vie quotidienne. L’accès à l’information et au savoir, notamment sur internet, a permis aux Kanaks de réutiliser l’information sous différentes formes et de la critiquer dans leurs interactions médiatisées, ce qui concède à une prise de distance vis-à-vis du rapport traditionnel de domination.

Cette situation appuie notre affirmation que Facebook, dans le cas de cette étude, ne sert pas qu’à relayer l’information, mais permet un espace de débat, bien qu’ambivalent et conflictuel, puisque les opinions des internautes kanaks peuvent être mitigées, et les propos chargés d’émotion et d’idéologies politiques concernant l’avenir du pays.

Dans ce cadre, l’interactionnisme symbolique nous a permis de comprendre la construction de soi en ligne, car dans un sens, cette construction identitaire fonctionne quelque peu de la même manière offline, car elle s’appuie tout autant sur des interactions sociales. Ainsi, la performativité interactionnelle numérique renferme des symboles en lien avec la mise en scène de soi. De plus, le facteur historique et de la connaissance du pays constituent des éléments importants des interactions médiatisées analysées, car ils créent et régulent les interactions, font part du jeu qui comporte la scène. La mise en scène de soi à travers les interactions médiatisées nous documente sur une série complexe d’interactions dans lesquelles les normes sociales du contexte et les membres d’une page Facebook forment une équipe influant sur la présentation de soi, son rôle et le jeu textuel et visuel des internautes. Sur internet, la mise en scène de soi est socialement et techniquement produite par ces interactions entre la structure et l’interaction sociale et s’inscrit dans une dynamique changeante. À travers ce jeu identitaire se produisent des interactions, des échanges, mais pas nécessairement des relations, car

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selon nous, la relation constitue, en quelque sorte, un stade en aval des interactions. En effet, les groupes revendicateurs se dirigent vers une autocréation des formes de relations sociales, qui ont lieu à l’aide de l’autoreprésentation et des liens de solidarité choisis pour une meilleure visibilité et une acquisition de pouvoir. Les revendications médiatisées tentent de s’insérer dans le rythme quotidien des individus et sont entrecoupées d’intervalles dépendant des différentes cultures personnelles et collectives.

Somme toute, l’environnement en ligne, avec sa propension accrue à la production de présentations et de mises en scène de soi, peut offrir des opportunités pour contribuer à la poursuite du développement de l’approche interactionniste.

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