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Ce que les guides (et les cartes) font au voyage
DEBARBIEUX, Bernard
DEBARBIEUX, Bernard. Ce que les guides (et les cartes) font au voyage. In: Devanthéry, A., Reichler , Cl. Vaut le voyage ? Histoires de guides. Genève : Slatkine, 2019.
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:116598
Ce que les guides (et les cartes) font au voyage Bernard Debarbieux
In A. Devanthéry et Cl. Reichler (dir.), Vaut le voyage ? Histoires de guides, Genève, Editions Slatkine
Les guides de voyage sont-‐ils de simples instruments accompagnant le voyage ? On peut en douter. Leur contenu oriente le voyage lui-‐même, plutôt qu’il ne l’accompagne. Il l’oriente parce qu’il met en condition, qu’il conditionne le voyageur à travers ce qu’il dit (et ce qu’il ne dit pas), mais aussi parce qu’il suggère des destinations, des activités et des itinéraires. A tel point que pour certains, il constitue une lecture en soi, avec ou sans voyage à la clef. Et parce qu’ils ont des auteurs et proposent des points de vue (aux deux sens du terme), les guides instaurent une sorte d’interaction entre le texte et le lecteur, une interaction dans laquelle les codes culturels adoptés par l’un et l’autre jouent un rôle essentiel.
Dans cette perspective, je m’intéresserai ici tout particulièrement à ce que les guides (mais aussi les cartes) font au voyage dans l’interaction entre le visiteur et les populations des lieux visités. Mon texte adoptera donc une perspective d’analyse sociale et culturelle du tourisme dans laquelle se conjuguent des influences diverses, notamment celles de l’anthropologie et de la géographie culturelle.
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Avant que les guides et les cartes détaillées n’existent, les voyageurs devaient toujours passer par l’entremise d’interlocuteurs locaux : des hôteliers et des restaurateurs bien sûr, autrement dit des prestataires de service ; mais aussi des personnes à même de les
conseiller, sur un mode professionnel ou informel, sur ce qu’il convenait de faire et de voir, et de les guider sur les façons de faire et de voir. L’expérience du voyage ou de l’excursion prenait nécessairement en compte celle des locaux, quand bien même les références culturelles différaient souvent fortement. Le voyageur venant visiter la vallée de Chamonix se laissait guider, parfois porter, au Montenvers ou au sommet du Mont Blanc, par des guides, des conducteurs de mulets et des porteurs parce que ces derniers avaient pour eux la connaissance des lieux. Leurs commentaires participaient à plein de l’expérience du
voyage et, à ce titre, induisaient une expérience interculturelle, certes dissymétrique, mais indéniable.
Les récits de voyage, les guides imprimés et les cartes détaillées ont changé la donne. Il est devenu progressivement possible, à partir du début du XIXe siècle, de voyager en toute autonomie. Le visiteur a pu commencer à déambuler avec les seules indications des
documents qu’il avait en poche ou dans son sac, transportant avec lui, d’une certaine façon, les informateurs qu’il s’était choisis. Pour peu que ces informateurs aient participé du même monde culturel que lui, il se reconnaissait en eux et inscrivait ses pas dans les leurs.
L’expérience de l’altérité, le contact interculturel s’en sont trouvés profondément affectés.
On a toutes les raisons de penser que la prolifération des guides et des cartes détaillées au XIXe puis au XXe siècle visait pour une large partie à procurer au voyageur deux services essentiels : lui donner une autonomie accrue par rapport aux interlocuteurs locaux d’une part ; le conforter dans un monde culturel à son image d’autre part.
Regardons plus précisément comment ce tournant s’est mis en place dans les Alpes, et, pour entrer dans les détails, dans la vallée de Chamonix.
Les premiers récits de voyage que l’on retrouve dans les bagages des visiteurs à Chamonix sont ceux des tout premiers voyageurs qui ont eu le souci de raconter leur expérience tout en fournissant quelques informations pratiques susceptibles d’orienter ceux qui les ont suivis. Le récit que Windham et Pococke publient de leur visite de la vallée en 1741,
extrêmement diffusé, a ainsi suscité l’intérêt de très nombreux lecteurs et nourri leur envie de partager cette expérience, tout en les conditionnant d’une façon très particulière, le récit étant truffé d’anecdotes reflétant bien plus l’imagination des deux voyageurs anglais que la nature des paysages et les caractéristiques des populations locales. La publication par Edward Whymper d’un des premiers guides de la vallée de Chamonix, un siècle plus tard, est plus parlante encore de ce point de vue (Whymper, 1896). On sait combien l’alpiniste
anglais, gourmand de « premières » un peu partout dans les Alpes, se méfiait des informateurs locaux, en particulier les guides de montagne, dont il jugeait le savoir-‐faire technique médiocre pour la plupart d’entre eux. Son altercation avec les guides de la Compagnie de Chamonix, juste après son ascension inaugurale de l’Aiguille Verte en 1865, figure encore dans toutes les chroniques de la vallée : Whymper était venu avec des guides choisis majoritairement en Suisse, dont il appréciait davantage la compagnie. Non seulement
imprimer peu après, il a fourni à ses lecteurs la possibilité de l’imiter. Au même moment, les premières ascensions réalisées sans guide de montagne – la première dans le massif du Mont-‐Blanc date de 1855 – prolongent l’effort. Désormais, ce sera essentiellement par l’entremise des comptes rendus publiés par les annuaires des clubs alpins que les indications sur les itinéraires et les conditions de course seront relayés. C’est aussi par le truchement de la cartographie que cette autonomisation se développe dès la fin du siècle. Quand les
services spécialisés de l’Etat amorcent la réalisation de cartes détaillées, des associations d’alpinistes s’approchent d’eux pour veiller à ce que la représentation des reliefs et des glaciers réponde au mieux à leurs besoins. Ainsi la commission scientifique du Club alpin français propose-‐t-‐elle « de prêter (son) concours à l’amélioration des feuilles de
montagne » (Maury 1936, p. 273), au moment où le Service Géographie de l’Armée lance la confection des cartes au 1/50 000e (en passant souvent par des esquisses réalisées au 1/10 000e). Un peu plus tard, les guides imprimés recensant les ascensions à l’échelle d’un massif donné se multiplient, fournissant une quantité de détails pratiques que les guides
professionnels ne sont pas toujours à même de fournir, du moins sur un mode comparable.
Aujourd’hui, les magazines spécialisés et quelques sites web ouverts à tous types de pratiquants – comme le site camptocamp.org – ont élargi la gamme de media susceptibles d’apporter ce genre de service.
Dès lors, on voit bien ce que les guides, touristiques en général ou d’ascension en particulier, et les cartes détaillées font à la relation que les touristes établissent avec les populations locales. Ils rendent possible de faire l’impasse sur les informateurs locaux. A une autre échelle, le balisage des sentiers vise le même objectif : réduire la dépendance des visiteurs par rapport au milieu social de l’endroit qu’ils visitent, quand bien même certains
choisiraient, sans en avoir l’obligation désormais, de recourir à ces informateurs ou guides locaux.
A ce service pratique et purement informatif fourni par les documents de voyage imprimés, s’est ajouté une appétence certaine, et toujours plus ciblée, pour les formes d’expression propres à ce type de support. Car quand bien même le contenu informatif a pu parfois primer sur les commentaires, les guides de voyage et d’ascension ont cette capacité, parfois sous-‐estimée, de véhiculer des codes culturels qui connotent l’expérience touristique elle-‐
même. La prolifération de guides s’adressant à des clientèles spécialisées, parfois même à
des « niches » de clientèle, a permis à une quantité croissante de voyageurs de s’équiper avec des discours taillés sur mesure, produits pour eux : guides d’ascensions glaciaires ou rocheuses, de cascades de glace, de randonnée ou de VTT bien sûr, particulièrement nombreux et variés pour la vallée de Chamonix ; mais aussi, à Chamonix et ailleurs dans les Alpes, guides du patrimoine, d’architecture, de tourisme botanique, ou encore guides qui collectent et commentent les traces d’artistes divers.
Toutefois, il est intéressant de constater que dans les dernières décennies une certaine forme de tourisme a cherché à contrarier cette évolution. Le développement important de l’accompagnement professionnel en moyenne montagne dans les Alpes a montré que certains touristes recherchaient au contraire le contact et l’interaction verbale avec des informateurs locaux. Le développement de la randonnée dans d’autres régions de montagne du monde s’est aussi accompagné d’un recours, proportionnellement plus fréquent que dans les Alpes, aux guides locaux, notamment en matière de contact interculturel. Cette curiosité à l’égard de savoirs et de savoir-‐faire que l’on qualifie de locaux est parfois allée de pair avec le souci, éthique voire même politique, d’être partie prenante, sur un mode réfléchi, dans la distribution de retombées économiques locales. Ne plus avoir de guide en poche, se dispenser de cartes détaillées, a pu devenir un avantage de l’expérience
touristique, précisément pour renouer un contact que les imprimés avaient visé à dénouer.
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Le récit de voyage, le guide touristique et la carte détaillée sont donc bien loin d’être de simples instruments de voyage. Leur conception et leur usage ont profondément influencé les pratiques touristiques elles-‐mêmes et conduit à une évolution radicale des interactions sociales engendrées par ces pratiques. Leur immense succès commercial, tout comme la défiance qu’une minorité affiche désormais à leur égard, en disent long sur la nature des expériences que les touristes recherchent, et plus généralement sur le sens attaché au tourisme par les touristes eux-‐mêmes.
Ouvrages cités
Edward Whymper, Chamonix and the Range of Mont Blanc. A guide by Edward Whymper, London, Genève, Murray, 1896
Louis Maury, L' Œuvre scientifique du Club Alpin Français (1874-‐1922), Paris, Club Alpin Français, 1936