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ÉDUQUER L ENFANT À L EXIGENCE CITOYENNE ET RÉPUBLICAINE

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Academic year: 2022

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ÉDUQUER L’ENFANT À L’EXIGENCE CITOYENNE ET RÉPUBLICAINE

Fatiha Boudjahlat

J’

enseigne l’histoire et l’enseignement moral et civique dans un collège classé en Réseau d’éducation prioritaire, sans grande mixité sociale et ethnique. J’ose utiliser ce dernier terme d’autant plus facilement que je suis moi-même fille d’immigrés et que ce que je dois à l’école publique et laïque a été parfaitement résumé par le sociologue de l’immigra- tion Abdelmalak Sayad : « Les immigrés attendent de l’école, et plus précisément de la “métamorphose” que celle-ci est censée opérer sur la personne de leurs enfants, qu’elle leur autorise ce qu’ils ne peuvent s’autoriser eux-mêmes, à savoir s’enraciner, se donner à leurs propres yeux et aux yeux des autres une autre légitimité. » Pour Sayad, la sco- larisation fonctionne comme une « naturalisation » (1), levier d’égalité en droits et facteur d’émancipation à l’égard d’une identité commu- nautaire d’assignation. C’est de cet enracinement que dépendra la qualité de la vie civique des descendants d’immigrés.

Les identitaires d’extrême droite lui opposent la priorité, la pri- mauté et l’authenticité de la souche, tandis que les identitaires indigé- nistes lui préfèrent l’état de culture hors-sol. Les enfants ont besoin de s’enraciner dans ce pays pour qu’il soit le leur. Pas comme une prise de

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guerre en compensation du passé colonial, mais comme un chez-eux.

Je leur dis souvent de s’approprier le slogan du Front national, le « on est chez nous », de le faire leur, ils sont ici chez eux et doivent se com- porter en conséquence. La France est leur pays à partir du moment où ils considèrent ce pays comme le leur :

celui de leur naissance, celui où ils vivent, celui où ils se donneront les moyens d’être heureux. Je n’ai pas pour métier d’ensei- gner une litanie de dates ou de slogans. Je

n’ai pas pour rôle de mettre la mémoire au garde-à-vous ou en garde à vue. L’histoire et l’enseignement moral et civique sont les disciplines les plus mobilisées dans ce processus d’enracinement qui permet une filiation verticale avec l’histoire d’une société et d’une terre. Ils sont politiquement les plus sensibles. À chaque changement de pro- gramme, c’est d’abord sur celui d’histoire que l’on se penche, pour dénoncer soit un manque de chronologie ou de France, ou d’histoires d’ailleurs ou d’autrui, soit un trop-plein de chronologie ou de France ou d’histoires d’ailleurs ou d’autrui. Tout m’oppose à la vision identi- taire, d’extrême droite ou d’extrême indigénisme de l’enseignement.

L’enjeu est résumé dans ces lignes tirées du livre Fatima moins bien notée que Marianne de François Durpaire et Béatrice Mabilon- Bonfils : « Durable et installée, la présence de minorités issues des migrations impose une réévaluation des conditions de production- reproduction du sentiment d’appartenance des jeunes générations et interroge notamment la fonction sociale de l’école dans ce processus : outil d’émancipation ou outil de réduction de l’autre ? » Les auteurs optent bien sûr pour la seconde réponse : « Le travail d’inculcation par le “haut”, dans l’école, d’une mémoire collective correspond à une œuvre de réduction des “indigènes” », l’école étant selon eux « dans la construction d’un habitus nationaliste républicain tendant à mettre hors jeu tout autre mode d’identification », parce qu’il « en était des enfants comme des colonisés » (2). Là ou le sociologue Sayad voit dans l’école un outil d’émancipation, eux dénoncent une colonisation intérieure. Mais qui œuvre le plus à la construction d’une irréduc- tible altérité, si ce n’est les indigénistes ? Ils rejettent l’identification

Fatiha Boudjahlat est enseignante, cofondatrice du mouvement Viv(r)e la République. Elle vient de publier le Grand détournement. Féminisme, tolérance, culture, racisme (Cerf, 2017).

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faut-il supprimer le roman national ?

de nature politique à l’histoire d’un pays pour lui préférer une assi- gnation ethno-religieuse (3). Eux restent en fait dans une pratique colonialiste. Le discours sur l’authenticité, porté de nos jours par les indigénistes, était tenu par l’administration coloniale : « La politique indigène moderne était une réponse à ce biculturalisme supposé, à cette propension des colonisés à changer de code et à manier l’imi- tation habilement. La politique indigène essayait de faire adhérer le

“sujet colonisé” à une définition constante et uniforme de sa propre culture et de l’empêcher de passer de manière stratégique d’un code culturel à un autre [...] La politique indigène peut être définie comme étant l’ensemble des efforts mis en œuvre par l’État colonial pour défi- nir le caractère et la culture du colonisé de manière stable et uniforme (même si cela implique de modifier leur culture) ainsi que l’ensemble des efforts déployés pour pousser les colonisés à agir conformément à ces définitions. (4) » Les indigénistes se livrent à une construction identitaire. Le rejet colonial n’est pas du côté de l’école de la Répu- blique, mais de celui des indigénistes et des identitaires. Et pour lutter contre cette assignation à résidence identitaire, il me faut parfois ruser et parfois faire violence au vivre-ensemble.

Ruser pour susciter l’empathie

Les élèves sont noyés sous l’enseignement de la laïcité et des valeurs républicaines. Ils savent répondre ce que les enseignants veulent entendre. C’est un savoir scolaire, récité plus qu’il n’est assimilé. Je préfère des actes à la récitation de slogans.

J’ai voulu faire comprendre le vrai sens de la fraternité, qui est de l’empathie civique. Alors la ruse a consisté à passer par le témoignage d’une mère arabe, parce que nulle figure n’était plus propre à susciter l’identification que cette dame portant un foulard et parlant avec un accent marocain. J’ai fait intervenir devant des classes de troisième Mme Latifa Ibn Ziaten, mère du militaire Imad Ibn Ziaten, la première victime de Mohamed Merah. Elle a raconté l’assassinat de son fils et personne n’a fanfaronné en vantant les actes de Merah – ce qui a pu

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arriver, davantage parce qu’il a résisté aux policiers et pour son audience médiatique que pour ses actes assassins, d’ailleurs. Mme Ibn Ziaten a évoqué sa fierté d’être française, marocaine, musulmane, ajoutant qu’il n’y avait aucune hiérarchie entre ces trois parts de son identité. Elle a ajouté qu’elle aimait la France, pays de liberté, et que la laïcité était une chance. Les élèves ont été émus. Je leur ai expliqué après qu’ils s’étaient sentis concernés parce que Mme Ibn Ziaten leur avait fait penser à leur propre mère, et que ce sentiment qu’ils avaient éprouvé était de l’em- pathie, qu’elle venait naturellement envers ceux qui nous ressemblent.

Mais mon métier d’enseignante consiste aussi à la leur faire ressentir envers ceux qui ne leur ressemblent pas. C’est pour cela que je fais éga- lement intervenir Mme Rachel Roizès, une enfant cachée de la Seconde Guerre mondiale, présidente départementale de l’Association pour la mémoire des enfants juifs déportés.

Le génocide des juifs est un sujet délicat à enseigner dans certains éta- blissements, c’est vrai. Mais je n’ai jamais vu un seul élève nier sa réalité ou son ampleur, surtout après le visionnage de films d’époque comme ceux tournés lors de la libération du camp de Bergen- Belsen. C’est plutôt le relativisme et l’anachronisme qui s’interposent entre l’élève, le savoir et l’empathie, quand surgit systématiquement la comparaison avec la Palestine, point Godwin du débat avec la classe ; c’est devenu la toise à l’aune de laquelle on mesure la souffrance ou l’injustice. Des élèves ont trouvé que l’on ne parlait que des juifs et pas du malheur des autres peuples, des Palestiniens tout particulièrement. On en faisait trop pour les juifs et pas assez pour les Palestiniens. C’est pour moi l’occasion de rappeler que l’histoire est aussi une science qui repose sur la rigueur dans l’emploi de certaines expressions comme « crime contre l’humanité ». Pendant le témoignage de Mme Roizès, j’ai observé de dos certains élèves qui étaient dans cet état d’esprit oppositionnel. La majo- rité d’entre eux a été émue par son récit, de la dénonciation de sa famille par la concierge de l’immeuble, jusqu’au retour dans son appartement pillé, après des années passées dissimulée dans différents endroits, dont un lavoir. J’observais particulièrement un élève, qui au début manifes- tait physiquement son refus d’empathie. J’ai vu les épaules de cet élève s’affaisser et se détendre quand Mme Roizès a parlé de ses parents en

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faut-il supprimer le roman national ?

disant « papa » et « maman ». L’hostilité était désamorcée par ces simples mots porteurs d’une grande charge affective. L’empathie s’était installée, l’écoute pouvait commencer. Mme Roizès était la première juive que les élèves rencontraient et ils voyaient d’abord une dame âgée et douce, une enfant dont le papa était mort en déportation et dont la maman ne s’était jamais remise de cette disparition.

Je convoquai la figure de la maman avec Mme Ibn Ziaten, je convo- quai celle de la petite fille avec Mme Roizès, pour susciter l’empathie envers une souffrance et non plus seulement envers un semblable.

C’est ce que j’appelle le « compatriotisme ». Si le patriotisme est un lien envers une terre, le compatriotisme est le lien envers ceux qui l’ha- bitent : c’est reconnaître l’autre comme son frère ou sa sœur en nation.

C’est se sentir des obligations envers lui. C’est l’empathie politique qui permet la fraternité et débouche sur la solidarité. Cette empathie n’est plus naturelle, elle est retenue à la source parce que l’enfant est prisonnier d’un conflit de loyautés et d’injonctions contradictoires entre l’école et sa famille. Dans ce cas précis, il faut assumer le fait

« que la république est une forme forte de la politique, une violence même faite au vivre-ensemble » (5) et passer en force.

Faire violence au vivre-ensemble : la minute de silence post-Charlie

La majorité des élèves était dans l’empathie et voulait faire la minute de silence en hommage aux victimes des frères Kouachi. Il y eut deux élèves pour tenter de mener une fronde, dont l’un exprima son refus catégorique de s’y associer. L’argument était encore de nature relativiste : pourquoi une minute pour les morts de Charlie Hebdo, qui avaient pro- voqué leur sort par leurs actes, et pas pour les Palestiniens qui meurent tous les jours, ou les autres personnes assassinées dans le monde ? Je pris exemple sur les Athéniens qui avaient laissé les Méliens débattre, pour en fait décider d’un choix : se soumettre ou être détruit. Faux choix puisque l’armée athénienne avait déjà débarqué sur l’île. C’était une fausse isêgoria, une fausse parole entre égaux. Enseignants et enfants,

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nous ne sommes pas sur un pied d’égalité. On ne peut toujours compter sur le fait de convaincre, parce qu’il s’agit de débats piégés idéologique- ment et politiquement. Il faut parfois utiliser l’autorité de l’enseignant.

Je laissai donc un faux choix à cet élève : accomplir cette minute de silence et s’associer au deuil de la nation dont il était une partie, ou la refuser et s’exclure volontairement de cette nation telle qu’elle se pré- sentait sous la forme de la classe. S’il refusait de respecter la minute de silence, je l’ignorerais jusqu’à la fin de l’année. Il la respecta. Bessif, de force. Ce qui libéra aussi les autres élèves sous son influence. Il ne pouvait être convaincu, notamment parce qu’il agissait en conformité avec ce qui s’était dit dans sa famille. Mon autorité était en fait une solution moralement confortable pour lui : je le dispensais de prendre position dans ce conflit de loyautés entre la demande institutionnelle et la réaction familiale. Pour paraphraser l’abbé Lacordaire, dans cette situation, « c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » de ce conflit de loyautés. Face aux pressions et aux injonctions familiales ou communautaires, on doit pouvoir s’abriter derrière l’autorité de l’ins- titution, parce qu’un enfant ne doit jamais avoir à faire de lui-même ce choix impossible. L’empathie et la fraternité dictaient de s’associer à cette minute de silence, tandis que la pression du groupe familial ou du quartier commandait de s’en désolidariser. C’est ce conflit de loyautés qui épuise les élèves. J’ai fait violence au vivre-ensemble et à cet enfant, j’ai tranché à sa place et j’ai imposé, parce que la classe n’est pas un restaurant McDonald’s, ce n’est pas « venez comme vous êtes ». Parce que le vivre-ensemble ne saurait reposer sur une « liberté d’indifférence » (6), sur un laisser-faire et un laisser-être. L’école doit permettre de faire société, il ne s’agit pas de laisser les élèves atrophier leurs consciences humaines et civiques dans le repli identitaire. Il s’agit d’éduquer à l’effort de sortir de soi, à l’exigence citoyenne de dépasser des réflexes conditionnés par l’appartenance réelle ou fantasmée à une communauté ethnique ou religieuse. Cet élève ne pouvait « s’autoriser lui-même » cette empathie, j’ai fait ce choix à sa place.

Il y a eu un vrai soulagement dans l’accomplissement de cette minute de silence, ou dans l’empathie à l’égard de Mmes Ibn Ziaten et Roizès. Parce que se vivait l’appartenance à une communauté plus

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grande que soi et que les siens, qui permet de se sentir ici chez soi.

Cette appartenance doit reposer sur une base politique, celle de la République, et non sur une base ethnique ou religieuse, celle de la couleur de peau ou de la foi reçue. L’endoctrinement n’est pas du côté de l’école républicaine. Il est le fait de ceux qui assignent les enfants à résidence identitaire, qui les piègent et les laissent s’abîmer dans un conflit de loyautés. Les identitaires tiennent le discours de l’authen- ticité ethnique et religieuse quand les républicains tiennent celui de l’émancipation. Cette dernière passe par un enseignement qui n’ou- blie pas que l’histoire est une discipline scientifique mais qu’elle a aussi une dimension éthique et une responsabilité civique. À la condition d’assumer sa part d’universalité et de réhabiliter un « je » citoyen res- ponsable des autres.

1. Abdelmalek Sayad, l’École et les enfants de l’immigration, Seuil, 2014.

2. François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils, Fatima moins bien notée que Marianne, Éditions de l’Aube, 2016.

3. François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils citent ces propos d’Alex Mucchielli : « L’identité n’existe que par le sentiment d’identité », en ajoutant « ce que l’on peut nommer également l’“ethnicité” », in Fatima moins bien notée que Marianne, op. cit.

4. George Steinmetz, « Le champ de l’État colonial. Le cas des colonies allemandes (Afrique du Sud-Ouest, Qingdao, Samoa) », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, p. 122-143.

5. Philippe-Joseph Salazar, Blabla République. Au verbe, citoyens !, Lemieux éditeur, 2017, p. 56.

6. Idem.

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