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Portrait de l'écrivain en collectionneur: de Mallarmé à Saint-John Perse

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-01820850

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01820850

Submitted on 9 Jul 2018

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Portrait de l’écrivain en collectionneur: de Mallarmé à Saint-John Perse

Dominique Pety

To cite this version:

Dominique Pety. Portrait de l’écrivain en collectionneur: de Mallarmé à Saint-John Perse. Claude Cavallero. De l’accueil à la rencontre. Mélanges offerts à Jean-Pol Madou, Éditions de l’Université Savoie Mont Blanc, pp.103-126, 2014, Ecriture et représentation, 978-2-919732-30-2. �hal-01820850�

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laboratoirelangages, littératures, soCiétés,

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ColleCtion ÉCritureetreprésentation

N° 26

© Université de Savoie

UFR Lettres, Langues, Sciences Humaines

Laboratoire Langages, Littératures, Sociétés, Études Transfrontalières et Internationales

BP 1104

F – 73011 CHAMBÉRY CEDEX Tél. 04 79 75 85 14

Fax 04 79 75 91 23

http ://www.lls.univ-savoie.fr Réalisation : Catherine Brun ISBN : 978-2-919732-30-2 ISSN : 1774-3842

Dépôt légal : juin 2014

LLSETI

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Frédéric Turpin

ComitésCientifique delouvrage Kathleen Gyssels,

Claude Cavallero, Jean-Louis Cornille,

Cet ouvrage a été réalisé avec le concours de l’Assemblée des Pays de Savoie

et la Région Rhône-Alpes

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sommaire

Préface

Claude Cavallero ...7 Bibliographie de Jean-Pol Madou ... 11 L’ambivalence comique dans la tradition picaresque

Florence Clerc ... 21 Les amours futuristes : une tentative échouée de séduction

Barbara Meazzi ...37 Maeterlinck et l’anneau de Polycrate

Christian Berg ... 51 Éloge de l’informe

Jean Burgos ... 65 Le roman de notre temps.

Ou pourquoi il faut lire Michel Houellebecq

Michael Kohlhauer ...77 Portrait de l’écrivain en collectionneur :

de Mallarmé à Saint-John Perse

Dominique Pety ... 103 De l’esprit public aux raisons du cœur.

À propos d’une nouvelle oubliée de Florian

Paul Pelckmans ...127 Les voix de la mémoire

Mémoires d’une nomade de marevna

Elisa Borghino ... 143 Le mythe du genre l’inversion des focales

de Michel Journiac

Jean-Paul Gavard-Perret ... 157 L’indésir

Jean-Louis Cornille & Annabelle Marie ... 167 Les chemins de clarté de Lorand Gaspar

Claude Cavallero ... 179

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en ba[l]ladeurs du ‘Black Atlantic’

Kathleen Gyssels ... 191 Le visage : du phénoménisme à la phénoménologie

Pascal Bouvier ... 221 Était-ce vraiment le bout du monde

Poème de Claude Cavallero ...233

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Portraitdelécrivain encollectionneur :

de MallarMéà Saint-John PerSe1

doMinique Pety

Laboratoire LLSETI – Université de Savoie

Balzac, Champfleury, Flaubert, les frères Goncourt, Huysmans, Robert de Montesquiou… la liste est longue des écrivains du dix-neuvième siècle qui ont transposé dans leurs romans ou dans leurs poèmes la pratique du collectionneur, et rendu légitime un questionnement plus général sur l’évolution des formes littéraires en relation avec ce phénomène culturel de la collection qui connut à cette époque un développement considérable2.

À partir d’un schème mental que j’avais qualifié de « pensée de la collection », et dont les traits définitoires peuvent être trouvés dans la référence individuelle, dans une logique de l’avoir et du bien matériel, dans un nouveau rapport à l’histoire (dans la collection, le sujet projette son identité sur ses objets, lesquels lui servent aussi à construire son rapport à l’histoire, qu’il a ainsi l’illusion de maîtriser, et qu’il tente de reconfigurer dans une optique personnelle), il s’agissait d’observer essentiellement deux types de mutations génériques : d’une part, la redéfinition du genre romanesque sur le modèle de l’écriture historique ; d’autre part, l’émergence d’une poésie fondée, à partir de l’avènement du poème en prose, sur une revalorisation de l’objet.

1 Une ébauche de cette étude a été proposée au colloque « Littérature et collection », organisé par l’Université de Varsovie et l’Université de Poitiers, dir. Remigiusz Forycki et Dominique Moncond’huy, Varsovie, 4-5 mars 2010.

2 Voir mon essai Poétique de la collection. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, Presses de Paris-Ouest (collection Orbis literrarum), 2010.

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Cette double perspective a d’abord guidé une reconfiguration de la littérature du XIXe siècle dont je présenterai ici les résultats.

Ceux-ci permettent désormais de reconsidérer la littérature du XXe siècle à la lumière du dispositif mental et des structures esthétiques héritées d’une « pensée  de la collection ». Si le rapport à l’histoire a nécessairement évolué, mais sans cesser d’être une composante fondamentale de notre épistémè, la référence individuelle, le rapport à l’objet matériel, restent également des données essentielles ; on peut dès lors se demander si leur transcription littéraire s’opère selon des dispositifs intellectuels, thématiques et structurels hérités de l’époque antérieure, ou si elle s’exprime à l’inverse en terme de rupture, de dépassement, voire de déplacement. Dans cette nouvelle phase de notre constitution d’une poétique de la collection, nous ne prendrons ici appui que sur quelques cas déterminés (La Nausée de Sartre et son commentaire par Robbe-Grillet, en relation avec la poésie de Ponge ; quelques fragments de la poésie de Saint-John Perse), qui semblent explicitement s’inscrire dans le prolongement d’une littérature dix- neuviémiste de la collection.

Les romanciers-historiens du XIXe siècle

La prégnance du dispositif mental et structurel de la collection au XIXe siècle incite d’abord à inscrire une large part de la production romanesque dans le sillage du texte d’histoire. On connaît la définition des Goncourt :

Le roman depuis Balzac n’a plus rien de commun avec ce que nos pères entendaient par ce roman. Le roman actuel se fait avec des documents, racontés ou relevés d’après nature, comme l’histoire se fait avec des documents écrits. Les historiens sont des raconteurs du passé ; les romanciers, des raconteurs du présent.3

On a peut-être mal mesuré jusqu’ici ce que devaient la notion de document et la méthodologie d’une histoire « documentaire » à la pratique de la collection. Lorsque le mot de « document » évolue, au XIXe siècle, d’un contexte juridique (le document est une pièce

3 Journal, 24 octobre 1864, éd. Jean-Louis Cabanès, Champion, collection Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux, 2013, t.  III, p. 808.

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Portraitdelécrivainencollectionneur : de MallarMéà Saint-John PerSe écrite qui atteste), à un contexte historique, pour prendre le sens, précisément, de « document historique », l’écrit ancien est susceptible de devenir a posteriori preuve qui atteste d’un passé révolu. Le document est ainsi le résultat d’une démarche qui l’institue comme tel. Or ce processus de fabrication, de légitimation du document, relève bien souvent d’une attitude de collectionneur, dans son versant qualitatif, sélectif (détermination, identification, valorisation de la pièce documentaire), comme dans son versant quantitatif, collectif (collecte, réunion, constitution en ensemble).

Le roman réaliste-naturaliste se réclamant de l’histoire

« documentaire » importe lui aussi dans sa démarche le dispositif mental et structurel de la collection. Si le lien avec le passé est rompu, ce n’est qu’en apparence (le présent reste considéré sous le regard de l’histoire4) ; et surtout, à la trame narrative va se substituer le montage documentaire, comme ces propos d’Edmond de Goncourt le suggèrent :

[…] ces hommes et ces femmes et même les milieux dans lesquels ils vivent, ne peuvent se rendre qu’au moyen d’immenses emmagasinements d’observations, d’innombrables notes prises à coup de lorgnon, de l’amassement d’une collection de documents humains, semblables à ces montagnes de calepins de poche qui représentent, à la mort d’un peintre, tous les croquis de sa vie. Car seuls, disons-le bien haut, les documents humains font les bons livres : les livres où il y a de la vraie humanité sur ses jambes.5 On va tendre ainsi vers une atrophie de l’intrigue, une sériation des épisodes (qu’on songe au parcours de Bouvard et Pécuchet, à celui de Folantin, de gargotes en gargotes, dans À vau l’eau), et vers une sériation des descriptions (celles du magasin Au bonheur des dames, celles du jardin du Paradou, celle de la demeure de Des Esseintes…)

Un texte résume bien ce que le romancier doit à la démarche de l’historien collectionneur de documents : c’est la nouvelle de Nerval,

4 Chez Balzac, au contraire, l’orientation reste encore rétrospective, même si elle porte sur un passé récent, et nombre des incipits font valoir cette distance (Le Cousin Pons, Illusions perdues…)

5 Préface des Frères Zemganno (1879), reprise dans E. de J. de Goncourt, Préfaces et manifestes littéraires, Flammarion et Fasquelle, [1926]¸ p. 53.

C’est E. de Goncourt qui souligne.

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Angélique, qui paraît en 1850, à l’orée du demi-siècle où l’écriture réaliste va véritablement s’assimiler à une quête documentaire, tout en se détachant de la recherche érudite. La nouvelle de Nerval est quant à elle tout entière consacrée à la quête d’un livre ancien que le narrateur compte utiliser comme document pour l’écriture d’une biographie historique, celle de l’abbé de Bucquoy. L’ouvrage recherché est inaccessible ou manquant dans plusieurs grandes bibliothèques (la Nationale, la Mazarine). Le narrateur consulte aussi en vain divers dépôts d’archives (les Archives de France, celles de Soissons).

Il n’ose pas solliciter les bibliophiles, qu’il sait réticents aux prêts.

Le livre ne se trouvant pas non plus dans les meilleures librairies, ayant peu de chances aussi de se rencontrer chez les bouquinistes, le narrateur n’a plus comme solution que l’acquisition en vente publique. Ainsi la trame narrative est constituée de l’énumération de tous les lieux de consultation, puis d’acquisition des documents, et l’on aperçoit déjà les implications structurelles et stylistiques de ce choix narratologique, lequel visualise de façon transparente la genèse romanesque.

De fait, le texte nervalien se transforme en un montage documentaire, qui reflète bien le fétichisme du collectionneur et son goût des dispositifs d’ensemble, par lesquels chaque item entre en rapport avec la totalité constituée. La nouvelle est en fait une série de lettres adressées par le narrateur-personnage au rédacteur en chef d’un journal, épisodes d’un feuilleton dans lequel il rend compte de sa démarche de prospection, en citant des extraits de divers manuscrits découverts ; le narrateur inclut en outre deux lettres de lecteurs, dont l’une contient elle-même une notice bibliographique, détachée d’un prospectus annonçant une vente aux enchères. On voit ainsi le montage complexe qu’opère le texte par adjonctions et insertions de fragments, juxtaposition de documents aux supports et aux voix hétérogènes, et empruntés à des temporalités disjointes, mais qui communiquent entre eux par des correspondances thématiques et des dispositifs en abyme.

Ces mises en scène textuelles, qui conservent bien la priorité au document au lieu de le fondre dans un déroulé narratif ou dans un exposé analytique, débouchent sur une esthétique voyante du collage dont on retrouvera notamment trace dans les romans des

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Portraitdelécrivainencollectionneur : de MallarMéà Saint-John PerSe Goncourt, souvent constitués de courts chapitres autonomes centrés sur une anecdote ainsi magistralement mise en valeur. La démarche historienne, inspirée de la collection, qui préside à l’écriture du roman, débouche ainsi sur des choix narratifs et stylistiques dont on devra analyser le devenir au siècle suivant.

Les poètes du bibelot au XIXe siècle

Dérivée de la collection, qui tend de plus en plus, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à se déployer dans la demeure, à l’opposé des accumulations poussiéreuses de la boutique de l’antiquaire (telle qu’elle apparaît par exemple dans La Peau de chagrin), la pratique de la décoration correspond à une démarche plus sélective que la collection (elle repose sur un nombre plus restreint d’objets, opposé à l’expansion quasi illimitée de la série), et moins orientée vers des finalités cognitives qu’esthétiques et surtout domestiques. Cette forme dérivée de la collection qu’est la décoration vient rejoindre, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les thématiques privilégiées de la poésie lyrique, aidée en cela par la revalorisation esthétique de la réalité matérielle qu’opère le poème en prose.

Ce faisant, on observe que les objets décoratifs, hérités du passé, deviennent non seulement le contexte et le décor de l’expression lyrique, mais aussi son motif privilégié, et le moyen d’une incarnation du songe ou du rêve, dans l’« Invitation au voyage » en prose par exemple (et de façon beaucoup plus précise que dans la version en vers), ou aussi dans sa transposition chromatique qu’est le poème en prose « Frisson d’hiver » de Mallarmé, (où l’on passe de la chaleur aux frimas, et où la prospection s’inverse en rétrospection). Bien plus, à mesure que la projection psychologique du sujet sur ses objets s’amplifie, ceux-ci s’intellectualisent, se spiritualisent, et deviennent finalement détenteurs de la parole lyrique, aux dépens d’une instance poétique qui s’annule.

Le lourd héritage historique que symbolisent les collections, et leur valeur parfois mortifère, la poésie les dénonçait d’emblée, avant de proposer le décor évanescent et spiritualisé du lieu intime. L’un des Spleen baudelairiens l’atteste :

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J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

C’est une pyramide, un immense caveau,

Qui contient plus de morts que la fosse commune.

– Je suis un cimetière abhorré de la lune […]

Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées […]

– Désormais tu n’es plus, ô matière vivante, Qu’un granit entouré d’une vague épouvante […]6

Dans l’espace privilégié de la chambre à la décoration choisie (« Invitation au voyage », « La chambre double »), comme dans l’espace mémoriel surencombré, on assiste en fait à « cette vaporisation du moi » (ici mis à distance par un « tu » dédaigneux, et près de se fossiliser et de s’effriter à son tour), laquelle préfigure sans doute ce que Mallarmé désignera plus radicalement comme la « disparition élocutoire » du poète (qu’on en juge par le « Sonnet en –yx » où le décor s’impose en l’absence du « Maître » parti « puiser des pleurs au Styx »).

Parole des choses dont il faudra se demander si la maîtrise au siècle suivant échappe toujours au poète (on évoquera le cas de Ponge). Légende des siècles, dont on cherchera à savoir si elle demeure aussi écrasante que ce sphinx de granit, ou que ce mur qu’Hugo nous montrait s’effondrant (on se tournera vers Saint-John Perse).

Sartre, La Nausée : le romancier, collectionneur malgré lui Comme dans la nouvelle de Nerval, le narrateur de La Nausée cherche avant tout à reconstituer la biographie d’un personnage historique énigmatique, le marquis de Rollebon, châtelain de Marommes. On le voit fréquentant les bibliothèques, et compulsant des sources diverses dont il cite de larges extraits (mémoires de Mme de Charrières, Mme de Genlis, etc.). La forme globale du roman semble

6 Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857), « Spleen », pièce LXXVI. Voir aussi

« Spleen », pièce LXXVII, « Je suis comme le roi d’un pays pluvieux, / Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux »).

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Portraitdelécrivainencollectionneur : de MallarMéà Saint-John PerSe aussi relever du fétichisme et du montage documentaires : le texte, présenté comme un journal intime, est découpé en une série d’entrées datées, et précédé d’un « Avertissement des éditeurs » qui soulignent la fidélité historique de leur démarche (« Ces cahiers ont été trouvés parmi les papiers d’Antoine Roquentin. Nous les publions sans y rien changer. »7), fidélité visible jusque dans l’ajout d’annotations philologiques (un blanc typographique appelle la note suivante :

« Un mot est raturé »8) ou érudites (l’état civil de L’Autodidacte est décliné9). Le roman met en outre en scène une longue visite au musée, l’examen des tableaux se transformant en notices biographiques des notables locaux, et évoque aussi la décoration d’intérieur autour d’un personnage qui apparaît comme le pendant féminin du narrateur10.

Diverses pratiques associées à la collection sont ainsi thématisées dans le roman, dont elles déterminent aussi la structure d’ensemble. Néanmoins, elles apparaissent rapidement comme périmées, le narrateur se dissociant peu à peu d’un dispositif mental qui ne lui correspond plus. Il perd progressivement tout l’intérêt qu’il avait pour le marquis de Rollebon, la finalité résurrectionnelle de sa recherche érudite s’efface, le personnage historique retourne à son néant, et Roquentin comprend alors que Rollebon n’était qu’une projection de lui-même (ce que la proximité sonore Marommes / marrons, dont le narrateur raffole, suggérait d’emblée), et partant, une aliénation :

M. de Rollebon était mon associé : il avait besoin de moi pour être et j’avais besoin de lui pour ne pas sentir mon être.11

7 La Nausée, 1938, Gallimard, collection Folio, 1972, p. 11.

8 Ibid., p. 14.

9 Ibid., p. 18.

10 « Autrefois Anny emportait dans tous ses voyages une immense valise pleine de châles, de turbans, de mantilles, de masques japonais, d’images d’Épinal.

À peine était-elle descendue dans un hôtel – et dût-elle n’y passer qu’une nuit – son premier soin était d’ouvrir cette valise et d’en sortir toutes ses richesses, qu’elle suspendait aux murs, accrochait aux lampes, étendait sur les tables ou sur le sol en suivant un ordre variable et compliqué ; en moins d’une demi-heure la chambre la plus banale se revêtait d’une personnalité lourde et sensuelle, presque intolérable. » (Ibid., p. 194).

11 Ibid., p. 143. De même Anny cesse ses mises en scènes décoratives et s’en tient désormais à des « chambres nues » (ibid., p. 194).

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La fascination pour les objets du passé est dégradée en une sorte d’attirance pulsionnelle pour le détritus12. Quant à la réalité matérielle dans son ensemble, qu’elle soit artéfactuelle ou naturelle, végétale ou même humaine et corporelle, elle émerge soudain comme un univers radicalement étranger, qui renvoie violemment le sujet à sa propre existence, et rend impossible toute forme de projection psychologique, de solidarité mentale, au point que les mots eux- mêmes semblent désormais incapables d’approcher et d’apprivoiser les choses :

Les choses se sont délivrées de leurs noms. Elles sont là, grotesques, têtues, géantes et ça paraît imbécile de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles : je suis au milieu des Choses, les innommables. Seul, sans mots, sans défenses, elles m’environnent, sous moi, derrière moi, au-dessus de moi. Elles n’exigent rien, elles ne s’imposent pas : elles sont là.13

Robbe-Grillet lecteur de La Nausée donne cependant une autre interprétation de ce divorce avec les choses. Pour lui, ce divorce manifeste encore la permanence d’une mentalité de collectionneur, même s’il ne le dit pas dans ces termes. Parce que l’étrangeté des choses est vécue comme une distance douloureuse, au lieu d’être l’objet d’un froid constat, c’est en fait la nostalgie d’une ancienne solidarité qui s’exprime. Cette solidarité se trahit notamment par une phénoménologie de la perception qui passe surtout par le toucher14,

12 « J’aime beaucoup ramasser les marrons, les vieilles loques, surtout les papiers. Il m’est agréable de les prendre, de fermer ma main sur eux ; pour un peu je les porterais à ma bouche, comme font les enfants ; Anny entrait dans des colères blanches quand je soulevais par un coin des papiers lourds et somptueux, mais probablement salis de merde. » (ibid., p. 25). À l’aube du XIXe siècle, c’est d’une façon similaire que les traités médicaux caractérisaient la « manie » de la collection. Voir mon article « La folie du collectionneur », Cahiers de Littérature Française, n° VI, 2008, « Image et pathologie au XIXe siècle », sous la direction de Paolo Tortonese, p. 115-131.

13 Ibid., p. 179.

14 Le toucher est le sens par excellence du collectionneur : « […] rue Chauchat, où jusqu’à sept heures, nous touchons, manions, palpons des raretés dans un état de fatigue tout proche de l’évanouissement. » (Edmond de Goncourt, Journal, 1er juillet 1875, éd. Robert Ricatte, Laffont, collection Bouquins, 1989, t. II, p. 651).

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Portraitdelécrivainencollectionneur : de MallarMéà Saint-John PerSe ou par ces sens plus intrusifs que sont l’odorat et le goût. Sur le plan stylistique, on en demeure à une écriture analogique par laquelle les qualités des choses parviennent à une remarquable densité d’existence, par le biais d’une description qui détaille et creuse les moindres prédicats. Roquentin commente ainsi le noir d’une racine de marronnier :

Ce noir, là, contre mon pied, ça n’avait pas l’air d’être du noir mais plutôt l’effort confus pour imaginer du noir de quelqu’un qui n’en aurait jamais vu et qui n’aurait pas su s’arrêter, qui aurait imaginé un être ambigu, par-delà les couleurs. Ça ressemblait à une couleur mais aussi… à une meurtrissure ou encore à une sécrétion, à un suint – et à autre chose, à une odeur par exemple, ça se fondait en odeur de terre mouillée, de bois tiède et mouillé, en odeur noire étendue comme un vernis sur ce bois nerveux, en saveur de fibre mâchée, sucrée.15

Roquentin demeure collectionneur malgré lui : il a certes rompu avec le passé et il tente ensuite de rompre avec les choses, mais il ne peut s’empêcher de se projeter en elles, de transposer sur elles le sentiment naissant de son étrangeté au monde.

Alain Robbe-Grillet, La Jalousie : une sériation en acte ? Robbe-Grillet souligne à l’inverse la nouvelle configuration philosophique et psychologique sur laquelle se fonde le Nouveau roman, et comment l’homme nouveau qu’il met en scène prend sa place parmi les choses :

l’œil de cet homme se pose sur les choses avec une insistance sans mollesse : il les voit, mais il refuse de se les approprier, il refuse d’entretenir avec elles aucune entente louche, aucune connivence ; il ne leur demande rien ; il n’éprouve à leur égard ni accord ni dissentiment d’aucune sorte.16

Ce dispositif aura notamment pour conséquence stylistique le remplacement de « l’adjectif global et unique, qui tentait de rassembler

15 La Nausée, op. cit., p. 186.

16 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Éditions de Minuit, collection Critique, 1961, « Nature, humanisme, tragédie » (1958), p. 48

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toutes les qualités internes, toute l’âme cachée des choses » par

« l’adjectif optique, descriptif, celui qui se contente de mesurer, de situer, de limiter, de définir »17. La description continue ainsi à jouer un rôle de premier plan, et à travers elle, la suprématie conquise par les choses, même si celles-ci font désormais l’objet d’une perception tout extérieure.

De fait, dans La Jalousie, l’intrigue est atrophiée, globalement réduite à une multiplicité de perceptions du même événement, ou plutôt du décor du même événement (le geste jaloux qui écrase le mille-pattes, ou plutôt le mur qui porte sa trace, ou encore « la fenêtre aux jalousies baissées »18). Cette structure sérielle est soulignée par les titres des neufs parties répertoriées dans la table des matières, titres qui présentent de nombreuses similitudes19, et qui suggèrent en outre une permutation possible, puisqu’il ne s’agit nullement de chapitres dont la numérotation répondrait à une progression, à un ordonnancement chronologique. De fait, la chronologie s’avère rapidement contradictoire, puisque se succèdent des épisodes qui sont tantôt postérieurs, tantôt antérieurs à l’événement marquant, et que ce principe de contradiction (qui encourage à la permutation) s’accélère et se systématise à mesure qu’on progresse dans le roman.

Robbe-Grillet explique en quoi le roman contemporain explore en effet « des structures mentales privées de temps », ou plutôt, dotées d’un temps « coupé de sa temporalité », qui « ne coule plus »,

« n’accomplit plus rien »20. La véritable temporalité devient celle de la lecture, de sorte que c’est au lecteur qu’il revient en effet de jouer avec la série, de permuter les épisodes, de regrouper ou de confronter les descriptions similaires (la terrasse et ses jeux d’ombres, la chambre aux différentes heures de la journée, la plantation de bananiers et la multiplicité de ses perspectives géométriques). Le lecteur convié à participer à une création en acte (dans le montage pluriel des épisodes

17 Ibid., p. 23.

18 A. Robbe-Grillet, La Jalousie, Éditions de Minuit, 1957, p. 170.

19 Le premier et le dernier sont identiques : « Maintenant l’ombre du pilier ».

Trois autres en sont très proches : « Maintenant l’ombre du pilier sud-ouest » / « Maintenant, c’est la voix du second chauffeur » / « Maintenant la maison est vide ».

20 A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 130 et 133.

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Portraitdelécrivainencollectionneur : de MallarMéà Saint-John PerSe narratifs ou descriptifs) est peut-être le collectionneur moderne, qui se joue de séries d’objets ordinaires (ou de représentations ordinaires), sans lien au passé, sans rapport déterminé avec sa personnalité, par lesquelles il entend manifester surtout sa liberté conquise sur un temps supprimé, sur un espace réduit à un panel d’images qu’il déploie ou efface à sa guise.

Ponge, Le Parti pris des choses: l’encyclopédie amusante Du Roquentin de La Nausée au poète du Parti pris des choses, Robbe-Grillet croit relever une similitude de posture : l’un et l’autre lui semblent plongés au cœur des choses, noyés dans la réalité matérielle dont ils livrent une perception totalement « humanisée »21. Mais les démarches, à coup sûr, diffèrent. Le héros de Sartre expérimente le sentiment de l’existence, de son existence et de l’existence des choses, comme des projets divergents, et ce divorce avec les choses le renvoie à une solitude douloureuse. Ponge au contraire admet et accueille l’envahissante présence des choses :

Tout le secret du bonheur du contemplateur est dans le refus de considérer comme un mal l’envahissement de sa personnalité par les choses.22

Il en fait même le fondement d’une nouvelle démarche herméneutique, d’un nouveau voyage de découverte :

Je propose à chacun […] un voyage dans l’épaisseur des choses, […] une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. O ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots !23

21 Ibid., p. 61.

22 F. Ponge, « Introduction au Galet » (1933), recueilli dans Proêmes (1948).

Édition consultée : Le Parti pris des choses, suivi de Proêmes, Gallimard, collection Poésie, 1967, p. 173-178. Citation p. 175.

23 Ibid., p. 176.

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Au lieu d’un microscope, ce sont des inventions plus modestes comme la charrue et la pelle qu’il nous propose comme images de cette investigation : c’est parce qu’elles sont liées aux vers (étymologiquement proches des sillons de la charrue), lesquels sont bien l’outil du poète (le mot résonne déjà dans « révolution » et « subversion »). Sont ainsi approchées les réalités infimes de la terre, en une homonymie (les vers de terre) qui semble confirmer la pertinence de ces images. La démarche cognitive est donc bien mise en valeur, mais d’emblée présentée comme bifide, à mi-chemin entre une exploration des choses et une exploration des mots (ce qu’indiquera d’ailleurs le titre complet : Le Parti pris des choses, compte tenu des mots).

L’aspect taxinomique du projet sera bien souligné quelques années plus tard, dans My Creative Method, par référence aux genres du dictionnaire et de l’encyclopédie :

je me consacre au recensement et à la définition d’abord des objets du monde extérieur, et parmi eux de ceux qui constituent l’univers familier des hommes de notre société, à notre époque. Et pourquoi, m’objectera-t-on, recommencer ce qui a été fait à plusieurs reprises, et bien établi dans les dictionnaires et les encyclopédies ?24

S’il faut prolonger dictionnaires et encyclopédies, c’est « qu’il semble s’y agir plutôt de la définition des mots que de la définition des choses », et que Ponge déplore pour sa part « cette marge inconcevable entre la définition d’un mot et la description de la chose ». D’une part, les définitions des dictionnaires sont « si lamentablement dénuées de concret », et d’autre part, les descriptions littéraires, « si incomplètes (ou trop particulières et détaillées au contraire), si arbitraires, si hasardeuses ». Entre des mots trop abstraits et une réalité que la littérature n’a capté que par fragments, Ponge propose une forme nouvelle, qui n’emprunte pas seulement à deux genres différents, mais qui relève aussi de deux partis pris inverses : celui des mots, et celui des choses :

ne pourrait-on imaginer une sorte d’écrits (nouveaux) qui, se situant à peu près entre les deux genres (définition et description), 24 F. Ponge, My Crative Method, dans Méthodes, Gallimard, collection Folio

essais, 1988, p. 10.

(19)

Portraitdelécrivainencollectionneur : de MallarMéà Saint-John PerSe emprunteraient au premier son infaillibilité, son indubitabilité, sa brièveté aussi, au second son respect de l’aspect sensoriel des choses…25

De la sorte, les poèmes de Ponge se présentent à la fois comme un discours de l’homme (taxinomique, encyclopédique, voire cosmogonique26) et une émanation des choses (physique, sensorielle, diversement perceptible, par la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût…) ; ils semblent constituer simultanément un corpus de définitions, adossé à une collection d’objets explorés (puis définis- décrits) dans les poèmes du Parti pris des choses, ou de Pièces. Les titres sont à la fois des entrées verbales encyclopédiques, que semble structurer en outre un système de renvois implicites d’une pièce à l’autre (« La bougie », « Le papillon », « Le feu »), et des cartels apposés à côté d’une figuration de l’objet : double encyclopédie en mots et en images, orientée vers l’extension du savoir humain, ou plutôt vers une définition de l’homme nouveau, de l’homme contemporain, en situation parmi les choses27.

En deçà de la collection encyclopédique, c’est peut-être aussi le modèle du cabinet de curiosités qui informe les collections pongiennes de mots et d’images. Le caractère très disparate des regroupements met d’abord à mal une visée strictement encyclopédique : les poèmes peuvent avoir pour titre des noms communs (de choses, d’animaux, ou d’humains : « La barque », « Le chien », « La danseuse » ; mais aussi des dates : « 14 juillet » ; des formes littéraires : « Ode inachevée à la boue »). En outre, renversant le principe des cabinets de curiosité, on constate qu’au lieu de l’exceptionnel, c’est le plus banal qui paraît converti en principe sélectif, et qui comme tel, est appelé à porter témoignage de la richesse du monde : le cageot, la bougie, le crottin…

De fait, remarquons que nombre d’entre ces objets sont désignés comme des microcosmes, où se donne à lire notre macrocosme :

25 Ibid., p. 11.

26 Ibid., p. 177 (« Je voudrais écrire une sorte de De natura rerum. »)

27 « Du fait de vouloir rendre compte du contenu entier de leurs notions, je me fais tirer, par les objets, hors du vieil humanisme, hors de l’homme actuel et en avant de lui. J’ajoute à l’homme les nouvelles qualités que je nomme. / Voilà Le Parti Pris des Choses. » (My Creative Method, op. cit., p. 36).

(20)

le galet rappelle le big bang, l’huître nous renvoie l’image de la voûte céleste :

À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en-dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous […].28

Les recueils de Ponge sont donc des collections mi-encyclopédiques, mi-hétéroclites de mots et de choses, de mots et de choses dont la banalité fait aussi la curiosité, de choses qui parfois nous ont elles- mêmes livré leur leçon par leur truchement de leur nom29. De la sorte, non seulement la voix du poète semble se confondre avec celle des choses30, mais on a aussi l’impression d’une dimension ludique qui tient à une distance diversement modulée avec la nomination des choses (tantôt Ponge dit partir d’une méditation sur le mot, tantôt d’une mise à distance du mot qu’il faut deviner comme dans une énigme31). De fait, la part d’aléatoire, de spontanéité, de naïveté, de jeu est ouvertement reconnue par Ponge :

28 Le Parti pris des choses, op. cit., p. 43.

29 « Il ne s’agit pas tellement d’une description comparée ex nihilo, que d’une parole donnée à l’objet : qu’il exprime son caractère muet, sa leçon, en termes quasi moraux (il faut qu’il y ait un peu de tout : définition, description, moralités). » (My Creative Method, op. cit., p. 31).

30 « Si l’on ne peut prétendre que l’objet prenne nettement la parole (prosopopée) […], toutefois chaque objet doit imposer au poème une forme rhétorique particulière. La forme même du poème […] soit en quelque sorte déterminée par son sujet. » (ibid., p. 30-31). Voir aussi ces poèmes où c’est la chose qui semble susciter les mots, comme si notre voix était actionnée par les choses, comme si elles étaient elles-mêmes capables, par notre truchement, de parole : « Il faut mettre l’accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte, et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme l’ingestion du liquide […]. » (Le Parti pris des choses, « L’orange », op. cit., p. 42). À la fin de « L’huître », on ne sait plus qui conserve in fine le pouvoir de la parole, l’huître devient une bouche, mais sa perle, sa « formule », est aussitôt récupérée : « Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner. » (ibid., p. 43).

31 « Et voilà une autre façon de tenter la chose : la considérer comme non nommée, non nommable, et la décrire ex nihilo si bien qu’on la reconnaisse […] » (My Creative Method, op. cit., p. 30-32).

(21)

Portraitdelécrivainencollectionneur : de MallarMéà Saint-John PerSe Je n’ai jamais, écrivant les textes dont quelques-uns forment Le Parti Pris des Choses, je n’ai jamais fait que m’amuser, lorsque l’envie m’en prit, à écrire seulement ce qui se peut écrire sans cassement de tête, à propos des choses les plus quelconques, choisies parfaitement au hasard.32

Cette impression est renforcée dans les poèmes qui se présentent comme des recettes de cuisine (avec l’usage du présent et du pronom indéfini comme dans « L’huître » : « pourtant on peut l’ouvrir ; à l’intérieur l’on trouve »), et semblent nous guider à la fois dans notre observation de l’objet et dans l’écriture du poème, nous associant à une création en acte33.

Comme chez Robbe-Grillet, l’inscription dans le présent contemporain, la focalisation sur des objets courants, marquent la fin de la réclusion rétrospective et esthétisante d’une subjectivité à la singularité affichée (celle de l’esthète fin-de-siècle, avatar du collectionneur dix-neuviémiste) : c’est l’humain qui est visé dans cette nouvelle gestion des objets que propose la littérature du XXe siècle, et c’est le lecteur qui est convié à cette vaste combinatoire où le jeu avec les mots et les choses est la marque d’une liberté conquise.

Saint-John Perse, Éloges, Vents : l’héritage humain

Ponge commenté par Robbe-Grillet nous a conduits du roman à la poésie dans leur discours sur les choses. Mais nous en sommes restés aux objets banals, directement issus du quotidien le plus trivial et le plus contemporain. Est-ce à dire que l’objet ancien, rescapé du passé, la littérature s’en sera désormais détournée ? Plus généralement, qu’en est-il des héritages de l’histoire ?

Le poème de Saint-John Perse « Pour fêter une enfance » (1907), issu du recueil Éloges (1911), est particulièrement intéressant à cet égard, parce qu’il semble la réécriture, à l’aube du nouveau siècle, du poème en prose de Mallarmé « Frisson d’hiver », poème de collectionneur, qui évoque avec complaisance un intérieur clos

32 Ibid., p. 33.

33 Cet aspect est encore renforcé dans My Creative Method (d’autant que Ponge dit bien répondre à la sollicitation de ses lecteurs, de ses critiques, ibid., p. 25) : « Prenons-nous en flagrant délit de création. » (ibid., p. 21).

(22)

bondé de bibelots (pendule de Saxe, glace de Venise, bahut, gravures, vieil almanach), et dans lequel Mallarmé chante « la grâce des choses fanées ». Les différents paragraphes sont ponctués à quatre reprises par des phrases entre parenthèses qui suggèrent une relation avec le dehors de plus en plus obscurcie, pour mieux forclore cette relation intime avec les vieux objets :

(De singulières ombres pendent aux vitres usées.) […]

(Je vois des toiles d’araignées au haut des grandes croisées.) […]

(Ne songe pas aux toiles d’araignées qui tremblent au haut des hautes croisées.) […]

(Ces toiles d’araignées grelottent au haut des grandes croisées.) Chez Perse, on trouve une structure parallèle : la première partie de

« Pour fêter une enfance » est scandée par des phrases similaires entre parenthèses, dans un poème qui renvoie au passé (de l’enfance) :

(Je parle d’une haute condition, alors, entre les robes, au règne de

tournantes clartés.) […]

(J’ai fait ce songe, dans l’estime : un sûr séjour entre les toiles

enthousiastes.) […]

(Je parle d’une haute condition, jadis, entre des hommes et leurs filles, et qui mâchaient de telle feuille.) […]

(J’ai fait ce songe, il nous a consumés sans reliques.)34

Les parenthèses rappellent précisément cette référence à un passé empreint de noblesse : « (Je parle d’une haute condition, alors […]) » ;

« (Je parle d’une haute condition, jadis […]) » L’une des parenthèses évoque en outre un lieu protégé par des toiles : « (J’ai fait ce songe, dans l’estime : un sûr séjour entre les toiles enthousiastes.) » Chez Perse, bien sûr, le terme de « toile » revêt un sens différent : ce ne sont plus les toiles sombres et inquiétantes des araignées, mais les robes des femmes qui entourent l’enfant, mentionnées dans la première parenthèse, ou bien le décor fondu de la terre, du ciel et des « arbres trop grands » nouant « un pacte inextricable » et également protecteur.

Le terme de « songe » rapproche aussi les deux poèmes, même s’il est là verbe sous la forme négative (« ne songe pas »), ici substantif dans un groupe verbal affirmatif (« J’ai fait ce songe »). Le songe chez

34 Saint-John Perse, « Pour fêter une enfance », section I, p. 15, dans Éloges, suivi de La Gloire des rois, Anabase, Exil, Gallimard, collection Poésie, 1989.

(23)

Portraitdelécrivainencollectionneur : de MallarMéà Saint-John PerSe Mallarmé doit se détourner des fenêtres désormais inutiles, vers les objets que l’intérieur abrite (« Pense qu’elle [la pendule] est venue de Saxe par les longues diligences autrefois. ») ; le songe chez Perse est la perception distante du passé de l’enfance ; mais ce passé est désormais senti comme une époque révolue, à laquelle ne rattache aucun fétichisme matériel, aucune « relique », et c’est là la différence essentielle avec Mallarmé :

(J’ai fait ce songe, il nous a consumés sans reliques.)

On comprend mieux dès lors l’orientation fondamentalement opposée des deux poèmes, le congé donné par Perse à un fétichisme de collectionneur qui enfermerait dans un passé inerte, et l’évocation inverse d’une croissance surtout en lien avec la nature, le soleil et ses couleurs :

Alors on te baignait dans l’eau-de-feuilles-vertes ; et l’eau encore était du soleil vert.35

Au lieu de la « glace de Venise », « froide fontaine » où « plus d’une femme a baigné […] le péché de sa beauté », ce sont les « servantes de [la] mère, grandes filles luisantes, [qui] remuaient leurs jambes chaudes près de toi qui tremblais… » Ce frisson essentiel, puisqu’il évoque le titre du poème de Mallarmé, est entouré ici de connotations beaucoup plus dynamiques. Au lieu que les êtres se plient à l’inertie des choses anciennes, ils participent à la croissance du végétal (« des hommes et leurs filles, et qui mâchaient de telle feuille » ; « se nourrir comme nous de racines »).

Mallarmé évoque la vieillesse des meubles : « Notre bahut encore est très vieux : contemple comme ce feu rougit son triste bois. » Chez Perse, le bois est vieux aussi, mais c’est celui des racines :

« Palmes ! et la douceur / d’une vieillesse des racines…. ! » Si vieillesse il y a, c’est celle, immémoriale, de la terre, en un cycle où le souterrain rejaillit à la lumière, où le végétal acquiert une grandeur sacrée :

Et les hautes

racines courbes célébraient

35 Ibid., p. 15.

(24)

l’en allée des voies prodigieuses, l’invention des voûtes et des nefs […]36

Au-delà de ces différences manifestes de projet, une seconde lecture peut amener à moduler cette interprétation qui semble rejeter tout fétichisme de collectionneur, toute forclusion dans le passé et dans un univers exclusif d’objets. N’oublions pas que le poème de Perse célèbre aussi l’ancrage du souvenir dans un lieu clos ou dans un temps révolu.

On trouve ainsi trace d’un fétichisme minimal mais essentiel, qui détourne de l’extérieur et enferme plusieurs fois (cercueil, glaces et chambres multiples) ; mais très vite l’on revient à la nature extérieure, la mort n’est plus que celle, anodine, de l’oiseau-mouche, la destruction n’est plus que la continuité d’un parfum :

Les bouquets au jardin sentaient le cimetière de famille. Et une très petite sœur était morte : j’avais eu, qui sent bon, son cercueil d’acajou entre les glaces de trois chambres. Et il ne fallait pas tuer l’oiseau-mouche d’un caillou…37

Plus fondamentalement, on remarque le thème de l’ubi sunt (qui génère naturellement une structure de la liste comme dans ce modèle du genre qu’est la « Ballade des dames du temps jadis » de Villon, le rapport au passé suggérant souvent une démarche d’inventaire) :

Sinon l’enfance, qu’y avait-il alors qu’il n’y a plus ?38

Mais qu’a-t-on fait des hauts navires à musique qu’il y avait à quai39 ? Cette interrogation suscite bien une structure énumérative ici commandée par le présentatif « il y avait », mis en valeur dans le deuxième cas par une inversion du dispositif, le présentatif venant avant la question :

Il y avait à quai de hauts navires à musique. Il y avait des promontoires de campêche ; des fruits de bois qui éclataient… Mais qu’a-t-on fait des hauts navires à musique qu’il y avait à quai ?40

36 Ibid., p. 15.

37 Ibid., section II, p. 16.

38 Ibid., section III, p. 19.

39 Ibid., section V, p. 22.

40 Ibid., section V, p. 22.

(25)

Portraitdelécrivainencollectionneur : de MallarMéà Saint-John PerSe Plus loin, on comprend par ailleurs que la disparition du passé

« consumé sans reliques » est peut-être moins voulue que subie, et désigne une catastrophe où le domaine de l’enfance a été détruit par le feu : la dernière section évoque « sur la craquante demeure tant de lances de flamme ! », qui fait mieux comprendre le « ciel blanc, ô silence ! qui flamba comme un regard de fièvre » apparu plus tôt (section IV). Mais cette destruction radicale, évoquée ensuite par l’image inverse du Déluge, est finalement révoquée par le constat final : « Et la Maison durait, sous les arbres à plumes. » La poésie apparaît alors comme le moyen de faire revivre et durer ce passé aboli, qui est d’abord celui de la Maison, allégorie du foyer, et désignée d’abord par les Palmes, image stylisée de ces « arbres à plumes » (déclinés ensuite en monosyllabes de même initiale, qui évoquent la nature environnante d’une plantation de cannes à sucre : « Plaines, Pentes »). Tout le poème devient ainsi l’évocation lyrique du foyer de l’enfance, d’un espace intime (même s’il se fond à la végétation ; d’entrée de jeu, la maison est « jardin »), d’un espace domestique soigneusement structuré, même si l’ordre se dit souvent fusion :

Plaines ! Pentes ! Il y

avait plus d’ordre ! Et tout n’était que règnes et confins de lueurs. Et l’ombre et la lumière alors étaient plus près d’être une même chose…

[…] À droite

on rentrait le café, à gauche le manioc (ô toiles que l’on plie, choses élogieuses !)

Et par ici étaient les chevaux bien marqués, les mulets au poil ras, et par

là-bas les bœufs ;

ici les fouets, et là le cri de l’oiseau Annaô – et là encore la blessure des cannes au moulin.41

On remarque le rôle central du je, autour duquel et par la voix duquel se recompose le souvenir : il nomme et il peint, il donne à voir et à entendre la totalité d’un monde : c’est le mouvement de découverte de l’enfance ; c’est le mouvement de recomposition du souvenir.

Appelant toute chose, je récitai qu’elle était grande, appelant toute bête, qu’elle était belle et bonne.42

41 Ibid., section III, p. 18.

42 Ibid., section II, p. 16.

(26)

Ce principe de nomination de l’enfance immédiatement repris par le poète (ici la fin du verset met bien en valeur l’adjectif de louange, par quoi on excède le simple inventaire, jusqu’à la restitution opérée par la sacralité du langage) :

Ô mes plus grandes

fleurs voraces, parmi la feuille rouge, à dévorer tous mes plus beaux insectes verts !43

Le découpage en verset aide aussi à juxtaposer le regard créateur de l’enfance et l’énumération du souvenir, à partir d’une comparaison initiale, parole magique et solennelle, presque sacrée (si l’on en juge par la polysémie du mot « office ») qui tout à la fois caractérise et mélange :

Le sorcier noir sentenciait à l’office : « Le monde est comme une pirogue, qui, tournant et tournant, ne sait plus si le vent voulait rire

ou pleurer… »

Et aussitôt mes yeux tâchaient à peindre

un monde balancé entre les eaux brillantes, connaissaient le mât lisse des fûts, la hune sous les feuilles, et les guis et les vergues, les haubans de liane,

où trop longues, les fleurs

s’achevaient en des cris de perruches.44

L’éloge de l’enfance chez Perse rompt avec un fétichisme de collectionneur ; il reste commémoration d’un ancrage (en un foyer, une Maison), mais, loin de se limiter à quelques artefacts privilégiés, cet ancrage est surtout souvenir d’une alliance scellée avec le monde, avec l’univers naturel où l’homme grandi peut toujours puiser, et sa maîtrise s’affirme dans la portée du chant lyrique (« Ô ! j’ai lieu de louer »45).

Au-delà de ce poème de l’enfance qui propose un dosage subtil du souvenir, tout à la fois dynamique et mélancolique, on peut se demander plus largement ce qu’il en est des héritages de l’histoire dans la poésie de Perse. On prendra ici appui sur le recueil Vents (1946). Les Vents sont l’image d’une force qui balaye

43 Ibid., section II, p. 16.

44 Ibid., section II, p. 17.

45 Ibid., section V, p. 22.

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