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Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles

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Palimpsestes

Revue de traduction 16 | 2004

De la lettre à l'esprit : traduction ou adaptation ?

Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles

Jean-René Ladmiral

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/palimpsestes/1587 DOI : 10.4000/palimpsestes.1587

ISSN : 2109-943X Éditeur

Presses Sorbonne Nouvelle Édition imprimée

Date de publication : 1 décembre 2004 Pagination : 15-30

ISBN : 2-87854-310-6 ISSN : 1148-8158

Référence électronique

Jean-René Ladmiral, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles », Palimpsestes [En ligne], 16 | 2004, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 03 mai 2019. URL : http://

journals.openedition.org/palimpsestes/1587 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.1587

Tous droits réservés

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Jean-René LADMIRAL

Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles

...Littera enim occidit, Spiritus autem vivificat.

Paul

Liminaire

J'ai choisi un intitulé (doublement) modeste, puisqu'il ne s'agit que d'un

"lever de rideau" présentant de simples "esquisses", et n'étant pas angliciste, ce n'est qu'en tant que traductologue que je m'efforcerai de proposer une propé- deutique théorique et quelques mises à jour conceptuelles, mon texte dût-il rester un peu programmatique.

P r e m i è r e s esquisses Les "couples célèbres"

Le premier volet de notre étude concerne la problématique du littéralisme en traduction. Dans cet esprit, il conviendra d'abord de rappeler quelques-uns des couples conceptuels bien connus qui ont scandé cette problématique clas- sique : la lettre et l'esprit, justement ; mais aussi "équivalence dynamique" vs.

"équivalence formelle", etc. — disons : traduction "libre" et traduction "litté- rale"...

Pour ce qui est de la lettre et de l'esprit, d'emblée nos réflexions s'inscrivent sous un très beau patronage, celui de P a u l . . .1, dans la seconde Épître aux Corinthiens (3, 6), qui m'a fourni l'épigraphe du présent essai. Encore faut-il préciser que nous n'avons pas là une antithèse opposant terme à terme deux entités rigoureusement symétriques. Il n'y a pas d'un côté ceux qui mécon- naissent la lettre au profit de l'esprit ; et de l'autre, ceux qui négligent l'esprit

1. Saint Paul, l'Apôtre : "La lettre en effet tue, mais l'esprit vivifie".

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au profit de la lettre. Le parallélisme est asymétrique : ainsi que l'enseigne notre théologie (comme disait Descartes), le choix est entre ceux qui s'arrêtent à la lettre et ceux qui visent à l'esprit en passant par la lettre. Mettre l'accent sur l'es- prit du texte ne consiste pas à en prendre à son aise avec la lettre, mais au contraire à creuser la lettre. Tel est le premier couple conceptuel qui est au prin- cipe des questions traductologiques qui nous occupent, mais qui recouvre en fait d'abord u n enjeu beaucoup plus fondamental, touchant l'interprétation du texte sacré et le rapport à l'Absolu divin qui s'y révèle. À la réflexion, toute- fois, on ne devra pas s'étonner sans doute, qu'au bout du compte, ce soit à une origine théologique que renvoie la problématique de la traduction.

Paradoxalement antérieure, sur un plan strictement chronologique, l'alter- native qu'a campée Cicéron est, quant à elle, directement centrée sur les problèmes de la traduction, puisqu'il oppose deux façons de traduire : ut orator ou ut interpres. Traduire "comme un orateur" (ut orator), c'est traduire comme un écrivain — puisqu'il y a une sorte de synecdoque de l'histoire littéraire qui fait que, pour les Romains et pour les Grecs, l'art oratoire était la littérature.

Plus tard, en Occident, et dans certains pays encore (comme en Russie ou dans le monde arabe, par exemple), c'est la poésie ; et sans doute est-ce le roman qui, pour nous, fait synecdoque pour signifier la littérature. À l'opposé : traduire ut interpres, ce sera traduire "comme un pur et simple traducteur", traducteur plus littéral que "traducteur littéraire". On aura en somme un parallélisme entre ces deux premiers couples conceptuels : l'"écrivain" traduisant selon l'esprit ; le "traducteur", selon la lettre. C'est dire l'ancienneté du débat ! Et Georges Mounin a souligné à juste titre le rôle inaugural qu'y joue Cicéron2 ; d'autant que ce dernier a été un grand traducteur lui-même : il a notamment beaucoup traduit et introduit la pensée grecque dans le monde romain.

Plus près de nous, il n'est pas possible de ne pas faire une place à un pape de la traductologie comme Eugene Nida qui, comme on sait, reprend lui aussi cette opposition classique, en distinguant dynamic equivalence et formai equi- valence3. Et, là encore, l'opposition n'est pas tout à fait symétrique.

L'"équivalence formelle" est en fait un cas limite : elle ne concerne que les tra- ductions dites savantes et met en œuvre une sorte de rapport philologique au texte ; d'une certaine façon, ce n'est pas tout à fait de la traduction. Pour Nida, la traduction au sens propre relève de l'"équivalence dynamique", qu'à l'évi-

2. Voir par exemple, Georges Mounin, Teoria e storia della traduzione, Turin, Einaudi, (Piccola Biblioteca Einaudi, n° 61), 1965, pp. 31 sq.

3. C'était déjà l'articulation centrale de son livre : Eugene A. Nida, Toward a Science of Translating with Special Reference to Principles and Procedures Involved in Bible Transhting, Leyde, E. J. Brill, 1964.

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dence il privilégie massivement. Il est très clairement ce que j'appellerai, dans ma terminologie, un "cibliste".

Je veux mentionner aussi l'opposition qu'a établie cet autre père fondateur (founding father) qu'a été Mounin, entre "verres transparents" et "verres colorés", dans son premier livre, intitulé les Belles Infidèles — dont, comme on sait, le titre a depuis lors fait florès4. Sans doute est-ce là, au demeurant, son meilleur livre sur la traduction (meilleur que ses Problèmes théoriques de la traduction 5), dont on a longtemps dû déplorer que ce livre fût épuisé et qu'heureusement Michel Ballard a fait reparaître dans sa collection lilloise6. Ce texte, toujours cité et moins souvent lu (et pour cause), garde une finesse, une alacrité et une clair- voyance qui en font un élément essentiel, à mes yeux, de toute bibliographie traductologique. J'aime bien ce couple d'opposition mouninien, en dépit de son caractère métaphorique, et bien qu'il ait pu faire interférence avec l'oppo- sition que j'avais moi-même établie entre "transparence" et "dissimilation"7. Dans ces Belles Infidèles, Mounin monnaye selon "trois registres" les deux termes de ce binôme que forment, d'une part, ses "verres colorés", c'est-à-dire ce qui serait pour nous la lettre et, chez moi, les "sourciers" (cf. mon "théorème de transparence") et, d'autre part, ses "verres transparents", c'est-à-dire ce qui serait pour nous l'Esprit et, chez moi, les "ciblistes" (cf. mon "théorème de dis- similation") :

- l'"étrangeté" de la langue : la question étant de savoir si et c o m m e n t il est possible de rendre un effet de langue, de la langue-source dans la langue-cible ;

- "l'odeur d u siècle", c'est-à-dire la question d u décalage historique ( o u

"diachronique") entre l'original et la traduction qui en est envisagée ; - et enfin, le décalage interculturel8.

4. Voir par exemple Roger Zuber, Les "Belles Infidèles" et la formation du goût classique, Perrot d'Ablancourt et Guez de Balzac, Paris, Armand Colin, 1968. Au reste, ce couple célèbre, opposant les "belles infidèles" aux traductions fidèles, remonte à une formule de Perrot d'Ablancourt.

5. Georges Mounin, Les Problèmes théoriques de la traduction, préf. D. Aury, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1963 ; rééd. 1976 : coll. Tel, n° 5. Il s'agissait de sa Thèse et j'incline, pour ma part, à y voir un excellent "Cours de linguistique générale", il est vrai, daté, et propédeutique à une étude proprement traductologique.

6. Georges Mounin, Les Belles Infidèles, Presses Universitaires de Lille, (coll. Étude de la traduction), 1994. Première édition : Paris, Les Cahiers du Sud, 1955.

7. C'est l'une des versions de mon théorème de dichotomie, dont il va être question un peu plus bas ; mais il y a un effet de chiasme, puisque les "verres transparents" de Mounin correspondent à mon théorème de dissimilation, alors que ses "verres colorés" ont pour répondant chez moi le théorème de transparence.

8. Voir Jean-René Ladmiral & Edmond Marc Lipiansky, La Communication interculturelle, Paris, Armand Colin, 1989. (rééd. 1991 et 1995 [Bibliothèque européenne des sciences de l'éducation]).

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On pourrait citer bien d'autres auteurs et bien d'autres couples concep- tuels. C'est ainsi que Bernard Lortholary, par exemple, qui a beaucoup fait pour la traduction, y compris sur le plan éditorial, pose le problème dans les termes d'une alternative de l'importance respective accordée aux deux ins- tances de la communication écrite. À l'en croire, il y a ceux qui traduisent du côté de l'auteur et ceux qui traduisent du côté du lecteur9. Et puis, surtout, il aurait fallu faire un sort à Saint Jérôme, le traducteur de la Vulgate et le saint Patron des traducteurs. Mais, compte tenu de l'importance du sujet, on conçoit que ce serait sortir des limites de l'épure : cela fera l'objet d'une prochaine étude...

Ces différents couples d'opposition conceptuelle sont comme autant de variations sur le thème d'une même polarité fondamentale qui structure de façon antagonique la problématique pour ainsi dire immémoriale de la tra- duction. À quoi chacune des versions proposées ne fait qu'apporter une modalité différente ou une précision supplémentaire. Mais ce catalogue inter- r o m p u serait incomplet si je manquais à me citer moi-même et si je ne mentionnais pas l'opposition que j'ai établie entre ceux que j'ai appelé les sour- ciers et les ciblistes — ces deux concepts ayant connu, comme on sait, un certain succès...1 0. Si, au demeurant, j'ai cru qu'il n'était pas inutile que je les intro- duisisse, après tant d'autres, c'est qu'ils me paraissaient mettre l'accent sur les trois "instances" essentielles de cette polarité (dirai-je, après les "trois registres"

de Mounin, que je viens d'évoquer). Les sourciers sont ceux qui traduisent (ou qui, du moins, prétendent traduire) en mettant l'accent a) sur le signifiant, b) sur la langue et, évidemment, c) sur la langue-source. Les ciblistes, à l'opposé, mettent l'accent a) non pas sur le signifiant, ni même sur le signifié, mais sur le sens du message, b) non pas sur la langue, mais sur la parole, c'est-à-dire sur le discours, sur le texte, sur l'œuvre à traduire ; et c) il s'agit pour eux de mobi- liser tous les moyens propres dont dispose la langue-cible. Au reste : on aura noté, au passage, que les désignations terminologiques que j'ai adoptées pro- cèdent tout naturellement par métonymie (ou par synecdoque), en n'invoquant explicitement que l'une des trois instances concernées. Mais je

9. Bernard Lortholary, "Les partis pris du traducteur", Revue d'esthétique, n° 12 (1986), pp. 185-187.

(L'ensemble de ce numéro est consacré à La Traduction.)

10. Jean-René Ladmiral, "Sourciers et ciblistes", Revue d'esthétique, n° 12 (1986), pp. 33-42. Reprise de ce texte, sous un titre différent : "La question du littéralisme — Les ambivalences de la connais- sance littéraire confrontées à la rationalité des sciences humaines à la lumière du dispositif analytique de la traduction", Fiction et connaissance. Essais sur le savoir à l'œuvre et l'œuvre de fic- tion, éd. Catherine Coquio & Régis Salado, Paris, L'Harmattan, coll. Critiques Littéraires, 1998, pp. 187-200.

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n'en dirai pas plus ici et je préfère m'en tenir à ce sténogramme allusif, dans la mesure où j'en ai déjà beaucoup p a r l é1 1.

Encore deux ou trois remarques dans le prolongement de ces premières esquisses. Et d'abord, s'agissant du dernier binôme que je viens d'évoquer, il arrive que d'aucuns affirment : "Moi, je suis à la fois sourcier et cibliste ! "1 2. Mais, toute révérence gardée, c'est impossible : c'est marier l'eau avec le feu.

Il y a une contrainte qui fait qu'on ne peut pas être à la fois l'un et l'autre, ni même au juste milieu ; il aura fallu décider dans un sens ou dans l'autre. Quand on fait profession d'être à la fois sourcier et cibliste, c'est en fait qu'on régresse à une banale vérité d'évidence qui consiste à dire que traduire consiste à partir d'un texte-source pour faire u n texte-cible. Autrement dit, on n'a pas compris l'enjeu, à savoir : la dialectique du même et de l'autre qui se joue dans la tra- duction ; et, de fait, cela revient à faire l'économie d'une réflexion théorique en la matière.

Plus généralement, le maître-mot en matière de traduction, c'est la déci- sion. C'est pourquoi je me suis plu à reprendre au compte des traducteurs la fameuse formule de Sartre : "Nous sommes condamnés à être libres"1 3. Là- dessus, la pratique est sans appel : tout traducteur aura dû opérer des choix à tout moment, dans la réalité empirique des faits et de la décision traductive à laquelle il lui aura bien fallu se résoudre. Traduire, cela implique non seulement que soit prise une option de traduction au niveau pratique de l'écriture tra- duisante — mais aussi déjà, en amont, au niveau "théorique" de la réception du texte-source, de sa "lecture-interprétation". C'est ce que je me suis attaché à problématiser, en d'autres temps, dans les termes du "théorème de quodité tra- ductive"14. Et l'ensemble de ces choix (théoriques et pratiques) ponctuels devra avoir la cohérence d'une stratégie globale définissant un projet de traduction (dirai-je, en reprenant ici u n concept mis en avant par le regretté Antoine B e r m a n1 5) .

11. Voir notamment "La question du littéralisme en traduction : sourciers et ciblistes", Traduction et libertés, Actes de la journée d'étude du 21 novembre 1997 à Bruxelles, Michel Bastiaensen et Jacques Lemaire, eds, Idioma, n° 11,1999, pp. 13-22.

12. Comme me l'avait objecté un jour le regretté Rainer Rochlitz (et auquel ce m'est ici une occa- sion de rendre hommage, par ailleurs, pour son travail dans le domaine de la traduction philosophique particulièrement).

13. Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard, (coll. Tel, n° 246), 2002 p. 230.

14. Voir Ladmiral, ibid. p. 223 sq.

15. Traduire Freud : la langue, le style, la pensée. Journée organisée par Céline Zins et Jean-René Ladmiral, et présidée par Marc de Launay, Actes des Cinquièmes Assises de la Traduction littéraire (ATLAS 1988), Arles, Actes Sud-ATLAS, 1989, p. 114 sq.

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Encore une remarque — anticipant sur la critique des sourciers, que je renonce à faire ici. J'entends seulement faire écho à une remarque de Jacky Martin qui, avec l'intelligence et la finesse qu'on lui connaît, relevait que fina- lement "il n'y a pas de traduction sourcière"1 6. J'en suis pleinement d'accord ; et je formule les choses d'une façon à peine différente : en toute rigueur "les sourciers n'ont jamais raison — que pour des raisons ciblistes ! "1 7.

Toujours dans le cadre de ces premières esquisses, j'ajouterai quelques réflexions dans le prolongement d'une formule utilisée par Christine Raguet dans son avant-propos évoquant l'écueil consistant pour certaines traductions ("belles" et/ou "infidèles") à "réduire l'altérité de l'œuvre étrangère", une façon de ne pas en tenir compte étant d'"acclimater", de "naturaliser" le texte-source.

Au demeurant, j'aime bien ce terme de "naturaliser" pour le foisonnement sémantique inattendu dont il se trouve être porteur. Ce dont il s'agit ici, c'est bien sûr qu'on entend rendre les choses "naturelles" et qu'en l'occurrence une traduction se devrait d'être "aisée". Cela dit, on rejoint là le sens politico-insti- tutionnel du terme : le texte-source, étranger, est une sorte d'immigré qui va bénéficier d'une "naturalisation" lui ouvrant la voie d'une intégration "à part entière" ; ainsi la traduction va-t-elle permettre d'assimiler l'œuvre étrangère à notre langue-culture, dans une perspective cibliste.

Mais le terme qui nous occupe peut aussi revêtir une signification beaucoup moins positive. En effet, il y est attaché concuremment des connotations qu'on pourrait dire "taxidermiques" : naturaliser peut aussi être un synonyme d'em- pailler (pour un animal) ; et, de proche en proche, on en viendra même à penser à l'embaumement d'un défunt (humain). En somme, il y aurait là quelque chose de létal, dont la connotation négative ira dans le sens de la polé- mique qui oppose les sourciers aux ciblistes. Significativement, l'idée d'assimilation et d"'annexion" dont il vient d'être question prend une valeur très critique chez un sourcier comme Henri Meschonnic, par exemple1 8 ; et, dans une moindre mesure, c'est un peu dans le même sens que semblent aller

16. Dans le cadre de la discussion, à l'occasion d'une question que je lui adressai, le 15 juin 2002.

17. Voir notamment mon étude : "De la linguistique à la littérature : la traduction", Le Signe et la lettre, Hommage à Michel Arrivé, textes réunis par Jacques Anis, André Eskenazi et Jean-François Jeandillou, Paris, L'Harmattan, (coll. Sémantiques, sous la dir. de Marc Arabyan), 2002, pp. 337- 347, speciatim p. 344.

18. Henri Meschonnic, "Poétique de la traduction", Pour la poétique II, Paris, Gallimard, (coll. Le Chemin), 1973, p. 309 et passim. Dans l'ouvrage plus récent qu'il a consacré à la même probléma- tique, Henri Meschonnic semble vouloir en rabattre de la virulence de ses anathèmes, et de leur teneur politico-idéologique, pour en revenir à la dimension proprement esthético-littéraire de sa poétique ; mais, sur le fond, ses positions restent essentiellement les mêmes : Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999.

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implicitement les remarques citées. Toujours est-il que ce que les sourciers se croient fondés à reprocher à la position cibliste, c'est bien de réduire l'altérité de l'œuvre étrangère, de la méconnaître et de la sous-estimer, en un mot d'en

"amuïr" la tonalité. Je dirai tout de suite rapidement que je ne partage évi- demment pas ce point de vue : si tant est que parfois un tel procès puisse être instruit, c'est bien plutôt à ceux que j'appelle les ultra-ciblistes qu'il méritera d'être intenté.

En forçant un peu les choses, on pourrait affiner encore l'analyse polysé- mique. Il nous est loisible de prendre cette idée d'embaumement au sens fort où, non seulement, elle renvoie à la mort (à l'indéniable mort de l'original, qui est la condition de sa renaissance en s'incarnant dans sa traduction...), mais encore au sens où embaumer, c'est embellir, conférer pour ainsi dire, sinon une "odeur de sainteté" théologico-religieuse, du moins une sorte d'"odeur de beauté" esthético-littéraire. Et là encore, on rejoint la problématique du cli- vage sourciers/ciblistes : pour un sourcier comme Antoine Berman, l'embellissement est précisément l'une des diverses déformations systémiques auxquelles est sujette la traduction, dès lors qu'elle se laisse entraîner sur la pente cibliste qui, à l'en croire, lui est inhérente comme la pesanteur d'une dégradation1 9.

On aura noté que je me suis abstenu d'apporter réponse aux arguments sourciers dont je me suis fait l'écho dans les deux alinéas qui précèdent, parce que je voudrais maintenant resituer le débat dans le cadre plus large de ce que j'appelle le théorème de dichotomie. J'entends par là le fait qu'en traduction, on doit toujours faire des choix et prendre des décisions (ainsi qu'il vient déjà d'être indiqué). Pour illustrer ce "théorème", je prendrai un exemple très simple, et même simpliste. Quand un Anglais (un anglophone) dit you, est-ce qu'il pense tu ou est-ce qu'il pense vous ? Eh bien ! il pense you. Mais le tra- ducteur français devra nécessairement choisir entre tu et vous. Il ne pourra pas opter pour des solutions intermédiaires (un peu comme les Allemands qui peuvent s'amuser à répondre jein, pour éviter de dire ja ou nein). Le théorème de dichotomie ne fait qu'apporter la formalisation conceptuelle de l'une des figures du "principe de réalité" de Freud à laquelle nous confronte la traduc- tion. Concrètement, la question posée est : dans ma traduction, qu'est-ce que je vais accepter de perdre ? Corollairement : quels sont les aspects de l'original que je vais décider de privilégier dans ma traduction ?

S'agissant de traduire un texte-source dont l'altérité fait problème, il

19. Voir notamment Antoine Berman, "L'essence platonicienne de la traduction", Revue d'esthétique, n° 12 (1986), pp. 63-73 et speciatim p. 70 sq.

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conviendra d'abord de prendre une option herméneutique consistant à en assi- gner la spécificité. À cet égard, il n'est pas sûr que l'altérité culturelle soit toujours l'essentiel, en dépit d'un certain impensé idéologique régnant dans l'air du temps. Si je traduis un texte original fortement enraciné au sein de la langue-culture dont il vient, la question préjudicielle que j'aurai à me poser est celle de savoir si, de ce texte-source, j'entends faire un document-cible ou une œuvre-cible20. En quoi résidait l'"étrangeté" de ce texte original ? et quelle est la part de cette altérité qu'il me faudra prioritairement respecter ? En clair : est-ce que, dans ma traduction, je devrai ethnologiser et/ou philologiser le texte ? Si c'est bien une œuvre littéraire qu'il s'agit de traduire, l'essentiel qu'il y aura lieu d'y privilégier n'en est pas la texture socioculturelle, voire ethnolinguistique

— ce qui reviendrait à ravaler le texte au rang de simple document — mais bel et bien sa littérarité !

Mais on conçoit qu'alors les difficultés commencent... Une fois assumé le risque herméneutique d'une appréciation esthétique de ce qui fait la qualité lit- téraire d'un texte-source, il faudra prendre le risque proprement littéraire d'écrire. Il me sera imparti à moi traducteur, dans la faible mesure de mes modestes moyens, d'inventer un style-cible à mon auteur-source, dirai-je pour reprendre une formule que j'affectionne. Ainsi le traducteur se doit-il (à lui- même, mais aussi à "son" auteur) d'être, au niveau qui est le sien, u n

"co-auteur", un "réécrivain"2 1. Encore une fois, ce n'est pas facile dans la mesure où il faut assumer la subjectivité de son travail. Et la subjectivité du traducteur frappe deux fois, pour ainsi dire : d'abord au niveau de sa lecture-interpréta- tion du texte-source, puis au niveau de la réécriture (rewording) du texte-source de sa t r a d u c t i o n2 2 (encore qu'il y ait à vrai dire la dialectique d'un va-et-vient entre ces deux phases, qui tend vers leur imbrication réciproque).

Or, très souvent, il semble que soit à l'œuvre une sorte d'illusion objectiviste en traduction. C'est là un problème fondamental qui relève de l'anthropologie culturelle et sur lequel il y aura lieu de revenir. Notons seulement que c'est sans doute aussi une façon de contourner l'exigeante échéance de mise en jeu de la subjectivité, qui ne va pas sans ambivalence : comme si le fantasme objectiviste fonctionnait comme une compensation plus ou moins consciente de l'état de dépendance, et quasiment d'illégitimité, dans lequel se trouve le traducteur

20. Voir Jean-René Ladmiral, "Le prisme interculturel de la traduction", in Palimpsestes, n° 11 (1997), pp. 13-28.

21. Voir Ladmiral, 2002, op. cit., pp. 22, 112 et passim.

22. Voir "Les quatre âges de la traductologie — Réflexions sur une diachronie de la théorie de la traduction", L'histoire et les théories de la traduction, (Actes du colloque de Genève : 3-5 octobre

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par rapport au texte original. C'est alors, en l'occurrence, que la formule sar- trienne citée plus haut prend tout son sens.

Concrètement, cette illusion objectiviste de la traduction pourra prendre une forme philologique. Ainsi quand on voudra traduire des effets de décalage

"dialinguistique" : quand, dans un dialogue, un personnage se distingue par son parler dialectal, par exemple, ou quand on entend rendre le décalage his- torique existant entre un original et sa traduction contemporaine. Il arrive alors que le traducteur veuille à toute force trouver en langue-cible le dialecte, le "sociolecte", la forme historique de la langue de l'époque considérée, qui serait l'équivalent exact de Γ "état de langue" auquel référait le décalage de l'ori- ginal qu'on ne veut pas laisser p e r d r e2 3. Dès qu'on prend la peine d'y réfléchir un peu, il apparaît que c'est bien une illusion, relevant d'un impensé traduc- tologique qui consiste à concevoir les textes dans les termes d'une ontologie du signifiant de nature linguistique. Alors que l'essentiel est ailleurs, à savoir : au niveau de l'effet qu'induit le texte, qu'il s'agisse d'un effet littéraire (pour ce qui nous occupe) ou autre (philosophique, politico-idéologique, théologico- religieux, etc.), qu'il s'agira de servir dans la traduction que nous nous efforcerons d'en d o n n e r2 4. Là est la vraie nature du texte, son essence. En somme : si l'on veut rendre le décalage induit dans un texte-source par l'ora- lité d'un parler local, il n'y aura pas lieu d'aller à la recherche d'un dialecte analogue, équivalent en langue-cible (ne fut-ce que, tout simplement, parce qu'il restera introuvable, en toute rigueur). Il conviendra de s'inspirer du parler des paysans de Molière ou du français parlé de Céline — lesquels sont l'un et l'autre des créations littéraires, et ne relèvent en aucune façon d'une quel- conque sociolinguistique.

Secondes esquisses : Les i n c e r t i t u d e s du concept

Pour ma seconde esquisse, je vais encore partir d'une formule de l'avant- popos : "il n'existe pas de point ou s'arrête la traduction et où commence l'adaptation". En fait, c'est là l'énoncé d'un problème fondamental.

En un mot : je dirai qu'on a affaire à un continuum. C'est-à-dire qu'on va progressivement, et insensiblement, d'un extrême à l'autre ; et puis il y a des cas extrêmes d'un côté comme de l'autre. Dans tel ou tel cas, on pourra dire, sans hésitation : "ça, c'est une adaptation" ou "ça, c'est une traduction", mais il y a toute une partie du spectre qui reste pratiquement indécidable. Ce concept de

23. Voir Ladmiral, op. cit., 2002, p. 155 sq.

24. Je me contenterai ici d'indiquer cette problématique, que j'ai traitée dans le cadre de ce que j'ai thématisé comme une Esthétique de la traduction, voir notamment Ladmiral, "Hommage à Michel Arrivé", 2002, pp. 337-347, speciatim p. 341 sq.

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continuum nous renvoie au vieux problème philosophique de la limite : à partir de combien de pierres a-t-on un tas ? à partir de combien de cheveux est-on déjà chauve ? Et α contrario, par exemple, les anarchistes disent qu'à partir de trois (individus), on est une bande de cons ! Je ne fais là, bien sûr, que citer un point de vue ; et nous serons ici plusieurs à penser que c'est certainement un peu exagéré...

Je ne prendrai qu'un exemple pour illustrer cette problématique. Il s'agit du fameux "To be or not to be — that is the question" de Hamlet. Admirons la "tra- duction" qu'en donne Voltaire dans ses Lettres philosophiques, qu'on appelle aussi ses Lettres anglaises :

D e m e u r e , il faut choisir et passer à l'instant D e la vie à la mort, o u de l'Être au néant.

D i e u x justes, s'il en est, éclairez m o n courage.

On a là un cas limite de traduction ou d'adaptation : à vrai dire on ne sait plus trop comment nommer la chose ; c'est une caricature de l'adaptation.

C'est à Fortunato Israël que je dois cet exemple2 5, car il me paraît très signi- ficatif du caractère problématique que revêt le concept d'adaptation, avec l'"équivalent" (?) qui nous est proposé ici : jusqu'où (ne) peut-on (pas) aller trop loin ? dira-t-on, pour reprendre une formule bien connue. Et puis c'est une façon de donner rendez-vous avec la conclusion de la présente étude, où je me permettrai de proposer une autre traduction du vers de Shakespeare...

Quoi qu'il en soit, il est bien clair qu'il y a là transgression sémantique ou conceptuelle, pour ainsi dire, et qu'il ne s'agit plus de "traduction"2 6.

Voilà qui nous amène en effet à problématiser l'idée d'adaptation ; et il apparaît qu'elle se révèle difficilement assignable. On pourra dire qu'elle oscille

25. "La trace du lien en traduction", Identité, altérité, équivalence ? La traduction comme relation, (Actes du colloque international à l'ESIT, les 24-26 mai 2000, en hommage à Marianne LEDERER, Fortunato Israël, ed., Paris-Caen, Lettres modernes/Minard (coll. Cahiers Champollion, n° 5), pp.

83-95, speciatim p. 85.

26. Cela me fait penser à un incident anecdotique qui s'était produit dans le cadre de la Journée sur les nouvelles traductions de Freud ("OCFP") que nous avions organisée à Arles en 1988. Les débats avaient fini par y être un peu houleux, vifs ; et Bernard Lortholary avait manié la polémique avec une ironie très acérée (ce qui n'est pas son genre, lui qui est un homme si charmant). Et puis à la fin, il a conclu de façon tout à fait paradoxale, surprenant tout le monde : "Au fond, je serai d'accord avec tout... (ah bon ? alors que ça faisait un bon quart d'heure qu'il disait le contraire). Il y a juste un mot qui me gêne, celui qui figure sur la page de titre : le mot 'traduction' ! Retirez ce mot-là, et faites vos mots croisés comme vous l'entendez..." (Voir Zins-Ladmiral, 1989, p. 149). Au-delà du plaisir qu'on peut prendre à cette saillie de Bernard Lortholary, l'anecdote est révélatrice d'une réelle incertitude sur le concept.

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entre deux pôles sémantiques opposés.

D'un côté, on irait aux extrémités d'un passage à la limite. L'exemple vol- tairien qui vient d'être évoqué nous en donne une illustration caricaturale : au-delà même de l'"acclimatation", on a bien là une "naturalisation" qui penche dans le sens d'un empaillement, d'un embaumement du texte, de sa mise à mort : c'est l'"exécution" du texte, comme certaines fanfares villageoises "exé- cutent" la Marseillaise ! En termes philosophiques, ce serait l'Autre de la traduction : ce serait le sens négatif de l'adaptation.

Mais, à l'opposé, il y a aussi un sens positif de l'adaptation. Comme l'a dit Christine Raguet : "le processus d'adaptation" fait "partie intégrante de toute opération de traduction". En l'occurrence, on ne peut que souscrire à une telle formule et je ne peux que la reprendre telle quelle.

Je dirai que cette polarité sémantique marque le côté "oscillatoire" et insai- sissable de l'adaptation, pour autant que, dans la réalité, on a un continuum au sein duquel il est très difficile d'assigner une place spécifique à ce concept. Au reste, cet axe de variation peut aller dans plusieurs directions. Le principal étant la plus ou moins grande liberté prise avec l'original : ainsi ce qui a été indiqué plus haut des "couples célèbres" vaut-il pour l'adaptation — asymétriquement, bien sûr, et plusieurs crans au-delà. Et même là, le congé donné au littéralisme lui-même peut l'entraîner dans des directions différentes : l'adaptation consti- tuera un verre plus ou moins "coloré" ; elle sera plus ou moins cibliste (ou plutôt ultra-cibliste), selon les diverses orientations que désignent les trois "ins- tances" que j'ai distinguées plus haut ; elle penchera plus ou moins du côté du lecteur, etc. Bien plus, la problématique de la lettre et de l'esprit n'est pas la seule alternative que met en forme mon "théorème de dichtotomie". Confronté à un implicite culturel de son texte-source, par exemple, le traducteur devra prendre une décision : voudra-t-il paroliser (expliciter) ce non-dit dans le texte-cible de sa traduction ou lui faudra-t-il se résoudre à le laisser dans la périlangue cul- turelle implicite au texte-source ? On rejoint la problématique de l'explicitation en traduction. Là encore, un sourcier comme Berman en fait radicalement la critique. Il reste qu'il est tout à fait évident que l'explicitation est parfois néces- s a i r e2 7 : c'est une modalité d'adaptation inhérente à la traduction.

Mais alors il est tout aussi clair que la frontière entre traduction et adapta- tion devient tout à fait floue ; et jusqu'où l'adaptation peut-elle aller ? Que

27. C'est ce que, dans mon Cours de traductologie générale, j'appelle le "théorème des belles oranges" — faisant référence à l'histoire bien connue de Fernand Raynaud — dans sa formulation culinaire et pédagogique, mais qui peut prendre aussi forme plus savante : le "théorème d'impli- citation/explicitation (désimplicitation)"...

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reste-t-il de ses sources antiques dans les Fables de La Fontaine ? Je serais tenté de hasarder une sorte de "jeu de mot-valise" : l'adaptation tend à être une

*adoptation... Plus généralement : non seulement ce que Jakobson a appelé la

"traduction intersémiotique"2 8 ne désigne plus guère ce qu'est pour nous une traduction, mais encore cela ouvre un champ indéfini à l'adaptation elle- même. Au bout du compte, s'il n'y a pas de limite assignable, il devient impossible de définir (au sens étymologique) un concept, comme celui d'adap- tation justement.

Mais s'il en est ainsi de l'adaptation, a fortiori en va-t-il de même pour la tra- duction. Je dirai que, paradoxalement, le concept de traduction est lui-même inassignable. Tout le monde sait ce que c'est qu'une traduction. Mais dès lors qu'on entreprend de définir le terme, on est un peu comme Heidegger, au tout début de Sein und Zeit, qui (citant le Sophiste de Platon) relève que tous font un usage courant du verbe "être" (du mot "étant") mais que, dès qu'on veut s'assurer de ce qu'on entend par là, on se retrouve "dans l'embarras" (in Verlegenheit). Je dirai que mutatis mutandis c'est la même chose pour la tra- duction ; et nous examinerons plusieurs définitions possibles, dont aucune ne sera vraiment satisfaisante.

On nous dira (comme l'a fait Eugene Nida, par exemple) que traduire, c'est proposer un texte-cible équivalent au texte-source : sémantiquement équiva- lent, stylistiquement équivalent, pragmatiquement équivalent, culturellement équivalent, équivalent sur le plan sociolinguistique, etc. — et on va ainsi mul- tiplier les modalisations adverbiales, dont l'accumulation n'est, à mes yeux, que le cache-sexe d'un "trou" sémantique. Je dirai que c'est une façon de laisser poindre la gêne qu'on a à opérer avec ce concept d'équivalence, l'"embarras" où il nous met. Au bout du compte, le terme d'équivalence n'est qu'un synonyme de traduction. En réalité, on n'a affaire là qu'à une tautologie : la traduction est une traduction !

D'autres définitions s'attacheront à nous parler de la traduction en termes d'identité. Mais là, on retombe dans une sorte de paralogisme. De deux choses l'une, en effet : ou bien le texte est le même, le texte-cible est le même que le texte-source d'une certaine façon, et alors nous sommes dans la répétition, voire dans la profération du texte original — ce qui nous renvoie à l'impensé d'une théologie de la t r a d u c t i o n . . .2 9 ; ou bien alors, on reconnaît que la tra- duction représente une transformation du texte et on n'est plus dans l'identité,

28. Roman Jakobson, "On Linguistic Aspects of Translation", in Reuben A. Brower (ed.), On Translation (1959), New York, Oxford University Press, (A Galaxy Book, n° 175), 1966, pp. 232-239.

29. Il y a là une vaste problématique sur laquelle il y aura lieu de revenir (et qu'il ne m'est guère pos- sible de traiter ici), mais à laquelle j'ai déjà consacré plusieurs études : voir notamment "Pour une

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la traduction tendant à rejoindre l'adaptation ; on ose procéder à cette "profa- nation de l'œuvre d'art" qu'est une traduction littéraire, dirai-je pour parler comme Walter Benjamin. Comme l'adaptation, la traduction procède à une sorte d"'exécution" du texte (cf. supra).

C'est-à-dire qu'il faut assumer la perte, la castration (symbolique), la fini- tude. Il y a une dimension philosophique et existentielle de la traduction, pour ce qu'elle recèle de létal et de meurtrier... Plus profondément, le traducteur aura souvent noué avec l'auteur qu'il traduit un rapport plus ou moins conscient d'ambivalence œdipienne, où il entre non seulement du respect, de l'admiration et même de la soumission, mais aussi quelque chose du meurtre du Père (au sens qu'a diagnostiqué Freud).

En somme, le concept de traduction se révèle très difficile à définir : le définir en termes d'équivalence, c'est se contenter d'une sorte de tautologie ; le définir en termes d'identité, c'est déboucher sur une contradictio in terminis, etc. En sorte qu'on va se rabattre sur des définitions déictiques, du type : "X, c'est ça". La traduction, c'est ce que, dans une certaine culture à une certaine époque, on appelle "traduction", si l'on en croit un Gideon Toury par exemple3 0. Mais il est bien clair qu'on n'a là finalement qu'une "tautologie réelle", pourrait-on dire. On pourra recourir aussi à des définitions "pragmatiques" ou pragmatico- déictiques, du type : "X, ça sert à ça", ainsi que je l'ai fait moi-même — quand, dans m o n livre, j'ai défini la traduction par sa finalité, consistant à nous "dis- penser de la lecture du texte original"3 1.

Mais qui ne voit que, dans les deux cas, on n'a que de fausses définitions qui s'en tiennent à montrer la chose — qui plus est in absentia... — sans propre- ment définir le concept, ni même le mot ? Non seulement, la traduction est un concept polysémique, sous lequel on met beaucoup de choses et qui pourra prendre des acceptions très diverses3 2. Mais encore, ce qui est plus grave, la traduction est un concept aporétique : au sens où les premiers dialogues de Platon, les "dialogues socratiques" sont dits aporétiques, car ils débouchent sur

théologie de la traduction", TTR, Études sur le texte et ses transformations, TTR, Montréal, Concordia University, n° 2/1990, pp. 121-138 ; ainsi que "La traduction : des textes classiques ?" La Traduzione dei testi classici, Atti del Convegno di Palermo 6-9 aprile 1988, a cura di Salvatore Nicosìa, Napoli, M. D'Auria Editore, 1991, pp. 9-29, speciatim p. 27.

30. Gideon Toury, In Search of A Theory of Translation, Tel Aviv, The Porter Institute for Poetics and Semiotics, 1980.

31. Voir Ladmiral, op. cit., 2002, p. 15.

32. Je me suis efforcé de baliser le champ de cette polysémie dans mon étude intitulée : "Traduire les langues, traduire les cultures — une mise au point conceptuelle", Il fabbro del parlar materno, Hommage à Jean-Marie Van der Meerschen, Christian Balliu, Martine Bracops, Daniel Mangano et Pascaline Merten, eds., Bruxelles, Éditions du Hazard, (Collection Actes), 2001, pp. 115-150.

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une impasse (aporia), dans la mesure où l'ironie socratique invalide tour à tour toutes les définitions proposées du courage, de la piété ou de la tempérance et finissent par nous laisser "dans l'embarras"3 3.

Prenant acte de cette aporie paradoxale, surprenante au départ, j'en suis venu à poser que la traduction est un concept premier, un peu comme il existe des "nombres premiers" en arithmétique3 4. Autrement dit : on a affaire à un

"indéfinissable du système", dans le sens des analyses que développe la forma- lisation méta-mathématique de l'axiomatique, c'est-à-dire un concept à partir duquel il sera possible de déduire des propositions définissant d'autres concepts, mais qui ne peut être lui-même défini parce qu'il se situe au principe (en première ligne, pour ainsi dire) de la théorie hypothético-déductive.

Plus profondément — au-delà de ces problèmes de discursivité formelle, touchant l'écueil de la circularité sur lequel finit nécessairement par buter la problématique de la définition, à terme — c'est l'indice que la traduction ren- voie à des enjeux beaucoup plus importants que nous n'avons coutume de le penser. Il m'est apparu en effet que le paradigme de la traduction recèle une dimension anthropologique fondamentale qui en appelle à la philosophie, autant et plus qu'aux sciences du langage, voire à la littérature elle-même... 3 5 La traduction est sans doute au cœur même de la fonction du langage humain.

Est-ce que parler, ce n'est pas toujours traduire ? Je serais tenté de souscrire aux apophtegmes parfois énigmatiques que profère Heidegger dans ce sens.

Envoi...

À travers les incertitudes du concept que je me suis attaché à mettre en évi- dence, du concept d'adaptation comme du concept de traduction lui-même, ce qui nous apparaît, c'est que l'objectivisme en traduction est une illusion, à laquelle nous nous raccrochons pour échapper aux mirages de la liberté, comme si nous avions peur de notre propre subjectivité3 6. Et la critique phi-

33. Voir supra ainsi que mon étude : "La traduction, un concept aporétique ?" in Identité, altérité, équivalence ? Actes du colloque ESIT, loc. cit., pp. 117-144 ; curieusement, au demeurant, j'y antici- pais déjà la présente étude (p. 123). En ce qui concerne ces apories que rencontrent les tentatives de définition, voir aussi la préface à la réédition de mon livre, Ladmiral, op. cit., 2002, pp. XVIII sq.

34. C'était la conclusion de mon étude "Traduire, c'est-à-dire... - Phénoménologies d'un concept pluriel", Meta, Montréal, Université de Montréal, n° XL/3, septembre 1995, pp. 409-420, speciatim p. 418 ; voir aussi Ladmiral, op. cit., 2002, p. XIX.

35. C'est du moins ce que je me suis attaché à thématiser dans mes "Principes philosophiques de la traduction", in Encyclopédie philosophique universelle, sous la dir. d'André Jacob : t. IV : Le Discours Philosophique, sous la dir. de Jean-François Mattéi, Paris, P.U.F., 1998, pp. 977-998.

36. Là encore, la traduction nous renvoie aux profondeurs d'une anthropologie : ce qui est en cause, c'est la "peur de la liberté" inconsciente qu'a diagnostiquée le psychanalyste freudo-marxiste Erich Fromm dans Escape From Freedom, New York, Avon Library/Discus Edition, 1968.

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losophique de l'objectivisme va de pair avec une critique traductologique du littéralisme des sourciers, qui m'est apparu comme un enjeu essentiel et qui va bien au-delà du seul domaine spécifique de la traduction, en sorte que j'ai cru devoir en faire mon cheval de bataille. Cela dit, dès lors que la traduction s'est affranchie de la "rémanence têtue" du texte-source et qu'elle n'est plus aliénée par le fétichisme du signifiant, qu'en d'autres lieux j'ai dénoncé à maintes reprises, il lui revient d'aller à l'essentiel, c'est-à-dire aux effets que produit le texte-source et qu'il s'agit de "rendre" dans un texte-cible (cf. sup.).

Il s'ensuit que "la problématique de l'adaptation est inséparable de celle de la réception". Là encore, la traduction nous entraîne du côté d'une très vaste problématique, de tout un massif qui comporte au moins deux versants : le ver- sant d'une esthétique littéraire (Rezeptionsästhetik) et le versant d'une théologie de l'interprétation (receptio). On conçoit qu'il y faudra consacrer une étude sut generis. Quoi qu'il en soit de ce nécessaire travail d'érudition, et pour en venir tout de suite aux problèmes plus concrets de la traduction elle-même, dans le prolongement de cette problématique de la réception, je serai amené à reprendre la thématique de ce que j'ai appelé mon Esthétique de la traduction37.

Parallèlement, on l'a vu, la frontière entre traduction et adaptation devient floue et inassignable. Bien plus, l'adaptation est certes un cas limite de la tra- duction, mais elle se révèle être aussi un dispositif d'analyse du concept de traduction. En ce sens, je serais tenté d'ajouter le binôme traduction et adap- tation aux "couples célèbres" que j'ai évoqués plus haut, sauf qu'on n'a pas là un couple d'opposition mais bien plutôt la polarité d'un continuum (cf. supra).

Le cas de la traduction des textes de théâtre est "crucial" à cet égard. Mais je voudrais apporter quand même un élément de précision au sein de la nébu- leuse conceptuelle où nous entraînent ces analyses. C'est pourquoi j'ai proposé d'introduire en traductologie le concept de dissimilation38.

La dissimilation me paraît représenter l'essence même de la traduction et elle se situe de plain-pied avec le vécu de celui qui traduit : en ce sens, ce serait le théorème fondamental de ma traductologie. C'est une façon de dire l'expé- rience tout à fait excitante que nous faisons quand nous traduisons et qui fait que, paradoxalement, c'est dans le même mouvement contradictoire que j'épouse au plus près l'esprit du texte-source dans le moment même où je le

37. Je ne peux ici qu'y faire allusion et renvoyer aux travaux où j'ai déjà abordé cette problématique :

"De la linguistique à la littérature : la traduction", in Le Signe et la lettre, 2002, p. 346 sq.

38. Voir Ladmiral, op. cit., 2002, pp. 190, 218 et passim — ainsi que "Théorie de la traduction : la question du littéralisme", Transversalités, Revue de l'Institut Catholique de Paris, n° 65, janvier- mars 1998, pp. 137-157, speciatim p. 149 sq. (Ce numéro de la revue publie les Actes des Journées de la traduction à l'Institut Catholique de Paris : 10 & 11 janvier 1997).

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rends (dans la langue-cible) en m'éloignant résolument de la lettre de sa tex- tualité. La traduction implique ce que j'appelle "le salto mortale de la déverbalisation".

Pour illustrer la dissimilation traductive — et pour en venir à ce qui serait ma "conclusion", provisoire — je reprendrai l'exemple de "To be or not to be, that's the question" (cf. sup.) et je ferai mienne la traduction qu'en a proposée l'écrivain québécois Gérald Robitaille, traducteur de Miller : "Vivre ou mourir, tout est là". Vivre ou mourir : là on peut discuter, peut-être. Mais tout est là, c'est à l'évidence ce que Shakespeare avait en tête... Je dirai même plus : ça donne à penser que sans doute Shakespeare (s'il a existé) n'était qu'un épigone d'un auteur français perdu (Guillaume de Hochepoire ?) et que sa traduction anglaise est un peu inférieure à l'original français ! comme c'est au demeurant souvent le cas pour les traductions... Mais il arrive aussi, très rarement, que certaines traductions surpassent l'original : "blague dans le coin", c'est le cas ici avec celle de G. Robitaille. Je ne peux m'empêcher de jalouser cette réussite ponctuelle et j'en ai fait un exemplum cardinal dans le discours traductolo- gique que je suis amené à tenir ici et là. Mais peut-être manqué-je à emporter l'adhésion de mes collègues anglicistes... 3 9

39. Conformément à un usage de plus en plus répandu dans les publications en sciences humaines, et qu'on peut trouver agaçant, j'ai été amené à citer plusieurs de mes propres travaux : la présente étude s'inscrit en effet dans le cadre d'une réflexion d'ensemble, dont c'était l'occasion de faire apparaître la cohérence, et avec laquelle il m'a semblé utile de marquer certains points de contact.

C'était aussi une façon d'alléger cette même étude, compte tenu des limites imparties. Et puis, je suis quant à moi reconnaissant aux auteurs que je lis quand ils me fournissent des indications de cette nature, qui me permettent d'approfondir tel ou tel point. Enfin, ce m'a été souvent l'occasion de mentionner quelques numéros spéciaux de revues et autres publications collectives, consacrés aux thèmes abordés qu'autrement, peut-être, le lecteur eût ignorés. En revanche, je me suis limité à très peu de choses pour ce qui est des références bibliographiques en général.

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