• Aucun résultat trouvé

REPRÉSENTATION DES RELATIONS ENTRE JUIFS ET POLONAIS DANS LA FAMILLE MOSKAT D'ISSAC BASHEVIS SINGER

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "REPRÉSENTATION DES RELATIONS ENTRE JUIFS ET POLONAIS DANS LA FAMILLE MOSKAT D'ISSAC BASHEVIS SINGER"

Copied!
10
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-02527732

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02527732

Submitted on 1 Apr 2020

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

REPRÉSENTATION DES RELATIONS ENTRE JUIFS

ET POLONAIS DANS LA FAMILLE MOSKAT

D’ISSAC BASHEVIS SINGER

Stanislaw Fiszer

To cite this version:

Stanislaw Fiszer. REPRÉSENTATION DES RELATIONS ENTRE JUIFS ET POLONAIS DANS LA FAMILLE MOSKAT D’ISSAC BASHEVIS SINGER. Cultures juives. Europe centrale et orientale, Amérique du Nord, Editions Le Manuscrit, 2012. �hal-02527732�

(2)

REPRÉSENTATION DES RELATIONS ENTRE JUIFS ET POLONAIS DANS LA FAMILLE MOSKAT D’ISSAC BASHEVIS SINGER

Stanisław FISZER Université de Lorraine

La Famille Moskat, roman-feuilleton publié sous le titre Familie Muszkat dans le journal Forwerts dans les années 1945-1948, se présente comme le troisième volet du triptyque romanesque d’Isaac Bashevis Singer, dont les deux autres sont Le Manoir (1967) et Le Domaine (1969). Tous les trois montrent la Pologne qui, depuis 18641, est en train de se moderniser, s’industrialiser, et où les contradictions liées au progrès n’épargnent ni les communautés juives, ni la société polonaise. Situé principalement à Varsovie entre l’époque précédant la Première et celle précédant la Seconde Guerre mondiale, La Famille Moskat retrace l’histoire d’une patriarcale famille juive de Varsovie2 et de sa désintégration occasionnée par les mariages mixtes et par l’attrait des idées nouvelles : sionisme, communisme, mirage américain, mais aussi les tendances intégrationnistes.

Il s’agit donc ici d’étudier la représentation des relations entre les Juifs et les Polonais dans le roman d’I. B. Singer, les deux communautés étant soumises au même processus de modernisation capitaliste dans un monde menacé par les guerres et les totalitarismes : le fascisme, le stalinisme et le nazisme. Dans quelle mesure leur spectre rapproche les deux peuples qui cohabitaient depuis plusieurs siècles3 sans s’être jamais entendus ? Dans quelle mesure peut-on parler d’une interpénétration des cultures juive et polonaise, séparées par une barrière religieuse et linguistique ? Est-ce que le concept de multiculturalité, qui désigne la coexistence de cultures homogènes plus ou moins distinctes des autres, peut être ici complété par le concept de trans-culturalité, qui prend en considération le fait que les cultures en contact traversent leurs propres limites et remettent en question la notion de différence sans pour autant l’annuler.

À la charnière du XIXe et XXe siècle, Varsovie est une ville multiculturelle où habitent des Polonais, des Juifs, des Allemands et des Russes, la Russie étant la puissance occupante.

Les Juifs qui, à la veille de la Première Guerre mondiale, constituent 37,6% de la population varsovienne, vivent principalement dans le quartier dit du Nord4. La ville se trouve au carrefour commercial entre l’Europe et la Russie, avec des connexions jusqu’à Vladivostok et la Chine. Meshulam Moskat est un riche négociant juif et appartient à cette couche de la bourgeoisie qui avait tiré parti de l’ouverture de l’immense marché russe. Il était l’un des rares hommes d’affaires juifs qui, à part le yiddish, « savait le russe et le polonais, et l’on

1 L’insurrection de 1863-1864 dirigée principalement contre la Russie, l’un des co-partageants de la Pologne, marque le commencement du positivisme sur le territoire polonais, l’époque où le pays subit une transformation capitaliste.

2 Dans La Famille Moskat I. B. Singer décrit une riche famille orthodoxe juive de Prywes, bien connue à Varsovie à la fin du XIXE siècle.

3 Les premiers Juifs qui choisirent la Pologne comme terre d’accueil le firent au XIIe siècle, mais le plus grand nombre s’y est implanté à la fin du XVe siècle, après avoir été chassé d’Europe de l’Ouest. La Pologne abritait à la fin du XVIe siècle 75 000 Juifs pour 12 millions d’habitants, soit davantage que tout le reste de l’Europe.

4 Même si les Juifs de Varsovie vivaient partout dans la ville, deux tiers d’entre eux étaient installés dans le quartier de Muranów, au Nord, autour de la célèbre rue Nalewki.

(3)

disait qu’il était dans les bonnes grâces du gouverneur général russe »5. Il fréquente la station thermale à Carlsbad et s’habille en aristocrate polonais. Du fait, Meshulam Moskat représente cette bourgeoisie juive qui, tout comme l’aristocratie, était « intereuropéenne » et « a- nationale », selon la définition d’Hannah Arendt6. Il n’empêche que cet homme cosmopolite est à la fois un Juif pieux qui, à la tête d’une nombreuse famille hassidique, résiste à l’assimilation et s’oppose à l’adaptation de la modernité européenne au monde juif.

Sa transformation en soi inévitable, fut accélérée par une vague de migration de Juifs lituaniens nommés en yiddish « Litvaks » qui, au nombre de 260 000 personnes arrivent, après 1880, à Varsovie7. Les nouveaux arrivants qualifiés par les Juifs varsoviens conservateurs de « sales Litvaks » et accusés par les Polonais d’agir en faveur de l’Empire russe, étaient les principaux agents de la modernisation de la société juive. Influencés par l’équivalent juif de la philosophie des Lumières la Haskala, ils prônaient l’ouverture vers le monde extérieur et sa culture. Ils s’attaquaient à l’hassidisme qui incarnait à leurs yeux l’obscurantisme le plus absolu, le refus du monde moderne et la superstition. Alors que le vieux Meshulam Moskat élève ses enfants dans la tradition hassidique, ses petits-enfants se détachent des anciennes coutumes et suivent la voie de la modernité. Ils considèrent le traditionalisme juif tantôt comme une arriération quasi moyenâgeuse, tantôt comme une barbarie asiatique. Adèle, fille de la troisième femme de Meshulam, Rosa Frumetl, parle de l’isolement séculaire des Juifs, facteur de l’antisémitisme :

… lorsqu’on passe en revue tous les juifs varsoviens avec leur linge lévite, et leur calotte, on se croirait tout d’un coup en Chine. On comprend pourquoi les Polonais ne les tolèrent que difficilement.8

Le modernisme juif s’exprime par le rejet de l’organisation communautaire. Ce dernier peut prendre des formes variées. En premier lieu, les jeunes Moskat modernes contestent des structures d’enseignement traditionnel et fréquentent des établissements scolaires et universitaires étrangers ou polonais, tels que l’université de Varsovie russifiée. Ils apprennent, souvent en autodidactes, les langues européennes, dont le polonais. Parmi leurs lectures figurent les auteurs de la « Jeune Allemagne », de la « Jeune Scandinavie » et de la « Jeune Pologne »9, mais aussi les classiques de la littérature russe et polonaise. Dans la chambre, de Hadassah, l’une des petites-filles de Meshulam Moskat « Le Cri de Przybyszewski était appuyé contre un exemplaire de Pan Tadeusz de Mickiewicz. Confession d’un Fou de Strindberg était posé à côté d’un gros roman qui portait le titre Pharaon »10. Les jeunes Moskat s’habillent à l’européenne et rejettent des interdits alimentaires. Européens, ils sont à la fois partisans de l’ouverture plus grande vers la société polonaise, qui elle même se modernise tout en se libérant du carcan de l’ancienne culture nobiliaire. Nombreux sont les personnages du roman, qui témoignent de ces tendances intégrationnistes. Hadassah, au mécontentement de ses parents, noue l’amitié avec une fille polonaise, Klonya. Stepha et Masha, deux autres petites-filles de Meshulam Moskat, fréquentent des étudiants chrétiens et revendiquent, en femmes émancipées, le droit à choisir leur mari. Voici le portrait de Masha, qui condense les traits de cette jeunesse juive moderne d’avant 1914 :

5 Isaac Bashevis Singer, La Famille Moskat, traduit de l’américain par Gisèle Bernier, Éditions Stock, 1970, p. 23.

6 Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, Gallimard, 2002, p. 66.

7 Les « Litvaks » arrivèrent à Varsovie en fuyant des pogroms (1881-1884) et des lois antisémites (1882-1886) en Russie.

8 La Famille Moskat, p. 54.

9 Les mouvements artistiques et littéraires qui, sous l’influence du décadentisme et du symbolisme français, se développent en Europe dans les années 1880 et 1890.

10 Ibidem, p. 60.

(4)

Masha était reçue avec mention aux examens universitaires. […] Pendant un certain temps [elle] avait fréquenté un étudiant du nom d’Edek, fils d’une famille aisée vivant à Vlotzlavek […] elle avait appris pratiquement toute seule à parler français, à jouer du piano, à danser, à peindre […] Elle modelait ses propres chapeaux, elle commandait ses robes à des couturières polonaises habitant le quartier des gentils. Elle parlait le polonais des aristocrates.11

Toutefois, dès avant la guerre, le rapprochement entre la société juive et polonaise fut entravé par l’apparition de deux nationalismes modernes : le sionisme d’une part, le nationalisme polonais d’autre part. Dans le roman, les sionistes, incarnés par Lapidus, s’affrontent avec les socialistes révolutionnaires, incarnés par Broide. Ceux-ci animés par l’internationalisme ouvrier taxent ceux-là de réactionnaires et de chauvins, tout en considérant comme chimériques leur projet de la création d’un État juif12. En revanche, sous l’influence des nationalistes polonais, une frange de la population chrétienne de Varsovie est favorable à l’émigration des Juifs en Palestine. Pour la Démocratie Nationale, très influent parti au début du XXe siècle, l’identité polonaise se construit sur le rejet des groupes allogènes. Son chef et principal idéologue, Roman Dmowski, qui adopte une perspective du darwinisme social, appelle au boycott des Juifs, contre leur « domination » de l’économie. Dans une conversation avec Adèle, Abram Shapiro, le gendre de Meshulam Moskat, constate : « ici il y a pas mal d’antisémites. En ce moment même on cherche à nous boycotter. Où qu’on aille, on les entend grogner : “Faites vos achats chez vos semblables”. Ils nous boufferaient tout crus, s’ils le pouvaient »13. Dans le discours de l’endecja14 il s’agissait donc d’une ethnicisation de l’espace économique, qui fut ouvert aux Juifs et défini de manière universaliste par le positivisme15.

Pendant la guerre l’antisémitisme traditionnel des chrétiens pour qui les Juifs étaient des « déicides », « francs-maçons » et « spéculateurs », s’enrichit de quelques éléments nouveaux. On les accuse de défaitisme et de collaboration avec les Allemands. En fait, la famille Moskat, comme d’autres familles juives de Varsovie, « se divisait en deux camps : celui qui soutenait les Russes, et celui qui jetai un regard plein d’espoir du côté allemand »16. À en juger par le roman de I. B. Singer, les Juifs, malgré leur attachement à la terre polonaise17, assistent à la renaissance de la Pologne sans enthousiasme. D’un point de vue historique, les partis politiques juifs dans leur majorité saluèrent la création de l’État polonais, espérant qu’il mènerait une politique démocratique et non discriminatoire. La défiance de la population juive à l’égard de la nouvelle Pologne était néanmois réelle et s’expliquait en partie par l’antisémitisme ancien et récent. Singer évoque, par exemple, les violences de l’armée polonaise du général Józef Haller18, commises dans l’est du pays sur les Juifs

11 Ibid., pp. 279-280.

12 Voir à ce propos le dialogue entre Broide et Lapidus, ibid. pp. 68-69.

13 Ibid., pp. 54-55.

14 Terme fondé à partir des initiales du parti de la Démocratie nationale (Stronnictwo Narodowa Demokracja) en polonais.

15 Voir à ce propos l’article de Paul Zawadzki, « La dimension communautariste de l’antisémitisme en Pologne (1870-1914) », in L’Europe du milieu, PUN, 1989.

16 Ibid., p. 365.

17 Asa Heshel, l’un des personnages du roman, exprime ainsi son attachement à la terre polonaise : « Bien que le souvenir des beaux paysages de la Suisse, de l’Allemagne du Sud et de l’Amérique fît encore tout frais dans [sa]

mémoire, [il] découvrait dans le tableau champêtre de la Pologne un attrait qu’aucun des autres paysages ne possédait », ibid., p. 225.

18 Józef Haller (1873-1960), d’abord, tout comme Józef Piłsudski, l’un des commandants des légions polonaises luttant pendant la Première Guerre mondiale aux côtés des pays centraux, combattait ensuite la révolution bolchevique. En 1918, il parvint à gagner la France par Mourmansk et y commanda les forces polonaises. De retour en Pologne, il combattit les Soviétiques en 1919 puis en 1920.

(5)

soupçonnés de sympathies pro-communistes19. L’écrivain, d’habitude favorable à un autre ex- commandant des Légions polonaises20, Józef Piłsudski, devenu ensuite chef de l’État, dans La Famille Moskat brosse une image sarcastique de ses officiers :

Ils buvaient, beuglaient des chants patriotiques, ils lissaient leurs moustaches, baisaient la main de Macha et pleuraient, complètement ivres, sur le sort de la patrie polonaise, laquelle, pendant tout un siècle, avait été divisée entre les porcs russes, prussiens et autrichiens. Ils savaient que Macha était juive, aussi faisaient-ils souvent allusion aux fameux patriotes juifs de la Pologne, Samuel Zbitkover et le colonel Berek Yosselevitch. Ils juraient que la Pologne deviendrait un paradis pour le peuple juif persécuté, comme l’avaient d’ailleurs prédit les poètes Mickiewicz, Norwid, Wyspianski.21

Le déclin de la famille Moskat commence après la mort de Meshulam Moskat, à la veille de la Grande Guerre. Pourtant, la famille s’appauvrit considérablement pendant et après la guerre en raison, entre autres, de la rupture avec le marché économique que représentait la Russie et de la concurrence de la bourgeoisie polonaise22. Et c’est après la guerre que de nombreux descendants de Meshulam abandonnent les activités commerciales pour des professions libérales et pour des métiers qui, à l’époque, leur assuraient le statut des travailleurs intellectuels. Parmi les petits-enfants et arrière-petits-enfants de Meshulam et leurs conjoints on trouve des avocats, médecins, infirmières, enseignants, comptables, ingénieurs, techniciens. Cette transformation sociale fut possible d’un côté par la disparition, dans la Pologne ressuscitée, des restrictions tsaristes au recrutement des personnes d’origine juive dans les universités et la fonction publique, de l’autre côté par la scolarisation d’un nombre croissant d’enfants juifs dans des écoles publiques polonaises, qui font concurrence aux écoles avec enseignement en yiddish et en hébreu23.

Les changements socio-économiques ainsi amorcés allaient de pair, au début des années vingt, avec le processus d’intégration culturelle des Juifs à la société polonaise. Dans le roman de I. B. Singer l’assimilation prend des formes très variées. Elle peut aboutir à la conversion et aux tentatives d’effacement de sa propre identité juive. C’est le cas de Masha qui se marie avec le colonel Yanek Zazhitski, pilsudskiste et l’un « des plus éminents personnages de la nouvelle Pologne »24. Poussant son zèle néophyte à l’extrême, Masha « se rendait à l’Église tous les jours »25, « n’avait aucune envie de se mêler de nouveau à [la] tribu juive » et « n’avait qu’un seul désir : brûler tous les ponts derrière elle »26. Reprouvée par sa propre famille, Masha est également rejetée par les parents antisémites de son mari, né d’un père noble et d’une mère dont les ancêtres étaient probablement des Juifs convertis et anoblis, dits franquistes. S’il s’agit de Barbara Fishelsohn, l’amante d’Asa Heshel Bannet, l’un des

19 On peut évoquer à ce propos une dispute dans le train Białystok-Varsovie entre Asa Heshel, retournant de Russie bolchevique en Pologne, et un officier de l’armée de Haller, qui s’adresse ainsi à son interlocuteur : « Que faisais-tu en Russie ? […] Où as-tu travaillé ? Dans la Tchéka ? En tant que commissaire ? T’as dévalisé des églises ? […] qu’as-tu enseigné ? Karl Marx, Lénine, Trotsky ? », La Famille Moskat, p. 373.

20 Voir la note ci-dessus.

21 La Famille Moskat, pp. 408-409.

22 Voir à ce propos l’article de Katrin Steffen, « Polonais, Juifs, Russes, Allemands, Vietnamiens et autres habitants de Varsovie au XIXe et XXe siècles », in Les villes multiculturelles en Europe centrale, Belin, Paris, 2008.

23 Voir à ce propos deux articles d’Alexandre Kurc : « Images du pays d’origine à travers des récits de vie », in L’Europe du milieu, PUN, 1991, et « Langue, culture et l’identité », in Identité(s) de l’Europe centrale, Institut d’Études Slaves, 1995. Conformément au « petit traité de Versailles » ou traité des minorités, signé par la Pologne le 28 juin 1919, les Juifs pouvaient créer des écoles juives aidées par l’État, contrôlées par des représentations juives – cette disposition valant aussi pour les autres minorités.

24 La Famille Moskat, p. 498.

25 Ibid., p. 407.

26 Ibid., p., 410.

(6)

protagonistes du roman, la conversion provoque chez elle un vrai déchirement. Élevée dans la foi chrétienne par son père, rabbin converti au protestantisme, mais jamais oublieuse de son identité première, elle avoue : « Je suis en mauvaise posture : mon cœur balance entre les Polonais et les juifs »27. Hadassah qui dit ses prières en polonais et qui envisage, à une époque de sa vie, d’entrer au couvent, s’oppose finalement à l’apostasie « pour une unique raison : pour elle, les persécutés étaient les juifs, et non les chrétiens »28.

Comme le montre la suite du roman de Singer, l’assimilation n’y est jamais pleinement réussie. En revanche, l’usage du polonais, de plus en plus répandu parmi les Juifs appartenant à la jeune génération de l’entre-deux-guerres, témoigne de la volonté de s’intégrer de façon plus ou moins vigoureuse, plus ou moins durable à la société polonaise. Il est significatif que les jeunes Moskat, même s’ils connaissent le yiddish ou l’hébreu grâce à la fréquentation des yeshivas et des chéders, recourent au polonais pour exprimer leurs états affectifs. L’emploi du polonais peut être une arme décisive dans le conflit de générations.

Ainsi du moment que Mascha parlait polonais revendiquant son droit à fréquenter des chrétiens, sa mère, Leah, comme le dit le narrateur, « perdait pied complètement »29. La méconnaissance ou l’oubli du polonais peut empêcher la communication. Quand Leah et Koppel, son deuxième mari, qui avaient émigré aux Etats-Unis, visitent la Pologne, ils ne parviennent pas à communiquer avec leurs propres petits-enfants, restés dans le pays, du fait que ceux-ci ne parlent que le polonais, alors que ceux-là ne le parlent plus. Toujours est-il que les Moskat de la génération née et élevée au confluent des cultures dans la ville cosmopolite d’avant 1914 continuent à manier plusieurs langues : yiddish, polonais, russe, allemand. Le mélange de langues peut avoir une valeur symbolique. Prenons le cas des amants Asa Heshel et Barbara qui, comme s’ils voulaient créer un volapuk commun à deux peuples, s’amusent à chercher des « combinaisons de mots polonais et yiddish »30, les deux langues comprenant du reste des emprunts réciproques.

Toujours est-il que de nombreux Juifs varsoviens pour qui la langue jouait un rôle puissant d’identification avec leur propre communauté, ne parlaient pas le polonais et les Polonais qui connaissaient le yiddish, étaient très rares. En général, on observe une asymétrie dans les relations entre les Polonais et les Juifs. Alors que dans les années vingt ceux-ci manifestaient une volonté évidente de se rapprocher de la société polonaise, ceux-là ne s’intéressaient guère à la communauté juive et méconnaissaient sa culture, même s’ils fréquentaient volontiers des rues commerçantes du quartier juif pour y faire des affaires. Chez Singer les philosémites sont l’exception. L’un d’eux, Yanek Zazhitsky, dans sa jeunesse étudiant de l’académie de peinture, sympathise avec les artistes juifs et éprouve « le besoin impérieux de comprendre ce peuple et ses hommes, d’apprendre leur langue, de connaître leurs secrets, d’être un de leurs »31. Pourtant cet élan de philosémitisme chez certains Polonais d’une part, les tendances intégrationnistes chez les Juifs d’autre part commencent à faiblir dès la fin des années vingt, vu une recrudescence de l’antisémitisme.

Le régime de Pilsudski, dit sanacja32, qui traquait les communistes, considérait les Juifs comme des agents secrets de Moscou. Dans le roman, un certain Katchinski, haut fonctionnaire au Ministère de l’Intérieur, attribue la propagation de l’antisémitisme à l’adhésion des « masses juives » au bolchevisme. En réalité, le communisme qu’incarne Broide, devenu entre-temps membre du comité central du Parti communiste de Pologne, et

27 Ibid., p. 478.

28 Ibid., p. 407.

29 Ibid., p. 280.

30 Ibid., p. 574.

31 Ibid., p. 289.

32 Le régime autoritaire instauré par le maréchal Józef Piłsudski, après le coup d’État du 12 mai 1926, eut pour objectif l’assainissement de la vie politique polonaise, d’où le nom de sanacja.

(7)

Barbara, activiste de ce dernier, constitue l’un des rares terrains d’entente entre une minorité plutôt marginale de Juifs et de Polonais. Même après la dissolution du Parti par le Kommintern, en 1938, Barbara ne cesse de mener une « existence de conspiratrice » communiste, « toujours prête pour n’importe quelle tâche dangereuse qu’on pût exiger d’elle »33.

Le sionisme, très actif dans la capitale polonaise de l’entre-deux-guerres et évoqué à plusieurs reprises dans La Famille Moskat, devait théoriquement arranger les partisans de l’expulsion des Juifs, de préférence à Madagascar34. Cependant les autorités qui avaient échafaudé ce projet, traitaient les sionistes dans le meilleur des cas de « citoyens temporaires », selon l’expression de Katchinski, lors même que ceux-ci étaient représentés au parlement polonais. Le boycottage tacite des Juifs sur le marché du travail, surtout dans les services civils, le boycott ouvert du commerce et des produits juifs, organisé par l’endecja, mais après la mort de Pilsudski soutenu par le régime des « colonels »35, enfin une grande crise économique des années 1929-1933 fragilisèrent encore davantage la population juive de Varsovie.

Avec l’arrivée de Hitler au pouvoir l’antisémitisme des formations politiques issues de l’endecja revêtit le caractère nettement fasciste et aboutit aux actes de violence perpétrés sur les Juifs, notamment dans les quartiers habités majoritairement par la communauté chrétienne.

Ainsi Nyunie, l’un des fils de Meshulam Moskat qui « avait tourné le dos aux us et coutumes […] des hassidiques » et quitté le quartier juif pour ouvrir une librairie dans l’élégante rue Świętokrzyska, est la cible de « quelques brutes fascistes »36. Hadassah, la fille de Nyunie, fait allusion aux excès des « nazis polonais » dans la banlieue résidentielle de Varsovie et aux pogroms des Juifs dans les villes de Brześć, Przytyk, Nowomińsk37. Il est également question des mesures antisémites prises dans des universités polonaises. L’un des petits-fils de Pinnie, frère de Nyunie, « était obligé de rester debout pendant les cours à l’université : les étudiants païens défendaient aux juifs de s’asseoir en leur présence, ou bien ils exigeaient que les juifs fussent assis dans un “ghetto” – des bancs séparés du reste de l’amphithéâtre »38.

En raison des tendances xénophobes et racistes visant à exclure les minorités, en particulier les Juifs, du corps de la nation, il était de plus en plus difficile de professer une identité double, polono-juive, ou multiple. Les Juifs convertis et assimilés ne pouvaient pas non plus se sentir en sécurité. Car autant au commencement de la Pologne indépendante on considérait comme Juifs les personnes de religion juive, autant à sa fin toutes les personnes d’origine juive. L’antisémitisme ambiant n’épargne même pas la sphère de la vie privée et,

33 La Famille Moskat, pp. 540-541.

34 Léon Noël dans son livre La Pologne entre deux mondes, Institut d’Études Slaves, Paris, 1984, dit à ce propos : « Une idée fut lancée, en 1937, par le Gouvernement polonais qui se mit à revendiquer des territoires coloniaux. Elle consistait à installer les Juifs polonais dans certaines de nos [françaises] colonies et, plus spécialement, à Madagascar. Les nationalistes polonais l’accueillirent naturellement avec une très vive satisfaction et un grand espoir. […] Les sionistes, les Juifs orthodoxes ne voulaient pas entendre parler de ce projet. Pour eux […] l’émigration n’était admissible que s’il s’agissait d’aller vers Jérusalem et les Juifs devaient rester dans les pays qui les avait accueillis tant que la Palestine ne leur serait pas largement ouverte », p. 186.

35 Les activistes nationaux-démocrates lancèrent le mot d’ordre Nie kupuj u Żyda (n’achète pas chez les Juifs).

L’antisémitisme économique fut également soutenu par le gouvernement lui-même : dans sa déclaration faite à la Diète, le 4 juin 1936, le Premier ministre, Felicjan Sławoj-Składkowski, approuvait la « lutte économique » menée contre les Juifs. Dans La Famille Moskat l’une des victimes de cette lutte économique est Nyunie :

« devant sa librairie, sise dans la rue Holy Cross [Świętokrzyska], un piquet d’étudiants polonais montait la garde, chaque jour, pour prévenir d’éventuels clients que le propriétaire était un juif », La Famille Moskat, p.

532.

36 Ibid.

37 Ibid., p. 544.

38 Ibid., p. 534. En raison des mesures antisémites, le nombre d’étudiants juifs dans les universités polonaises ne cesse de baisser, passant de 24, 6% en 1921-1922 à 8,2% en 1938-1939.

(8)

dans le roman, contribue à la désintégration du couple Masha Moskat et Yanek Zazhitsky, ce dernier devenu entre temps « un véritable antisémite ». D’autre part, un lent processus de

« déghettoïsation » de la communauté juive de Varsovie, inaugurée encore sous le régime tsariste en 1862, quand les Juifs furent autorisés à quitter leur quartier, s’arrête presque complètement à la fin des années trente. Les Juifs qui auparavant pouvaient circuler librement dans la ville, qui s’installaient en fonction de leur statut social et du degré d’intégration dans les quartiers habités principalement par les chrétiens, et qui allaient en villégiature, comme les membres de la famille Moskat, à Otwock, Falenica, Śrudborów, Świder, localités périphériques de Varsovie, à la fin de l’entre-deux-guerres avaient de plus en plus peur de s’éloigner de la partie Nord de la capitale39. Ce quartier, sans porter le nom de ghetto, en préfigure alors un, instauré sous l’occupation allemande.

Singer évoque souvent cette atmosphère d’angoisse, qui s’empare de la communauté juive et qui fait qu’elle se replie sur elle-même. Il décrit également l’arrivée à Varsovie des Juifs fuyant l’Allemagne40. Quant aux Polonais, « ils commençaient enfin à comprendre que Hitler était leur ennemi […] Et pourtant – commente ironiquement le narrateur – dans le Sejm [parlement] polonais les députés trouvaient encore le temps de discuter interminablement les petits détails des lois juives rituelles sur l’abattage du bétail »41. Dans ces circonstances des milliers de jeunes sionistes varsoviens émigrent en Palestine, entraînés à cet effet dans un centre de préparation à l’immigration à Grochów, un quartier de la rive droite de la Vistule42. Quand, à la veille de la guerre, Koppel et Leah arrivent d’Amérique, un autre pays d’immigration juive, les enfants et les petits-enfants de Meshulam Moskat, tous ont la même pensée : « qu’on les [aide] à quitter la Pologne tant qu’il était encore temps »43. Et tous attendent les arrivants à la gare de Varsovie. Voici la description de la famille Moskat, vue par les yeux de Pinnie, la description qui nous semble le mieux appropriée pour déboucher sur la conclusion :

… Pinnie eut envie de les comparer aux animaux de l’arche de Noë. Il y avait une variété ahurissante : les uns barbus, les autres avec les joues rasées ; des étudiants de yeshivah et de jeunes dandys habillés à la dernière mode, des femmes portant perruque, d’autres tête nue. La plupart des jeunes filles parlaient polonais.44

Il en résulte, qu’au fur et à mesure que le monde traditionnel juif se désintégrait, il se diversifiait socialement, politiquement et culturellement en relation avec d’autres mondes environnants, le cas échéant : polonais, russe, allemand. Même si après la Première Guerre mondiale Varsovie reste une ville cosmopolite, l’influence polonaise, du fait de la création de l’État national, dont Varsovie devient la capitale, ne cesse de croître. Une partie des Juifs varsoviens, qui s’intègrent à la communauté polonaise, le font aussi bien par l’intérêt porté à la culture du peuple avec lequel ils cohabitaient depuis le Moyen Âge que par l’espoir qu’ils y

39 Voici le fragment du roman qui illustre la peur qu’éprouvaient les Juifs de quitter leur quartier : « Près de la rue Shliska [Śliska] commençait le quartier des gentils : un juif y risquait toutes sortes d’avanies. Les hommes de Nara, nazis polonais [Parti National-radical ; Obóz Narodowo-Radykalny, ONR], avaient l’habitude de patrouiller dans ce coin, armés d’une matraque en caoutchouc dont ils se servaient volontiers contre les juifs.

Mieux valait prendre le raccourci par les Jardins de Saxe », ibid., pp. 533-534.

40 En octobre 1938, le gouvernement polonais, qui avait glissé vers un antisémitisme officiel, refusa initialement d’accueillir près de 20 000 Juifs polonais chassés d’Allemagne, marquant une étape supplémentaire dans la dégradation des relations entre les deux communautés.

41 La Famille Moskat, p. 559.

42 Entre 1927 et 1938, au total 22 500 Juifs émigrèrent de Varsovie. Voir à ce propos Gabriela Zalewska, Ludność żydowska w Warszawie w okresie międzywojennym (La population juive de Varsovie dans l’entre-deux- guerres), PWN, Warszawa, 1996.

43 La Famille Moskat, p. 547.

44 Ibid.

(9)

seraient acceptés à part égal. Le rapprochement des Juifs et des Polonais commence cependant dès la seconde moitié du XIXe siècle et son degré, comme le montre le roman de Singer, varie selon les temps : plus facile à l’époque positiviste et dans les années vingt, il est entravé dans les années trente du XXe siècle. D’autre part, le degré d’intégration varie selon les personnes. Elle peut aboutir à la conversion et à la tentative de rupture avec le milieu juif ou bien se manifester sur le plan des mœurs et de la langue, sans pour autant empêcher de cultiver la tradition juive. L’auteur de La Famille Moskat rappelle à ce propos qu’il existait

« une loi non écrite parmi les femmes d’écrivains yiddish et un grand nombre de soi-disant yiddishistes, d’élever leurs enfants dans la langue polonaise »45. À leur instar, l’identité des personnages de Singer est fluctuante entre judaïté et polonité. D’une manière symbolique, ce caractère mouvant se traduit par un mélange de traits juifs et polonais, comme ceux de Macha, qui « étaient méconnaissables et faisaient penser à une gentil »46.

Intégrés ou non, les Juifs côtoyaient les Polonais à l’école et dans les lieux publics, ainsi que dans la vie professionnelle. À cet égard la transformation de nombreux descendants de Meshulam Moskat en travailleurs intellectuels et membres de l’intelligentsia a une importance capitale. Car de par leurs professions ils travaillaient non seulement dans le milieu juif, mais aussi dans le milieu polonais ce qui multipliait le nombre d’échanges culturels quotidiens dans l’espace urbain.

Bien évidemment, les Moskat représentent une étroite couche aisée de la population juive de Varsovie. Beaucoup de leurs compatriotes ne quittaient qu’exceptionnellement les districts les plus pauvres de la ville et ne parlaient pas le polonais47. Sous ce rapport ils ressemblaient à la majorité des Polonais qui ne connaissaient, à part quelques mots les plus usités, ni le yiddish, ni l’hébreu. Comme le font voir des exemples déjà cités, le rapprochement des deux communautés se faisait lentement et difficilement. Toutes les deux, engagées dans la concurrence économique, se laissaient influencer par des préjugés et plus les relations entre la minorité juive et la majorité polonaise étaient tendues, plus l’image que se faisait celle-ci de celle-là était stéréotypée48. Toutes les deux, pour des raisons historiques semblables, voulaient préserver leur identité intacte et avaient peur de la voir se diluer dans un milieu culturel ressenti comme étranger et hostile. L’écrivain met dans la bouche de plusieurs de ses personnages les propos qui témoignent de cette crainte de la dissolution. Qui plus est, par le truchement du narrateur, il attribue à maintes reprises les échecs et les malheurs de ses héros à leur éloignement de la tradition juive. Pourtant, il décrit en même temps la réalité d’une ville multiculturelle, dont les habitants appartenant à des communautés distinctes entraient en contacts au moins en partie transculturels.

Ce transculturalisme fut finalement et définitivement détruit pendant l’occupation nazie ; mais bien avant que celui-ci ne commence, les héros de Singer ont le pressentiment de la fin du monde, « la fin de leur monde », qui, indépendamment du jugement qu’on peut porter sur les relations entre les deux sociétés en question, a considérablement changé en présence du monde polonais durant la période représentée dans La Famille Moskat.

45 Issac Bashevis Singer, Love and Exile. An autobiographical trilogy, New York, Doubleday, 1984 ; cité d’après D. Bechtel, X. Galmiche, Les villes multiculturelles en Europe centrale, Belin, 2008, p. 130.

46 La famille Moskat, p. 564.

47 Sur l’ensemble du territoire polonais, 90% des Juifs restaient yiddishophones.

48 A. Kurc dans son article « Langue, culture et identité juives », op. cit., explique ainsi ce phénomène : « La représentation de soi se construit à partir des interactions dans les relations quotidiennes. La reproduction de ces normes est d’autant plus efficace qu’il existe une forte cohésion du groupe minoritaire et groupe majoritaire rendant cette cohésion encore plus nécessaire. Ainsi, plus les relations entre groupe minoritaire et groupe majoritaire sont tendues, plus l’image que se fait le hors groupe du groupe minoritaire est stéréotypée. Cette tension renforce à son tour le groupe dans son organisation, ses modes d’échange et notamment ses codes de communication spécifiques ».

(10)

Références

Documents relatifs

of these drives is to permit data recorded on cartridge tape to be transcribed to standard half-inch, computer- compatible magnetic tape for direct computer entry or

This section contains the procedures for operating the Model 1501 Intelligent Terminal up to the point at which the program provides.. further operating

The Tape/CRT/I/O board (T/C/I) provides an interface between the processor, the cartridge tape drives (including the tape amplifier with pre-amplifier and tape motion

Direct Connection, Frequency Measuring Mode (Model RFM-10D) Operating Controls, Indicators and Receptacles (Model RFM-11A) Electronically Swept Frequency Generation

a. Connect the power supply positive lead to pin 9 and the negative lead to terminal 21 of the rear panel 24 pin connector. Disconnect the positive lead of A 1A4C35 from

If a Read instruction addresses a Model 42 Disc Drive and the requested sector is one which would be accessed by the middle arm (arm 2), the operation is terminated and

For example, to clear the entire screen and position the cursor to start a protected field display at the tenth position of the top line, the following

As in the entry from the keyboard, timing must be synchronized with the first location in program storage, immed- iately following the last instruction that was