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L’Éloquence parlementaire sous la monarchie de Juillet. Guizot, Thiers, Tocqueville

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Texte intégral

(1)

Anne JEANNIN-VIBERT

L’Éloquence parlementaire sous la monarchie de Juillet Guizot, Thiers, Tocqueville

Thèse de doctorat N. R.

sous la direction de Lise DUMASY, professeur à l’Université Stendhal

TOME I

Thèse soutenue le 28 janvier 2000

(2)

Remerciements

Sans vouloir prendre le risque, au seuil de cette étude, de l’allonger indûment par l’expression d’une reconnaissance qu’il serait nécessaire de témoigner à beaucoup, et même à davantage, je voudrais néanmoins adresser quelques remerciements :

à Lise Dumasy, grâce à qui j’ai trouvé, enfin ! le seul sujet sans doute qui pouvait me convenir, et dont la confiance téméraire en l’achèvement de cette étude n’aura finalement pas été démentie ;

à Francis Goyet, qui m’a fait découvrir les ressources insoupçonnées de la rhétorique, avec une rare générosité intellectuelle et une disponibilité constante ;

à Jean-François Louette, qui a assuré avec autant de tact que de ponctualité, autant d’amitié que de vigilance, la tâche ingrate du suivi du travail et de sa relecture ;

à Françoise Douay qui m’a apporté son aide et sa très grande connaissance de l’histoire de la rhétorique à un moment critique pour la poursuite de ce travail ;

à Patrick Maistre du Chambon, Doyen de la Faculté de Droit, qui, non content d’avoir cru en la réalisation de cette thèse, m’a prodigué mieux que des encouragements : les conditions matérielles et intellectuelles favorables pour la mener à terme ;

à Anne-Marie Houlette, pour m’avoir initié aux arcanes du monde des bibliothèques, et pour m’avoir également apporté son aide et soutenu de son amitié tout au long de ce travail ;

* au staff familial :

à Bertrand, qui a su tout faire, veiller à l’intendance, assurer le soutien moral, passer des tâches domestiques aux échanges intellectuels, et pour finir, partager les derniers efforts et les dernières veilles : « Haud facile emergunt, quorum virtutibus obstat res angusta domi » ;

à mes parents, qui m’ont prodigué, outre leur soutien affectueux, une aide logistique quotidienne, et n’ont pas reculé devant la lecture de quelques austères volumes de correspondance ;

à Pierre Avon, dont l’amitié fidèle et l’accueil chaleureux lors de mes séjours parisiens m’aura accompagnée tout au long de cette étude, et depuis bien plus longtemps encore ;

* aux institutions :

à la Bibliothèque Universitaire de Grenoble, qui m’a permis de découvrir, jusque dans le Saint des Saints, quelques-uns de ses trésors ignorés ;

à la Bibliothèque Thiers et à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, qui m’ont ouvert leurs portes et leurs archives ;

au Centre É.CRI.RE de l’université Stendhal, qui m’a accueillie et m’a grandement facilité la tâche en me donnant des moyens pour travailler ;

*

à François Marquet, ouvrier de la dernière heure (ô combien cruciale !), sans qui la besogne

n’aurait pas été abattue en temps voulu par cet animal rétif qu’est l’ordinateur.

(3)

AVERTISSEMENT

ÉDITIONS DE RÉFÉRENCE ET ABRÉVIATIONS

Les citations des discours de Guizot, Thiers et Tocqueville renvoient aux éditions citées ci-après, qui seront abrégées de la manière suivante :

• pour Guizot :

Histoire parlementaire de France. Recueil complet des discours prononcés dans les Chambres de 1819 à 1848, Paris, Michel Lévy frères, 1863, 5 tomes.

Abréviation : H. p., suivie du numéro du tome.

• pour Thiers :

Discours parlementaires de M. Thiers, publiés par A. Calmon, Paris, Calmann Lévy, 1879-1880 pour les tomes 1 à 7 (1830-1848).

Abréviation : D. p., suivie du numéro de tome.

• pour Tocqueville :

Œuvres complètes, tome III, Écrits et discours politiques, volumes 1 et 2, texte établi par A. Jardin, Paris, Gallimard, 1962 (vol. 1) et 1985 (vol. 2)

Abréviation : É. et D. p., suivie de l’indication vol. 1, sans autre indication pour le volume 2

Pour Guizot et Thiers, les tables des matières des tomes étudiés sont reproduites en annexe.

(4)

CITATIONS

Dans les citations, les mots en italiques, lorsqu’il y en a, sont de l’auteur. C’est nous en revanche qui, sauf indication contraire, soulignons ou faisons apparaître des mots en caractères gras.

Pour les éditions d’époque, l’orthographe du texte original a été conservée.

(5)

SOMMAIRE

Introduction ... 1

1. Comme peut-on étudier l'éloquence ? ... 1

2. La monarchie de Juillet ou l’âge d’or de l'éloquence moderne ... 25

3. Lire les discours parlementaires ... 33

Première partie : Permanence de la rhétorique au XIX

e

siècle : histoire d’une redécouverte ... 49

Chapitre 1 : Grandeur et misère de la rhétorique aujourd'hui ... 49

A. Le renouveau de la rhétorique ... 49

B. Le XIX e siècle au regard de la rhétorique renaissante : le malentendu de la rhétorique restreinte ... 61

Chapitre 2 : Jalons pour une histoire de la rhétorique de la fin du XVII e siècle au début du XIX e siècle : débats et notions émergentes ... 71

A. La rhétorique issue du modèle d’enseignement humaniste ... 71

1. Mise en place du modèle ... 71

2. Le modèle jésuite, prototype de l’enseignement rhétorique ... 73

B. Les facteurs d’évolution du modèle ... 80

1. L’extension de l’enseignement du français : vers la constitution d’une rhétorique française ... 80

2. La question de la rhétorique « cartésienne » : L’Art de parler de Bernard Lamy ... 85

3. Le débat sur les passions dans l'éloquence sacrée et les avatars de la rhétorique du cœur sur le terrain de l’esthétique ... 91

C. La rhétorique contestée, détournée et concurrencée ... 95

1. Les positions de l’Encyclopédie : oui à l'éloquence, non à la rhétorique ... 95

2. Le courant « belles-lettriste » : la rhétorique au service de la lecture des œuvres ... 98

3. La concurrence de la grammaire générale ... 102

D. Épilogue : l’anti-rhétorique de la Révolution française et la « restauration rhétorique »

de l’Empire ... 104

(6)

Chapitre 3 : La formation de Guizot et de Thiers : humanités et rhétorique

au tournant des deux siècles ... 110

A. Guizot au Collège et à l’Académie de Genève ... 110

1. Données biographiques ... 110

2. Le Collège et l’Académie de Genève ... 111

3. Formation (suite) ... 118

B. Thiers au Lycée impérial de Marseille ... 120

1. Données biographiques. Histoire du lycée ... 120

2. Enquête sur l’enseignement des humanités dans les lycées de l’Empire ... 121

3. Formation (suite) ... 128

C. Tocqueville au Collège royal de Metz ... 138

Deuxième partie : L’éloquence politique : la difficile constitution d’un genre ... 142

Chapitre 1 : La recherche problématique d’un délibératif moderne ... 142

A. Le genre délibératif dans la rhétorique antique : de l’harmonie des fins au conflit de l’utile et de l’honnête ... 142

1. La Rhétorique Aristote ... 142

2. Rhétorique à Hérennius ... 150

3. Cicéron : De Inventione ... 153

4. Cicéron : De Oratore et Partitiones oratoriae ... 155

B. A la recherche d’un délibératif moderne ou comment conjuguer l’utile et l’honnête .... 165

1. Le genre délibératif : l’oublié ou le parent pauvre de l’ars rhetorica ... 167

2. Le genre délibératif selon Marmontel : une relecture de Cicéron ... 172

3. À la recherche d’éloquences de substitution ... 181

4. La tribune de l’orateur-philosophe ... 188

C. La Révolution ou l’échec d’un renouvellement du genre délibératif ... 191

1. Le genre délibératif confronté à la réalité des assemblées révolutionnaires ... 192

2. Persistance de l’idéal du grand orateur ... 196

(7)

3. L’idéal mis à mal ... 200

4. Madame de Staël et l'éloquence : une réflexion sur l’avenir de l'éloquence politique ... 203

Chapitre 2 : Quels modèles pour l’éloquence politique au XIX e siècle ? ... 225

A. Le modèle antique ... 225

1. Cicéron et Démosthène : modèles obligés du délibératif dans la rhétorique « restaurée » du début du siècle ... 226

2. La réhabilitation des Conciones, autre modèle d’éloquence antique ... 227

3. Les limites de l’adaptation du modèle antique ... 232

B. Le modèle révolutionnaire ... 237

1. L'éloquence révolutionnaire : une référence obligée pour l'éloquence politique ... 237

2. Le contre-modèle ou l’éloquence repoussoir pour la monarchie constitutionnelle .... 241

3. Vers une réévaluation de l'éloquence révolutionnaire ... 250

C. Le modèle anglais ... 253

1. Les signes d’intérêt pour l'éloquence anglaise ... 253

2. Un modèle traditionnellement dévalué ... 256

3. Un modèle désormais possible pour l'éloquence parlementaire française ... 262

D. Épilogue : Thiers et « l’art de la discussion » dans le Discours sur l'éloquence judiciaire ... 274

Chapitre 3 : Les conditions institutionnelles de la parole parlementaire sous la Monarchie de Juillet : une parole réglée et réglementée ... 279

A. Une monarchie parlementaire ? ou les règles du jeu parlementaire selon la Charte ... 279

B. Un auditoire d’hommes « éclairés » ? ... 287

C. Le règlement de la Chambre des députés et la parole parlementaire ... 302

D. Disposition des lieux : « l’esprit » de la Chambre ... 317

(8)

Troisième partie : Étude des discours : quelle éloquence

pour la monarchie parlementaire ? ... 325

Précisions méthodologiques ... 325

1. Outils d’analyse ... 325

2. Choix des discours étudiés ... 332

Chapitre 1 : L’éloquence de Guizot et de Thiers ... 334

A. Étude détaillée de six discours de Guizot et de Thiers ... 334

1. Rétrospective de leurs interventions pendant la première session parlementaire de la monarchie de Juillet ... 335

2. Les discours sur le projet d’adresse ... 363

3. Les discours en réponse à l’interpellation Mauguin ... 394

4. Les discours sur l’abolition de l’hérédité de la pairie ... 414

B. L'éloquence de Guizot et de Thiers de 1831 à 1836 : caractères communs ... 456

1. L’espace de la publicité : de la confiance dans la délibération à la crainte de la parole agissante ... 456

2. L’auditoire des hommes de sens ou l’adaptation du discours à l’auditoire ... 487

3. Le conflit des valeurs ou comment concilier ordre et liberté ... 518

4. Coda. Berryer et Thiers dans le débat sur le remboursement de la dette américaine : un exemple de conflit de valeurs ... 548

C. L'éloquence de Guizot et de Thiers de 1831 à 1836 : traits spécifiques ... 573

1. Préambule ... 573

2. Inventio ... 581

3. Dispositio ... 645

4. Elocutio ... 651

Chapitre 2 : Tocqueville ou de la difficulté d’être orateur ... 684

A. Tocqueville et la question d’Orient ... 689

1. Premier discours sur la question d’Orient (2 juillet 1839) ... 690

2. Étude contrastive : le discours du 1 er juillet 1839 de Lamartine ... 706

3. Second discours de Tocqueville sur la question d’Orient (30 novembre 1840) ... 720

(9)

B. L'éloquence de Tocqueville (1840-1848) ... 735

1. Un intellectuel en politique ... 737

a. Tocqueville et le spectacle politique ... 738

b. La parole d’un homme seul ... 747

2. « Grandes passions » contre « petites passions » : parler pour l’honneur de la France ... 759

3. Quels moyens rhétoriques ? ... 773

Conclusion ... 799

1. L’avènement du genre délibératif moderne ... 799

2. Les représentations ambivalentes de l'éloquence parlementaire : le mythe de la toute-puissance de la parole à l’épreuve de la vie politique ... 804

3. Vers une séparation des champs de la politique et de la littérature ... 810

Bibliographie ... 819

Tables des matières ... 843

(10)

1

Introduction

1. Comment peut-on étudier l'éloquence !

Qui se soucie encore de l'éloquence ? Il peut en effet paraître curieux de s’intéresser aujourd'hui à l'éloquence parlementaire, qui plus est à celle de la monarchie de Juillet et, circonstance aggravante, dans une étude de lettres. Le mot lui-même peut sembler bien vieilli et peu usité, faute d’une réalité à laquelle renvoyer, depuis que Verlaine et d’autres lui ont définitivement tordu le cou. Et si de nos jours on emploie encore l’adjectif « éloquent », on constatera que ce qui est éloquent, en fin de compte, c’est tout sauf le discours lui-même : un geste ou une attitude, quand ce n’est pas le silence. On peut tout de même s’étonner, concernant l'éloquence, que des dictionnaires actuels, Lexis, Robert et Petit Larousse, par exemple, ne recensent à titre d’exemple que celle des chiffres. L'éloquence, la vraie, celle du discours, et le rêve de toute-puissance de la parole qu’elle portait seraient promis à la seule nostalgie, et les lieux institutionnels où s’exerça son pouvoir, chaire, tribune et barreau, ne seraient plus que des

« lieux de mémoire » qu’on visite avec respect mais que, selon Jean Starobinski qui fut un des premiers à en retracer l’histoire 1 , la mémoire du passé « grève de solennité un peu vieillote ».

C’est ainsi que sous le titre « Nous nous souvenons » s’ouvre une Anthologie de l'éloquence française, publiée récemment, sur une série d’« images muettes » qui sont tout ce qui reste des

« torrents d’éloquence qui se sont déversés sur la France » :

Un prêtre gravit les degrés qui mènent à la chaire dans un frisson de surplis. Il contemple un moment l’assemblée des fidèles qui attendent.

À la tribune, un député reprend son souffle ; les voûtes du Parlement retentissent d’acclamations.

Un avocat à la barre laisse soudain retomber son bras. Il fait une pause ; la salle est suspendue à ses lèvres

2

.

1

Dans « La chaire, la tribune, le barreau », étude qui participe précisément de l’entreprise de Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, t. II : La Nation, vol. 3, Paris, Gallimard, 1984, p. 425-485. Il sera fait souvent référence à cette étude de Jean Starobinski qui, en proposant une première synthèse sur l’histoire de l'éloquence depuis la Renaissance jusqu’au XIX

e

siècle, a fait ressurgir des lieux de parole trop oubliés et ouvert la voie à d’autres travaux.

2

P. Dauzier, P. Lombard, Anthologie de l'éloquence française de Jean Calvin à Marguerite Yourcenar, Paris, La

Table ronde, 1995, p. 9-10.

(11)

Aujourd'hui, la part la plus importante de la parole publique, démultipliée et en même temps décentrée par les moyens modernes de communication, ne vient plus de ces lieux institutionnels et ne peut même plus, souvent, être renvoyée à un locuteur clairement identifié. Non seulement, écrit Jean Starobinski, l’orateur « n’est plus assigné à son lieu traditionnel » mais « il évite assez fréquemment de se montrer en posture d’orateur » et n’est plus l’individu qui, « d’un lieu consacré, rend publics ses convictions, ses arguments, ses sentiments » :

Dans une situation où la puissance technique des médias, multiplicateurs d’influence, assure la densité, le renouvellement des messages, leur caractère épuisable et indéfiniment renouvelable, on peut considérer l’orateur à la tribune, à la barre, en chaire comme une figure anachronique, asservie à un emplacement symbolique à partir duquel le rayon d’action de la parole et son pouvoir de pénétration – fussent-ils relayés comme ils peuvent l’être aujourd'hui – apparaissent relativement limités. Le charisme des

« grandes voix » n’a certes pas disparu. Mais l’autorité, la séduction connaissent d’autres moyens de s’imposer

3

.

Même si les lieux traditionnels de la parole agissante subsistent, et avec eux leur fonction symbolique, l'éloquence est donc institutionnellement déchue, supplantée en politique par d’autres formes de parole, le plus souvent télévisées ; disparue avec le désenchantement du monde et le déclin des pratiques religieuses ; réduite, du côté de la justice, à quelques grands procès d’assise dont les plaidoiries ne nous parviennent que par bribes dans les comptes rendus de presse, sans avoir l’honneur, à notre époque de communication triomphante, d’une publication intégrale. Ne perdure plus que le genre figé du discours de réception à l’Académie française, aussi suranné que la vénérable institution qui le fait survivre. Certes, on prononce encore des discours à l’Assemblée nationale, mais ils suscitent plus l’ennui que les passions : « Jaurès, Briand, Clémenceau, revenez ! ils sont devenus mous ! Un siècle après les débuts enflammés de la République, notre X e législature s’est ouverte sur le discours soporifique d’Édouard Balladur », écrivait Bertrand Leclair, après le discours de politique générale du Premier ministre, le 8 avril 1993, déplorant que le discours parlementaire ne soit plus qu’un « exercice d’argumentation, avec ses divisions, ses arguments, chaque paragraphe découpé en prémisses acceptables a priori de tout auditeur », rhétorique « desséchée, réduite à la recette et au costume de l’orateur », qui oublie, par peur des polémiques et des questions douloureuses, les trois devoirs de l’orateur « tels que les définissait Cicéron : plaire, émouvoir, instruire » 4 . L’exemple du discours d’Édouard Balladur n’est que le révélateur d’une crise générale de la parole parlementaire. Préfaçant l’ouvrage consacré aux Grands débats parlementaires de 1875 à nos jours

5

, Laurent Fabius se demandait avec beaucoup de scepticisme : « Les années 90 verront-elles un renouveau du débat parlementaire ? Je le souhaite, mais l’expérience invite à la prudence ». Et il évoquait tous les obstacles à un tel renouveau : les partis politiques structurés qui pratiquent la discipline de

3

« La chaire, la tribune, le barreau », op. cit., p. 427.

4

« Qui a peur de la rhétorique ? », Le Nouveau Politis, mai 1993, n° 12, p. 64-67.

5

Michel Mopin, Les Grands Débats parlementaires de 1875 à nos jours, Paris, La Documentation française,

1988.

(12)

groupe ; un travail parlementaire, souvent très technique, fait pour l’essentiel en commission ; un public, dans les tribunes, réduit à un rôle symbolique et des caméras de télévision qui suivent les travaux de façon sélective. La prudence de Laurent Fabius était justifiée et les années 90 n’ont pas vu de véritable renaissance de l’art oratoire, même s’il est arrivé que certains débats suscitent plus de passions que d’autres et que leurs échos nous parviennent, en dehors des murs de l’Assemblée 6 .

Non seulement on ne reconnaît plus à l'éloquence la puissance qu’on a pu lui accorder dans le passé, mais elle n’est plus, de ce fait, un enjeu pour la réflexion et en particulier pour la réflexion littéraire. Alors qu’elle a constitué pendant des siècles, avec la poésie, le tout des

« lettres humaines » (selon une expression du XVII e siècle), elle a aujourd'hui complètement disparu du champ de ce qu’on appelle désormais la littérature. Elle semble appartenir, écrit Jean Starobinski, « à un monde antérieur », au monde d’avant la littérature, et dans la recomposition du passé entreprise par l’histoire littéraire de la fin du XIX e siècle, elle a disparu en même temps que la rhétorique, supplantée par la sainte trinité du théâtre, du roman et de la poésie. Encore l'éloquence religieuse a-t-elle été sauvée par la grâce de Bossuet et du Grand Siècle. Mais celle des avocats et des hommes politiques n’a pas survécu à ce reclassement. À tel point qu’aujourd’hui, le discours politique du passé ou du présent, surtout sous sa forme parlementaire, peut apparaître comme le comble du non-littéraire, discours étroitement lié aux circonstances, à finalité pragmatique et non esthétique, discours oral, de surcroît, dont la forme écrite n’était qu’une reproduction incomplète et infidèle et qui n’est plus généralement, dans nos modernes assemblées, que de l’écrit oralisé 7 . Rien de plus opposé à la modernité littéraire, à sa clôture, à son achèvement, à sa finalité autotélique et à son caractère désengagé, dont l’utilité n’est pas à chercher directement dans l’action, mais dans une autre vision du monde et du langage. C’est pourquoi l’étude des discours politiques – ou du discours politique –, a été abandonnée aujourd'hui aux chercheurs en sciences politiques, aux sociologues et aux linguistes, ou encore aux historiens pour les discours du passé, quand ce n’est pas aux spécialistes de la

6

Cependant, même lorsque ces débats suscitent l'intérêt des médias, les discours sont réduits à de « petites phrases » et n’ont jamais l’honneur d’une reproduction, même partielle. Ainsi, le discours-événement de Christine Boutin sur le PACS a été réduit à une ou deux minutes télévisées dans les journaux d’information.

7

C’est le cas du discours d’Édouard Balladur que Bertrand Leclair décrit ainsi : « Veste bleue, cravate bleue (la

couleur qui sied aux caméras), Édouard Balladur monte posément à la tribune, ses feuillets à la main, la démarche

imbibée de sérieux, les yeux perclus de rigueur. Il va parler. Tousse. Silence. Il parle. Ou plutôt, il lit. Car, à travers

lui, ce sont d’emblée l’autorité, les contraintes extérieures, le poids de la monnaie, l’idée de nation, qui parlent. La

France, même, qui s’incarne, la malheureuse, dans ce ton monocorde et ampoulé ». Après le discours « soporifique »

du Premier ministre, les présidents de groupe grimpent chacun à leur tour au perchoir « afin d’y commenter

l’exercice du Premier ministre. Ou, plutôt, d’y lire leurs commentaires soigneusement préparés avant même

l’avènement de ce qu’ils commentent » (« Qui a peur de la rhétorique ? », op. cit.).

(13)

communication de tout poil 8 . C’est alors, à travers eux, le politique, la société, la langue ou l’histoire qui sont visés, non une œuvre et une parole singulières, avec tout ce qu’elles peuvent avoir à nous dire sur le politique, la société, la langue ou l’histoire.

Enfin, on concevrait une étude de l'éloquence révolutionnaire, la seule à avoir encore sa place dans les histoires littéraires ; on envisagerait sans doute sans grand étonnement également un travail sur les ténors des débuts de la III e République : Gambetta, Jaurès et Clémenceau font partie de la geste héroïque républicaine et ont droit aux honneurs. Mais la monarchie de Juillet reste une époque mal aimée, symbole de l’égoïsme bourgeois entre deux révolutions généreuses et plus conformes à l’image que la France a d’elle-même comme patrie des libertés et des droits de l'homme. Elle n’évoque dans l’imaginaire commun, selon Pierre Rosanvallon, que « l’image ennuyeuse d’une période sans consistance propre ». À la première page de son livre sur Le Moment Guizot, il constatait en effet que la première moitié du XIX e siècle français avait assez peu mobilisé l’attention des historiens et que la pensée politique de cette période n’intéressait encore qu’une poignée de spécialistes, considérée comme « un temps faible de l’histoire, et de la pensée simultanément, voué à un statut secondaire, mis sans dommage entre parenthèses », entre les deux temps forts « qui sont censés rythmer l’avènement progressif de la modernité démocratique : les Lumières comme précurseurs d’un côté et les penseurs de l’accomplissement démocratique de l’autre ». Dans l’histoire de la culture politique française, le premier XIX e siècle est vu comme « une transition dans laquelle rien de neuf n’apparaît 9 ». Si en revanche dans l’histoire littéraire, la période est loin d'être négligée, l’ombre portée du romantisme a longtemps fait disparaître tout ce qui n’était pas lui, et avec lui a commencé le règne du roman qui va prendre dans la littérature l’importance que l’on connaît. Historiens, publicistes, essayistes et, bien sûr, orateurs sont passés à l’arrière de la scène ou ont disparu.

Guizot, Thiers, et Tocqueville ont ainsi connu un long purgatoire ou, comme Thiers, s’y trouvent encore. L'homme politique Guizot, réduit à son fameux « enrichissez-vous », et considéré comme coupable du blocage du régime, a fait longtemps oublier l’historien et le penseur politique, et sa réputation d’orateur n’a pas survécu au XIX e siècle. Thiers est resté pour longtemps le massacreur de la Commune, après avoir été le libérateur du territoire. Dans un cas

8

Voir par exemple S. Huet, P. Langenieux-Villard, La Communication politique, Paris, PUF, 1982 ; R. Cayrol, La Nouvelle Communication politique, Paris, Larousse, 1986 ; F. Rangeon dir., La Communication politique, (Publications de l’Université de Picardie, CURAPP), Paris, PUF, 1991.

9

Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, p. 11. Dans La Monarchie impossible. Les Chartes de 1814 et de

1830 (Paris, Fayard, 1994), P. Rosanvallon écrit également, parlant de la représentation de la période 1814-1830

comme d’« un temps particulièrement morne » : « L’âge des Robert Macaire et des Jérôme Paturot serait ainsi à

l’image des philistins satisfaits et stupides que Daumier et Grandville ont férocement caricaturés. Il n’y aurait rien à

célébrer en ces années qui semblent vouées au culte d’une bourgeoisie dont l’existence, tout entière tournée vers les

occupations privées, a déserté la politique : ni république, ni suffrage universel ; rien que l’on pourrait commémorer

avec un tant soit peu d’émotion ou de chaleur ; aucune pierre blanche n’indiquerait une rupture décisive ou une

innovation majeure dans le champ politique. L’âge des nains aurait alors succédé à cet âge des géants qui a embrasé

et enthousiasmé la France, dans ses moments d’épreuve et dans ceux de gloire, de 1789 à 1814. » (p. 8).

(14)

comme dans l’autre, ni l’historien, ni l’orateur ne sont passés à la postérité. Seul Tocqueville, après une longue période d’oubli, de la fin du XIX e siècle aux années cinquante, a été plus précocement redécouvert, comme le montre Françoise Mélonio dans son ouvrage, Tocqueville et les Français 10 , qui étudie la réception de son œuvre en son temps et jusqu’à nos jours. Mais cette redécouverte n’est pas le fait des littéraires qui s’y sont intéressés plus tardivement. Quant à ses discours, ils restent méconnus en dehors d’un cercle étroit de spécialistes. En somme, étudier l'éloquence parlementaire de Guizot, de Thiers et de Tocqueville peut passer au mieux pour un combat d’arrière-garde nostalgique, visant à ressusciter les temps glorieux de l'éloquence, au pire pour une entreprise douteuse de réhabilitation d’hommes politiques déconsidérés (Guizot et Thiers) ou méconnus dans ce rôle (Tocqueville).

Pourtant, à y regarder de plus près, ce travail n’est pas aussi isolé et incongru qu’il pouvait le paraître. Tout d’abord, qui parle d’éloquence rencontre nécessairement la rhétorique 11 , ce corps de préceptes élaboré depuis l’Antiquité pour former l’orateur et développer son talent. Or, on assiste aujourd'hui à une véritable renaissance des études sur la rhétorique, sur laquelle nous reviendrons plus précisément. On se contentera de donner ici l’exemple le plus récent du renouveau des études rhétoriques : la parution en juin 1999 de l’imposante Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, sous la direction de Marc Fumaroli. Constatant que « même sous des plumes autorisées, il est toujours courant de trouver le mot “rhétorique” employé dans le seul sens en usage dans notre langue depuis le XIX e siècle, celui de verbiage calculé pour voiler la vérité des sentiments de celui qui parle, ou déformer la réalité des faits dont il prétend faire état », il souhaite « délivrer la rhétorique de cette peau d’âne dont elle a été affublée, établir ses titres de noblesse européens et modernes, et lui rendre une chance de redevenir vivante et active aujourd'hui 12 ». Le présent travail entend aussi, à sa façon, faire resurgir « une somme oubliée d’expérience et de connaissance des phénomènes de parole 13 », et participe donc de cette redécouverte d’un héritage rhétorique trop longtemps oublié.

10

Paris, Aubier, 1993. Françoise Mélonio distingue trois moments dans la relecture de Tocqueville : « les années cinquante où s’élabore autour de Raymond Aron une réflexion sur les régimes, centrée sur la lecture de la première Démocratie ; les années soixante où l’interrogation sur la culture démocratique conduit les sociologues, philosophes et ethnologues à privilégier la seconde Démocratie ; les années soixante-dix durant lesquelles François Furet et ceux qui l’entourent redonnent à l’Ancien Régime une place majeure dans l’interprétation de l’histoire de France » (p. 274).

11

« L’Éloquence est le talent de persuader, c'est-à-dire le don naturel et l’art tout ensemble. La Rhétorique n’est que l’art, c'est-à-dire la réflexion et la méthode appelés au secours des dons naturels. […] La Rhétorique ou l’art oratoire fait la supériorité de l'éloquence savante sur l'éloquence naturelle », Dictionnaire général des Lettres, des Beaux-arts et des Sciences morales et politiques, Paris, Delagrave, 1882 (6

e

éd.), article « Rhétorique ».

12

Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, Paris, PUF, 1999, p. 2.

13

Loc. cit.

(15)

La première moitié du siècle, le libéralisme et les deux régimes qu’il a inspirés ont également connu un regain d’intérêt. Outre Le Moment Guizot, déjà évoqué, sont parus également, en 1985, Les Libéraux français de Louis Girard 14 et l’Histoire du libéralisme français d’André Jardin 15 , suivis en 1987 de l’Histoire intellectuelle du libéralisme de Pierre Manent 16 . Sans prétendre recenser toutes les publications consacrées au libéralisme et au mouvement des idées politiques de la première moitié du siècle, on relèvera l’exemple récent de l’ouvrage de Lucien Jaume, L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français 17 , qui remet en question l’idée reçue d’un libéralisme français fondé sur le triomphe de l’individu pour montrer que le courant majoritaire, inspiré par Guizot, tend au contraire à son effacement, au profit de l'État 18 . Les historiens se sont également penchés sur le début du siècle et notamment sur la Restauration dont Emmanuel de Waresquiel et Benoît Yvert ont publié l’Histoire 19 avec le sous-titre : Naissance de la France moderne 20 . Dans la présentation générale de leur ouvrage, ils notent en effet que la Restauration, « trop longtemps perçue comme une sorte d’annexe indéfinissable de l’Ancien Régime, marque aussi les débuts de la France contemporaine, à la suite de la Révolution : égalité des droits, libertés fondamentales, naissance de la représentation et du parlementarisme, des partis et de tous les grands courants de pensée du XX e siècle, droit d’intervention extérieure et décentralisation ». On assiste donc bien à une réévaluation d’une période longtemps mal aimée, et il ne manque plus à cette redécouverte qu’une histoire de la monarchie de Juillet de la même dimension que celle de la Restauration.

Du côté des études littéraires, enfin, Paul Bénichou, avec Le Temps des prophètes.

Doctrines de l'âge romantique, en consacrant un chapitre à la pensée libérale de Constant, Guizot et Jouffroy, a ouvert la voie en 1977 à une recherche sur d’autres auteurs ou d’autres sujets que ceux abordés traditionnellement par la recherche en littérature 21 . Outre les travaux de Françoise Mélonio sur Tocqueville, on notera la parution en 1995 de La Jeune France libérale : le Globe et

14

Paris, Aubier.

15

Histoire du libéralisme français, de la crise de l’absolutisme à la Constitution de 1875, Paris, Hachette.

16

Paris, Calman-Lévy, 1987 (Pluriel).

17

Paris, Payot, 1997. C’est d’ailleurs un discours parlementaire que l’introduction « met en vedette », puisque Lucien Jaume cite et commente d’importants passages du discours de Lamartine du 10 mai 1838 sur les chemins de fer.

18

On signalera également, dans les publications récentes, Liberté, Libéraux et Constitutions, sous la direction de J.-P. Clément, L. Jaume et M. Verpeaux (Economica, 1997), Écrits politiques de Benjamin Constant (Gallimard, 1997), recueil de textes choisis, présentés et annotés par Marcel Gauchet, ou encore, en 1998, Le Libéralisme, dans la collection « Corpus » (G. F.-Flammarion) qui offre un ensemble de textes de référence.

19

Histoire de la Restauration. 1814-1830. Naissance de la France moderne, Paris, Perrin, 1996.

20

Emmanuel de Waresquiel est également le corédacteur en chef de la Revue de la Société d’histoire de la Restauration et de la monarchie constitutionnelle créée en 1989.

21

Il faudrait également signaler les travaux de l’Association Benjamin Constant et ceux de la Société des Études

staëliennes.

(16)

son groupe littéraire (1824-1830) de Jean-Jacques Goblot 22 . L’historiographie, en particulier, a suscité un intérêt nouveau et parmi les historiens, Michelet a fait l’objet de nombreux travaux dont le numéro de la revue Europe, qui lui est consacré 23 , donne une vue d’ensemble. Enfin, c’est Tocqueville écrivain, et non plus avant tout le penseur politique, qui intéresse Laurence Guellec dans la thèse qu’elle lui a consacrée. Il lui faut alors d’emblée légitimer son entreprise, tant l’appellation d’écrivain, rapportée à l’auteur de la Démocratie en Amérique, ne va pas de soi 24 . Car lorsque les chercheurs en sciences politiques ou les historiens s’intéressent à la première moitié du XIX e siècle, il s’agit pour eux de réévaluer une période dont on a sous-estimé l’importance dans l’histoire des idées politiques, dans celle des institutions et dans l’évolution de la société française. Lorsque des chercheurs en lettres se penchent sur des auteurs jusque là négligés par la recherche littéraire, parce qu’ils sont situés à l’extérieur du champ actuel de la littérature, ils contribuent à une redéfinition de ce champ et à une réflexion sur la notion même de littérature. C’est l’ambition également de Marc Angenot qui voit dans sa descrition typologique des discours pamphlétaires un fragment du travail qui reste à accomplir dans le domaine de la

« littérature d’idée » : pour lui, l'intérêt qu’il y a à développer une méthodologie d’analyse de ce qu’il appelle des « discours enthymématiques » ne se ramène pas au fait d’ouvrir à la critique littéraire de nouveaux domaines, mais devrait permettre notamment de « mettre en cause le repli traditionnel de la théorie littéraire sur les Belles-lettres, réduites aux seuls genres canoniques du récit, du théâtre et de la poésie 25 ». Il ne s’agit donc pas seulement d’exhumer des œuvres peu connues ou lues uniquement pour leur contenu historique ou politique. Ce qui est en cause, c’est la réouverture du champ littéraire sur le domaine qui était encore le sien au début du XIX e siècle.

Car il est une autre raison, historique celle-ci, de faire figurer l'éloquence dans le champ des préoccupations de la littérature : c’est la place qu’elle y occupait encore au début du XIX e siècle. Il s’agit de reprendre la question que posait Marc Fumaroli à propos du XVII e siècle : quel est le statut de la littérature dans la première moitié du XIX e siècle ? Répondre à cette question,

22

Paris, Plon.

23

N° 829, mai 1998.

24

Tocqueville écrivain de la Démocratie en Amérique, thèse de doctorat, Paris VII, juin 1998. Ainsi, pour L. Guellec, « ce qui est prioritairement en jeu, c’est d’accorder un sens à “l’art d’écrire” tocquevillien : comment la constitution du sens est inséparable de ce qui la porte, pourquoi il faut tenir ensemble le fond et la forme, et ce qui fait que la Démocratie doit être analysée comme une “œuvre de pensée” au sens de Claude Lefort », c'est-à-dire ce qui « s’ordonne en raison d’une intention de connaissance et ce à quoi pourtant le langage est essentiel » (p. 16).

25

Car, écrit encore Marc Angenot, si « la critique des textes a considérablement repensé et remodelé ses

méthodes, elle n’a pas réévalué avec la même vigueur la clôture de son champ d’activité » tandis que lui-même

fonde ses recherches sur « la nécessité de prendre en considération le discours social comme continuum de

transactions intertextuelles » (La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Éd. Payot et

Rivages, 1995, 1

re

éd. 1982, p. 319-320). Participe également de cette entreprise le récent ouvrage que Pierre Glaudes

et Jean-François Louette consacrent à L’Essai (Paris, Hachette, 1999).

(17)

c’est voir l'éloquence « non à travers un concept de littérature élaboré tardivement, mais à l’aide de ses propres critères, et des débats dont ils étaient l’objet en leur temps » 26 . On constate alors que l'éloquence en général et l'éloquence politique en particulier faisaient partie intégrante du domaine littéraire, de même, par exemple, que l'histoire et la critique. En témoigne cette présentation par Madame de Staël de son ouvrage De la littérature paru en 1800 :

Avant d'offrir un aperçu plus détaillé du plan de cet ouvrage, il est nécessaire de retracer l'importance de la littérature, considérée dans son acception la plus étendue ; c'est-à-dire, renfermant en elle les écrits philosophiques et les ouvrages d'imagination, tout ce qui concerne enfin l'exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées

27

.

Dubois-Fontanelle, qui fut le professeur de Stendhal à l’École centrale de Grenoble, a également une conception large du champ couvert par la littérature :

Selon la manière de voir des anciens et de tous les bons esprits qui se sont formés à leur exemple, les belles-lettres ou la littérature en général, car j'emploierai indifféremment l'une ou l'autre de ces expressions, comprennent toutes les connaissances humaines depuis la grammaire jusqu'à la philosophie.

Elles n'excluent que les sciences physiques, les sciences exactes, les arts enfin et les métiers

28

.

Cette présentation signale à notre attention deux « zones de fluctuation » : d’une part la concurrence de deux signifiants, « belles-lettres » et « littérature », pour désigner une partie des connaissances humaines dont l’auteur envisage l’étude ; d’autre part, l’existence d’au moins deux conceptions de l’étendue de ces mêmes connaissances, l’une qui se réfère à « la manière de voir des anciens et de tous les bons esprits qui se sont formés à leur exemple » et qui englobe toutes les connaissances à l’exception des sciences et des arts, l’autre, plus « moderne », qui les restreint davantage. Si Madame de Staël éprouve le besoin de préciser qu’elle va traiter de la littérature

« considérée dans son acception la plus étendue », c’est qu’il existe une acception étroite du mot littérature qui la réduit aux « ouvrages d’imagination » et en exclut les « écrits philosophiques ».

Si on revient en arrière, on constate en effet que l’expression « belles-lettres » est apparue au XVII e siècle et s’est imposée à partir de 1680 29 , restreignant les « lettres », c'est-à-dire la connaissance érudite de tous les textes légués par l’Antiquité, selon la conception humaniste des litterae humaniores, à celle de l'éloquence et de la poésie, élargie souvent à la grammaire,

26

L’Âge de l'éloquence, Paris, Albin Michel, 1994 (1

re

éd. 1980), p. 20.

27

De la littérature, éd. G. Gengembre et J. Goldzink, Paris, Flammarion (GF), 1991 (1

ère

édition : Paris, 1800),

« Discours préliminaire », p. 66. Et Madame de Staël commence ainsi le premier chapitre de sa première partie : « Je comprends dans cet ouvrage, sous la dénomination de littérature, la poésie, l'éloquence, l’histoire et la philosophie, ou l’étude de l'homme moral » (p. 90).

28

J. G. Dubois Fontanelle, Cours de Belles-Lettres, G. Dufour, 1813, t. I, p. 42.

29

Je m’appuie, pour ce développement, sur l’ouvrage de Philippe Caron, Des « belles lettres » à la « littérature ».

Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1750), Paris, Société pour l’information

grammaticale, Peeters, 1992.

(18)

l’histoire et, parfois, à la philosophie, en même temps que le vocable permettait de désigner le corpus naissant d’œuvres en français 30 . Selon Philippe Caron, il traduit le nouvel état d’esprit de l’époque : « indifférence dans le milieu culturellement dominant pour les travaux savants de l’érudition philologique, goût pour l’élégance de la diction et pour les genres d’agrément 31 ». Si au XVIII e siècle, les frontières des Belles-Lettres ne sont pas stables, et si l’expression englobe à la fois les textes eux-mêmes et les préceptes et commentaires savants (éloquence et rhétorique, poésie et poétique, grammaire, dont les préceptes sont communs à tous les textes), les institutions de la vie intellectuelle traduisent bien la séparation qui s’est opérée entres les belles-lettres et le savoir érudit et scientifique 32 . Cependant, il serait imprudent d’y lire, comme le fait Philippe Caron, « le commencement d’un net divorce entre les beaux textes et le reste auquel on ne demande que d’instruire » et de remonter directement aux « belles-lettres » pour « comprendre l’origine du sème ‟esthétique” auquel renvoient toutes les définitions des dictionnaires contemporains lorsqu’ils décrivent l’un des signifiés les plus productifs du mot littérature » 33 .

Certes, le mot littérature a lui aussi connu une restriction de sens : désignant au XVII e siècle l’érudition et la connaissance approfondie des lettres (de toutes les lettres) 34 , il s’est déjà

30

Une définition comme celle de Furetière (1690) : « On appelle les Lettres Humaines et abusivement les belles Lettres, la connoissance des Poëtes et des Orateurs, au lieu que les vrayes belles Lettres sont la Physique, la Géométrie et les Sciences solides » serait plutôt une réaction contre une évolution en cours et également un règlement de compte avec l’Académie chargée justement de contribuer à l’illustration de la langue française par une grammaire, un dictionnaire, une rhétorique et une poétique (voir P. Caron, op. cit., p. 109-110).

31

Op. cit. p. 364. M. Fumaroli précise : « Les Belles-Lettres naissantes sont tenues à une prudente stratégie : s’appuyant tour à tour sur la volonté royale de créer une “société civile” qui ait ses propres assises, indépendantes à certains égards de la société religieuse ; sur la politique des Jésuites qui, justifiant les arts de délectation, leur demandent en échange de servir une morale et une foi moyennes ; plus encore sur la part de luxe, de divertissement et de plaisir qui est indispensable à la vie de Cour, sommet et résumé de la société civile, théâtre du decorum monarchique, elles font valoir leurs atouts sans défier inutilement leurs adversaires. En se donnant pour utiles à la société civile, à ses bonnes mœurs, à sa bonne humeur, à sa politesse, les Belles-Lettres françaises se sont ménagé un espace de survie, voire de relative légitimité » (op. cit., p. 31).

32

Ainsi, la création de l’Académie des sciences en 1666 consomme la séparation entre les lettres et les sciences, déjà apparue dans les spécialisations de fait des différentes académies existantes entre sociétés littéraires (les plus nombreuses), scientifiques ou consacrées aux « beaux-arts ». Pour l’étude de la constitution, à l’âge classique, du champ littéraire comme espace social spécifique, et de l’émergence du nom d’« écrivain » comme qualification de valeur éminente, voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éd. de Minuit, 1985.

33

P. Caron, op. cit., p. 365-366.

34

Furetière : « Littérature : Doctrine, érudition, connaissance profonde des Lettres : Scaliger, Saumaise, Lipse,

Bochart, Casaubon, Grotius, Bayle et d’autres critiques modernes ont été des gens de grande littérature, d’une

profonde littérature. Un ouvrage plein de littérature. Ces amas d’écrits qui ne multiplient que les mots et non pas les

choses, sont l’opprobre de la littérature (La Motte). Je veille à deffendre le patrimoine des Sçavans et la gloire de

toute littérature » (cité par M. Fumaroli, op. cit., p. 24).

(19)

spécialisé, dès la fin du siècle, en renvoyant à la « science des belles-lettres 35 », fluctuant au XVIII e siècle entre la désignation tantôt des seules belles-lettres, tantôt de tout le savoir, avec une orientation privilégiée vers les domaines profanes. À mesure que le siècle avance, la synonymie avec les belles-lettres se confirme : sans perdre son sens de compétence, fruit d’une étude 36 , il en vient à désigner les productions écrites elles-mêmes, entraînant une désuétude graduelle de

« belles-lettres ». On peut être tenté alors de transférer le qualificatif « beau » des belles-lettres à la littérature, comme le fait Voltaire :

On appelle la belle littérature celle qui s’attache aux objets qui ont de la beauté, à la poésie, à l'éloquence, à l’histoire bien écrite. La simple critique, la polymathie, les diverses interprétations des auteurs, les sentiments des anciens philosophes, la chronologie, ne sont point de la belle littérature, parce que ces recherches sont sans beauté. Les hommes étant convenus de nommer beau tout objet qui inspire sans effort des sentiments agréables, ce qui n’est qu’exact, difficile et utile, ne peut prétendre à la beauté

37

.

La deuxième restriction du champ littéraire serait ainsi consommée : délestée des sciences au XVII e siècle, la littérature ne concernerait plus que des textes qui ne visent que le bien dire pour plaire et non plus le savoir ou l’exercice de la pensée. La philosophie, l’histoire (lorsqu’elle n’est pas « bien écrite ») sortiraient ainsi de son domaine, la grammaire ayant déjà tendance à s’ériger en discipline à part 38 .

Mais ce serait, bien sûr, aller trop vite en besogne que d’identifier ainsi littérature et belles-lettres et de négliger les tensions qui existent au XVIII e siècle entre plusieurs conceptions de la littérature, tensions qu’on peut mesurer dans les articles « Littérature » et « Lettres » écrits par Jaucourt pour l’Encyclopédie : selon lui, la « littérature » désigne « l’érudition, la connaissance des Belles-Lettres et des matières qui y ont rapport » (matières qui peuvent être par exemple la chronologie, la géographie ou la grammaire) et il est nécessaire d’acquérir de la littérature pour « polir l’esprit, perfectionner le goût, et prêter des grâces aux Sciences ». S’il consacre l’acception restrictive des « lettres » en distinguant un sens général (« les lumières que

35

Dictionnaire de Richelet, 1680. Voir P. Caron, op. cit., p. 162 et suiv.

36

Voltaire : « La littérature […] désigne dans toute l’Europe une connoissance des ouvrages de goût, une teinture d’histoire, de poésie, d’éloquence, de critique » (Œuvres complètes, Paris, Garnier Frères, 1879, vol. 16, p. 591, cité par P. Caron, op. cit., p. 177).

37

Loc. cit. Cité par P. Caron, op. cit., p. 349 et également par G. Gengembre et J. Goldzink dans leur

« Introduction » à De la littérature de Madame de Staël (Paris, Flammarion, 1991), p. 10. Ils poursuivent la citation de Voltaire : « Une dissertation bien faite, aussi élégante qu’exacte, et qui répand des fleurs sur un sujet épineux, peut encore être appelée un beau morceau de littérature, quoique dans un rang très subordonné aux ouvrages de génie ».

38

« Le texte de Belles-Lettres est donc au XVIII

e

siècle une production de la plume qui, dans les limites du genre

et du sujet, sacrifie à l’agrément du lecteur dans l’invention et l’élocution en faisant jouer son esprit, son goût et son

imagination. […] De ce profil conceptuel des Belles-Lettres, […] la connaissance du signe littérature sort enrichie

par voie de conséquence. Connaissance des Belles-Lettres, comme disent les lexicographes, elle se limite donc en

priorité aux textes dont nous avons énoncé les traits caractéristiques » (P. Caron, op. cit., p. 353).

(20)

procure l’étude ») et un sens particulier (l’étude « des Belles-Lettres ou de la littérature »), il s’attache à démontrer l’intime union des lettres « avec les Sciences proprement dites » :

[…] on distingue les gens de lettres, qui cultivent seulement l’érudition variée et pleine d’aménités, de ceux qui s’attachent aux sciences abstraites, et à celles d’une utilité plus sensible. Mais on ne peut les acquérir à un degré éminent sans la connaissance des lettres […].

Mais si les lettres servent de clé aux sciences, les sciences de leur côté concourent à la perfection des lettres. […] Pour les rendre florissantes, il faut que l’esprit philosophique, et par conséquent les sciences qui le produisent, se rencontrent dans l'homme de lettres, ou du moins dans le corps de la nation

39

.

Sans les sciences, écrit encore Jaucourt, la « Grammaire, l’Éloquence, la Poésie, l’Histoire, la Critique, en un mot, toutes les parties de la Littérature seraient extrêmement défectueuses » et pour y réussir, « il faut être philosophe autant qu’homme de lettres ». C’est en définissant « gens de lettres » que Voltaire rejoint De Jaucourt, puisqu’il y voit « non seulement un homme versé dans la grammaire » mais un homme qui n’est pas « étranger dans la Géométrie, dans la Philosophie, dans l’Histoire générale et particulière » et qui surtout fait « son étude de la Poésie et de l’Éloquence ». Cet homme de lettres, qui n’est pas forcément « auteur », qui joint l’esprit philosophique au bon goût, qui passe « des épines des Mathématiques aux fleurs de la Poésie », qui juge bien également « d’un livre de Métaphysique et d’une pièce de théâtre », est tout simplement, écrivent Gérard Gengembre et Jean Goldzink, le philosophe des Lumières : « La victoire des Lumières passe par cette réconciliation de la culture et de la bonne société au sein d’une image unifiée et bonifiée, et donc extensive, des gens de lettres 40 ».

D’autres tendances se font jour aussi, notent Gérard Gengembre et Jean Goldzink, par exemple lorsque Marmontel, dans le Supplément de l’Encyclopédie distingue l’érudit, le littérateur et l'homme de lettres, caractérisé par « le don de produire » qui peut se passer d’érudition et se contenter de « peu de littérature » ou encore lorsque Louis-Sébastien Mercier, dans De la littérature et des littérateurs (1778), fait de l’écrivain « un être à part », passionné, engagé, sensible, tourmenté par un besoin d’écrire despotique. Madame de Staël, en choisissant de considérer la littérature dans son étendue la plus grande, reste donc volontairement dans une acception classique de la littérature et nous aurons l’occasion, en étudiant sa conception de l'éloquence, d’en comprendre plus précisément la raison. Surtout, ce choix est loin d’être isolé.

Nous avons déjà cité Dubois-Fontanelle, mais on pourrait aussi évoquer La Harpe qui dans son Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne, publié entre 1797 et 1808, annonce une

« histoire raisonnée de tous les arts de l’esprit et de l’imagination, depuis Homère jusqu’à nos jours » dont il n’exclut que les sciences exactes et les sciences physiques 41 . En réalité, il ne remplira pas ce programme ambitieux, ne disant rien par exemple des beaux-arts et consacrant l’essentiel de son étude à l'éloquence et à la poésie. Mais il y inclura l’histoire, la philosophie et

39

Cité par G. Gengembre et J. Goldzink, op. cit., p. 8-9.

40

Op. cit., p. 12.

41

Le Lycée a été plusieurs fois réédité au XIX

e

siècle : l’édition utilisée ici est celle de 1829 (Paris, Emler frères).

(21)

sous l’appellation « littérature mêlée », tous les genres qui ne rentrent pas dans les catégories précédentes 42 .

En avançant dans le siècle, on continue à trouver la même conception large du champ littéraire. Villemain, dans son Cours de littérature française (sous-titré Tableau de la littérature au XVIII e siècle ), professé entre 1827 et 1829, aborde, outre l'éloquence et la poésie, l’histoire, la philosophie et la critique 43 . L'éloquence politique, qui avait pratiquement disparu des traités faute de références modernes, nous le verrons, retrouve même une place importante dans la littérature puisque Villemain lui consacre huit leçons, ainsi que deux à l'éloquence judiciaire (sur les quinze leçons regroupées dans le tome IV – et dernier – du Cours). Enfin, Alfred Nettement, auteur d'une Histoire de la littérature française sous le gouvernement de Juillet 44 , écrit dans sa préface :

Toutes les branches de la littérature, la chaire, la tribune, le théâtre, la polémique politique ou sacrée, la philosophie, l'histoire, la critique, la poésie, le roman, subissent, dans une certaine mesure, l'ascendant de la situation nouvelle.

Et après un « Tableau du monde intellectuel après 1830 » et un « Coup d'œil sur les idées littéraires », il consacre son Livre troisième à l'« Éloquence parlementaire » 45 . On prendra comme dernier exemple une définition tirée du Dictionnaire général des Lettres, des Beaux-Arts et des Sciences morales et politiques dans sa sixième édition de 1882. Alors que les Belles-Lettres sont brièvement définies comme « la grammaire, l'éloquence et la poésie, ce que les Romains désignaient sous le beau nom de humaniores litterae, les lettres les plus humaines », la littérature fait l’objet d’un article développé dans le supplément :

Ce mot, dans son acception la plus abstraite et la plus étendue, s’applique tantôt à la théorie

42

On peut faire le même constat à propos du cours de Dubois-Fontanelle qui comporte les trois parties suivantes et leurs subdivisions : 1. Éloquence : Art oratoire ou rhétorique ; 2. Poésie : Épopée, Poésie dramatique, Poésies champêtres, Satire, Poésie lyrique, Poésie didactique, Apologue et Conte 3. Littérature : Des Historiens, Des Romans, De la critique.

43

Il consacre également une leçon à Buffon, qui lui permet de montrer « à quelle hauteur s’élevait l'éloquence appuyée sur les sciences naturelles ». Il voit en lui non seulement « un écrivain à part » mais « le créateur d’un genre nouveau, de cette éloquence descriptive qui doit succéder à l’épuisement des grands sujets religieux, moraux, politiques ». Si Villemain ne prétend pas faire entrer la science dans la littérature (« Il ne nous appartient pas d’étudier ici Buffon sous le point de vue scientifique, ni même de reproduire les objections que le goût de la science qu’il avait illustrée inspirait, de son temps, à des hommes du monde »), il ne la conçoit pas sans « cette élévation de vues qui fait le sublime de la science, et qui suppose un culte ardent pour elle » c'est-à-dire sans l'éloquence « qui répand l'intérêt et la vie là où l’esprit philosophique a porté l’ordre et la lumière » (22

e

leçon, t. II, p. 180-217 dans l’édition Didier de 1858).

44

Paris, Jacques Locoffre et Cie, 1854.

45

On ajoutera qu’à la fin du siècle encore, Thiers et Guizot sont considérés comme des hommes de lettres et

même des écrivains puisqu’ils figurent l'un et l'autre dans la collection « Les Grands Écrivains français » publiée

chez Hachette.

(22)

générale, tantôt à l’histoire des œuvres de l’esprit humain, tantôt à l’une et à l’autre en même temps. Ainsi l’on dit qu’un homme a de la littérature quand il a pris quelque teinture des ouvrages qu’un pays a produits en ses différents âges, et que l’étude l’a rendu capable d’apprécier un livre avec goût, et selon les règles assignées par l’art et la critique aux genres littéraires.

L’article détaille ensuite la classification des « diverses productions des belles-lettres » en partant de la distinction, – nouvelle celle-ci –, de la prose et de la poésie. Dans la prose, on trouve trois

« grands genres » : l’éloquence, l’histoire, la philosophie, et trois « genres secondaires » : le genre épistolaire, la critique et le roman. « De sorte qu’un cours complet de littérature serait celui qui passerait successivement en revue, dans toute leur variété, toutes les œuvres de l’esprit, avec leurs divisions et subdivisions, pour en marquer l’origine, les caractères, les règles et l’histoire ». L’article développe ensuite le « sens historique » du mot littérature qui « sert à désigner dans leur ensemble les ouvrages d’esprit qui se produisent d’âge en âge chez les différents peuples, et qui constituent comme leur patrimoine littéraire ».

Mais il ne faudrait pas déduire de cette acception de littérature dans un « sens historique », qui est déjà celle de Villemain dans son Tableau de la littérature au XVIII e siècle et qui marque les débuts de l’histoire littéraire, que la littérature a perdu de vue, comme l’écrit Philippe Caron, « la perspective de l’imitation des beaux textes » et que « de rhétorique qu’il était, c'est-à-dire tourné vers l’apprentissage de la parole, le Cours de littérature à la charnière des deux siècles devient historique » 46 . Donnant l’exemple de l’« histoire raisonnée » entreprise par La Harpe, Philippe Caron oublie de dire que si l’auteur la conçoit comme un complément pour ceux qui peuvent pousser leurs études plus loin ou un supplément pour les gens du monde, il en recommande également l’étude particulière aux orateurs et aux poètes. Villemain lui-même consacre le début de la quarante-huitième leçon de son Cours, dans laquelle il va aborder l'éloquence politique, à répondre au reproche « de faire une histoire plutôt qu’un cours ; de raconter au lieu d’instruire ». Il ne promet pas « de devenir dogmatique », car il ne conçoit guère l’étude des lettres « autrement que par une suite d’épreuves, d’expériences sur toutes les créations de la pensée » et ne croit pas « que les formes de génie puissent être prévues, calculées, enfermées dans un certain nombre de règles et de préceptes », surtout pour l'éloquence de la tribune, « cette éloquence vraiment oratoire, comme disaient les anciens ». Les divisions de l'éloquence, inventées par Aristote, et les préceptes, donnés par Cicéron, ne sauraient donc suffire pour concevoir le « génie » de l'éloquence dans toute son étendue :

Il faut éprouver, au moins par l’imagination, la force de tous les sentiments humains, comparer les siècles divers et leurs aspirations dominantes, étudier tous les efforts et tous les hasards du talent : et puis, quand vous aurez fait ce cours de rhétorique universelle, toute émotion profonde que vous ressentirez dans la vie, toute passion vive qui remuera votre âme, vous apprendra bien au-delà de ces premières leçons d’éloquence

47

.

46

Op. cit., p. 190.

47

Cours de littérature française, op. cit., t. IV, p. 2.

(23)

Et Villemain déploie toute son éloquence de professeur, véritable exemple en action, pour transmettre cette suite d’expériences qui doit faire comprendre ce qu’est l'éloquence mieux que ne le feraient des préceptes 48 .

Les préceptes, cependant, ne sont pas absents non plus dans cette première moitié du XIX e siècle. Car on assiste, dès l’Empire, à une véritable restauration de la rhétorique dans l’enseignement après sa remise en cause par la Révolution, restauration qui se traduit par l’introduction de questions de rhétorique au baccalauréat en 1821. Nous aurons l’occasion de revenir longuement sur cette restauration, qui est même une véritable renaissance. Mais on peut d’ores et déjà extraire, de la floraison de manuels et de traités qui voient alors le jour, deux exemples de la liaison persistante entre la littérature et l’art de parler. Le premier est tiré d’un des

« best-sellers » de l’édition scolaire, les Leçons françaises de littérature et de morale ou Recueil en prose et en vers des plus beaux morceaux de notre langue dans la littérature des deux derniers siècles, de Noël et Delaplace. Paru pour la première fois en 1804, il sera constamment réédité jusqu’en 1862. Dans l’avis de la onzième édition 49 , les auteurs annoncent qu’ils ont ajouté aux morceaux choisis les « préceptes de genre » et les « modèles d’exercice » qu’on leur demandait en plus grand nombre et pour toutes les parties : « Ainsi, dans ce recueil, où déjà leur talent était uni au génie des auteurs du premier rang, ce sont les meilleurs écrivains du second ordre qui eux- mêmes, avec les Rollin, les Le Batteux, apprendront, dans leurs leçons de rhétorique, aux amis des lettres françaises à goûter et apprécier, aux jeunes gens à étudier, aux jeunes auteurs à imiter les grands modèles ». On trouvera un autre exemple de cette alliance étroite entre l’étude des œuvres et l’art de parler ou d’écrire dans le Traité classique de littérature, de Claude-Louis Grandperret, « contenant les humanités et la rhétorique », précise le sous-titre, et paru pour la première fois en 1816. Dans son chapitre préliminaire intitulé « De la littérature », après avoir défini la littérature comme « la connaissance approfondie des belles-lettres » et précisé qu’elle renfermait « tous les genres de composition littéraire, tout ce qui est du ressort de la poésie et de l'éloquence », l’auteur écrit :

L’étude des belles-lettres est de toutes les études peut-être celle qui procure les plus douces jouissances. C’est là qu’on apprend à parler et à écrire d’une manière agréable et intéressante : c’est là qu’on puise de quoi orner et embellir le discours par l’imitation des pensées et des expressions des grands écrivains

50

.

48

Quant à Madame de Staël, elle n’écrit pas, bien sûr, un traité de littérature mais le projet de son livre est tout entier rhétorique puisqu’il s’agit de pousser à l’action en faveur du progrès des Lumières par la littérature : « J’ai tâché de rassembler, dans cet ouvrage, tous les motifs qui peuvent faire aimer les progrès des lumières, convaincre de l’action nécessaire de ces progrès, et par conséquent engager les bons esprits à diriger cette force irrésistible, dont la cause existe dans la nature morale, comme dans la nature physique est renfermé le principe du mouvement » (op. cit., p. 413).

49

Paris, Le Normant, 1822.

50

L’édition consultée est la 8

e

, Lyon, M.-P. Rusand, 1834.

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