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Christian Dotremont « Multiple à l’infini »

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Academic year: 2021

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Submitted on 22 Feb 2021

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To cite this version:

Catherine Soulier. Christian Dotremont “ Multiple à l’infini ”. Presses universitaires de la Méditer-

ranée, 252 p., 2005, 2-84269-660-3. �hal-03148798�

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Textes réunis et présentés par Catherine Soulier

Christian Dotremont

« Multiple à l’infini »

Université Paul-Valéry

Montpellier III

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Tous mes remerciements vont au frère du poète, Guy Dotremont, à Pierre et Micky Alechinsky, dont la générosité a permis l’existence du contrepoint visuel aux textes des communications.

Photo de couverture : Christian Dotremont, Tervuren, 23 mars 1971, photo P. Alechinsky.

Logogramme de couverture : Christian Dotremont, La liberté c’est d’être inégal, 1974, 27,5 ˆ 21,5 cm,

encre de Chine sur papier à lettres, coll. Pierre et Micky Alechinsky.

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Ouverture

Pierre Caizergues

Il y a, vers la fin du film de Luc de Heusch, Dotremont-les-logogrammes (1972), une séquence qui m’a particulièrement frappé. Christian Dotremont jette dans le feu un paquet de logogrammes et l’on voit à travers les flammes rouge et or du vrai feu, les flammes noires de ces poèmes qui sont aussi des dessins. Cette démarche proprement phénixologique ne surprendra pas ceux qui ont vu travailler Dotremont. Je l’ai personnellement découvert, un peu par hasard, en visitant une exposition qui lui était consacrée, en 1982, au Centre Wallo- nie Bruxelles, à Paris. Et, en dehors de l’extrême nouveauté que représentaient alors pour moi les logogrammes exposés, j’avais été frappé, dans le film projeté simultanément, par la vitesse d’exécution de l’artiste et aussi par la rapidité avec laquelle, insatisfait une fois sur deux de sa production, il détruisait, en les froissant et les jetant de côté, ces grandes feuilles blanches, couvertes de signes tout à la fois illisibles et lisibles, couleur de braise éteinte, de cendre noire — flammes mortes mises à l’écart, flammes vives sauvées. Mêmes flammes au fond, nées d’un même feu intérieur, mais vouées à des destins contraires.

Cette rencontre m’avait tellement impressionné que j’eus aussitôt envie d’en savoir davan- tage sur Christian Dotremont. J’écrivis à son frère qui fit bon accueil à ma démarche, me procura un certain nombre de textes épuisés ou difficiles d’accès, fit dupliquer à mon inten- tion une cassette vidéo rassemblant des documents divers sur Christian Dotremont et finit par me proposer le legs d’un petit fonds dans la perspective de voir se créer, avec le temps, dans notre université, un vrai fonds documentaire pour que vive ici même la mémoire d’une des figures les plus importantes à mes yeux de la poésie et de l’art contemporains.

C’est donc à Guy Dotremont que je veux dire en tout premier lieu ma gratitude en m’em-

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¸ Pierre Cáéúåòçõåó pressant d’ajouter que, sans cesser de m’intéresser à Christian Dotremont, j’ai très vite passé le relais à Catherine Soulier à qui nous devons l’organisation de ces journées et que je remer- cie chaleureusement.

Je n’aurai garde d’oublier tous ceux et celles venus de Bruxelles, de Louvain, de Paris, de Poitiers et d’ailleurs qui ont permis que cette manifestation, prévue au départ comme un hommage d’une journée, ait pris l’ampleur d’un colloque international.

Je voudrais enfin pour apporter ma petite pierre à l’édifice dotremontien (ou dotremon- tois, il va falloir inventer un adjectif), évoquer une de ses relations encore mal connue et dont l’exploration mériterait d’être poursuivie et approfondie. Je veux parler de la relation Christian Dotremont/Jean Cocteau.

Leur première rencontre date sans doute — on n’a pas de certitude absolue — de 1941.

En tout cas, Dotremont adresse à Cocteau, en guise de présent de nouvel an, sa plaquette Noués comme une cravate (publiée aux Éditions de La Main à Plume, à Paris, en 1941) avec cette dédicace en forme de clin d’œil à l’auteur des Enfants terribles : « à Jean Cocteau / je lui souhaite une année terrible / Paris 1

er

janvier 1942 / Christian Dotremont ». La même année, Cocteau fait son portrait et son Journal fait état de deux rencontres, l’une dans un restaurant chinois où ils ont vraisemblablement leurs habitudes. Puis, silence jusqu’en août 1954 où on voit réapparaître l’ami belge dans Le passé défini : « Dotremont me copie cette phrase d’une lettre de Paulhan : “Je ne me faisais pas trop de bile pour Cocteau. Il n’est pas de l’étoffe dont on fait les morts” ». Deux lettres retrouvées de Cocteau à Dotremont, l’une du 18 juillet 1955, l’autre du 29 janvier 1956, un télégramme du 9 septembre 1955, une enveloppe, por- tant le cachet du 26 octobre 1959 et contenant le document que nous évoquerons plus loin, attestent la permanence de leur amitié. Et de la confiance que Cocteau place en Dotremont, comme en témoigne le télégramme de septembre 1955 ainsi libellé : « Confiance en personne toi seul saura parler gravement de mes secrets stop mets toi urgence en rapport avec Sipriot Table Ronde 8 rue Garancière Tendresses — Jean Cocteau ». Pierre Sipriot, secrétaire géné- ral de cette revue, préparait alors le numéro spécial Cocteau qui paraîtra en octobre 1955.

Christian Dotremont répondit à cet appel puisque sa collaboration apparaît, sous la forme

d’un bel article intitulé « Note sur l’encre et le sang », en bonne place dans cet ensemble

important. C’est un texte à lire et à relire, d’une justesse de ton remarquable et prophétique

sur bien des points, qui mériterait une analyse attentive et dont je me contenterai de citer

ici la fin : « Pour nous, qui avons commencé de suivre les pas de Jean Cocteau lorsque les

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Ouverture ¹ juges, les professeurs (dont l’erreur fut de ne pas jeter dans le même sens leurs jugements : l’accusé a vu se croiser les flèches) s’occupaient de borner son chemin, pour borner le nôtre, nous savons bien que les malheurs aujourd’hui se portent légèrement et que les fêtes se font graves ; mais cet échange donne à nos regards leur sens, et aux mouvements de notre cœur. » Une question me travaille : Cocteau eut-il connaissance des logogrammes ? Rien ne per- met aujourd’hui de l’établir. On sait que les premiers logogrammes datent de 1962 et le poète du Requiem s’éteint en octobre 1963. Mais comment n’aurait-il pas été séduit par cette écri- ture qui devient dessin, lui qui écrivait dès 1923, à propos de ses propres dessins : « Les poètes ne dessinent pas. Ils dénouent l’écriture et la renouent autrement ». La formule s’applique encore mieux, me semble-t-il, à Christian Dotremont qu’à Cocteau lui-même, car Dotremont n’est pas seulement en effet l’inventeur d’une forme poétique nouvelle, la seule à mon sens qui ait été créée depuis les calligrammes d’Apollinaire, il invente aussi une écriture. Mieux, il s’invente dans un langage nouveau qui n’appartient qu’à lui. Le propre du poète est de transformer les mots en paroles. Christian Dotremont va plus loin : il fait que ces paroles deviennent à leur tour des signes qui volent, qui dansent, dans tous les sens, et je prendrai naturellement ce dernier mot dans toutes ses acceptions.

À partir de là, que Cocteau ait reconnu en Dotremont un proche, un frère en poésie ne fait aucun doute. À qui d’autre aurait-il pu écrire sans mentir : « Toi seul peut-être ne joncheras jamais ma solitude de papiers sales et d’épluchures. Tu peux me visiter de fond en comble et tu te sentiras chez toi. Tu auras le pain de mon cœur et le sel de mes larmes sur une belle nappe blanche. Je t’embrasse / Jean* » ? Ce mot d’encouragement visait sans doute le projet d’article de Christian Dotremont déjà évoqué. Un autre document, précieux à plus d’un titre, renvoie à un questionnaire adressé à Cocteau au moment du Testament d’Orphée et utilisé apparemment par Christian Dotremont pour un article publié quelques mois plus tard dans le Berlingske Tidende du 5 avril 1960. Grâce à l’extrême obligeance de M. Guy Dotremont, j’ai pu obtenir une copie de ce document dont je vous livre quelques extraits :

Christian Dotremont interroge : « Es-tu heureux de tourner un film ? Mais sera-t-il juste de voir dans ce film un testament ? N’est-ce pas cruel ? As-tu à nous donner un message qui ne soit pas seulement écrit ? » Et Cocteau répond dans la marge : « Il le fallait (et je ne sais pas pourquoi). Sans doute parce que nulle autre route que celle du film ne pouvait être prise (mais pour aller où ?) » Et voici les deux dernières questions avec les réponses de Cocteau :

« Aimes-tu Bergman, et Tati ? » : « J’aime tous ceux qui sont “autres” » ; « Penses-tu que la

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±° Pierre Cáéúåòçõåó télévision, telle qu’elle est consommée aujourd’hui, puisse donner de nouveaux contacts aux créateurs et au public ? » : « La télévision prendra la place du “cinéma” et le cinématographe trouvera enfin la noblesse du théâtre ».

Christian Dotremont, comment ne pas avoir envie de jouer sur votre patronyme en forme de merveilleux calembour ? Christian d’autre mont. À quel autre mont, à quel mont autre, pourrait-il renvoyer que celui du Parnasse — le grec et le parisien ! — pour ce poète venu du

« plat pays » ? Mais trêve de jeu. Il nous revient de vérifier à présent que celui qui nous réunit

était « autre » à coup sûr. C’est pour cette raison que Cocteau l’aimait et que nous l’aimons.

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Avant-propos

Catherine Soulier

Christian Dotremont l’inventeur de Cobra, tel est le titre de la biographie que Françoise Lalande consacre en 1998

1

au poète belge ami des peintres du Nord. Tel est aussi sans doute le mérite qu’on reconnaît le plus souvent à ce dernier. Il est vrai que lui revient l’invention de l’acronyme formé à partir des noms des trois capitales : Copenhague, Bruxelles, Amsterdam, qui entendait signaler à la fois l’appartenance nordique des membres du groupe et leur « sen- timent de tendresse pour l’animalité

2

». Vrai aussi qu’il a rédigé l’acte de naissance de la nou- velle internationale d’art expérimental : « La cause était entendue ». Vrai encore qu’il s’est dépensé sans compter pour alimenter les livraisons de Cobra, du Petit Cobra et du Tout petit Cobra et qu’il a amplement contribué aux collections de monographies où s’est manifestée la vitalité du mouvement. Vrai enfin qu’après la dissolution du groupe, il a multiplié les inter- ventions pour éviter ce qui lui semblait une falsification de son esprit : expositions comme

« Cobra après (et même avant) » organisée en collaboration avec Joseph Noiret, articles et monographies, projet désigné sous le nom de « Cobra-forêt » « qui devait célébrer sous la forme d’un ensemble mural la vie du mouvement » et qui « aurait été constitué de documents de toutes sortes, objets, textes, peintures, dessins, photographies

3

».

Mais à trop privilégier le rôle joué par Dotremont dans la fondation, la nomination et la réaffirmation de Cobra, on court le risque d’occulter l’intérêt de son œuvre personnelle.

Or celle-ci n’est pas une œuvre mineure regrettablement négligée. Mais une œuvre d’im-

1. F. Lalande, Christian Dotremont l’inventeur de Cobra, une biographie, Paris, Stock, 1998.

2. C. Dotremont, Grand Hôtel des valises. Locataire Dotremont, textes réunis et présentés par Jean-Clarence Lambert, Paris, Galilée, 1981, p. 55.

3. P. Alechinsky, Dotremont et Cobra-forêt, Paris, Galilée, 1988, p. 13.

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±² Catherine Sïõìéåò portance que son caractère transgénérique, transnational et plurilingue a paradoxalement desservie. Sa véritable portée, ce sont plutôt les créateurs, peintres et poètes, qui l’ont recon- nue : songeons seulement à la manière dont Yves Peyré, dans un livre récent, place Chris- tian Dotremont, aux côtés de Michaux, parmi les rares « hommes dont le destin a été tel que l’on hésite à les dire peintre ou écrivain tant ils sont l’un et l’autre, indistinctement. [...]

Peintres absolument (et sans la moindre discussion), poètes évidemment et d’une intensité flamboyante

1

». Si Peyré signale ainsi le caractère d’exception d’une œuvre authentiquement double, c’est en songeant, bien entendu, aux logogrammes : « manuscrits de premier jet » où Dotremont s’emploie à « faire jouer aussi réciproquement que possible [...] l’imagination poé- tique, prosaïque, verbale et l’imagination graphique, matérielle

2

», qui sont à la fois donnés à voir comme des dessins et donnés à lire, car, après coup, le texte en est retranscrit « en très petites lettres lisibles, calligraphiques

3

». C’est là une « invention » dont l’importance n’est pas inférieure à celle de Cobra. Encore faudrait-il préciser — Luc de Heusch s’y est employé et il revient sur ce point dans les pages qui suivent comme y revient Pierre Alechinsky dans son dialogue avec Michel Sicard — que le rapprochement avec Michaux, s’il a l’avantage de situer le travail de Dotremont parmi les réalisations poétiques et picturales de premier plan, a l’inconvénient de masquer la véritable singularité d’une pratique qui, contrairement à celle de Michaux, ne sort pas du langage articulé.

Avec les logogrammes, Christian Dotremont cesse d’être seulement un infatigable anima- teur de groupes et de revues, dont les projets personnels se confondent avec des « projets collectifs

4

», pour devenir l’auteur d’une œuvre individuelle dont la force interne n’est plus à discuter. Cette œuvre, le colloque qui s’est tenu à Montpellier les 5 et 6 décembre 2002 a souhaité la mettre en évidence en soulignant sa richesse et son polymorphisme, sans la déporter à l’excès vers le domaine pictural et graphique où tendent à l’assigner les articles, les textes programmatiques, ainsi que les peintures-mots et les dessins-mots réalisés en colla- boration avec Jorn, Corneille, Atlan, Alechinsky, bref toute la part de l’œuvre liée au mouve- ment Cobra. Aussi a-t-on voulu étendre l’investigation au delà de la seule poésie graphique,

1. Y. Peyré, Peinture et poésie, le dialogue par le livre, Paris, Gallimard, 2001, p. 27.

2. C. Dotremont, Logbook, Paris, Yves Rivière, 1974, repris dans Traces, Bruxelles, Jacques Antoine, 1980, p. 47.

3. Ibid.

4. « Avoir des projets collectifs » est la réponse que C. Dotremont aurait faite à un journaliste qui lui demandait

quels étaient ses projets personnels. Elle est citée par F. Lalande, op. cit., p. 91.

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Avant-propos ±³ c’est-à-dire au delà des logogrammes : les journées de Montpellier ont pleinement répondu à ce vœu. Michel Sicard, Georges A. Bertrand et Luc de Heusch s’attachent, selon des modes d’approche différents, à la forme logogrammatique qui est restée pour Dotremont « l’essen- tiel ». Mais Alain Mascarou se penche sur le « manifeste hérétique » de 1941, Oleossoonne ou le moment spéculatif, dont il fait une triple lecture, tandis que Marc Quaghebeur décrypte dans les quatorze chapitres du roman de 1955, La Pierre et l’Oreiller, les quatorze stations d’une Passion. Ma propre réflexion porte sur le fonctionnement des poèmes à tmèses. Quant aux autres travaux, ils prennent pour objet l’ensemble de la poésie, tant graphique que non graphique, tant litanies amoureuses qu’expériences langagières — celles, par exemple, qui se donnent à lire dans ce que Christian Dotremont appelait ses « petits poèmes d’aphérèses, de tmèses et d’allitérations

1

».

C’est à la fois de cette diversité formelle et de la complexité très réelle d’un ensemble où le texte et la vie sont indissociables que le titre de cet ouvrage : « Christian Dotremont,

“multiple à l’infini” » voudrait rendre compte. Empruntée à la « Note sur les coïncidences » où elle définit la nature de l’humanité et détournée pour être appliquée à son auteur, la formule souhaite suggérer la ligne multiple que suit ou suscite le devenir de l’œuvre, par delà la ligne, peut-être plus apparente, du Nord

2

.

Par « ligne du Nord », entendons le parcours existentiel et créateur dont la publication des Œuvres poétiques complètes au Mercure de France a facilité la saisie et que plusieurs des participants, Christine Van Rogger Andreucci notamment, mais aussi Aline Bergé et Patrick Née, ont, dans le sillage d’Yves Bonnefoy, contribué à dessiner. À travers les communications ici rassemblées, il est possible de suivre le cheminement qui a conduit Dotremont des aven- tures collectives dans lesquelles il s’est d’abord engagé (le surréalisme, puis le Surréalisme- Révolutionnaire, enfin Cobra) au creusement d’une voie solitaire, qui se confond avec une avancée vers le Nord toujours plus extrême : le Danemark, la Suède et la Norvège, la Laponie et ses étendues neigeuses à peine rayées de quelques signes. Un tel parcours équivaut à un approfondissement de l’expérience du vide amorcée en 1951, lorsque se révèle la catastrophe intime : l’atteinte de la tuberculose qui fore son « trou » dans les poumons et précipite la

1. Lettre à Michel Butor du 9 août 1970, dans C. Dotremont, M. Butor, Cartes et lettres. Correspondance 1966- 1979, Paris, Galilée, 1986, p. 71.

2. J’emprunte l’expression « ligne du Nord » à Richard Miller, Cobra, Paris, Nouvelles Éditions Françaises, 1994,

p. 30 et suivantes.

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±´ Catherine Sïõìéåò fin des illusions, religieuses, politiques et littéraires. Comme le proclame solennellement le narrateur-personnage de La Pierre et l’Oreiller, double fictionnel de l’auteur, « Dieu est mort, Staline est mort, Keats est mort ». Expérience cruciale au sens propre de ce terme — Marc Quaghebeur le montre avec éclat quand il invite à lire La Pierre et l’Oreiller comme une sorte de chemin de croix moderne —, l’épreuve de la « catastrophe », prolongée par la découverte, en 1956, de la Laponie, n’est pas sans conséquences esthétiques : la foi dans le langage, héri- tée du surréalisme, la musique d’une poésie volontiers litanique laissent place à l’expression d’une méfiance à l’égard du chant et à la quête d’une parole « déchantée », plus conforme à la brutalité de la confrontation réitérée avec le vide, avec le manque, ou le défaut. Et aussi — la vocation de la Laponie au brouillage des repères y aidant — à l’élaboration d’une esthétique du brouillon qui atteint sans doute son plus haut degré de réalisation avec l’invention des logogrammes.

Mais cette ligne du Nord est elle-même plus brouillonne qu’un tel résumé ne le laisse sup- poser. Et tout d’abord parce que loin d’être continûment aimantée par l’Extrême-Nord, la course à l’Ailleurs de Christian Dotremont telle que l’analyse ici Patrick Née se révèle plu- tôt bipolaire, Nord et Sud occupant alternativement la place de l’Ici et la place de l’Ailleurs en une sorte de permanent va-et-vient de Tervuren à Ivalo et d’Ivalo à Tervuren ; elle peut même bifurquer soudain dans les dernières années, et substituer l’Irlande au Grand Nord comme figure de « l’intime-extrême ». La rêverie sur le signe confirme le double mouvement, le double désir qui agite cette poésie. Elle montre, en effet, si l’on suit le cheminement pro- posé par Georges A. Bertrand, comment Christian Dotremont transporte au Grand Nord l’Orient, un Orient lui-même syncrétique puisque la composante extrême-orientale de l’écri- ture logogrammatique souvent soulignée et rappelée ici encore — avec d’ailleurs une intéres- sante inflexion dans la mesure où le rapprochement n’est plus fait avec la seule calligraphie mais avec la peinture chinoise — doit être complétée par une sorte d’arabité instinctive.

Ainsi la ligne du Nord, ligne de l’apprentissage du manque, indissociable de l’invention

d’une poésie « déchantée » et d’une esthétique du brouillon, se double-t-elle — se brouille-

t-elle — d’une permanente mise en tension. La plupart de nos travaux ont pris acte — soit

en eux-mêmes soit par le dialogue qu’ils entretiennent — de ce va-et-vient entre des pôles

opposés qui est peut-être une des caractéristiques les plus marquantes de l’œuvre et dont

le logogramme est la plus parfaite incarnation. Inventant, selon Georges A. Bertrand, un

espace de rencontre entre Laponie et Orient — Moyen ou Extrême —, ce dernier a pu aussi

se définir, dans la communication de Françoise Armengaud, comme tension entre excès et

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Avant-propos ±µ ellipse, profusion et restriction, exubérance et retenue. Tension entre brouillon et texte net dans la réflexion d’Aline Bergé qui insiste sur la co-présence de la libre expansion du gra- phème, distordu, dynamisé, et de la transcription de l’énoncé en petites lettres soigneuse- ment calligraphiées, il se fait tension entre vibration sonore et trace écrite dans les propos de Luc de Heusch qui le situe par rapport à la pratique graphique de Michaux comme à la démarche intellectuelle de Derrida vers laquelle une insolite rencontre verbale pourrait faire signe. Sans oublier la tension entre lisibilité et illisibilité, lisibilité et visibilité qu’analysait déjà Max Loreau.

Particulièrement apparentes dans les logogrammes, ces formes de tension n’en sont pas moins décelables dans d’autres lieux. David Gullentops, dont le concept de « lisuel » cherche à conjuguer approches langagières et approches de l’ordre du visible ou du visuel, postule la nécessité de voir l’ensemble de la poésie de Dotremont de façon dynamique et synoptique comme on regarderait le graphisme d’un logogramme. De façon plus restrictive, ma commu- nication met l’accent sur le dérèglement de la langue opéré par les poèmes à tmèses qui en font jouer les jointures sans jamais se résoudre à une radicale asémie. Lus ici comme explora- tion langagière jubilante et mise en œuvre d’un lyrisme critique — lyrisme en quelque sorte antilyrique —, les tmèses et tous les effets de brisure ont pu être lus ailleurs dans une pers- pective existentielle comme révélation de la mort dans la vie. Jude Stéfan, conjoignant ces deux perspectives, ne les place-t-il pas aux côtés des cut-up de Burroughs des « effacements » de Vachey, des « découpages » de Reznikoff et des « trous de Fontana dans la toile », toutes pratiques guidées, selon lui, « par la main même d’Atropos l’inflexible, l’indétournable, ani- mant celle de l’artiste condamné de naissance à œuvrer en une sorte de vengeance : montrer, dire, revendiquer (*deik) à l’aide de gestes son sort fatidique

1

» ? Ajoutons que leur antily- risme affiché n’entraîne pas l’abandon définitif de toute harmonie : les retrouvailles avec Gloria, donnent naissance à des textes où se produit, selon l’expression de Patrick Née, « une véritable explosion lyrique » ; le pôle du chant se maintient donc.

Dans leur dialogue, Pierre Alechinsky et Michel Sicard prennent acte, pour leur part, de la coexistence de la recherche expérimentale la plus risquée et de la beauté, de la virtuosité et de la non virtuosité du trait. Deux images proposées lors de ce colloque pourraient figurer une contradiction interne que nous avons été nombreux à mentionner : celle, invoquée par Pierre Alechinsky, du personnage calligraphique chinois placé « dans une sorte de “dissymé-

1. J. Stéfan, « Le ciseau d’Atropos », Revue de littérature générale, 96/2 digest, Paris, P.O.L., 1996, n. p.

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±¶ Catherine Sïõìéåò trie équilibrée” », celle, empruntée par Aline Bergé à Dotremont lui-même, de la danse de l’ours où se conjoignent grâce et maladresse.

Et il faudrait parler encore, comme le fait Pierre Alechinsky, « du nja. Du oui-non. Des hésitations »...

Singulière et plurielle, telle est ainsi apparue l’œuvre dont le jaillissement profus s’inscrit sur fond de vide — un vide qu’on ne saurait réduire au seul blanc de la page vierge. Singu- lière par sa pluralité même qui a autorisé des approches diverses : à la lumière de la notion de

« machine célibataire », de la théorie des catastrophes, du modèle christique ; en rapport avec

« l’interrogation romantique et postromantique centrale tournant autour d’un clivage dans l’être-au-monde », sous l’angle de l’expérimentation langagière des avant-gardes. Rebelle aussi à l’étiquetage. Ni surréaliste ni textualiste. Le surréalisme originel est en effet d’em- blée irrévérencieux, comme l’atteste la lecture par Alain Mascarou d’Oleossoone ou le moment spéculatif. Quant au textualisme — en admettant qu’existe quelque chose comme un textua- lisme, que le terme ne soit pas seulement un concept polémique destiné à stigmatiser toute pratique consciente de l’être littéral de la littérature —, Dotremont a beau être, au dire de Robert Sabatier, l’auteur de poèmes qui « s’apparentent plus volontiers à la jeune poésie des années 1970 qu’à celle de ses aînés du groupe

1

» surréaliste, il ne saurait pas davantage lui être annexé sans précautions. Car aussi constante qu’ait pu être sa préoccupation de la lettre dans sa matérialité phonique et graphique, et quelque insistants que soient les jeux méta- phoriques qui lui permettent d’unir la neige et la page blanche — Françoise Armengaud les a examinés pour analyser la façon dont ce poète a anticipé la notion conceptualisée par Jean-Pierre Richard de page-paysage —, le texte ici n’est jamais absolutisé. Inséparable du réel son référent, l’écriture n’entend pas se séparer de la vie.

Souhaitons que ce volume tissé d’échos parfois antithétiques contribue à une meilleure connaissance de l’œuvre de Christian Dotremont, de sa « prolifération même à proférer le peu / dans une exactitude abrupte de total

2

», et permette de la resituer « au centre de [s]a dispersion

3

».

1. R. Sabatier, Histoire de la poésie française du

xxe

siècle, 2 — Révolutions et conquêtes, Paris, Albin Michel, 1982, p. 523.

2. C. Dotremont, Ltation exa tumulte et différents poèmes, Œuvres poétiques complètes, édition établie et anno- tée par Michel Sicard, Paris, Mercure de France, 1998, p. 451.

3. C. Dotremont, « La route », ibid., p. 288.

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Dotremont et l’exagération à propos

Pierre Alechinsky (entretien avec Michel Sicard)

Pierre Alechinsky. — Christian Dotremont pouvait parler des logogrammes d’une façon très simple : « J’exagère l’écriture ». Une base de pensées beaucoup plus vaste et rigoureuse qu’il n’y paraît. L’exagération a ordonné chez lui la solitude de l’épistolier de fond. Quelques semaines après sa mort, je me trouve au Metropolitan, à New York, visiteur d’une exposition de dessins, dont un Delacroix : un croquis pour Le Combat avec l’ange ; le tableau qui est accroché à Saint-Sulpice dans la pénombre, l’humidité, la poussière. Quelque chose dans ce dessin était écrit en cursives à peine lisibles. J’avais dans ma poche une loupe — souvent je vais aux Puces dans l’espoir de découvertes — et voici ce que Delacroix avait écrit : « L’art c’est l’exagération à propos ».

Ah, comme j’aurais aimé pouvoir rapporter cela à Christian !

Michel Sicard. — On a peu parlé jusqu’ici de cette dimension — on a tous parlé de façon doctorale —, alors qu’avec lui les choses venaient souvent dans une exagération qui mettait à distance son propos.

P. A. — De temps à autre il vous éprouvait en exagérant des « désaccordances », qui pou- vaient le mener à la rupture. Cherchait-il des raisons, il en trouvait.

M. S. — Ce comportement n’épargnait rien ni personne. Même dans ses rapports avec Gloria, il entretenait toujours quelque distance...

P. A. — Leur relation commence en 1951. Sur un peu moins d’une trentaine d’années il

écrit à Bente Wittenburg sous toutes sortes de formes. Jusqu’aux splendides logogrammes à

Gloria, tracés à la cantonade...

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±¸ Pierre Aìåãèéîóëù (entretien avec Michel Sicard) Il n’a vécu en réalité que quelques mois avec elle. Guère plus. À Tervuren, rare période heureuse de vie commune, il entame la rédaction de La Pierre et l’Oreiller, où « sa jolie taupe danoise » (Ulla dans le roman) en prend quelque peu pour son grade... À Copenhague, elle le quittera. Ils se reverront, se retrouveront, mais toujours épisodiquement.

M. S. — Gloria, donc Bente, n’interviendrait-elle pas souvent comme un prétexte à des signes contradictoires devant la vie ? Il en parle avec humour dans un logogramme : elle lui envoie une lettre avec une mèche de ses cheveux, dont quelques-uns sont tombés au sol près du lit ; le soir quand il va dormir, il ne se détourne pas et piétine avec « un peu de sadisme » ces quelques cheveux de l’aimée...

P. A. — Je songe à l’exposé de notre prédécesseur. Un savant chercheur pour qui pensée et action seraient, même dans l’immédiateté, toujours séparées — si j’ai bien compris.

L’intérêt de Dotremont pour la peinture lui vient en premier lieu de René Magritte. En effet, Magritte pouvait fort bien penser son tableau avant et le peindre après. Après, ce n’était plus pour lui qu’un problème d’exécution. Peut-être même pouvait-il penser à tout autre chose pendant l’exécution. Par exemple se dire : « Tiens, qu’est-ce que Georgette m’a pré- paré à dîner ? » Sous l’Occupation, Magritte et Dotremont échangèrent une correspondance savoureuse. Je me souviens d’une lettre du peintre au jeune poète : « J’ai fait aussi L’Étoile double qui est une vue de deux pommes énormes posées sur une table devant un ciel d’orage et je fais aussi un peu d’irritation de la bouche à cause d’un manque de certaines vitamines ».

D’un côté Magritte, la quarantaine, et de l’autre Dotremont qui en prend de la graine. Mais déjà, il avait été accueilli à Paris par Paul Éluard, et alors introduit dans l’atelier de la rue des Grands-Augustins. « Je voyais Picasso qui dessinait — nous a-t-il souvent raconté — sur des manuscrits d’Éluard ».

Puis Christian s’intéresse à Félix Labisse. En 1946, il publie un livre sur ce peintre dit surréa- liste. Labisse aussi travaille en deux temps : le sujet et la composition, ensuite de sang froid l’exécution sur la toile — mais sans atteindre l’audace poétique des tableaux de Magritte. Les idées, les pensées de Dotremont sur la peinture vont bientôt changer.

Asger Jorn arrive à Bruxelles en 1947 pour la « Conférence internationale [organisée par

Dotremont] du Surréalisme-Révolutionnaire ». En voilà un qui mélange pensée et action ! Il

connaît son affaire. Au Danemark, il milite depuis la fin des années trente pour une peinture

(20)

Dotremont et l'exageration a propos ±¹ spontanée. Elle l’est, chez lui, et devrait l’être pour tous. C’est un enthousiaste. Il invite le poète à introduire, pinceau en main, des mots dans sa peinture. Rencontre décisive.

Si notre prédécesseur voit sans cesse un décalage entre la pensée et l’action, c’est son affaire. Pensée et action se mélangent à merveille dans une peinture. Mélange à vrai dire inextricable. C’en est tout l’intérêt. Tout à l’heure j’ai interrompu notre prédécesseur (il paraît que dans un colloque universitaire ça ne se fait pas), lui ai dit : « Vous devriez faire un peu de peinture. »

M. S. — On peut extrapoler cela concernant les logogrammes où pensée et action d’écrire sont réunies. Pendant toute la période où Dotremont fait de la poésie, au fond il n’applique pas vraiment les idées de Jorn. C’est plus tard, lorsqu’il fait des logogrammes qu’il trouve ce moyen de lier le penser et le faire.

P. A. — Ce n’est pas tout à fait pareil, même quand la forme du traçage influe sur la sortie du poème. La forme apporte surtout une autre façon de lire, de considérer le poème ; elle force à un ralentissement de la lecture.

M. S. — C’était pourtant son idée théorique essentielle que de faire naître une phrase inédite d’une forme inédite qui lui serait antérieure. Pourrait-on penser que c’était pour les besoins d’une théorie ?

P. A. — Des logogrammes existent avec un texte préétabli. Par exemple pour Abrupte fable (1976), à sa demande, au rythme de son pinceau, je lui ai dicté le poème préparé la veille au crayon. L’interaction entre verbe et représentation graphique n’a pas été un principe appli- qué à tous les coups. Mais ce n’est pas ce dont je voulais parler maintenant, laisse-moi retrou- ver mes notes :

« Christian Dotremont vivait dans la lenteur, une lenteur approfondie. Il penchait pour un approfondissement de la lenteur. Un temps élastique. »

Je ne sais plus trop où j’ai trouvé ça. Sans doute en écoutant Anne West, l’une de ses accom- pagnatrices en Laponie :

« Il avait le goût des répétitions. Le temps est une harpe qui joue toujours autrement la même

chose. Pour nier le temps qui passe, Christian refait les mêmes gestes, les mêmes voyages

dans le Nord, les mêmes itinéraires, va dans les mêmes chambres des mêmes hôtels, prend

les mêmes lignes d’autobus, revoit les mêmes choses : la même gare, le même bureau de

(21)

²° Pierre Aìåãèéîóëù (entretien avec Michel Sicard) poste, la même logeuse en Laponie, la même table, la même chaise. Pour avoir le même premier regard à chaque fois. »

Dotremont, en pleine Laponie, où il y a si peu que l’on voit tout, lui parlait de la forme des lettres, cette forme à réinventer dans chaque logogramme, à exagérer — nous y revoilà — puisque dans l’écriture courante la lisibilité nous dérobe la forme, empêche d’apprécier à fond la forme des lettres. Le logogramme : c’est tracer un mot— lui disait-il — qui ne ressemble pas à un mot.

Pour cette séance, j’avais préparé d’autres notes. J’ai dû les oublier, tant pis !

Je voulais parler du nja. Du oui-non. Des hésitations : les colonnes de projets, que l’on découvre dans ses carnets avec une ligne au centre, la partie négative d’un côté, la partie positive de l’autre. Le oui et le non de projets, pour choisir, prendre ou déprendre une déci- sion. Il y a quantité de listes qui correspondent à ce nja. Le nja danois l’avait frappé.

La NRF de Jean Paulhan a publié de Christian Dotremont « Le Pays du Nja ». Christian parla du nja à Henri Michaux. C’était en 1954, Michaux était venu à ma première exposition chez Nina Dausset, sans doute leur seule rencontre. Devant ce oui-non d’hésitation qui l’étonnait, Michaux demanda : « Existe-t-il chez eux un Oui-Oui-Non, une sorte de Nord-Nord-Est ? »

M. S. — La réaction de Michaux à l’égard de Dotremont a été d’abord de surprise, de refus devant les coups d’encre, puis d’acceptation quand il a compris que c’étaient des écritures exclusivement.

P. A. — Les logogrammes sont aux antipodes des encres de Michaux. Certes des Michaux font penser à des écritures, mais ce sont des écritures qui n’ont ni mots ni lettres. Michaux peint pour fuir les mots. Dotremont peint les mots pour les approfondir. Le Musée royal de Bruxelles a longtemps forcé la dose de ressemblance : en exhibant une encre volontaire- ment muette de Michaux, donc aboutie, à côté d’un malheureux logogramme abandonné par Christian sans transcription, donc inabouti.

Luc de Heusch tout à l’heure a commencé son intervention en citant ce que j’avais dit à l’ouverture de l’exposition de Dotremont : « Le logogramme est une peinture qui parle. » Définition que j’avais oubliée. Un logogramme à « texte incertain » restera évidemment muet.

Notre oreille mentale n’entre plus en fonction, nos yeux apprécient des lignes, des taches,

des entrelacs, mais la part de littérature échappe.

(22)

Dotremont et l'exageration a propos ²±

De même échappe la part de littérature aux regardeurs de calligraphies japonaises — que nous sommes — et qui admirent sans pouvoir lire. Encore que certains peintres-calligraphes japonais de grand talent prennent parfois de telles libertés par rapport aux modèles idéo- graphiques, que même eux — disais-je à Logogus — ne parviennent plus à se relire ! J’en avais eu la preuve en 1955 à Tokyo, comme je demandais la signification d’une calligraphie phénoménale. De cette exaltation, de ce tumulte d’écriture, chaque « traducteur » pris à part décrypta ou peut-être récita un poème différent.

M. S. — Mais que pensait Dotremont des écrits et des peintures de Michaux ? Quel intérêt y a-t-il porté ?

P. A. — Il n’en parlait pas. De Guillaume Apollinaire aussi. Logogramme et calligramme, deux mots... Il préférait n’en pas parler. L’esquive de Bartleby : « I would prefer not to. »

Mais alors, lui parler de « calligraphie » !

Il avait pris le vocable en aversion. Il se débattait comme un beau diable pour ne pas être considéré « calligraphe ». Pourtant chez un « calligraphe » chinois ou japonais n’entre aucune idée de « beauté » — savait-il. Le mot « beauté » s’affiche, du moins se tient en embuscade dans le mot « calligraphie ». En Occident, c’est nous qui disons à tort : « calligraphie » chinoise,

« calligraphie » japonaise. Au Japon, on ne dit jamais « calligraphie », mais Sho-do : voie de l’écriture. Une voie, comme le Ju-do : voie de la souplesse. Rien à voir avec « beauté ». Bref, un « log » ne pouvait faire l’objet d’aucune comparaison.

M. S. — Lors du montage de ton film Calligraphie japonaise, Dotremont a pourtant par- ticipé à la rédaction du commentaire, dit par Roger Blin, et vous avez publié un petit essai dans la plaquette de présentation du film, où d’ailleurs Christian cite Michaux : « Le Japonais est moderne depuis dix siècles. »

P. A. — Dotremont à cette époque n’avait pas encore inventé le logogramme. Le montage

du film date de 1956. En 1951 dans la revue Cobra, il avait déjà publié « Signification et sinifica-

tion », texte magistral, où son écriture cursive, vue à la verticale et par transparence au verso

de la feuille, est inversée, donc illisible, ce qui fait qu’on en perçoit d’autant mieux l’étran-

geté ; il la compare alors à une écriture chinoise. Ce n’est qu’à partir des années soixante

que Christian se défendra de similitudes... Credo exagéré, comme tel mode d’argumentation

difficile à suivre, qu’il ne déclenchait qu’en circonstances vécues vitales.

(23)

²² Pierre Aìåãèéîóëù (entretien avec Michel Sicard) M. S. — Est-ce qu’il a eu une réaction particulière, notamment devant les scènes de ton film où l’on voit des improvisations de Shyriu Morita, ou d’autres comme Toko Shinoda et Sogen Eguchi, qui pratiquaient des calligraphies spontanées, en même temps très éloignées de signes d’écriture immédiatement lisibles ?

P. A. — En tout cas il s’est servi d’un pinceau de Chine avec délectation. Ce fut l’outil principal des logogrammes. Et l’encre de Chine : médium principal. Et le papier : support principal. Il a beau avoir fait des expériences avec des pastels gras, des fonds de couleurs, etc., ses victoires de « peintre de l’écriture » furent remportées avec des moyens éprouvés : pinceau souple, encre noire, papier blanc.

M. S. — C’est toi qui lui as donné ces pinceaux orientaux ? Comment ça s’est passé ? Dans les premiers logogrammes, on voit effectivement des pastels de couleur, des craies, etc.

P. A. — Et particulièrement des encres issues d’un tube d’encre de Chine de la marque allemande Pelikan. Il y revenait de temps à autre. Bonbonne en miniature, faite pour remplir un tire-ligne, dont avec bonheur il appliquait directement l’orifice sur le papier.

Mais la souplesse, la docilité du pinceau de Chine !

Dans les années soixante-dix, de New York, je ramenais pour lui comme pour moi (pour l’écriture comme pour la peinture) des pinceaux en poils de loup choisis dans les boutiques de Mott Street, à Chinatown, par mon ami peintre et poète Walasse Ting.

M. S. — Dotremont, qui était plutôt partisan d’une recherche risquée, expérimentale, n’échappe pourtant pas à la beauté.

P. A. — Quand Christian dit qu’il « ne cherche pas la beauté mais [qu’il] ne la refuse pas », c’est une coquetterie. Avec un tel talent, il est presque impossible d’y échapper ! La beauté, il y allait tout d’une pièce. Elle était là, elle l’attendait.

M. S. — Et son trait, que peut-on en dire ? On voit tout de suite que c’est réussi, c’est un trait qui est à la fois virtuose (mais pas au sens des calligraphes) et non-virtuose. Il y a des différences dans les rythmes surtout, des arythmies (mot que Christian aimait).

P. A. — Il possédait un sens de l’espace — ça ne s’apprend pas. Il est comme un graveur

qui sait, d’instinct, comment répartir les noirs et les blancs dans leur calibrage propre. Ainsi

dans les dernières lignes d’un grand logogramme mural, que j’ai toujours à portée de regard

et d’entendement :

(24)

Dotremont et l'exageration a propos ²³

Plus loin que les murs de la chambre et de la ville de plus en plus loin

vers l’intérieur de la chambre où s’éveille dans le désordre une forêt de fleurs

Si on oublie les blancs et si on ne voit que les noirs, on n’a rien vu ni compris ! On retrouve partout un rythme instinctif juste. Il n’a pas pris de mesures avec un double-décimètre, mais c’est ce rythme, ici, là, partout, qu’on appréciera. On saisit tout de suite ce rapport. Cette qualité. C’est organisé comme une floraison, une naissance de pétales, de feuilles.

Par exemple chez Matta aussi, dans sa peinture, il y a instinctivement un rythme trouvé sans lourdeur d’effort, jamais appris dans une école et qui n’appartient d’évidence qu’à lui.

Impossible à imiter. C’est bien pourquoi Matta signait rarement. Pas la peine. C’est du Matta sans devoir en apporter la preuve par l’application du patronyme.

Dotremont est tout aussi reconnaissable. Jusque dans les espaces non écrits. Quand il écrit une lettre, et il en a rédigé des milliers, à chaque page il y a des couloirs qui passent d’une ligne à l’autre, des pistes, un labyrinthe construit sans y penser, dirait-on, où l’on voit que l’esprit et la main se sont arrêtés aux endroits où il fallait, avec sûreté, et qu’avec la même sûreté ils ont repris leur cours. Des couloirs où l’œil se promène avec délices.

M. S. — Mais il n’y a pas qu’une répartition des espaces, il y a aussi une répartition des pressions : ce trait extrêmement léger du début qui va s’accentuant, pour se relever ensuite.

P. A. — La charge d’encre. Quand doit-on à nouveau plonger son pinceau dans le bol ? Dotremont connaissait ces variations d’intensité qu’on obtient au cours d’un trait : ne pas interrompre, quitter le trait sous prétexte d’aller au ravitaillement, même si, vers la fin, ce trait devient imperceptible comme pour indiquer un manque, ce qui constitue une informa- tion tout aussi émouvante, surprenante, qu’un trait saturé. Légèreté et force. La combinaison ne va pas que dans un sens latéral ou vertical ou horizontal, mais en profondeur, dans l’épais- seur du papier. Passer rapidement à la surface de la feuille, l’effleurer, offre un tout autre effet qu’en exerçant lentement une pression du pinceau. On suit les différentes vitesses. Les traits en accéléré ou qui ralentissent ou freinent ou se veulent spectaculaires ou presque imperceptibles.

M. S. — Et ceci arrive, par d’autres moyens, à des expérimentations de ton cru, quand tu

froisses le papier, d’où l’effet de rase mottes.

(25)

²´ Pierre Aìåãèéîóëù (entretien avec Michel Sicard) P. A. — C’est simplement lié à une pratique classique du papier, du pinceau, etc.

Dotremont « peint » avec toute la sûreté requise. Il peint un texte, le plus souvent dans la fulgurance et du flux verbal et d’une libre « calligraphie »... à la chinoise, sauf que ce n’est pas une écriture idéographique. Mais sinon ! Alors que les Chinois, du moins les érudits, dis- posent d’au moins quarante mille signes, Dotremont dans sa solitude, rien qu’avec vingt-six lettres, la pauvreté de notre alphabet romain, découvre par le biais du traçage une richesse exceptionnelle.

Je possède l’estampage d’une « calligraphie » chinoise gravée dans la pierre, estampage qui désigne un personnage en négatif sur fond noir ; ce personnage brandit un pinceau ; il se tient en équilibre, sur une jambe, un équilibre étrange, plutôt dans une sorte de « dis- symétrie équilibrée » qu’aurait prônée Asger Jorn. J’ai demandé à une visiteuse chinoise la signification des caractères dont le personnage était composé — en gros, c’est comme un Arcimboldo —, pas seulement d’un corps avec deux jambes, deux bras, une tête, puisque la tête c’est déjà un signe, etc., et le corps, un assemblage d’idéogrammes qui parle. Après tout, pour dire quoi ? « Ne pas se troubler », traduisit la visiteuse. Être sûr de soi.

Souvent aussi j’observe une encre de Hakuin (1685-1768). À première vue s’impose un cercle d’eau grise, mais le peintre calligraphe a balancé quelques traits d’un noir intense qui mettent le symbole du cercle en situation bizarre. Il y avait risque pour que ce soit raté, c’est réussi. Le pinceau qui « ne se trouble pas » laisse une trace d’esprit visible, lisible, audible.

M. S. — Tu dis donc que dans le logogramme il y aurait la même sagesse que dans la calligraphie orientale : pas d’hésitation ?

P. A. — Oh, quand la trace d’hésitation reste tolérable, elle nous dit à sa façon qu’elle est venue à bon escient. Le « calligraphe » demeure fidèle à son instinct. Il est comme il est. Et Dotremont est comme il est avec ses logogrammes.

M. S. — Quand on voit cette exposition de logogrammes, à Montpellier, on ne s’explique pas que du jour au lendemain le logogramme apparaisse, et c’est aussitôt réussi, aisé. Il semble qu’il n’y ait pas eu d’apprentissage.

P. A. — Jeune, Christian s’était souvent amusé à dessiner des lettres dans des cahiers de brouillon. Mais le poète des logogrammes ne pose plus le poignet ou l’avant-bras sur la table.

Il domine le papier. Il trace debout, penché en avant. Il a ce sens, il se tient dans la logique

instinctive du maniement du pinceau. Ce n’est pas rien, l’instinct. La logique de l’instinct !

(26)

Dotremont et l'exageration a propos ²µ M. S. — On a vu dans ce colloque des rapprochements entre la théorie des catastrophes et la vie de Dotremont. Dans la théorie des catastrophes, la première figure est le pli : rupture, retournement, froissage. Je ne sais pas si dans ce rapprochement entre la Catastrophe de Dotremont et la théorie des catastrophes, il n’y aurait quand même pas beaucoup de méta- phore : ce que désigne René Thom sous le terme de catastrophe, c’est une discontinuité qui intervient dans une fonction continue en mathématiques, qui est quand même de nature dif- férente, très abstraite, alors que chez Dotremont la catastrophe est quelque chose de vécu et qui amène une certaine recomposition d’un espace, plus de l’ordre du bricolage que de la fonction mathématique. Plutôt comme une musique.

P. A. — Justement, je voulais vous lire une page de cette musique, la transcription d’un logogramme de 1974 :

C’était une journée ordinaire. Je pensais à Gloria. Le matin, j’avais d’ailleurs sommeil. Le soir aussi, mais je m’en apercevais moins. Je me levais, me lavais, mangeais, buvais, etc. Le matin, j’écrivais grand et même très grand et je copiais très petit sur la même feuille, c’est-à-dire que je faisais un logogramme. Vers midi, j’écrivais très petit d’emblée, une lettre (pas à Gloria). De temps en temps, j’allais à la fenêtre regarder le hêtre rouge, le vide, les passants, les souvenirs, les mécaniques, la pluie et en même temps la lumière (la neige, ici, c’est dans des journées extraordinaires). Vers treize heures, j’écoutais la radio (les très mauvaises et les très bonnes nouvelles, et le jazz, peuvent faire extraordinaire la journée). Je faisais une sieste. Vers seize heures, j’écrivais très petit d’emblée un texte littéraire, et le recopiais très petit. (Une lettre de Gloria ouah Gloria, c’est dans des journées de ce fait extraordinaires.) Je téléphonais (pas à Gloria) et je lisais et j’allais à la fenêtre et je regardais les lampes dans la nuit et je regardais la nuit. Je pensais à Gloria de plus en plus extraordinairement. Le matin, je n’étais pas heureux.

Vers midi non plus, mais je m’en apercevais moins. Le soir non plus, mais je m’en apercevais plus, de plus en plus à démesure de la nuit. J’avais de l’humour et de la patience (probable- ment à tort). Je riais deux ou trois fois pour savoir encore. La vie semblait infinie de manques, de choses, de personnes, d’idées, d’impulsions et donc de possibilités. C’était une journée ordi- naire et cependant distincte, irrémédiablement irrévocablement irremplaçable de temps.

M. S. — Il y avait chez Dotremont une capacité pour remettre tout en signes. Tout se

transformait en un système d’échos, à la fois les objets qu’il conservait, les habitudes de la

journée, etc. Scansions, rythmes. La poésie sous-jacente des logogrammes repose surtout sur

la musique.

(27)

²¶ Pierre Aìåãèéîóëù (entretien avec Michel Sicard) P. A. — La musicalité de la langue. Tout à l’heure quelqu’un a lu une bribe de ma plume, cela m’a frappé : aucune musicalité. J’avais déjà remarqué mes difficultés à lire mes textes à haute voix. C’est tout simplement parce qu’ils ne sont pas assez bien écrits. Par contre je m’en tire autrement lorsque, sous le charme de sa musicalité, je lis n’importe quel texte de Dotremont.

M. S. — Aimait-il la musicologie ?

P. A. — Je crois qu’il détestait. La poésie est déjà chant. Par contre, son père était musi- cologue. Barnett Newman, à qui l’on demandait quelle est l’importance de l’Esthétique pour un Artiste, répondit : « La même importance que l’Ornithologie pour un Oiseau. »

M. S. — Et la répétition dans la poésie de Dotremont va dans ce sens ; dans Moi qui j’avais, par exemple.

P. A. — Comme dans Abstrates. En allant chercher les sons où ils se cachent, en en jouant :

« L’a pas cours ma teinte »... D’ailleurs je m’en vais vous lire son Logbookletter de 1979, son ultime grand texte « musical », composé en Irlande « en hommage à la langue et l’écriture — annonce-t-il — et (malgré mon anticalligraphie) la calligraphie gaéliques » :

[Christian Dotremont, Œuvres poétiques complètes, édition établie et annotée par Michel Sicard, préface d’Yves Bonnefoy, Paris, Mercure de France, 1998, pages 528-553]

P. A. — En plus des virgules, points virgules, points, tirets, etc., intervient le mot ici,

un autre point d’appui nécessaire à la lecture du Logbookletter. Des ici balisent la parti-

tion d’encre. Leur sonorité incisive relève d’un diapason « d’autant plus jouant qu’ici, dans

l’intime-extrême. »

(28)

« La catastrophe peut remplacer l’esthétique »

Christine Van Rogger Andreucci

Extraite de son contexte d’origine, et datée de 1953 comme elle l’est, la phrase de Christian Dotremont que j’ai retenue pour titre prend allure de manifeste et semble faire écho à la crise de la littérature produite par sa confrontation avec l’Histoire au xx

e

siècle. La catastrophe en effet employée ainsi absolument avec sa désignation par l’article défini laisse entendre un accord tacite sur le contenu à y mettre, celui, assez souvent évoqué, des traumatismes collectifs que les consciences modernes partagent et qui ont entraîné un bouleversement total des valeurs antérieures, sous le signe de la destruction et de l’irréversible ; la perte de tout repère, dans un monde désormais livré au chaos, remet en question le statut de la littérature et sa visée. Walter Benjamin fait remonter l’origine de cette crise à la Première Guerre mondiale lorsque « les combattants revinrent muets du front, non pas plus riches, mais plus pauvres d’expérience communicable

1

». Le choc d’un vécu indicible a été renouvelé

1. « Avec la guerre mondiale on a vu s’amorcer une évolution, processus qui, depuis lors, n’a pas cessé de s’ac- célérer. N’avions-nous pas constaté, après l’Armistice, que les combattants revenaient muets du front, non pas plus riches, mais plus pauvres d’expérience communicable ? Ce qu’on devait lire dix ans plus tard dans la masse des livres de guerre n’avait rien à voir avec cette expérience qui passe de bouche en bouche. Rien d’étonnant à cela. Jamais on n’avait vu expériences aussi foncièrement convaincues de mensonge — les expériences straté- giques par la guerre de tranchées, les expériences économiques par l’inflation, les expériences physiques par le blocus, les expériences morales par les gouvernants. Une génération qui avait encore connu, pour aller à l’école, les tramways à chevaux, se trouvait en plein air, dans un paysage où tout avait changé, sauf les nuages, et, au- dessous d’eux, dans un champ de forces d’explosions et de courants destructeurs, le tout petit corps fragile de l’homme. » (« Le Narrateur », 1936, dans W. Benjamin, Rastelli raconte et autres récits, Paris, Le Seuil, 1987, trad.

Ph. Jaccottet, p. 146). Avec ce conflit certes les civilisations selon le mot de Valéry ont appris qu’elles étaient

« mortelles » autant que les humains. Et l’on connaît le mot fameux de Joyce : « L’Histoire est un cauchemar dont

j’essaie de m’éveiller », Ulysse, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1995, p. 154.

(29)

²¸ Christine Váî Rïççåò Aîäòåõããé et aggravé avec le retour des camps de concentration dont les rescapés ne purent rien dire.

Et, selon le mot fameux d’Adorno, il est difficile de considérer comme encore possibles les formes littéraires antérieures qui ne soient pas écho de cette catastrophe. Ce réel inédit qui échappe à toute nomination contamine l’usage de la langue et dénonce de façon accusée l’incapacité de celle-ci à rendre compte aussi bien du réel extérieur que de « l’expérience intérieure ».

Est-ce donc à cette rupture-là que fait référence la formule de Christian Dotremont ? Sa phrase en fait n’a pas cette portée historique et collective. Dans l’immédiat après- guerre, Dotremont en effet n’a pas été hanté par un bouleversement des valeurs comme en témoigne son écriture en filiation affichée avec le surréalisme, c’est-à-dire sa confiance conservée en l’écriture. En témoigne également son engagement au parti communiste qui manifeste une foi en l’action humaine capable de modifier le cours de l’histoire. En témoigne enfin la création de Cobra ; en perpétuant la poétique des groupes avant-gardistes de l’entre- deux-guerres, Dotremont n’est pas encore saisi par le renversement absolu que constituèrent certains événements collectifs. Comme le souligne Vincent Kaufmann, il y a dans les avant- gardes « une exigence communautaire, un désir de partage, dont la réalisation est confiée aux bons soins d’une pratique artistique, conçue comme l’expression immédiate ou même le principe producteur d’une réalité vécue, communicable et partageable [...] Le projet esthé- tique est ici premier.

1

»

Ainsi la catastrophe dont il est question dans le roman autobiographique La Pierre et l’Oreiller, puisque c’est là le contexte de la citation, ne désigne pas un désastre historique mais la tuberculose dont Dotremont apprend qu’il est atteint en 1951. C’est une catastrophe intime, que l’auteur prend soin de distinguer des malheurs collectifs, rappelant que durant la guerre, dans la proximité du danger, il ne le voyait pas, que « la catastrophe là-bas, en ce temps-là, [l’] avait dépassé, ne [l’] avait guère atteint

2

» (p. 142).

Son drame actuel qui n’est pas « la crise du xx

e

siècle » déplace celle-ci à l’échelle de son corps et de sa vie individuelle. Mais les conséquences n’en sont pas moins très semblables.

Rien ne peut être qui fut avant, et l’écriture comme l’individu se trouvent confrontés à une

1. Vincent Kaufmann, Poétique des groupes littéraires, Paris, PUF, 1997, p. 6-7.

2. La Pierre et l’Oreiller, Paris, Gallimard, 1955, rééd. 1980, p. 142. La pagination ici inscrite entre parenthèses

renvoie à ce volume ou aux Œuvres poétiques complètes, édition établie et annotée par Michel Sicard, Paris, Mer-

cure de France, 1998.

(30)

¼ La catastrophe peut remplacer l'esthetique ¾ ²¹ révision totale du rapport au monde et à l’existence. La prise de conscience de la mort en soi, de ces « bacilles » « plus métaphysiques encore que les bombes », plus « subtils, impal- pables » (p. 144), qui « travaillent sur une scène toute silencieuse et toute obscure » en le

« dévor[ant] tranquillement » (p. 145), est une « catastrophe [...] lente » (p. 23) mais qui met fin néanmoins aux leurres, aux « couvertures » comme l’auteur les appelle dans son roman, analysant ses illusions antérieures qui voilèrent la catastrophe en marche : « Aujourd’hui plus de couverture artistique, littéraire ou politique. Seules ces couvertures sur ce lit [...].

Dieu est mort, Staline est mort, Keats est mort » (p. 157). La littérature, désignée par synec- doque en Keats, s’effondre renvoyée à n’être que des mots sans incidence réelle ; personne n’y croit en effet (« on y croit sans y croire », p. 195), personne par exemple ne change sa vie après avoir lu Pascal...

S’interrogeant sur l’origine de sa catastrophe, terme dont il qualifie au départ la maladie, par « euphémisme » sous l’hyperbole, si je puis dire, la mettant à distance tout en lui donnant de la grandeur, mais dont on voit bien que le mot permet une extension de signification qui dépasse le phénomène spécifique de la maladie, Dotremont constate que jusque-là, jusqu’à son immobilisation forcée au sanatorium de Silkeborg, Dieu, Staline, les mythes de la fin du monde ou du grand soir ont « pu falsifier [s]a catastrophe profonde » (p. 184), cette « bête catastrophique » (ibid.) qu’il portait déjà en lui et dont aujourd’hui rien ne vient occulter la présence.

Dès lors la catastrophe va remplacer l’esthétique en effet. Qu’est-ce à dire ? Recontextuali-

sée, la formule prend encore un sens très précis sous la plume de Dotremont : c’est l’approche

de la mort, notre irrémédiable vocation à disparaître qui donnent valeur à la beauté des

choses car « c’est sous l’épée de Damoclès que l’univers a ce luxe, cette joliesse, ce sublime,

cet ordre, etc. Et qu’ainsi la catastrophe peut être la clef de cet univers-là qu’il ne parvient

plus à ouvrir parce qu’il avait comme les autres mis l’esthétique à l’envers. La catastrophe

peut remplacer l’esthétique, voilà » (p. 178). Si la catastrophe remplace l’esthétique, qui

est recherche de ce qu’est le beau, c’est qu’elle supplante tous les critères selon lesquels

on jugera de la beauté d’une chose, elle en devient l’aune unique à la lumière de laquelle

celle-ci sera évaluée. C’est donc une vision du monde qui se modifie de fond en comble ; la

beauté ne peut apparaître sans l’imminence de la disparition. La catastrophe est « la garan-

tie tragique [...] des choses trop belles » (ibid.), écrit encore Dotremont, formule équivoque

qui signale que c’est sous la menace que je perçois la beauté de ce que je vais perdre mais

(31)

³° Christine Váî Rïççåò Aîäòåõããé aussi que la mort inscrite dans la chose en constitue la beauté, ce qui n’est plus tout à fait pareil. Rappelons-nous combien paradoxalement le séduisent en Ulla les symptômes de sa fatigue, comme si la vieillesse s’accomplissait sur son jeune visage. Cette concomitance de la vie et de la mort conjointement exprimées devient l’effet premier de la catastrophe. Mais le phénomène n’est pas absolument neuf en fait et Dotremont lui-même s’interroge sur l’exis- tence antérieure à la maladie en lui d’« une certaine catastrophe, vague, éteinte [...], stag- nante, latente » (p. 180), c’est-à-dire d’une certaine perception catastrophique des choses.

Les poèmes de jeunesse laissent poindre cette dualité qui fait que tout élan vital, jaillisse- ment heureux, est donné avec sa contrepartie mortelle : « À chaque envie de vivre, j’ai envie de mourir » consignent les Souvenirs d’un jeune bagnard dès 1937. Et en 1941 : « je serre la vie / Pour ne plus jamais la perdre pour la perdre seulement / Quand je pourrai gagner la mort //

La mort que tu ne sauras jamais m’empêcher d’aimer / D’aimer passionnément d’aimer pour la vie / La mort [...] » (« La chambre est toute noire », p. 93).

Cependant, la catastrophe joue un autre rôle : elle révèle l’individu à lui-même ; sa part profonde et incommunicable, pour le dire simple, devient le lieu du travail poétique, et la voie dans laquelle s’enfoncer. Le « trou » dans son corps, dans ses poumons, puis dans sa

« tête » devient son « âme » par un processus lent d’appropriation et de reconnaissance.

Lorsqu’il regarde la radiographie de ses poumons malades, Dotremont la compare en effet à une carte d’identité dont le prénom, la marque privée et personnelle, serait la tache de la tuberculose, marquée à la main, dessinée par le médecin (ce qui est intéressant quand on sait que par la suite c’est le dessin de la lettre qui va obséder Dotremont comme la marque spécifique de sa poésie), et cette identification conduit à instaurer la catastrophe comme la marque du sujet dans sa singularité (car « la mort » « n’est qu’à moi » lit-on dans « J’arrive de Hammerfest », p. 379), dans son « absolue particularité » dirait Christian Prigent

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, face à laquelle le langage poétique traditionnel va se trouver rapidement confronté à ses limites.

Comme l’a bien souligné Yves Bonnefoy dans son introduction : « au moment où se décou- vraient à lui, à la fois, la possibilité d’une vraie vie et l’ampleur [...] de la “catastrophe” dans la sienne il fallait également qu’il comprît que sa recherche nouvelle, assurément poétique, n’aurait de vérité que pour autant qu’il s’y vouerait à niveau si profond, dans son regard sur soi et le monde, qu’il n’aurait que peu à attendre des apports et des suggestions de la litté- rature traditionnelle, et même de la poésie comme il l’avait connue jusqu’alors » (p. 24). La

1. La Langue et ses monstres, Saussines, Cadex, 1989, p. 13.

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¼ La catastrophe peut remplacer l'esthetique ¾ ³±

« catastrophe », c’est aussi la fin d’un langage, la chute de la strophe (Dotremont n’a pas pu ne pas être sensible à ce sens sous le sens) et dans cette chute de l’organisation harmonieuse, un nouveau « moi » fait irruption pour une existence par le gouffre (ai-je envie de dire paro- diant Michaux, autre être « troué » s’il en fut), et dont le poème de 1940 Ancienne éternité portait le pressentiment lorsque Dotremont écrivait, sous l’effet de l’amour cette « cassure au-dessus de l’âme » qui le met en « morceaux » :

et je sus que j’ — existais. (p. 71)

marquant typographiquement ce trou intérieur qui donne naissance à l’être, mais à un être

« en lambeaux ». La chute est présentée comme principe de vie, élément constitutionnel, si je puis dire, dans « Êtes-vous fort ? » :

[...] je n’ai jamais cherché à m’asseoir, j’ai cherché à m’écrouler sous les applaudissements de la vie (p. 217)

Mais l’approche de la mort par la maladie, doublée de la relation amoureuse impossible avec Bente, confronte l’être aux limites de sa résistance : ainsi dans « Lu dans sa chambre » (p. 234) le « je » se trouve isolé par le vers et par l’anacoluthe comme il l’était tout à l’heure par le tiret, plus violemment précipité vers le vide de l’absence de tout verbe :

Encore un peu Et je,

déséquilibre de la phrase et du moi qui pourrait être fatal. Celui-ci devient « loque » (p. 235), avec « cette hotte écrasante » d’un avenir bouleversé qui est « devenue [s]on cœur même » alors que « le temps est devenu sur [s]es tempes un monstrueux frelon — dont les ailes sont faites pour tomber » (p. 245).

Si l’on accepte de considérer le parcours que dessinent les Œuvres poétiques complètes ras- semblées chronologiquement au Mercure de France, lecture qu’autorise le caractère post- hume de la plupart des publications, nous sommes là au cœur de la catastrophe. Dans le

« Poème pour Bente destiné à Pierre » (1953), Dotremont souligne : « je ne joue plus ni ne

jouis / Mais pense mes plaies » (p. 241), par jeu de mots, il tente non de guérir mais de concep-

tualiser sa catastrophe.

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³² Christine Váî Rïççåò Aîäòåõããé Dès lors, deux phénomènes sont remarquables : Dotremont « sor[t] dans la neige » selon la phrase finale du roman qui fait le bilan de cette période de sa vie, c’est-à-dire s’aventure vers le Nord, remettant en péril sa santé

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, pour agrandir le sens du gouffre. Il fait de l’épreuve subie, celle de la maladie catastrophique, une expérience salutaire. « J’ai naturellement frôlé la mort avant de m’interroger sur la naissance » (p. 288), confiera-t-il. Et plus tard, en 1962, il reformulera ce choix, de vivre « à un doigt de la mort, dans une pénombre où peut apparaître aussi bien qu’un abri, la fin ? [...] Je dessude ma vie », continue-t-il, « aussi pour que la mort cesse d’y être une fugitive déesse, et n’y soit plus qu’une louve quotidienne » (p. 369).

Vie posthume que celle du tuberculeux revenu, pour qui la catastrophe fut un apprentis- sage de la profondeur : « Heureusement que je suis / mort à Silkeborg en 1952 / tombé par terre [...] // Ça m’a permis de voyager / par la racine » (p. 376) réitère-t-il au retour de son troisième voyage en Laponie.

Ainsi, selon la fameuse formule de Segalen, une fois de plus le voyage au loin s’avère un voyage au fond de soi

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. Les textes écrits en Laponie en effet s’apparentent à la relation d’une quête intérieure en profondeur bien qu’elle prenne l’allure d’une expatriation dans le lointain. Écriture et exploration géographique se conjoignent dans une confrontation aux limites, de soi, et de l’écriture au réel résistant, celui de l’espace du dehors comme celui de l’espace du dedans, face à une constante de la catastrophe, ayant désormais remplacé l’esthé- tique dans cette œuvre, où le visible ne peut apparaître qu’au cœur de l’invisible, la langue, que confrontée à son anéantissement, où la négativité et le désespoir de la catastrophe se transforment, selon une réversibilité habituelle chez les mystiques, en positivité d’un prin- cipe de renaissance et d’énergie.

Le deuxième phénomène, conséquence du premier, est celui de la « dépoésie », selon la formule finale et péremptoire de 1956 : « Il est temps que nous déchantions », c’est-à-dire que, comme Ponge l’avait enjoint, nous parlions contre les paroles ; il faut inventer une langue fidèle à la catastrophe et à la survenue de l’inconnu.

Les textes en prose de l’œuvre relatant les séjours en Laponie fonctionnent comme un journal intérieur dans les méandres duquel la prose se coule aisément ; ils se doublent d’un

1. Même s’il dit le froid salutaire, il confie à M. Butor avoir usé prématurément sa vie par ses longs périples dans le Nord contre l’avis du médecin.

2. « On fit, comme toujours, un voyage au loin de ce qui n’était qu’un voyage au fond de soi », Chine, La Grande

Statuaire.

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