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Madame Frantz DESPAGNET
HOMMAGE
de la faculté de droit
DE D'UNIVERSITÉ DE BORDEAUX
DISCOURS
PRONONCÉ AUX OBSÈQUES DE Frantz DESPAGNET
le 17 juillet 1906
Par M. H. MONNIER
Doyen de la Faculté de Droit.
Messieurs,
C'est à Paris, où m'avait appelé, pour les séances du
Conseilsupérieur,M. le Ministre de l'instruction publique,
quej'ai appris le décès de M. Despagnet, professeur à la
Faculté de droit de Bordeaux. Il m'aparu que c'était le
devoir du doyen et de l'ami de venir, touteaffaire ces¬
sante, rendre un dernier hommage à notre collègue et prononcer sur sa tombeles paroles du suprême adieu.
M. Frantz Despagnet était né à Aire le 9 mars 1857.
Sesparentsn'avaientpasgrande fortune. Maissafamille, frappée de l'intelligence précoce de l'enfant, s'imposa de
lourds sacrifices afin qu'ilpût faireses études classiques.
Il les fit très brillantes. Une fois bachelier ès lettres et ès sciences, Despagnetse trouva auxprises avec les dif¬
ficultés de vivre qui, dans notre société, guettentle jeune
homme sanspatrimoine et sans protecteur. Il eut, pour les surmonter, son courage, son intelligence, sa puis¬
sance de travail. Que de fois ne lui ai-je pas entendu
décrire les rudes besognes auxquelles il s'était autrefois, soumis, et comment il trouvait de maigresressources, à la bibliothèque, en rangeant des livres; au secrétariat,
en dressant des états; en ville, en donnant des répéti¬
tions ! Ilemployait le jour à gagner son pain, lanuit, il
étudiait pour gagnerses grades. Etdes années passèrent
de la sorte, sans ébranler sa foi dans la vie, dans la science, et sans verser dans cetteâme vraiment virile ni le découragement ni l'amertume.
En janvier 1881, Despagnet devient docteur. Tousceux
qui s'intéressent à l'histoire des successions ab intestat
et de la Novelle CXVIII ont gardé le souvenir de sa thèse.
En juillet1881 il estreçu, dès son premier concours,
agrégé des Facultés de droit. En cette qualité, il est
attaché à la Faculté de Bordeaux. Toute sa carrière devait s'accomplirparmi nous. Le 24mars 1888, le chef de l'Etat le nommait professeur adjoint, et enfin, le
4 avril 1892, professeur titulaire de droit international public. Il occupaitencore lachaire de droit international quand la mort l'a frappé. L'activitéde Despagnet ne se limita pas aux fonctions de professeur. Il écrivit beau¬
coup, etsur le droit, objet de son enseignement, etsur la diplomatie. Enfin, l'homme d'étude se doubla d'un homme d'action. Républicain convaincu et ardent, il mit
au service de ses convictions politiques son talent de parole etson savoir de jurisconsulte. Tout le monde sait qu'il fut longtemps conseiller municipal et longtemps adjoint aumaire de notre grande cité. De son rôle à la
mairie de Bordeaux, des services qu'il y a rendus, de
son obligeante bonté pour tous mais surtout pour les
petitset les humbles,je ne vous entretiendraipas, je ne
veuxparler que du professeur etdu savant.
Duprofesseur, Despagnet avait toutesles qualités:mé¬
thode, autorité, parole alerte, claire, exacte, et ces mots
qui vont droit au but. Son agilité dialectique, le ton modéré et ferme de sadiscussion lui donnaientunegrande
influence dans les conseils de la Faculté, comme dans
tous les conseils où il futappelé. J'ajouteque le savoir du professeur était soutenupar unemémoire toujours nette, toujours présente, et queDespagnet, non seulementcon¬
naissait mieux que personneles questions du droit inter¬
national, mais encore possédaitsur toutes lesparties du
droit des notions d'une étendue et d'une précision qui émerveillaientses collègues.
Despagnet a aussi beaucoup écrit. Je ne puis énumé-
rer ici —la liste serait vraiment trop longue —les arti¬
cles publiés dans les revues, les gazettes juridiques et
même les grands journaux quotidiens, articles toujours
intéressants et souvent trèsremarquables. Maiscomment
nepas rappeler des œuvres telles que le Précis deDroit
international 'privé, le Précis de Droit internationalpu¬
blic,YEssai sur les Protectorats, laGuerre sud-africaine,
laDiplomatie de la Troisième République, enfin, la Répu¬
blique et le Vatican ?
Les deux Précis, couronnés par l'Académie des scien¬
ces morales et politiques, plusieurs fois réédités, sont des ouvrages écrits pour les étudiants, mais que les
maîtreseux-mêmes lisent avec profit. On y trouve, dis¬
cutées ende substantiellespages,lesrègles des rapports
internationaux et desconflits de lois.
Ils m'apparaissent comme une réduction de ces ma¬
gnifiques palais d'idées qu'élevèrent à la gloire de la
sciencelesHobbes,lesGrotius,les Puffendorf. Onytrouve aussi,quand l'occasionle permet,l'expression d'un ardent
amour pour la France. « Défendre les droits de notre
» pays, justifiersa conduite si souvent dénaturéepar les
» étrangers, aider à la formation d'une Ecole nationale
» qui éclaire et soutienne lesactes de notrepatrie » voilà
ce que voulait faire Despagnet, et voilàce qu'il afait. Et cela, sans que jamais l'impartialité de l'écrivain en soit
diminuée. Car—et c'estencore lui quiparle— « l'esprit
» de justice, qui est celui de notre race, a laissé à la
» France plus qu'àtout autrepayslanotionnettedu droit
» et la volonté ferme de lerespecter et de le servir ».
L'Essai sur les Protectorats, paru en 1896, également récompensé par l'Institut, devait être dans la pensée de
l'auteur une simple étude de notre ancien protectorat
surl'île aujourd'huiannexée de Madagascar. Mais à me¬
sure qu'il faisaitsur le sujetune réflexion plus étendue, Despagnet l'élargissait. L'étude devint un livre sur la mi-souveraineté, une histoire — la meilleure que nous ayons— de la notion de la protection et des rapports
entre les Etats protecteurs, les Etats protégés et les
autrespuissances; bref, un traité complet des protecto¬
rats : traité classique et vraiment digne de l'être, dans lequel les fines analyses du droitse mêlent aux considé¬
rations les plus instructives sur la politique contempo¬
raine.
L'ouvrage sur la Guerre sud-africaine est de 1903.
Avec son habituelle richesse d'information, Despagnet
nous raconte l'histoiredu conflit des Boers avec l'Angle¬
terre.Ilnousexplique comment etpourquoi leshéroïques petits peuples sud-africains ont été absorbés dans l'im¬
mense empire britannique. Son récit est un modèle de
l'art de rattacher le détail à l'ensemble, le particulier au
général, et les menus faits d'une longue guerre aux
principes généraux du droit international.
Un an après, en 1904, paraissait le livre in-8° de
plus de 800pages d'un caractèreserré, qui a pourtitre :
LaDiplomatie cle la troisième République et le Droit des
Gens. Ce livre a été composé dans le temps que son auteur était déjà la proie de souffrances aiguës. Mais qui donc pourrait soupçonner la douleur endurée en lisant cettebelle et calme histoire de notre diplomatie
du 24 mai 1873 au 16 février 1899, sous les présidents Mac-Mahon, Grévy, Carnot, Casimir-Périer et Félix Faure? Pendant ce quart de siècle, de gravesquestions
ont pesé sur notre politique extérieure. Partout, en
Orient, en Egypte, à Madagascar, auTonkin, en Europe,
notre diplomatie a eufortàfaire. Elleafourniunlabeur, déployé une activité, rendu des services dont il sera désormais facile de se rendre compte, grâce au beau
travail de Despagnet. Je ne sache pas qu'un autre livre puisse donner, au même degré, la vue nette de notre
situation internationale, et mieux apprendre aux Fran¬
çais ceque le gouvernement de la Républiquea faitpour rendre àlaFrance un empire colonial au moins égal à celui que le funeste traité de Paris de 1763 nous avait enlevé.
Enfin, il y a quelques jours à peine, paraissait le
dernier livre de Despagnet: La République et le Vati¬
can. C'est une main mourante qui signa les bons à tirer, mais c'est unferme esprit qui a conçu le plan et ramassé, dans une solide synthèse, tous les détails du conflit dont l'aboutissant est la loi du 9 décembre 1905.
M. Hanotaux, ancien ministre des affaires étrangères,
auteur de la préface, a rendu hommage, mieux que je
ne saurais le faire, aux doctrines libérales et au savoir de Despagnet.
Messieurs, tant de beaux livres et tant d'articles importants seraient l'honneur d'une longue carrière de
savant. En dix. ou douze ans, Despagnet a suffi àune
telle production. On conjecture aisément ce qu'eût été l'œuvre de notre collègue s'il lui eût été donné de vivre plus longtemps. Avec son intelligence si souple, sa libre curiosité, son âme tendre, sa philosophie optimiste, sa foidans la vie, il semblait promis à la gloireet à lajoie
des longs jours. C'est à la douleur, à la mort prochaine qu'il était promis. Dèsle mois de décembre 1898, à qua¬
rante-troisans, Despagnet sentit lesatteintes du mal qui
devait le terrasser. La première crise fut terrible. Une
autreaussi cruelle suivit bientôt; puis une autre. Bien¬
tôton ne les comptaitplus.
Et, chaque fois, il semblait que la nature voulût
essayerla puissance de ses tortures sur ce corps doulou¬
reux. Cependant, lacrise passée, Despagnet nous reve¬
nait, opposant à chaque trahison de son organisme une mâlerésignation. Il remontait dans sa chaire etrepre¬
nait lecoursinterrompu, un peu plus pâle seulement,
avec ce je ne sais quoi d'auguste que met sur les traits
dela créature humaine la longue souffrance stoïquement endurée. Il se redonnait tout entier à sa tâche. Et, par
unjuste retour, letravaillui versaitsesjoiespacifiantes,
la scienceemportait dans ses royaumes cette âmerem¬
plie d'elle.
Je ne sais, Messieurs, s'il est un spectacle plûs frap¬
pant, plus riche en enseignements, que celui qui nous a été donné par Despagnet. C'est la lutte contrela douleur qui fait apparaître l'âme indomptable au travers du
corps asservi auxlois de la maladie et de la mort. Tous
ceux qui ont approché Despagnet depuis quatre ans, qui
ont admiré sa douceur, savaillance dans ce naufrage de
tous les espoirs, garderont de notre collègue une ineffa¬
çable impression degrandeuret de noblesse morales.
Maintenant, tout est fini : projets d'une légitime ambition, rêves de bonheur, longues journées de souf-
frances etrapides journées qu'illumina la joie du foyer restauré, la mort a tout ravi, tout dissipé, tout éteint.
L'âmes'en estalléevers la vie véritable. Entreces plan¬
ches épaisses, la dépouille mortelle va reposer douce¬
ment, à sa place marquée par les destins. Messieurs, faisons-lui notre adieu, et, suivant le rite accoutumé, jetons un peu de terresur ce corps que vareprendrela
terre.
La France perden Despagnet un savant, la Républi¬
que un soldat, ses collègues unami. Je renonce à mesu¬
rer laperte que fait Mme Despagnet. Nuit et jour, pen¬
dant des années, Mma Despagnet a défendu son mari
contre la mort, tour à tour manifeste ou cachée. La mort, enfin, fut la plus forte. Mais du moins, jusqu'au
dernier instant, jusque dans le grand frisson de la fin,
notre collègue a eu ce suprême réconfort : la douce présence de la femme aimée. Puisse notre profonde sympathie, puissent ces témoignages de l'universelle
estime et de l'universelle peine adoucir dansle cœurde
la veuvel'amertume d'une douleur pour laquelle je ne
puis trouver d'expressions assez justes ni de termes
assezforts.
EXTRAIT DU RAPPORT
D© M. L. DUGUIT
AssesseurduDoyen, Professeur àla Faculté de Droit
SUR LES CONCOURS DE L'ANNÉE SCOLAIRE 1905-1906
Àl'occasion de la thèse de M. Dugarçon, dont M. Des- pagnet étaitle Président, M. Duguit s'exprime ainsi :
« M. Dugarçon a étudié la convention franco-italienne
du 15 avril 1904 relative à laprotection des travailleurs
dans les deux pays. Le choix de ce beau sujet lui avait
été inspirépar notrecher etregrettécollègue Despagnet,
dont notre doyen a dit éloquemment la mort stoïque,
l'œuvre scientifique considérable et le vide qu'il a laissé
au milieu de nous. Vous me permettrez de donner en passantun affectueux souvenir àla mémoire du collègue
etde l'ami. Dans le rapport sur la thèse, écrit avec la
fermetéet la lucidité qui se retrouvent dans toutce qui
estsorti de saplume, Despagnet disait : « Le candidata
su traiter ce sujet complexe avec une méthode rigou¬
reuse.... ».
NOTICE
SUR LES TRAVAUX DE M. DESPAGNET
Par M. Ch. de BOECK
Professeur de Droit international public.
Surlatombeprématurémentouverte de M. Despagnet,
devant une assistance affligée et recueillie, le doyen de
cette Faculté a rendu un hommage éloquentetému au professeur, au collègue, àl'homme privé, à l'homme pu¬
blicqui venait de succomber aux atteintes d'une longue
et douloureuse maladie;puissé-je, danscette notice que laFaculté de droit deBordeaux a bien voulu me confier l'honneuretle soin d'écrire, ne pas affaiblirenles déve¬
loppant et en les motivant les appréciations sommaire¬
menténoncées ence jourde deuil !
Par une fortune qui se rencontrait rarement sous le régime de l'agrégation unique, notre regretté collègue,
reçu agrégéà vingt-quatre ans, a pu se consacrer pres¬
que dès le début à l'enseignement du droit international privé auquelest venu bientôt s'adjoindre celui du droit
international public.
Malgré sonjeune âge, cette spécialisationn'était point prématurée : pourvu d'une forte culture historique et philosophique, excellent latiniste, connaissant assez le grec pourl'aimer etl'admirer, versé dans laconnaissance deslangues étrangères, bienpréparépardes étudesappro¬
fondies de droit romain(l) etde droitcivilfrançais, fami¬
lier avec l'économie politique qu'il professa à l'Ecole supérieure de commerce, ayant un amour et un culte égalpour l'idée de justice etpour l'idée depatrie, il pou¬
vait affronter avecautorité et succèsles gravesproblèmes
du droit des gens.
Prompt à concevoirun dessein etopiniâtre dans l'exé¬
cution, il publie en 1886la première édition du Précis de
droit international privé. Venu peu d'années après le
décret du 28 décembre 1880, qui accordait droit de cité
à cet enseignement,le Précis eut un succès rapide et prolongé : laquatrième édition a paru en 1904. Conscien¬
cieusement remanié et mis au courantde lalégislation,
de lajurisprudence et des traités internationaux, l'ou¬
vrage, qui de 629pages s'est élevéà847, n'apas été mo¬
difié dans la division générale qu'avait adoptée en 1886
le jeunemaître. L'auteurexpose d'abord sous le titre de
Théories préliminaires les questions qui peuvent sans doute donner lieu à des conflits de lois, mais qui surtout
dominent ces conflits : pour répondre auxexigences du
programme établiparl'arrêté du 28 juillet 1895, qui a détaché la condition desétrangers etla nationalité de l'en¬
seignement du droit civil pour les faire entrerdans le
cours de droit international privé, il a consacré dès cette
date des développements étendus à ces deux matières.
Puis, arrivant aux conflits de lois proprement dits, il
étudie tour à tour le droit des personnes ou statutper-
(4) Il futchargé du coursde Pandectesen1881-1882.
— 17 —
soniiel, lesobligations, les successionset donations etle
statut réel.
L'une desparties essentielles de l'ouvrage est celle qui
atrait àla théorie des statuts, à son origine, à son déve¬
loppement en France, à sa critique, à la question de
savoir si l'ancienne théorie des statuts a été consacrée par le code civil, à la véritable notion du statut réel et dustatut personnel,aux théories modernes et à celleque l'auteur présentecomme la véritable théorie. L'ancienne
théorie des statuts étant écartée et« condamnée par ses défauts essentiels », le savant professeur rejette égale¬
ment, parmi les théories modernes, celle qui donneen
principe lapréférence à la loi nationale desparties, et, adoptant l'idée fondamentale émise par Savigny, estime
que la loi applicable à un rapport de droit est celle qui
résulte de la nature de ce rapport, sauf la restriction unique de l'ordre public international. Ainsi se trouve confirmée la définition proposée du droit international privé : « La science qui a pour objet, étant donné un rapportjuridique présentant des points de contactavec
plusieurs législations, de déterminer celle qui lui est applicableen vertu de sa nature ».
Nul ne songe à méconnaître l'extrême difficulté que
présentel'application de ce système général. Mais il ne semble pas quele système de la loi personnelle échappe
lui-même à cette difficulté, car, de l'aveu de ses parti¬
sans, ce système comportedes exceptionsnombreuses et importantes. Or, d'où résultent ces exceptions, si ce n'est
de la nature du rapport juridique? Et, dès lors, la diffi¬
culté que l'onveutsupprimerne subsiste-t-ellepas pres¬
que entière? D'ailleurs, ne faut-il pas reconnaître que,
endehors même des exceptions admises, la nationalité
estsans influence, dans un certain nombre de rapports juridiques? On n'est plus dans les exceptions prévues et
2
on nevoit pas trople rôle que peut jouer en pareilcas la loi nationale (1).
Dans la recherche de la législation applicable à un rapportjuridique en vertu de sanature,le jugevoit par¬
fois satâche facilitée par sa propre loi, qui désigne for¬
mellement la législation à suivre. En pareil cas, il n'a qu'à s'incliner et à se conformer au texte positif de la
lex fori. Mais ce renvoi à la loi étrangère provoque sou¬
ventunenouvelle difficulté, dont l'exemple suivant, très pratique, peut donner un aperçu. Envertu de l'art. 3-3°
du G. civ., la jurisprudence française décide que l'état
et la capacité des étrangers sont déterminés par la loi nationale; or, dans beaucoup de pays, l'état etlacapa¬
cité sont régis par la loi du domicile. Si donc l'on sup¬
pose unétrangerdomiciliéenFrance,faudra-t-il admettre
que sonétatetsacapacitésont régisparla loi française,
parceque notre loi disposequ'il faut s'en référer àla loi
nationale etque celle-ci se prononce pour l'application
de la loi du domicile? A cette question connue sous le
nomde questiondu renvoi, le Précis répond négativement
etdémontreavec sobriétéeténergiequelajurisprudence française, qui a adopté la solution contraire, s'est laissée
aller à une méprise extrêmement grave dont la persis¬
tance compromettrait l'existence même du droit inter¬
national privé.
Alors même que les différentes législations seraient
d'accord pour soumettre telle catégorie de rapports à
telle loi déterminée, elles seraient encore en divergence
pour déclarer dans quelle catégorie doit être rangé tel
rapportparticulierde droit, c'est-à-dire pour lui donner
sa qualification juridique: le conflit subsistera donc iné-
(') Despagnet,Précis de droit international privé, 4e édit., 1904,
n. 104,p.220.
— 19 —
vitable. On en trouve un grand nombre d'exemples empruntés auxquestions de forme,de capacité, de suc¬
cessions, de contrats, de régime des biens. En voici un
quipeut être priscomme type. La loi néerlandaise, qui,
comme la loi française, applique aux questions de forme
la règle Lochs régit acturn et aux questions de capacité
la loi nationale, défend à ses nationaux, en principe, de
tester enla forme olographe : cette prohibition suivra-t-
elle les Hollandais en France? Malgré l'accord fonda¬
mental entreles deux législations, le conflitsera fatal si
la prohibition relativeau testamentolographe est consi¬
dérée comme une règle d'incapacité par le Code hollan¬
dais etréputée règle de forme par les magistrats fran¬
çais.
Ainsiposé, le conflit a paruinsoluble àquelquespubli-
cistes, parce qu'ils estiment que la qualification d'un
rapport juridique ne peut-être que celle de la lex fôri,
c'est-à-dire celle qui est adoptéepar la loi du tribunal
saisi de ladifficulté. Or, cette affirmation spécieusen'est qu'enpartie exacte aux yeux cle M. Despagnet. En effet,
d'une part, suivant sa pénétrante remarque, toutes les
fois que la qualification donnée par le législateurà un rapportjuridique intéresse son ordre public, il est vrai
que cette qualification doit prévaloir contre toute autre qui seraitdonnée au même rapport par un législateur étranger. Mais, le plus souvent, la qualification donnée
par un législateur étranger est indifférente à l'ordre public international, tel qu'il le conçoit : iln'anullement
la prétention, son ordre public n'étant pas en cause, d'imposercette qualification aux autres législateurs;
il
accepte, au contraire, celle que ceux-ci ont
adoptée.
C'est donc,enprincipeetsaufla réserve de l'ordrepublic,
la loi qui doitrégir le rapportde droit, qui fixe en
même
tempslavéritablequalification;la première choseà faire
pour appliquer à chaque rapport la loi dont il relève d'aprèsles principes du droit international privé, c'est de
classer le rapportdontils'agit dans lacatégorie où cette loi le place elle-même. Ainsi en tenant pour démontré
quele codenéerlandais ait voulu établir une incapacité
en interdisantà ses nationaux detester en la forme olo¬
graphe, tandis que ia loi française, considérerait cetle prohibitioncommepurement formelle, croit-on, demande
avec raisonnotrevigoureux polémiste, quel'on applique¬
rait le grand principe commun auxdeuxpays, d'après lequella capacité dépendde la loinationale,sil'on com¬
mençaitparécarterlepoint devue de la loi hollandaise et si l'on voyait dans sadispositionuneprescriptiondepure forme ? D'autre part, si le rapport juridique organisé et qualifié par la loi étrangère est complètementignoré de
la lexfori, l'opinion qui s'attacheexclusivement à cette loi pour la qualification desrapports juridiques est com¬
plètement en défaut. Aussi, malgré les correctifs vagues et arbitraires que les partisans de cette opinion propo¬
sent pour combiner, disent-ils, suivant la bonne foi, les qualifications de la loi étrangèreaveccellesde lalex fori,
l'auteur conclut, avec raison, semble-t-il, que les quali¬
fications des rapports juridiques sont déterminées non par laloi du tribunal saisi, mais parla loi quiest recon¬
nue applicable à cesrapports juridiques.
Huitannées après la publication de son Précis de droit
internationalprivé, M. Despagnet donnait la première
édition de son Cours de droit international public: il
avaitune expérience déjà assez longue de cet enseigne¬
ment etétait titulaire de la chaire nouvellement créée à la Faculté de Bordeaux le4 avril 1892. Destiné aux étu¬
diants et aux aspirants à la carrière diplomatique ou
consulaire, ce nouveau Précis avait pour objet l'exposé
des principes de la science du droit des gens et des dis-
__ 21 —
positionspositives
les plus importantes qui régissent de
nos joursles rapports entreEtats. Le
but général de l'ou¬
vrage en commandait la
méthode
:traitant d'une science
qui est fondée sur
l'observation historique, l'auteur
déclarequ'il a tenu « à confirmer les
idées générales
pardes exemples empruntés surtout à
l'époque
contempo¬raine qui nousprésente le dernier état
de l'évolution des
esprits et des relationsinternationales
».Indépendam¬
mentde cettepréoccupation scientifique et
universitaire,
l'auteur se proposait un but patriotique : «
Nous
noussommes aussi préoccupé, disait-il dans sa Préface
datée
du lor octobre 1893, dedéfendre les droits de notre pays
et de justifier sa conduite, les
premiers
tropsouvent
méconnus, la seconde fréquemment dénaturée par
les
écrivainsétrangers Nous pensons que,
derniers
venusdansl'enseignementofficiel du droit
international déjà si
développéen Allemagne, en
Angleterre,
enItalie où l'on
a fondé unevéritable école nationale qui éclaire et sou¬
tientles actes de la diplomatie en même temps
qu'elle
prépare des auxiliaires
précieux
pourla politique exté¬
rieure, nous devons également créer une
école française
du Droit des gens; l'intérêt de notre
patrie peut
y gagner beaucoup sans que l'impartialitéscientifique
yperde
rien, l'esprit de raison etdejustice qui
caractérise notre
race nous permettant d'affirmer, avec
le témoignage de
plusieurs faits historiques, que
la défense de
nosintérêts
légitimes nous laisse,
plus qu'à tous autres peut-être, la
notion nette du droit avecla volonté ferme dele respec¬
ter et dele servir ». De ces nobles et fortes paroles, il
fautrapprocher celles que le très
distingué Doyen de la
Faculté de Toulouse, versla fin d'une longue etbrillante
carrière, écrivait la même année en tête de sonremar¬
quable Manuel de
droit international public
: «Puisse
ceManuel convaincre ceux qui lui ferontl'honneur de le
lire, quedansl'évolution continue du droit international
la France, malgré quelques passagères défaillances, a toujours été le champion de la justice et de l'humanité
etleur fournir ainsi denouvelles raisons de respecter et de chérirleur patrie » (') !
Cette double préoccupation scientifique et patriotique
fut toujoursdominante chez M. Despagnet :elle fut l'ins¬
piratrice de son enseignement, deses publications, desa viemême etily demeura fidèle jusqu'à sondernier sou¬
pir. Dès 1889, il l'exprimait dans la Revue internationale
de Venseignement (1889,p. 145); il applaudissait àla fon¬
dation de laRevuegénérale de droit international public,
dont ilfut, dès le début, un collaborateur assidu et très
apprécié;dix ansaprèsl'apparition deson Cours de droit
internationalpublic que l'Institut de France récompensa
dès sapremière édition, il écrivait dans la préface de sa
magistrale Histoire diplomatique de la III6 République,
cette belle pageoù se dépeint, avec un relief saisissant
et une émotion à la fois fière àl'égard du présent, poi¬
gnante au souvenir des amertumesde l'année terrible, pleine de confiance en l'avenir, touteson âme de patriote
et de juriste : « Quoique imparfaite que soitmon œuvre,
unepensée réconfortante m'asoutenu dans la longueet
difficile tâche qu'elle m'a imposée. Puisse cette pensée pénétrer toutes les âmes françaises dontun trop grand
nombre se laissent aller à une lassitude découragée,
parce qu'ellesne mesurent pas avec assez d'attention et de sang-froid le chemin parcouru parnotrepatrie depuis
les jours lamentables de la défaite, de la honte et de la spoliation ! Puisse-t-on voir, commeje l'ai vu moi-même
(!)Bonfils, Manuelde droitinternational public, lre édil., Paris, Rousseau, 1894, p. VIII. — Cpr. Bonfils-Fanchille, même Manuel,
4eédit,1905, p. vin.
enpréparant ce travail,laFrance de 1873, vaincue, épui¬
sée, déchirée par les factions, dédaignée par la plupart
despuissances dontelle obtenait toutau
plus
dela
pitié,haïe etmenacée par d'autres, reprenantprogressivement
saplace dans le monde, faisant entendre et écouter sa voix dans le concertinternational, conquérantpeu àpeu l'alliance d'un des plus puissants empires, la sympathie
de nombre de nations et le respectde toutes, enfin, sans
jamaisoublier sesprovinces perdues, pouvant
détourner
d'elles momentanément son regard attristé pour le reporter avecfierté et espérance surles
plus belles colo¬
nies qu'elle ait jamais possédées depuis le
néfaste traité
deParis en 1763! Et quel'on songe que cela s'estaccom¬
pli en moinsde trenteans, sans
qu'aucune atteinte
graveaux principes de justice qui sont
la
basedu Droit des
gens ait taché une page
de
notrehistoire diplomatique!
Delourdes fautes ontété commises, il est vrai, et nous subironslongtemps encoreles conséquences
de quelques
cruelles erreurs ; cependant, en concourant à l'équilibre
des puissances grâce à sa force
régénérée, la France
apparaîtaujourd'hui
comme unélément essentiel de la
pacificationgénérale
qui
estdéjà leur bien définitivement
conquis. Par l'esprit
pacifique qu'il
atoujours montré
depuis trente ans, par sa
coopération active et,
sur cer¬tains points, prépondérante à
la conférence dite de la
Paix, parle bon vouloir
qu'il
montre àl'heure actuelle,
pour écarter
les
sujetsde difficultés
aveccertains Etats,
notamment avec l'Angleterre et l'Italie, notre pays
s'as¬
socie au grand mouvement qui
entraîne les
masses versla fin des luttesinternationales etqui, quelles que soient
les guerrespossibles ou
même probables, finira bien
par triompher un'jour. En agissantainsi, notre patrie est
dansle rôlequi luiconvient : c'estdans
la paix univer¬
selle quela France peut efficacement
remplir la mission
(4) Despagnet, Ladiplomatiede la IIIeRépublique etle Droit des
gens. Paris,Larose et Tenin, Bordeaux, Gounouilhou, 1904,p. vu-vin.
de progrès et de justice que lui assigneson génie civili¬
sateur » (').
L'inspiration générale du Cours de droit international public justifierait, à elleseule, le succès de trois éditions
en dix années et le suffrage de l'Académie des sciences
morales etpolitiques; toutefois, le souci de l'exactitude
dans la documentation, les remaniements continus qu'a
subis l'ouvrageaugmenté de deux cents pagesenviron,
entre 1894 et 1905, la richesse des développements, un choix judicieux dans la mention et la critique des faits historiques,je nesais quelélanetquelentrain communi-
catifs qui animent le style abondantet pourtant si alerte, expliqueraientencore, s'il en était besoin, la faveurper¬
sistante etsans cesseaccruedupublic éclairéetdu monde
universitaire.
Deux occasions solennelles s'offrirent à M. Despagnet
de manifesteravec énergie et talent son invincible atta¬
chement à l'idée de justice dans les rapports internatio¬
naux : la question finlandaise et la guerreSud-Africaine.
Réunie à la Russie en 1809, la Finlande gardait, aux termes mêmes de l'acte de garantie de l'empereur
Alexandre Ier en date du 27 mars, ses lois fondamen¬
tales, c'est-à-dire sonautonomiepolitiqueetconstitution¬
nelle, son régimepolitique, tel qu'il existaitsousla domi¬
nation suédoise: nul doute sérieux ne s'est élevé sur ce
pointjusqu'à une datetoute récente. Après avoirrenou¬
velé les 25 octobre/6 novembre 1894, comme Grand Duc
de Finlande, la garantie donnée par ses prédécesseurs
pourle maintien des loisfondamentales et cle la Consti¬
tution de ce pays dans les termes de l'acte originaire du
27 mars 1809, le tsar Nicolas II promulgua le manifeste
des 3/15 février 1899, « accompagné des règlements
devant servir de base pour la rédaction, l'examen etla promulgation des loisrenduespourtoutl'Empire, y com¬
pris le Grand-Duché de Finlande ». De ces documents, rédigés en un style diffus etpeut-êtreintentionnellement équivoque,il résulteque, contrairementaux engagements solennellement pris et renouvelés, l'autocratie russe se substitue au régime constitutionnel du Grand-Duché.
Grande fut l'émotion en Finlande : cette collectivité vivace, ce foyer distinct de civilisation occidentale,
allait-il disparaître comme nationalité, pour s'absorber
dans l'Empire russe? Telle est la question finlandaise:
question de droit international, en tant qu'il s'agit de l'absorption d'un Etat dans un autre; question de droit public interne en tantqu'il s'agit de la destruction d'une
autonomie garantie à une partie d'un empire. Les élé¬
ments historiques de la question sommairement rappelés,
M. Despagnet étudie le problème finlandais au point de
vuedu droitinternational et du droitconstitutionnel, et conclut, après une démonstration très serrée et décisive,
en faveurdel'autonomie finlandaise; sesconclusionsont obtenul'assentiment d'un grand nombre deprofesseurs
de droit international et de droit constitutionnelparmi lesquels figurent les noms de nos collègues MM. Duguit
etBarde. Remarquable par la précision et la vigueur de l'argumentation qui réussit àjeter une vive lumière sur
une question complexe etobscure,cetteétude de84pages
contient des déclarations deprincipes fermement etélo- quemment exprimées, tellesque celle-ci: «Pour le juris¬
consulte, le droitvioléporte enlui-même sapuissance de protestation qui domine toutes
les considérations
dela
politique etqui est indifférente,soit
auxdétours,
soit àla modération apparente de ceux qui méconnaissent le
droit; ilcombatpour ce dernier, apprécié danssavaleur
rationnelle et clans sa dignité intrinsèque. Du reste, ce combat pour le droit, ce Kampf um's Recht, tel que Fa
sivigoureusement prônévon Ihering, n'estpas unesatis¬
faction stérile donnée auxconceptsjuridiques de la rai¬
son; c'est aussila défense de ce qu'ily a de plus noble,
de pluscher et peut-être de plus sûr dans le patrimoine
de l'humanité: il devient ainsi, quand il est entrepris
d'une manière désintéressée pour autrui, la plus haute
manifestation de la solidarité moralequi doitrapprocher
les hommes dans le domaine dujuste et du vrai » (1). Et ailleurs, citant, pour les repousser avec indignation, les paroles d'un publiciste qui avait déclaré qu'il ne faut
teniraucun compte des subtilités juridiques: «Acelanous
répondrons que ces affirmations des droits historiques et
de la nécessitépolitique ne sont par elles-mêmes que des
consécrations du fait accompli et deshommages rendus
à la force: si l'on veut s'en contenter, que l'on écarte
franchement l'idée du droit dans le monde, quel'on en
supprime le respect dans les âmes comme l'étude dans
lesintelligences, puisqu'elle n'est qu'une conception pla¬
tonique destinée à s'évanouir devant les succès de ceux
qui la méconnaissent; même, par une conséquencelogi¬
que devant laquelle il ne sera pas possible de reculer, qu'on leveuille ou non, qu'il n'en soitpasplus question
dansles rapports entre particuliersquedanslesrapports
entreles peuples » (8).
Pour se prononcer en connaissance de cause sur la question finlandaise qui n'a ému qu'une portion res¬
treinte du monde civilisé, il faut posséder des notions techniques inconnues des masses et qu'il estmême diffi¬
cile de leur faire comprendre. Mais les masses s'intéres-
(4jDespagnet, Laquestion finlandaise au point de vuejuridique, Paris, Larose, 1901,p.9-10.
(3)Id.,op. cit.,p.44.
sent auxviolations de droits qui vont jusqu'à la répres¬
sion brutale ou jusqu'au massacre des faibles ou des vaincus. Aussi la guerre du Transvaal a-t-elle eu un retentissement immense. L'auteur de La question finlan¬
daise a consacréune étude approfondieà ce douloureux
événement de l'histoire contemporaine, et il a signaléet flétriles innombrables violations du droit des gens dont l'Angleterre s'est rendue coupable envers les deux Répu¬
bliquessud-africaines.Les quatre centspagesgrandin-8°
consacrées à « La guerre sud-africaine au point de vue international», extraites de la Revue générale du droit
internationalpublic, envisagenttour àtour les causes de
la guerre,l'ouverture des hostilités, la conduite des hosti¬
lités entrelesbelligérantset dans lesrapportsdesbelligé¬
rants etdes neutres,l'annexion des deuxRépubliquespar
l'Angleterre et ses conséquences,la paix. Après avoiréta¬
bli quela guerre n'était justifiée ni même explicablepar
aucundes griefsallégués ('), lesavantpubliciste présente
un exposé très documenté etabsolument impartial de la
guerresud-africaine dans ses deux périodes successives,
au point de vue des rapports des belligérants entre
eux et de leurs rapports avec les neutres (2); toutes lesrègles de laguerreet delaneutralité sontpassées en
revuebrièvement et fortement rappelées, et les agisse¬
ments de la Grande-Bretagne sévèrement qualifiés. Les
camps de concentration qui, d'après un document offi¬
ciel britannique publié le 24 juillet 1901, contenaient
85.410 internés de race blanche dont 43.075 enfants et 27.701 femmes ont soulevé l'indignation du monde civi¬
lisé :ilsnepouvaienttrouvergrâce aux yeuxd'un juriste.
M. Despagnetcite les faits et les chiffres et rapportele
(hDespagnet, Laguerre sud-africaine au point de vue du droit international, Paris, Pedone,1902, p.78.
(2) ïd., op. cit., p. 102-268.