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TRADITIONS CULTURELLES AFRICAINES ET NOUVELLES TECHNOLOGIES D INFORMATION ET DE COMMUNICATION : L EXEMPLE DES LÊLÉ 1 EN PAYS BÉTÉ (CÔTE D IVOIRE)

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TECHNOLOGIES D’INFORMATION ET DE COMMUNICATION : L’EXEMPLE DES LÊLÉ1 EN PAYS BÉTÉ (CÔTE D’IVOIRE)

Patrice DAYORO Sahuié UFR Information Communication et Arts

Université de Cocody (Abidjan)

RESUME

Traditions culturelles du pays bété (Côte d’Ivoire) issues de la femme, les lêlé qui seraient originaires du pays gban (communément appelé pays gagou), sont des réseaux transversaux qui ont su s’intégrer dans un environnement essentiellement dominé par le droit patrilinéaire. Leur expansion est assurée par la procréation des femmes dont les enfants naissent exclusivement membres de leurs réseaux.

L’intérêt de cette étude s’explique également par le fait que les dispositions réticulaires des lêlé ressemblent à celles de l’Internet, même si ces deux types de réseaux transversaux diffèrent sur deux de leurs caractéristiques principales : le lien social et la communication.

Mots-clés : Lêlé (réseaux), Touô-gbo (communication), Internet, Lien social, Expansion.

1- Cette orthographe et prononciation sont celles des sous-groupes ethniques bété Gbadia et Zédia (sous-groupe bété de la préfecture de Ouragahio pratiquant le lêlé) tandis que le sous-groupe bété appelé Zabia (sous-préfecture de Gagnoa) le prononce «lolé». Cette même réalité culturelle est connue sous le nom de «kpê» ou «kplê» selon les secteurs en pays gban, et sous celui de «yuru»

chez les Dida. Il s’agit d’institutions traditionnelles ou réseaux traditionnels de solidarité, d’information et de communication. Ces institutions sont transmises par les femmes.

Rev. ivoir. anthropol. sociol., KASA BYA KASA, n°8 - 2005

©EDUCI 2005

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ABSTRACT

Cultural traditions of bété folk (Côte d’Ivoire) belonging to woman, the lêlé which should have come fi rst from gban folk (usually called gagou folk), are transverse linkages whiches have integrated an environment essentially dominated by fathership rights. Its extension s secured by women procreation whose children are borning exclusively members of their linkages.

The interest of this also explains in the fact that the netlike dispositions of the lêlé seem to be same like the Internet, even if both types of transverse network are different on two of their charateristics : the social link and communication.

Key words : Lêlé (linkages), Touô-gbo (communication), Internet, Social link, Extension.

INTRODUCTION

Malgré l’altération de ses traditions culturelles commencée depuis la fi n du 19ème siècle, l’Afrique conserve encore intactes certaines d’entre elles. C’est par exemple le cas des lêlé en pays bété (Côte d’Ivoire), institutions transversales traditionn elles de solidarité, d’information et de communication que nous nous proposons d’examiner, non seulement pour les faire connaître, mais également pour montrer l’intérêt du rapport qu’on peut établir entre ces «institutions transversales»

traditionnelles et l’Internet, un autre réseau transversal mais qui est moderne.

Ce rapport n’est pas un fait de hasard, il s’explique surtout par leurs dispositions réticulaires communes.

L’origine exacte des lêlé nous échapper. Cependant, deux caractéristiques les concernant méritent d’être relevées, car elles contribuent à y apporter quelque éclairage. Premièrement, les lêlé sont des réseaux dont la naissance serait le fait de la femme. Deuxièmement, ils plongeraient leurs racines en pays gban2. De là, ils se seraient introduits chez les Bété, voisins des Gban3. C’est sans doute par rapport à l’implication de la femme dans la naissance et la perpétuation des lêlé que Jean-Pierre Dozon désigne ceux-ci par le concept de «matriclans» (Dozon, 1985 : 104).

Une telle désignation a certainement l’avantage d’être comprise dans l’espace francophone. Toutefois, cette notion de «matriclan» réduit le champ de compréhension de cette pratique socio-identitaire. En effet, Dozon ne prend pas

2- Plus connu sous le nom de pays gagou et situé dans l’actuelle sous-préfecture d’Oumé dans le Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire.

3- Les autres sous-groupes bété plus éloignés géographiquement ne pratiquent pas les lêlé

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en compte les réseaux internes des touô-gbo-gba-gnoa4 qui se construisent, non pas autour des mères, mais plutôt par rapport aux pères. En outre, il faut préciser que les lêlé évoluent dans un environnement socioculturel de droit patriarcal. Dans cet environnement, ce sont les hommes qui édictent les règles, et ils ne sauraient donner plus d’importance à une institution qu’on rattache à la femme. On peut donc relever une certaine contradiction entre cet ordre et les lêlé qui ont une importance sociale secondaire. Les droits et devoirs des membres d’un patrilignage sont limités au territoire du village, tandis que ceux du lêlégnon (membre d’un lêlé), vont au- delà de cet espace. En effet, dans n’importe quel village de la zone des lêlé, le lêlégnon découvre toujours le ou les réseaux auxquels il appartient. Aussi, n’est-il pas exagéré de comparer les lêlé aux réseaux modernes du World Wide Web (WWW). Par exemple, de la mère à l’enfant s’établit un réseau linéaire (lêlé) sur lequel se greffe un autre réseau (touô-gbo-gbê-gnan). Autour de chaque lêlégnon peut s’établir des réseaux des autres lêlégnoa si leurs pères sont du même lêlé que lui. Mais, la comparaison ne saurait aller plus loin dans la mesure où les lêlé et le réseau Web ne relèvent pas de la même logique.

La révolution des nouvelles technologies d’information et de communication

«est née et se diffuse durant une période de restructuration globale du capitalisme, à laquelle elle contribue de façon essentielle. Par conséquent, la nouvelle société qui émerge de ce changement est à la fois capitaliste et informationnelle» (Castells, 1998 : 34). Le même auteur montre, par la suite, comment le capitalisme a mis cette révolution technologique à son service : «cette révolution technologique est elle-même modelée, dans son développement et ses manifestations, par la logique et les intérêts du capitalisme avancé» (Castells, 1998 : 34).

I- DÉFINITION ET PRÉSENTATION, ORIGINE ET AIRE CULTURELLE DES LÊLÉ 1.1 Défi nition et présentation des lêlé

1.1.1 Défi nition des lêlé

Rappelons avant tout que les lêlé sont des «institutions transversales» en ce sens qu’ils ne se défi nissent pas par rapport à une résidence donnée, pratiques traditionnelles de solidarité, d’information et de communication en pays bété. Ainsi décrits, les lêlé se présentent comme de véritables réseaux dans la mesure où ils

4- Peut aussi s’écrire de la façon suivante : touô-gbo-gbê-gnan (touô = amis ; gbo = le langage ou le parler ; gbê = le fait de parler ; gnoa ou gnan = hommes au pluriel ; touô-gbo = le langage ou le parler des touô). Traduction de l’expression : les gens qui plaisantent en amis.

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restent toujours ouverts ; et la femme qui est à l’origine de ces réseaux lignagers en assure la perpétuation uniquement par la procréation. On ne devient donc pas lêlégnon ou lêlé-hon-non mais on naît lêlégnon ou lêlé-hon-non. Comme on le voit, ce sont les descendantes c’est-à-dire les femmes qui sont chargées de la perpétuation du lêlé de leur mère. Une telle prééminence féminine dans le lêlé ne saurait lui conférer le titre d’association de femmes, loin de là. Chaque lêlé est l’ensemble de tous les enfants des femmes de ce lêlé, (qu’ils soient garçons ou fi lles). Les hommes qui font partie de ces différents ensembles, nous y reviendrons, participent activement à la vie de leur lêlé en s’acquittant de leurs obligations.

Cependant, il ne s’agit nullement de parler de ‘‘devoir’’ de la part des membres des lêlé, car il n’existe pas une autorité suprême qui imposerait des sanctions à ceux qui enfreindraient aux ‘‘règles’’ de cette tradition culturelle.

1.1.2 Présentation des lêlé : leurs caractéristiques principales Dans les sous-préfectures de Ouragahio, (notamment dans les sous-groupes gbadi et zédi) et de Gagnoa (précisément dans le Zabia) où nous avons effectué notre enquête en 2003, tous nos informateurs s’accordent sur l’existence de six différents lêlé dans leurs pays. Il s’agit de beto, dato, gato, gouto, lito et têkpêto ayant chacun ses caractéristiques propres. Mais à ces six catégories, Dozon ajoute une septième qui serait celle des medetwa, ou ‘‘medetoa’’ désignant les membres de ce lêlé qui pourrait être appelé medato, une catégorie totalement inconnue dans la zone de notre enquête. Toutefois, il convient de préciser qu’elle ferait plutôt partie des yuru (Terray, 1969 : 248) des Dida qui ont pratiquement les mêmes caractéristiques que les lêlé, en ce qui concerne la place de la femme dans cette pratique sociale : c’est elle qui lui donne naissance et assure sa perpétuation. Ces quatre catégories repérées par Terray sont : medato, tchito, kugbeto et dato. Du point de vue orthographique, on peut faire un certain rapprochement entre medato dont parle Terray et le medetwa de Dozon. Ce rapprochement repose sur l’hypothèse selon laquelle une fi lle du yuru ‘‘medato’’ du pays Dida s’est mariée dans un des villages de la région de notre enquête, à savoir chez les Bété de Gbadi, Zabia ou Zédi et y a sans doute introduit son yuru ‘‘medato’’. C’est donc ce cas rarissime que Dozon a dû rencontrer, sinon le nombre des lêlé en pays bété est limitatif : «il y en a six» (Gbagbo, 2002 : 48). Certes, Gbagbo parle aussi d’un septième lêlé, le djito, qui aurait effectivement existé dans un passé très lointain mais qui a disparu en intégrant une des six catégories formellement répertoriées : «au départ, il y en avait sept ; mais les djitoa qui ne sont pas très nombreux, sont considérés comme un sous-groupe des gatoa» (Gbagbo, 2002 : 48). Comme on le voit, ce septième lêlé qui serait donc le djito ne ressemble nullement à celui de Dozon, le medeto, plus proche, on l’a montré, de l’une des quatre catégories des yuru.

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Tableau n° I : Les six lêlé : leurs membres et leurs caractéristiques

Nom du lêlé Membres du lêlé (ou lêlégnoa) Caractéristiques des lêlégnoa par lêlé

Beto Betoyou Betoa Beto-hon-non Beto-

wein-néa

Très intelligents et très habiles

Dato Datoyou Datoa Dato- hon-non Dato-

wein-néa

Riches mais très avares

Gato Datoyou Gatoa Dato- hon-non Dato-

wein-néa

Jaloux, alcooliques et violents

Gouto Goutoyou Gatoa Gouto- hon-non Gouto-

wein-néa

Féticheurs, sorciers et gourmands

Lito Litoyou Litoa Lito- hon-non Lito-

wein-néa

Artistes et querelleurs Têkpêto Têkpêtoyou Hon-Non

Têkpêtoa

Têkpêto-hon-non Têkpêto- win-néa

De compagnie agréable et laxistes

Ce tableau de 3 colonnes et de 7 lignes, présente sur la première ligne qui croise avec les différentes colonnes : les noms des lêlé, leurs membres et leurs caractéristiques.

Dans la première colonne : on a les noms des six lêlé.

- La seconde colonne consacrée aux membres des lêlé (ou lêlégnoa) est subdivisée en quatre catégories correspondant aux différents types de membres : - la première catégorie renferme les noms des lêlégnoa au masculin singulier ; ces noms se forment de la façon suivante : nom d’un lêlé + you (= fi ls ou en enfant) ;

- la deuxième catégorie contient les noms des lêlégnoa au masculin pluriel ; ces noms se forment de la façon suivante : nom d’un lêlé + a (= contraction de gnoa qui signifi e frères) ;

- la troisième catégorie renferme les noms des membres des lêlé au féminin singulier ; ces noms se forment de la façon suivante : nom d’un lêlé + hon-non (= femme) ;

- la quatrième catégorie contient les noms des membres des lêlé au féminin pluriel ; ces noms se forment de la façon suivante : nom d’un lêlé + wein-néa (c’est le pluriel de hon-non).

Dans la troisième colonne, on a les caractéristiques des membres de chaque lêlé.

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Ces caractérisations sont en fait des représentations mentales. Mais, comme toutes représentations, celles relatives aux lêlé ne correspondent pas toujours à la réalité. On peut les considérer comme les principaux traits des fondatrices des lêlé. Ce sont d’ailleurs ces traits de caractère de ces fondatrices qui constituent la base des plaisanteries ou taquineries mutuelles entre lêlégnoa. Le terme lêlégnon (dont le pluriel est lêlégnoa) désigne, on l’a dit, le membre de n’importe quel lêlé.

Aussi, pour préciser son origine, désigne-t-on le lêlégnon par le nom du lêlé auquel il appartient. Ainsi, on parlera de betoyou (le suffi xe you signifi ant enfant ou fi ls), de datoyou, de gatoyou, de goutoyou, de litoyou ou de têkpêtoyou. Leur pluriel s’obtient en remplaçant you par a. Ainsi, on aura : betoa, datoa, gatoa, goutoa, litoa ou têkpêtoa. Il en est de même pour la femme.

Dans leur fonctionnement, les lêlé obéissent à un certain nombre de règles ayant pour objectif d’assurer la survie et la cohésion du groupe. C’est dans ce sens qu’on parle des règles relatives à la solidarité, à l’hospitalité et à l’assistance sans oublier les interdits qui réglementent les relations matrimoniales au sein d’un même lêlé. Un certain nombre d’obligations mutuelles leur sont assignées dans le cadre de la solidarité, des funérailles, des travaux champêtres, etc.

Lorsqu’un lêlégnon décède, ses frères (lêlégnoa) et ses sœurs (lêlé-wein-néa) s’organisent à leur niveau c’est-à-dire entre eux. Ils procèdent au choix du ou des responsables des funérailles. Ce choix porte généralement sur ceux qui sont les plus proches du défunt. Il faut rappeler que l’intervention des lêlégnoa se situe dans un créneau en quelque sorte toléré par le droit patrilinéaire. En effet, dans la région des lêlé (centre-ouest de la Côte d’Ivoire) l’essentiel de l’organisation des funérailles est l’affaire du patrilignage. La participation des lêlégnoa aux funérailles restant donc secondaire dans la mesure où, avec ou sans eux, les cérémonies funéraires peuvent toujours avoir lieu. Elle peut être interprétée aussi comme leur lutte pour s’affi rmer socialement dans un environnement où leur importance demeure secondaire : la terre où va être inhumé le défunt est la propriété du patrilignage. Cette participation des lêlégnoa est la manifestation de la solidarité à l’égard de l’un des leurs. Cela se traduit concrètement de la façon suivante : ceux qui assurent la direction des funérailles au niveau du lêlé offrent un mouton ou un cabri que tous les lêlégnoa se partagent pendant un repas commun, au cours duquel chaque membre apporte sa contribution à l’organisation des funérailles ; celle-ci se fait soit en argent, soit en nature. Les divers dons recueillis reviennent aux responsables des funérailles du lêlé.

La solidarité à l’intérieur de chaque lêlé se manifeste également à l’occasion des travaux des champs ou de toute autre tâche. En effet, un lêlégnon peut solliciter l’aide de ses frères de lêlé lorsqu’il entreprend des travaux champêtres ou la construction d’une case. Une telle sollicitation se fait généralement entre

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les lêlégnoa qui se connaissent bien parce que vivant sur un même espace géographique. Celui qui ne répond pas à ce genre de sollicitations ne peut, à son tour, bénéfi cier de l’assistance de ses frères de lêlé.

Dans le même ordre d’idée, on peut parler de l’hospitalité à l’intérieur de chaque lêlé. En effet, lorsqu’un lêlégnon arrive dans un village où il ne connaît personne, il suffi t de décliner son lêlé pour qu’on le conduise chez l’un de ses frères de lêlé de ce village. Là, il doit pouvoir trouver hospitalité auprès de celui-ci. Cette hospitalité consiste à offrir gîte, couvert et sécurité à son hôte imprévu.

Quant aux interdits, ils se manifestent essentiellement dans deux domaines de la société : le mariage et la guerre. Concernant le premier point, les lêlégnoa et les lêlé-wein-néa étant frères et sœurs, il leur est interdit de se marier entre eux.

Cependant, l’extension illimitée du lêlé qui ne permet pas à tous ses membres de se connaître, remet d’emblée en cause un tel principe. Une certaine régulation du système des lêlé autorise les descendants de la troisième génération à se marier entre eux. En revanche, lorsqu’un mariage survient avant la troisième génération, les mariés s’exposent, non pas à des sanctions proprement dites, mais plutôt à une cérémonie de purifi cation. Elle consiste en un sacrifi ce de mouton ou de cabri dont le sang est censé purifi er l’union. Si les mariés refusent de s’y soumettre ou de s’exécuter, ils s’exposent à des sanctions. Même s’ils sont membres de leur lêlé par naissance, et que, par conséquent, ils ne peuvent en être exclus du moins apparemment par qui que ce soit, ils sont désormais ignorés par leurs frères de lêlé qui ne les invitent plus aux assemblées et n’exigent plus rien d’eux. Ces sanctions peuvent aller jusqu’à la mort de l’un des deux éléments du couple. Certes, on ne condamne personne expressément à la mort, mais lorsqu’elle survient, on l’explique par l’inobservance des interdits des lêlé5.

Le deuxième interdit consiste à ne jamais «verser le sang de son frère du lêlé».

En d’autres termes, ne jamais tuer son frère du lêlé quoi qu’il arrive. En effet, au cours des guerres opposant par exemple deux villages rivaux, si les membres d’un même lêlé se trouvent dans chacun des deux camps belligérants, ils ne doivent pas s’entre-tuer. Dans ces conditions, il n’est pas exagéré de parler de «drôles de guerres». Les guerriers se reconnaissaient à l’évocation de leur fi liation matri- linéaire en ces termes : «Moi, descendant de telle femme de tel lêlé». Si l’ennemi d’en face est du même lêlé que lui, il devra s’arranger pour éviter l’affrontement fatal. Mais le cas échéant, celui qui est responsable de la mort de son frère du

5- Celui qui meurt est probablement celui qui est le plus faible du couple, c’est-à-dire celui qui est le plus stressé ou qui a le plus peur. C’est pourquoi nous proposons qu’il faut entendre les raisons de cette mort d’un point de vue purement psychologique, l’environnement exerçant une certaine pression sur le couple.

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lêlé se soumet à un rituel. Celui-ci consiste en un sacrifi ce de mouton ou de cabri destiné à éloigner défi nitivement de tels malheurs. Cet interdit qu’on pouvait fa- cilement vérifi er à l’occasion des fréquentes guerres inter-villages, reste toujours en vigueur.

Dans cette présentation des lêlé, comment comprendre le rôle spécifi que des pères des lêlégnoa dans le cadre du touô-gbo – plaisanterie ou taquinerie entre lêlégnoa – cette forme de parenté à plaisanterie constitue un facteur facilitant la communication dans la région des lêlé.

1. 2 Origine et aire culturelle des lêlés

1.2.1 Origine des lêlé

La question relative à l’origine des lêlé reste encore ouverte. D’abord, les légendes se rapportant à la naissance des lêlé diffèrent par exemple d’un secteur à l’autre dans la région bété. Il en est ainsi par exemple de la légende de Da. Selon cette légende, il y avait un jeune homme appelé Da dont le village de la mère avait brûlé à l’issue d’un grave incendie qui n’avait épargné personne : ‘‘tous ont péri par le feu’’ à l’exception de Da (rapporte le conteur de la légende). Sorti des cendres de la mort, Da se lancera à la conquête de l’univers dans la perspective de le re-créer. Certes cette re-création concerne tous les aspects de l’existence, mais nous allons plutôt nous intéresser à la façon dont Da a fait renaître la vie. La légende raconte que Da arrivant dans un village, a trouvé les habitants en train de pleurer raconte que un des leurs décédé sous peu. Da s’est emparé du cadavre et s’en est allé. Il l’a posé dans le creux d’un arbre. Quand il fut pourri, il en est sorti des asticots. Da les ramassa et les mit dans une calebasse qu’il prit soin de fermer. Puis, il suspendit la calebasse à la branche d’un arbre et demanda aux hommes adroits de la transpercer. Devant l’échec de ces hommes d’atteindre l’objectif, c’est un jeune orphelin qui y parvint. De la calebasse cassée sortirent des asticots et chacun d’eux se mit à crier : je suis betoyou, je suis gatoyou, je suis têkpêtoyou, je suis goutoyou, je suis datoyou, je suis litoyou. Ainsi naquirent les lêlé (Gbagbo, 2002 : 51).

A cela, il faut ajouter l’affi rmation de Dozon qui veut que le nom des lêlé soit celui des «six ancêtres féminines». Dans tous les cas, asticots ou ancêtres féminines jouent le même rôle social : celui de la re-création. Par leurs progénitures, ils ont la charge de restructurer la société. Ensuite, en se fondant probablement sur le fait que ces légendes ne mentionnent nulle part une quelconque origine étrangère des lêlé, certains de nos informateurs du secteur gbadi (territoire habité par les populations dites Gbadia) soutiennent la thèse de l’origine bété des lêlé. Enfi n, d’autres au contraire renvoient cette origine au pays gban.

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Toutefois, l’origine bété des lêlé paraît diffi cile à soutenir dans la mesure où les informations relatives à cette question restent contradictoires : alors qu’une tendance continue de revendiquer les lêlé (en affi rmant que les Bété les ont toujours pratiqués), une autre au contraire pense que les lêlé sont extérieurs aux Bété. De ce point de vue, les sources gbadi révèlent que «tous les villages gbadi6 viennent de Sédoukou7. Partis de Sédoukou, ils ont habité un autre village du nom de Saguèmé. C’est à Saguèmé que s’est produit l’éclatement8».

S’il est donc avéré que les Gbadia9 sont «originaires» de Sédoukou, on peut comprendre l’infl uence culturelle qu’ils y ont subie : «le lêlé est né à Sédoukou.

C’est de là-bas que c’est arrivé chez nous. Ils prennent ça plus au sérieux que nous10». Le «ils» est ici mis pour les gens du pays gban tandis que le «nous»

désigne les Gbadia qui seraient venus de ce pays. La plausibilité de cette thèse réside dans le confi nement de cette pratique culturelle dans les seules régions bété voisines du pays Gban. Mais avec les relations matrimoniales qu’entretiennent les sous-groupes bété qui pratiquent déjà le lêlé et ceux qui l’ignorent, le lêlé est appelé à se répandre, car chaque fois qu’une fi lle des régions du lêlé se marie dans les autres sous-groupes bété, elle l’y introduit si elle procrée. Nous y reviendrons plus en détail dans la défi nition de cette institution traditionnelle.

1.2.2 L’aire des lêlé : un cadre aux frontières fl exibles

L’aire des lêlé est essentiellement constituée par les régions des Zabia, Gbadia et Zédia qui partagent leurs frontières avec les Gban. Cependant, il s’avère diffi - cile de dessiner une carte d’ensemble de cette aire dans la mesure où elle reste toujours ouverte par le mariage. En effet, comme nous l’annoncions, une fi lle des régions des lêlé qui se marie ailleurs y exporte son lêlé, le renforce ou l’agrandit chaque fois qu’elle fait des enfants. Ces enfants ou descendants de cette fi lle sont du lêlé de leur mère ; ils contribuent également à accroître le territoire de cette pratique culturelle par les nouvelles relations matrimoniales qu’ils tissent à leur tour avec leurs voisins ou tout autre ressortissant de n’importe quel endroit de la planète. Aujourd’hui, avec les nouvelles destinations des fi lles des régions des lêlé vers les pays européens, on peut parler de l’extension de l’aire des lêlé vers ces pays lointains. Cette extension ne devait pas être du goût de nos informateurs qui

6- Espace géographique habité par les Gbadia

7- Sédoukou (ou Sodoukou) désigne le pays gban selon les Bété 8- Ibid., Gbagbo, p. 138

9- Habitants de l’espace gbadi

10- Une affi rmation de Ignace Zégbi, un des informateurs de Laurent Gbagbo dont les propos ont été reproduits comme tels dans son ouvrage, p. 49.

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y voient un facteur d’affaiblissement, puisque, soutiennent-ils, les lêlégnoa ainsi éparpillés ne peuvent entretenir les moindres relations qu’impose cette tradition culturelle. En effet, jusque-là, les lêlé ont toujours fonctionné dans un espace réduit que constitue l’ensemble des villages bété des secteurs des lêlé. De plus, la proximité de ces villages (les uns par rapport aux autres) a facilité ce fonction- nement. Aujourd’hui, il est diffi cile à ceux des lêlégnoa qui vivent aux quatre coins de la planète de participer activement à la vie de cette institution.

II- LES LÊLÉ COMME RÉSEAUX TRADITIONNELS DE SOLIDARITÉ ET DE COMMUNICATION

Jusqu’à présent, la défi nition et la présentation générale des lêlé ont permis de mettre en relief les caractéristiques de cette pratique culturelle et de repérer les relations linéaires entre les mères et leurs descendants. Sur ces relations linéaires se construisent d’autres connexions spécifi ques. Celles-ci sont déterminées non pas par les mères mais plutôt par les pères des lêlégnoa. De telles connexions rendent plutôt compte de la réalité complexe des lêlé qui ne saurait se résumer

«en un maître mot», matriclan, aussi commode soit-il. En effet, le concept de

«matriclan» en orientant dans un sens la compréhension des lêlé, la mutile. Ici, le rôle réellement prééminent de la femme est certes à souligner comme voudrait le suggérer le matriclan mais il ne saurait masquer le rôle des pères qui se manifeste essentiellement dans les touô-gbo. Ces enchevêtrements qui enrichissent les lêlé font d’eux des réseaux à part entière, c’est-à-dire des structures ouvertes à l’infi ni.

Cette description ne met pas en relief les facteurs qui expliquent l’émergence des lêlé dans certains secteurs da la région bété. A ce propos, on peut souligner que : «là où les sociétés secrètes n’existent pas, les échanges matrimoniaux et les relations de toutes sortes créent, à travers leurs effets socio-culturels, des réseaux d’alliance et d’intérêt qui englobent plusieurs villages d’une même ethnie ou d’ethnies différentes dans un système de ‘‘communication sociale’’

permanente» (Wondji, 1985 : 50). Enfi n, soulignons que les lêlé naissent dans un contexte de précarité économique lié à des moyens de production rudimentaires ne pouvant garantir un accroissement des moyens d’existence. D’où le nécessaire regroupement de ces populations dans des réseaux de solidarité : les lêlé. Car, comme le dit un adage du terroir, ‘‘un seul doigt ne peut ramasser les haricots’’, une philosophie encore enseignée dans la région des lêlé aujourd’hui.

Quels sont ceux qui «parlent» le touô-gbo ? Ou quels sont ceux qui sont concernés par ces réseaux ? Ce sont tous les membres des six lêlé : beto, dato, gato, gouto, lito et têkpêto. Des relations spécifi ques à des conditions précises lient les lêlégnoa entre eux. Par exemple, si un betoyou est le touô-gbo-gbê-gnon d’un datoyou, c’est que le père de ce dernier est lui-même betoyou. Illustrons cette

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présentation par les noms des personnages de la région des lêlé : Séry est betoyou et il est le touô-gbo-gbê-gnon de Yobo qui est datoyou, cela signifi e que le père de Yobo, appelé Zoukou, est betoyou. Tout lêlégnon a pour touô-gbo-gbê-gnoa les membres de tous les autres lêlé à condition que leurs pères soient du même lêlé que lui. Cela entraîne les réseaux suivants : (voir tableau n° II, schémas n° 1, 2, 3, 4, 5, et 6 et le schéma synoptique des touô-gbo-gbê-gnan ).

Tableau n° II : Relations sociales du touô-gbo ou la communication au sein des lêlé

Lêlégnon : exemple de touôgbo-gbê-gnon

Ses réseaux internes de communication : ses touô-gbo- gbê-gnoa

Les conditions du touô-gbo

Betoyou Datoa, Gatoa, Goutoa, Litoa,

Têkpêtoa

Leurs pères doivent être Betoa

Datoyou Betoa, Gatoa, Goutoa, Litoa,

Têkpêtoa

Leurs pères doivent être Datoa

Gatoyou Betoa, Datoa, Goutoa, Litoa,

Têkpêtoa

Leurs pères doivent être Gatoa

Goutoyou Betoa, Datoa, Gatoa, Litoa, Têkpêtoa

Leurs pères doivent être Goutoa

Litoyou Betoa, Datoa, Gatoa, Goutoa,

Têkpêtoa

Leurs pères doivent être Litoa Têkpêtoyou Betoa, Datoa, Gatoa, Goutoa,

Litoa

Leurs pères doivent être Têkpêtoa

Ce tableau met en relief les relations de communication de chaque lêlégnon (ou membre de lêlé). Dans ce cadre, émetteurs et récepteurs sont appelés touô- gbo-gbê-gnoa (ou touô-gbo-gbê-gnan). Mais cette communication ne se fait pas au hasard, elle obéit à un certain nombre de conditions que nous lisons dans la troisième colonne du tableau : les pères des émetteurs et ceux des récepteurs doivent être de même lêlé.

NB : Les femmes font partie des touô-gbo-gbê-gnoa ; elles n’ont pas leur groupe à part.

Construction des réseaux des touô-gbo-gbê-gnan (schéma 1 à 6)

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Schéma n° 1 : Réseau en étoile (ou réseau centralisé) ;

Un betoyou se trouve au centre de ce réseau qui se construit par rapport à lui.

Légende : Un betoyou est en relation de touô-gbo avec les autres lêlégnoa si leurs pères sont de même lêlé que lui

Schéma n° 2 : Réseau en étoile (ou réseau centralisé).

Un datoyou se trouve au centre de ce réseau qui se construit par rapport à lui.

Légende : Un datoyou est en relation de touô-gbo avec les autres lêlégnoa si leurs pères sont de même lêlé que lui.

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Schéma n° 3 : Réseau en étoile (ou réseau centralisé).

Un gatoyou se trouve au centre de ce réseau qui se construit par rapport à lui.

Légende : Un gatoyou est en relation de touô-gbo avec les autres lêlégnoa si leurs pères sont de même lêlé que lui

Schéma n° 4 : Réseau en étoile (ou réseau centralisé).

Un goutoyou se trouve au centre de ce réseau qui se construit par rapport à lui.

Légende : Un goutoyou est en relation de touô-gbo avec les autres lêlégnoa si leurs pères sont de même lêlé que lui.

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Schéma n° 5 : Réseau en étoile (ou réseau centralisé).

Un litoyou se trouve au centre de ce réseau qui se construit par rapport à lui.

Légende : Un litoyou est en relation de touô-gbo avec les autres lêlégnoa si leurs pères sont de même lêlé que lui.

Schéma n° 6 : Réseau en étoile (ou réseau centralisé) ;

Un têkpêtoyou se trouve au centre de ce réseau qui se construit par rapport à lui.

Légende : Un têkpêtoyou est en relation de touô-gbo avec les autres lêlégnoa si leurs pères sont de même lêlé que lui.

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Schéma synoptique des touô-gbo-gbe-gnan : Réseau émaillé (interdépendance).

COMMENTAIRE

Tous les différents pôles des touô-gbo-gbêgnan sont reliés entre eux. Les schémas ci-dessus mettent en relief les relations particulières entre les différents pôles du réseau des lêlé sous certaines conditions. Examinons-les.

Les touô-gbo-gbê-gnoa, rappelons-le, se taquinent mutuellement. Ces taquineries (ou plaisanteries), facilitent la communication dans la mesure où elles permettent à l’émetteur touô-gbo-gbê-gnon de faire passer un message au récepteur touô-gbo-gbê-gnon. A travers le canal plaisanterie, le touô-gbo-gbê- gnon émetteur peut, éviter à son touô-gbo-gbê-gnon récepteur un piège ou un traquenard qui lui serait tendu dans le village tout en se gardant de révéler ses sources à ce dernier. Il appartient au destinataire du message de l’exploiter à bon escient, en le décodant afi n de prendre les précautions nécessaires.

Mais les relations entre les touô-gbo-gbê-gnoa qui sont en même temps des rapports d’oncles à neveux impliquent aussi certaines obligations. Par exemple,

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les oncles doivent protection à leurs neveux. Cela se traduit souvent par des offrandes symboliques au profi t des neveux. Le neveu s’adressera ainsi à son oncle : «Sa mé houn-kou» qui signifi e littéralement «mets-moi à l’abri de la pluie»

ou plus précisément, «donne-moi quelque chose». En réalité, ce quelque chose qu’on demande est une façon d’établir un contact avec son touô-gbo-gbê-gnon,.

De ce contact peut naître la communication entre les deux touô-gbo-gbê-gnoa qui pouvaient s’ignorer auparavant.

Outre les réseaux linéaires (mère-enfant) et ceux des touô-gbo, il existe un autre type de relations entre lêlé. Il s’agit du fonctionnement des lêlé par paire.

Cela donne au total trois paires de lêlé : gato/lito, beto/gouto, dato/têkpêto.

Comment fonctionnent-ils ? Dans la pratique, si à l’occasion d’un événement dans un village, une responsabilité incombe à l’un quelconque des membres d’un lêlé, et que ce lêlé n’est pas représenté dans ce village, elle échoit automatiquement à l’un des membres du binôme. Cette suppléance s’inscrit dans la logique de la solidarité expliquée ci-dessus. Enfi n, on peut se demander si ce fonctionnement par paire n’est pas une simple imitation du kpê ou kplê du pays gban d’où seraient venus les lêlé bété. Là-bas, on n’attend pas des circonstances particulières pour assembler les kpê ou kplê, ils sont toujours présentés par couple, sauf le kplê ou kpê kwanhan11 qui fonctionne en solitaire.

III- LÊLÉ ET INTERNET

Il n’est pas toujours aisé de tenter une comparaison entre deux «univers», ici lêlé et Internet, qui n’ont apparemment aucun rapport entre eux, tant ils semblent distants l’un de l’autre. Pourtant, la défi nition des réseaux qu’ils sont les rapproche, puisqu’elle met en relief leurs caractéristiques communes : «les réseaux sont des structures ouvertes, susceptibles de s’étendre à l’infi ni, intégrant des nœuds nouveaux en tant qu’ils sont capables de communiquer au sein du réseau, autrement dit qui partagent les mêmes codes de communication (par exemple, des valeurs ou des objectifs de résultat)» (Castells, 1998 : 526). Toutefois, sans s’y attarder, on peut noter que l’éloignement apparent de ces deux réseaux s’explique par leur émergence dans des contextes historiques différents qui ont fortement infl uencé leur orientation.

11- Kwanhan est un kplê ou kpê en pays gban ; la représentation mentale veut que les membres de cette catégorie soient virils. Quant aux autres kpê ou kplê, en voici leur catégorisation avec la représentation mentale qui leur est attribuée : lofan et léfan (plus nombreux et rancuniers), kwouefan et guèfan (beaux, travailleurs, comédiens), goufan et bèfan (gourmands), danfan et gninfan (gentils, hospitaliers), dofan et zofan (coléreux), kifan et lafan (ivrognes).

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D’abord, les lêlé, on l’a montré ci-dessus, plongent leurs racines dans l’Afrique ancienne où, pour lutter contre les diffi cultés environnantes d’alors, les habitants ont dû imaginer des structures sociales comme les lêlé. C’est dans ce sens qu’en établissant une relation de cause à effet entre, par exemple, de telles institutions sociales et le contexte de leur émergence que Baumann et Westermann ont pu parler de «civilisation imposée par le milieu» (Baumann et Westermann, 1970 : 24). En effet, dans un tel contexte, les populations ont tendance à s’entraider pour triompher de toutes les formes d’agressions et survivre. C’est ce qui explique les caractéristiques des lêlé que sont par exemple l’entraide et la solidarité.

Cependant, les lêlé vont au-delà de ces deux caractéristiques puisque les lêlégnoa (ou membres des lêlé), dans le cadre des segments de réseaux auxquels ils appartiennent, font de la plaisanterie entre touô-gbo-gba-gnan une quasi- obligation pour sauver un partenaire d’une situation diffi cile. Le contact dans les lêlé est donc direct à tous les niveaux : d’une part, par le biais du mariage et la procréation de la mariée, et d’autre part à travers les relations de plaisanterie que nous venons d’évoquer ci-dessus à travers les touô-gbo-gbê-gnan qui est une communication interpersonnelle.

Ensuite, en ce qui concerne Internet, l’historique qui en est fait se veut précis : c’est en 1969 que «les premiers nœuds du réseau sont mis en place à UCLA (Université de Californie à Los Angeles), Standford, UCSB et à l’Université de l’Utah» (Lamizet et Silem, 1997 : 313). Au départ, l’Internet étaient utilisé par les seuls chercheurs et militaires américains avant de «chambouler des pans entiers de la vie politique, économique, sociale, culturelle, associative…Au point qu’on peut désormais parler, à propos de l’état de la communication dans le monde, d’un ‘‘nouvel ordre Internet’’» (Ramonet, 2004 : 1). Dès lors, Internet va être happé par «l’artifi ce et le calcul» pour employer l’expression de Michel-Louis Rouquette (Rouquette, 1998 : 5). D’ailleurs son expansion va être essentiellement guidée par les intérêts, alors que celle des lêlé est naturelle. En effet, tant qu’une fi lle de lêlé peut se marier avec un homme de n’importe quelle région géographique dans le monde et de culture différente, si elle procrée, elle contribue à l’extension de son lêlé. Quant à l’expansion de l’Internet, elle «profi te surtout aux pays les plus avancés, déjà bénéfi ciaires des précédentes révolutions industrielles» (Ramonet, 2004 : 1).

A la différence des autres formes de communication, les dispositions réticulaires respectives des lêlé et de l’Internet les condamnent à une communication nouvelle où l’émetteur peut s’adresser à la fois à plus d’un récepteur. Toutefois, il convient de souligner en même temps que cette possibilité demeure plutôt théorique dans le cadre des lêlé, où la communication directe restreint le nombre de récepteurs réels.

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En effet, dans le cadre du touô-gbo, c’est généralement un touô-gbo-gbê-gnon- émetteur informé, par exemple, d’une situation malencontreuse qu’il voudrait éviter à son touô-gbo-gba-gnon-récepteur, il l’en informe sous forme de plaisanterie pour faciliter la communication. Bien que chaque touô-gbo-gbê-gnon d’un lêlé donné ait la possibilité de s’adresser à tous ses touô-gbo-gba-gnan de tous les autres lêlé, la situation de communication dans laquelle se trouvent engagés le touô-gbo-gbê- gnon-émetteur et le touô-gbo-gba-gnon-récepteur demeure une communication interpersonnelle, une communication interindividuelle ou intersubjective puisqu’elle repose, après tout, sur la conversation.

Par contre, tout internaute peut émettre un message à plusieurs récepteurs à la fois. Même si l’émetteur et les récepteurs ne se connaissent pas, ils peuvent tout de même correspondre. Avec l’Internet, ces «dispositions réticulaires de l’échange deviennent des confi gurations mentales universelles» (Jeudy, 2001 : 68).

A cela, il conviendrait d’ajouter l’examen de la place que chacun des deux réseaux, lêlé et Internet, accordent au lien social. Ainsi, alors que celui-ci est la préoccupation fondamentale des lêlé, il semble négligé par l’Internet dont l’orientation reste totalement commandée par le marché. En effet, malgré ses prouesses techniques avérées, «Internet détruit le lien social puisqu’il dénature les rapports humains en favorisant une forme de communication sans contact réelle» (Dufour, 1995 : 108). Dans ce sens, les nombreux discours construits sur ce nouveau média n’ont jamais relevé cette insuffi sance annule toutes les comm unications, préférant plutôt se lancer dans une apologie. Pourtant, cette faiblesse est à fl eur de peau ; on s’en rend compte «lorsqu’on examine la façon dont les non-spécialistes, c’est-à-dire la très grande majorité, sont informés, on constate qu’ils le sont de façon très unilatérale. Trois remarques à ce sujet : d’abord, bien que l’ensemble des discours sur Internet baigne dans une religiosité diffuse et se déploie sur le registre de la promesse, les véritables ressorts de ce nouveau culte ne sont que très rarement explicités ; ensuite, la place croissante prise par Internet est souvent présentée comme «inéluctable» ; enfi n, les nouvelles technologies nous sont présentées sous un angle «déterministe» (les réseaux informatiques vont automatiquement changer en profondeur et pour le meilleur nos modes de vie)»

(Breton, 2000 : 108-109). Comme on le voit, le lien social n’intéresse pas l’Internet dont les intérêts se confondent avec ceux du marché depuis la restructuration du capitalisme dans les années 80 (1980).

Comme on le voit, à part leurs dispositions réticulaires que nous venons de relever, lêlé et Internet se séparent par la place que chacun accorde au lien social.

Par exemple, alors que les lêlégnoa du même lêlé ne doivent pas se marier entre eux avant la troisième génération, on apprend par Michel Gensollen cité par Breton que «le cybersexe représente 25 % du trafi c, le tiers des requêtes sur

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yahoo ; un internaute sur quatre visite chaque jour un site pour adulte ; c’est le premier usage au domicile (le quart des pages vues) et le second usage sur le lieu de travail (20 % des pages vues) ; 10 % du commerce électronique aujourd’hui est du commerce X23» (Breton, 2000 : 122). De cette activité, on peut tirer les conclusions suivantes : «on remarquera incidemment que les ‘‘relations sexuelles’’

avec des partenaires via Internet, bien que virtuelles, risquent de heurter un interdit fondateur de la civilisation, celui de l’inceste. Rien ne dit que le partenaire anonyme d’un tel jeu ne soit pas un membre de votre famille…» (Breton, 2000 : 122). On le voit, l’émergence de tels dérapages sur le réseau Internet s’explique par ses prouesses techniques dont la possibilité de suppléer au direct qui fait la force des lêlé, qui fonde leur humanisme.

Mais cette caractéristique ne suffi t pas à maintenir dans ces institutions transversales traditionnelles leurs membres, surtout ceux qu’on pourrait qualifi er de modernes, c’est-à-dire ceux d’entre les lêlégnoa (membres des lêlé) qui savent lire et écrire. D’ailleurs négligeant leurs réseaux originels, certains ne savent même pas à quel lêlé ils appartiennent. Par contre, ils sont de plus en plus attirés par les prouesses techniques des nouvelles technologies d’information et de communication, comme tout le monde. N’est-ce pas, aujourd’hui, un motif valorisation sociale que d’avoir une adresse électronique, un téléphone portable, etc. ? Pourtant, à part ces prouesses techniques, Internet n’est plus en mesure d’offrir d’autres possibilités à ses usagers, surtout sur le plan humain puisqu’il baigne dans les contradictions du capitalisme. C’est pour cette raison entre autres que certaines études ne sont pas tendres envers l’Internet, parce qu’il aurait tendance à la désocialisation des individus qui le pratiquent. Dans ce sens, on peut évoquer une recherche conduite à Pittsburg (Etats-Unis) par l’équipe de Robert Kraut. Cette enquête menée pendant deux ans, auprès de 256 personnes a été citée par Philippe Breton dont voici les résultats : «l’utilisation d’Internet diminue le cercle de relations sociales proches et lointaines, augmente la solitude, diminue légèrement la quantité de support social et augmente les sentiments dépressifs»

(Breton 2000 : 122-123). Comment alors comprendre la tendance des lêlégnoa à négliger les lêlé dont on vient de montrer les qualités, pour intégrer Internet qui, on le sait, ne leur apportera pas grand-chose. Cet avis n’est pas partagé par tous.

Ainsi, il se trouve des défenseurs d’Internet qui soutiennent que sur ce nouveau média, on trouverait pêle-mêle savoirs et connaissances. A ces derniers, Lazare Marcellin Poamé répond : «dépossédé de sa matrice organisationnelle et critique, le pseudo-savoir diffusé sur le réseau Internet ne produira que des têtes bien pleines et non des têtes bien faites» (Poamé, 2000 : 47-66).

Pourquoi, malgré tous ces reproches, l’Internet continue d’attirer du monde, notamment les membres des autres réseaux, et particulièrement ceux des réseaux

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traditionnels comme les lêlé ? Une des réponses qu’on pourrait proposer à cette interrogation réside dans les discours qui circulent sur les nouvelles technologies d’information et de communication et en particulier sur Internet. Autant les réseaux traditionnels n’ont aucun moyen pour informer sur leur propre existence, leur fonctionnement voire sur les avantages sociaux et humains dont bénéfi cient leurs membres, autant les nouvelles technologies d’information et de communication en débordent. Mais l’information relative à la promotion de l’outil Internet par exemple reste orientée en fonction du marché. Dans ce sens, il n’est pas exagéré de parler d’une «information aux limites de la propagande» à la manière de Philippe Breton. Dans l’attitude de ceux qui quittent leurs réseaux pour Internet, on peut noter deux facteurs : d’une part, ils ignorent tout sur les lêlé et ce qu’ils pourraient leur apporter ; d’autre part, ils n’ont pas les moyens de résister aux promesses de l’Internet auxquelles ils croient religieusement. Ils espèrent ainsi qu’en pratiquant l’Internet, ils peuvent améliorer leurs conditions de vie.

CONCLUSION

Institutions transversales traditionnelles, les lêlé participent à la dynamique de la société bété. Bien que confi nés, de fait, dans un rôle social secondaire par le droit patrilinéaire qui règne dans cet espace, les lêlé jouent leur partition. Par exemple, les lêlégnoa (ou membres des lêlé) parachèvent leur éducation au sein de ces structures. Ils y apprennent des «interdits fondateurs de la civilisation» tels que les frères et sœurs de même lêlé ne doivent pas se marier entre eux avant la troisième génération, ni s’entre-tuer pendant la guerre. L’évocation de leur appartenance à tel ou tel lêlé évite le coup fatal, si en face, celui qui est chargé de l’exécution de ce coup est de ce même réseau. Par ailleurs, la pratique du touô- gbo, communication à l’intérieur des lêlé, a une portée sociale importante.

Mais malgré les richesses dont regorgent ces réseaux traditionnels, leurs membres «modernes», c’est-à-dire ceux d’entre eux qui savent lire et écrire, les négligent et se dirigent vers l’Internet qui ne leur offre pas davantage. D’ailleurs, il menace même le lien social comme nous l’avons montré ci-dessus. Cela s’explique : si Internet ne peut plus rien offrir sur le plan humain, c’est à cause du marché qui oriente ses activités en fonction de ses intérêts. C’est pour cette raison qu’on parle de plus en plus de la «fracture numérique», parce que le marché est incapable de mettre l’Internet à la disposition de tous, plus précisément à la disposition de ceux qui ne peuvent pas payer. Sans avoir la prétention de changer cette nature, on peut introduire sur Internet un certain nombre de garde-fous. Dans ce sens, Internet pourrait s’inspirer des réseaux traditionnels que sont lêlé. Cela ne sera pas pour autant une sinécure, car pour le système capitaliste très confondu avec Internet, tout doit être vendu pourvu que cela rapporte : «la caractéristique

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majeure du capitalisme moderne est sa capacité à transformer toutes sortes d’aspects de l’existence en rapports marchands» (Rifkin, 2000 : 160). Cette citation semble sonner comme un avertissement à l’endroit des traditions culturelles qui ont jusque-là évolué loin du cadre du capitalisme, pour noter que toute rencontre entre ces traditions et le système capitaliste peut se terminer par la transformation de ces richesses humaines en rapports marchands.

BIBLIOGRAPHIE

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CASTELLS, M (1998), La société en réseaux, l’ère de l’information, Paris : Fayard DOZON, J.-P (1985), La société bété, Paris : Karthala.

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JEUDY, H.-P (2001), Les ruses de la communication, Paris : Circé.

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WONDJI, C (1985), La côte ouest africaine : du Sénégal à la Côte d’Ivoire, géographie, sociétés, histoire. 1500-1800, Paris : L’Harmattan.

ANNEXE : Petit glossaire

Lêlé : organisations généalogiques issues de femmes et transmises par celles d’entre elles qui procréent. Il est connu sous le nom de kpê ou kplê selon les régions du pays gban et yuru chez les Dida.

Lêlégnon : membre d’un lêlé.

Lêlégnoa (lêlégnan) : pluriel de lêlégnon.

Lêlé-hon-non : féminin de lêlégnon.

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Lêlé-wein-néa (pluriel de Lêlé-hon-non).

Touô-gbo : le langage ou le parler des touô (= amis) ou plus précisément plaisanteries ou taquineries entre les lêlégnoa dans des conditions précises : la communication au sein des lêlé.

Touô-gbo-gbê : le fait de parler le touô-gbo, le fait de participer à cette com- munication.

Touô-gbo-gbê-gnon : celui qui participe au le touô-gbo.

Touô-gbo-gbê-gnan : désigne ceux qui participent à la communication au sein des lêlé.

Touô-gbo-gbê-gnoa : synonyme de touô-gbo-gbê-gnan.

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