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L’ombre du beau moderne : Stendhal au Salon de 1824

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Le Salon de 1824, ou l’ombre du beau moderne.

Stendhal n’a pas bonne réputation en tant que critique d’art. Son approche serait trop littéraire, insuffisamment formaliste, sa conception du romantisme déroutante. Pour le Salon de 1824, on sait qu’il a fait les mauvais choix : il a méprisé Delacroix et annoncé que l’obscur Schnetz serait encore admiré en 19241. Or le bon critique d’art n’est-il pas celui qui sait,

« parmi tous les artistes de son époque, distinguer les plus grands, c’est-à-dire ceux que nous tenons aujourd’hui pour tels2 » ? Cependant, pour apprécier la pertinence et la valeur d’un compte rendu d’exposition, il semble nécessaire de le comparer avec précision à ceux des autres salonniers. Stendhal le dit lui-même : en 1824, c’est d’abord dans la presse que se livre la bataille romantique. Avant même d’évoquer l’Exposition au Louvre, il présente la violente polémique qu’elle entraîne dans les deux plus grands quotidiens du royaume :

« La guerre est déjà commencée. Les Débats vont être classiques, c’est-à- dire ne jurer que par David, et s’écrier : Toute figure peinte doit être la copie d’une statue, et le spectateur admirera, dût-il dormir debout. Le Constitutionnel, de son côté, fait de belles phrases un peu vagues, c’est le défaut du siècle ; mais enfin il défend les idées nouvelles3 ».

L’Exposition de 1824, parue en onze articles dans le Journal de Paris4, s’inscrit au cœur de ce débat esthétique. Stendhal suggère son intention de s’opposer à Delécluze, qu’il présente comme le défenseur d’une doctrine néoclassique caricaturale, et affiche sa sympathie pour les convictions progressistes du jeune Thiers5. De fait, il va emprunter à ce dernier un grand nombre de ses idées, à commencer par la formule célèbre : « Nous sommes à la veille d’une révolution dans les beaux-arts6 ». Le procès mené par Stendhal contre l’Ecole de David est désormais bien connu7 :

« Les grands tableaux composés de trente figures nues, copiées d'après les statues antiques, et les lourdes tragédies en cinq actes et en vers, sont des ouvrages fort respectables sans doute mais, quoi qu'on en dise, ils commencent à ennuyer, et, si le tableau des Sabines paraissait aujourd'hui, on trouverait que ses personnages sont sans passion, et que par tous pays il est absurde de marcher au                                                                                                                

1 Stendhal, Salons, Paris, Gallimard, 2002, Introduction de Martine Reid et Stéphane Guégan, p. 17 et 40.

2 Pierre Vaisse, « A propos de la critique d’art de Stendhal », Sybil Dümchen et Michael Nerlich (éds.), Stendhal. Image et texte/Text und Bild, Colloquium Stendhal, 11-14 juin 1992, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1994, p. 118.

3 Stendhal, Exposition de 1824, Journal de Paris, 29 août 1824, op. cit., p. 59.

4 Stendhal présente l’Exposition de 1824 par dix-sept articles parus dans le Journal de Paris du 29 août au 24 décembre 1824.

5 Delécluze rend compte de l'Exposition de 1824 par vingt-huit articles parus du 1er septembre 1824 au 19 janvier 1825 dans le Journal des Débats. Thiers lui consacre onze articles parus dans le Constitutionnel du 30 août au 19 octobre, puis le 1er décembre 1824.

6 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., 29 août 1824, p. 66. Thiers écrivait : « Une révolution se déclare aujourd'hui dans la peinture comme dans tous les arts ». Adolphe Thiers, « Salon de mil huit cent vingt-quatre », Le Constitutionnel, 25 août 1824, p. 4.

7 Voir en particulier Bernard Vouilloux, Le Tournant « artiste » de la littérature française. Ecrire la peinture au XIXe siècle, Paris, Hermann, 2011, p. 94-105.

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combat sans vêtements8 ».

A un système sclérosé qui perpétue aveuglément l’imitation de l’antique et le nu, Stendhal oppose une modernité soucieuse de progrès et de nouveauté qu’il qualifie de

« romantique9 ». Reprenant le critère qu’il avait proposé l’année précédente dans Racine et Shakespeare10, Stendhal définit le « romantique en peinture » par la « quantité de plaisir11 » qu’il apporte au spectateur. Alors que le classique ennuie parce qu’il impose une culture périmée, le romantique procure un « vif plaisir » parce qu’il devine « le vrai goût de son siècle12 » ; il « attache », « intéresse », touche « profondément », « frappe », « saisit »

« entraîne », suscite « l’enthousiasme », produit même un « effet électrique13 ». Aussi le classique ne s’adresse-t-il qu’à « peu de personnes », tout au plus à un petit cercle de

« connaisseurs », tandis que le romantique parle au large groupe des « amateurs », dont fait partie l’auteur, et attire la foule14. Bien plus, alors que le classique ne peut être financé que par le gouvernement, le romantique s’adapte à la loi du marché et se fait acheter par des

« particuliers riches15 » : les peintres modernes sont devenus des artistes d’exposition. Tenté d’établir une équivalence entre succès populaire, voire commercial, et modernité romantique, Stendhal ne s’y résout cependant pas tout à fait. Bien qu’il ait compris le rôle désormais essentiel de l’opinion publique, et qu’il se présente à plusieurs reprises comme le porte-parole de cette dernière16, ses goûts personnels le conduisent souvent à prendre ses distances avec les préférences du plus grand nombre.

Dans la presse, la bataille romantique se révèle beaucoup plus nuancée que l’annonce Stendhal. En réalité, au Salon de 1824, la suprématie de l’esthétique néoclassique a pris fin17. Delécluze, son défenseur, avoue lui-même qu’il n’a « senti aucune émotion » devant un grand tableau davidien tourné en ridicule par Stendhal, Germanicus au camp de Varus d’Abel de Pujol, et déclare que « l’Ecole va subir un changement notable »18. Désormais le débat ne porte plus sur la nécessité d’un beau moderne, mais sur la définition de celui-ci. Or, si Thiers, Delécluze et Stendhal s’accordent globalement sur ses traits distinctifs, ils s’affrontent sur les limites qui doivent être assignées aux innovations. En 1824, la bataille romantique s’organise autour des questions suivantes : la poétique nouvelle qui s’est établie dans les lettres peut-elle être appliquée à la peinture ? Par ailleurs, quels liens la peinture moderne doit-elle entretenir avec le beau idéal antique ?

                                                                                                               

8 Stendhal, Exposition de 1824, 29 août 1824, op. cit., p. 66.

9 Ibid., 22 déc. 1824, p. 140.

10 « Le romanticisme est l'art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères ».

Stendhal, Racine et Shakespeare (1823), Paris, Kimé, 1994, p. 39.

11 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 140.

12 Ibid., p. 66, 71, 86, 141.

13 Ibid., p. 62, 85, 87, 102, 124.

14 Ibid., p. 60, 63, 85, 86, 112, 105, 141.

15 Ibid., p. 71.

16 Ibid., p. 127 et p. 132.

17 Marie-Claude Chaudonneret, L’État et les Artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet (1815-1833), Paris, Flammarion, 1999, p. 79.

18 E. J. Delécluze, « Exposition du Louvre 1824 », Journal des débats politiques et littéraires, 11sept. 1824, p. 3, et 8 sept. 1824, p. 1.

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I La promotion des idées nouvelles

« Voir la nature à sa manière »

Comme ses contemporains, Stendhal caractérise l’école moderne par la jeunesse de ses membres : elle rassemble plusieurs « jeunes peintres19 », dont les meilleurs sont à ses yeux Victor Schnetz, Gillot Saint-Evre, Xavier Sigalon, Léopold Robert, Eugène Delacroix, Paul Delaroche et Ary Scheffer20. Cette liste correspond approximativement à celle que propose Thiers21, et complète celle de Delécluze22. Il la définit ensuite par la liberté et l’originalité, alors que l’école de David se soumet à des règles strictes et se fonde sur l’imitation. Ary Scheffer expose ainsi une Mort de Gaston de Foix à Ravenne (localisation inconnue) qui

« sort de la ligne ordinaire23 », et Sigalon présente un tableau extrêmement « original24 », Locuste remettant à Narcisse le poison destiné à Britannicus et en faisant l'essai sur un jeune esclave (Nîmes, Musée des Beaux-Arts). S’il est vrai que ce jeune homme, ajoute Stendhal, s’est obstiné « à voir la nature à sa manière » au point d’avoir été renvoyé de l’atelier de son maître, il est assuré qu’il « sera un grand peintre25 ». Du fait de cette liberté, alors que l’école de David fonctionne comme un « système26 » doté d’une grande uniformité stylistique, l’école moderne se caractérise par sa variété27. Elle est constituée d’une multiplicité d’individualités indépendantes qui coexistent librement, et parfois même s’affrontent. C’est pourquoi la toute première impression de Stendhal au Salon est celle de la concurrence de deux artistes :

« Ce qui m'a frappé, dès mon entrée dans la grande salle d'exposition, c'est une espèce de duel entre deux réputations à peu près du même genre, entre deux peintres aimés du public, et qui font beaucoup d'argent, MM. Granet et Horace Vernet. Le Cardinal Aldobrandini, de M. Granet (n° 801)28, se présente à côté d'une bataille de M. Horace Vernet29. »

Le choix de ces deux artistes pourrait laisser penser que Stendhal n’a pas vu la confrontation d’Ingres et de Delacroix, et lui a substitué la joute de deux peintres mineurs. En réalité, la rivalité de ces deux géants n’a été inventée qu’en 183430, de façon quelque peu artificielle.

Par ailleurs, aux yeux de tous, l’école moderne se distingue de l’école classique par le rôle nouveau qu’elle accorde à la couleur. Stendhal, comme Thiers31, se félicite que les tableaux régis par la « science exacte du dessin », où tout « est gris comme dans Les Sabines32 », soient supplantés par des toiles gouvernées par le « sentiment de la couleur33 ». Il regrette cependant que la nouvelle génération néglige trop souvent le clair-obscur. Enfin et                                                                                                                

19 Ibid., p. 65, 66, et 87.

20 Ibid., p. 112 et 133.

21 Pour Thiers, les meilleurs peintres de la nouvelle école sont « MM. Sigalon, Delacroix, Scheffer, Schnetz et Cogniet ». Thiers, op. cit., 30 août 1824, p. 3.

22 Delécluze cite Scheffer, Sigalon, Saint-Evre, Delacroix et Delaroche. (Delécluze, op. cit., 21 oct. 1824, p. 1.)

23 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 87.

24 Cf. Thiers, op. cit., 30 août 1824, p. 3.

25 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., 7 oct. 1824, p. 90-92.

26 Ibid., p. 69.

27 Thiers, op. cit., 25 août 1824, p. 1, et Delécluze, op. cit., 1er sept. 1824, p. 3.

28 Le Cardinal Aldobrandini recevant le Dominiquin dans sa villa de Frascati, collection particulière.

29 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 59.

30 Stephen Bann, « Stendhal critique d’art face à Delaroche et à ses pairs : pour une autre histoire de la peinture romantique, Stendhal historien de l’art, sous la direction de Daniela Gallo, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, pp. 151.

31 Thiers, op. cit., 25 août 1824, p. 4.

32 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 79 et 122.

33 Ibid., p. 94 et p. 61, 99, 109, 119, 141.

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surtout, l’école moderne se différencie de l’école classique par deux nouveaux principes : la vérité et l’expression.

« Honneur à la vérité 34! »

La « vérité » est unanimement perçue comme le trait distinctif de la nouvelle peinture35. Comme la plupart des partisans de la modernité36, Stendhal voit dans le réalisme le moyen par lequel elle parvient à s’arracher à l’académisme. Il apprécie l’authenticité des anecdotes historiques présentées par Scheffer ou par Ingres - qui, en 1824, appartient au camp des novateurs37 -, tout en contestant certains de leurs détails38. Il loue la scrupuleuse exactitude de la Proclamation du duc d’Anjou par Louis XIV du baron Gérard (Château de Chambord)39. Il aime le pittoresque, la couleur locale et la précision ethnologique que l’école moderne oppose à la beauté idéale et abstraite indéfiniment répétée par l’Ecole de David, et voit ainsi en Victor Schnetz, auteur d’une Jeune paysanne romaine assassinée par son amant (Lisieux, Musée d’Art et d’Histoire), son représentant le plus remarquable40. Il éprouve « un vif plaisir » devant la Chapelle Sixtine d’Ingres (Musée du Louvre), qui représente la cérémonie « fort singulière » de la chapelle papale dans un style associant « vérité parfaite » et « grandiose41 ». Dans le genre du paysage, il admire l’exactitude de la Charrette de foin de Constable (Londres, National Gallery), qui lui semble le « miroir de la nature » ; au feuillé élégant, conventionnel et fade d’un Turpin de Crissé, le peintre anglais oppose une « naïveté de couleur » pleine d’« énergie », une vérité pleine d’un « charme qui saisit d’abord, qui entraîne à l’instant42 ».

Quant à la Bataille de Montmirail d’Horace Vernet (Londres, National Gallery), Stendhal se contente de souligner la vérité de son « ciel43 » en raison de la censure, mais pour lui comme pour ses contemporains44, c’est en vertu de son réalisme militaire que ce tableau est à ses yeux le paradigme de la modernité romantique : Vernet y reconstitue avec exactitude la dernière victoire de l’armée impériale, restitue avec une fidélité absolue la topographie du champ de bataille, la stratégie employée, ainsi que les costumes, les armes et les visages des officiers. En présentant Vernet comme le chef de file du romantisme, Stendhal ne fait que répéter une idée fort répandue : en 1824, ce peintre est unanimement perçu comme la

« grande figure de la nouvelle école45 », voire comme son « fondateur46 », et la Bataille de Montmirail est considérée comme un chef d’œuvre47. Cette toile est aux yeux de Stendhal le manifeste de la modernité picturale dans la mesure où elle promeut le contemporain au détriment de l’intemporel, le réel au lieu de l’imaginaire, le particulier à la place de                                                                                                                

34 Ibid., p. 62.

35 Thiers, op. cit., 2 sept. 1824, p. 3. Delécluze, op. cit., 11 sept. 1824, p. 4.

36 Cf. Marie-Claude Chaudonneret, « Du « genre anecdotique » au « genre historique ». Une autre peinture d’histoire », in Isabelle Julia et Jean Lacambre (dir.), Les Années romantiques. La peinture française de 1815 à 1850, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1995, p. 79.

37 Sébastien Allard, « Paris 1820. Du « chef d’école » au grand artiste, l’art à l’épreuve de la modernité », Paris 1820. L’affirmation de la génération romantique. Actes de la journée d’étude organisée par le centre André Chastel le 24 mai 2004, Berne, Peter Lang, 2005, p. 24.

38 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 87 et 104.

39 Ibid., p. 75-78.

40 Ibid., p. 87.

41 Ibid., p. 142.

42 Ibid., p. 102 et 109.

43 Ibid., p. 60.

44 Delécluze présente ce tableau comme « l’idéal de la bataille moderne » pour sa vérité et pour l’émotion qu’il suscite. (Delécluze, op. cit., 30 sept. 1824, p. 4). Cf. Thiers, op. cit., 15 sept. 1824, p. 3.

45 Allard, « Paris 1820 », op. cit., p. 9.

46 Delécluze, op. cit., 1er sept. 1824, p. 4.

47 Marie-Claude Chaudonneret, L’État et les Artistes, op. cit., p. 108.

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l’universel, parce qu’elle remplace l’idéal par la vérité, dans une mise en scène qui favorise la proximité du spectateur48. En un mot, elle incarne la révolution romantique parce qu’à l’admiration jusque-là suscitée par la peinture, elle substitue un effet d’illusion. Pour Stendhal, la peinture moderne doit s’inspirer du théâtre du Shakespeare et viser l’« illusion parfaite49 », seule capable de procurer plaisir et émotion au spectateur moderne.

« Une peinture enflammée du cœur humain50 »

Pour l’ensemble de la critique, le second trait distinctif de la peinture moderne est l’expression. Alors que l’Ecole de David ne présente que « de beaux muscles dessinés bien correctement51 », Stendhal félicite les peintres de la nouvelle génération de se donner pour objet les passions et les mouvements de l’âme. Quelques-uns, en proie au « syndrome de Talma52 », tel Léon Cogniet, sombrent comme les davidiens dans la théâtralité, au lieu de rechercher le naturel et la simplicité. Mais bien que Stendhal prétende que ce qui manque le plus au Salon est « la vérité dans la peinture des sentiments du cœur53 », il s’avoue touché par un certain nombre de tableaux. Il est profondément ému par une toile posthume de Prud’hon, Andromaque et Astyanax (New York, Metropolitan Museum of Art), qui réinterprète le répertoire héroïque sur un mode intime, ainsi que par la réplique réduite de Corinne au Cap Misène (localisation inconnue) de Gérard, qui fonde la peinture romantique en proposant la traduction fidèle d’un roman récent, et en peignant dans les yeux de l’héroïne « le reflet des passions tendres telles qu'elles se sont révélées aux peuples modernes54 ».

Chez les jeunes peintres, Stendhal distingue deux courants : l’analyse fine du cœur humain et la représentation des douleurs extrêmes. Le fait qu’il assigne à Schnetz le « premier rang55 » dans sa classification des peintres modernes laisse penser qu’il accorde sa préférence au premier de ces courants. En affirmant que Schnetz est le plus grand peintre de l’école moderne, Stendhal ne révèle pas l’étrangeté de ses goûts picturaux, mais répète tout simplement les déclarations de Thiers56 et de Delécluze57. A l’instar de ses confrères, il loue la demi-frayeur du petit pâtre et le mélange de doute et d’espoir de sa mère, dans L’Enfance de Sixte-Quint (Arras, Musée des Beaux-Arts)58, admire la passion et le naturel de La Mort du brigand de Léopold Robert (Bâle, Kunstmuseum)59, et promet la gloire à Delaroche pour l’« âme héroïque » de sa Jeanne d’Arc (Rouen, Musée des Beaux arts), qui se défend avec

« franchise » et « chaleur » contre un cardinal de Winchester dont l’« insensibilité » et l’« astuce60 » sont à ses yeux parfaites. Comme Thiers, il se dit enfin « vivement touché » par la Jeune fille soignant sa mère malade d’Ary Scheffer (Grenoble, Musée des Beaux-Arts), et intéressé par les têtes de La Mort de Gaston de Foix, pleines de « vérité et d’esprit61 ».

                                                                                                               

48 « Le romantique dans tous les arts, c'est ce qui représente les hommes d'aujourd'hui, et non ceux de ces temps héroïques si loin de nous, et qui probablement n'ont jamais existé. » Stendhal, Salon de 1824, op. cit., 22 déc.

1824, p. 140.

49 Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823, op. cit., p. 23.

50 Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, Paris, Gallimard/Folio, 1996, p. 478.

51 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 59.

52 Bernard Vouilloux, op. cit., p. 95.

53 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 85.

54 Ibid., p. 71-74.

55 Ibid., 7 oct. 1824, p. 88.

56 Thiers, op. cit., 2 sept. 1824, p. 3.

57 Delécluze, op. cit., 18 oct. 1824, p. 1.

58 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 103.

59 Ibid., p. 105.

60 Ibid., p. 60.

61 Ibid., p. 62 et 87.

(6)

En 1824, la nécessité de la représentation des passions est unanimement admise, et Delécluze lui-même s’avoue séduit par « l’énergie d’expression62 » des tableaux modernes.

En revanche, le débat porte sur les limites qu’il convient d’apporter à ces passions, et Stendhal plaide pour une certaine intensité. En effet, alors que Delécluze dénonce la

« poétique shakespearienne » qui a conduit Delacroix à répandre « le laid et l’horrible » dans son Massacre de Scio63, Stendhal se contente de souligner, comme Thiers, sa « déraison64 ». Il s’oppose frontalement au rédacteur du Journal des Débats à propos de Gillot Saint- Evre : tandis que Delécluze l’accuse d’avoir réuni dans ses tableaux « tout ce que la misère et la laideur peuvent avoir de plus hideux65 », Stendhal décerne à ce peintre « une des premières places après M. Schnetz66 ». Les œuvres que présentait Saint-Evre au Salon de 1824 ont malheureusement disparu, mais il était effectivement considéré comme un novateur important, au même titre que Delacroix67. Si la Vieille Paysanne dans un cimetière (localisation inconnue) lui fait « horreur » comme une « guillotine en action », Stendhal se dit vivement touché par ses Deux matelots naufragés au pied d’une falaise calcaire (localisation inconnue). Contre Delécluze qui les présente comme des « magots », Stendhal affirme sa sympathie pour le désespoir de ces « malheureux » qui viennent de tout perdre, et pour l’« affreuse terreur68 » qu’ils expriment encore.

Enfin, Stendhal prend la défense de Sigalon, ce qui lui vaut le courroux de Delécluze.

Dès le 29 août, avant même la parution de l’article élogieux que lui consacre Thiers, il se dit subjugué par son tableau tiré d’un épisode « rapporté » d’une tragédie de Racine, Locuste remettant à Narcisse le poison destiné à Britannicus et en faisant l'essai sur un jeune esclave (Nîmes, Musée des Beaux-Arts). Il souligne la modernité de la figure de l’empoisonneuse en la rapprochant de Meg Merrilies, vieille gitane du roman Guy Mannering de Walter Scott69. Le 7 octobre, il admire la façon dont Sigalon modernise le genre tragique en donnant à voir la mort réelle d’un prince à travers celle d’un esclave « dont une affreuse douleur agite les membres palpitants » : comme Shakespeare, le jeune artiste substitue à la dignité froide des peintres classiques des « détails naïfs70 » qui touchent le public. Stendhal approuve le « geste convulsif » de Locuste, comme l’expression juste d’un déchirement intérieur entre son habitude ancienne des passions tendres et son goût nouveau du sang. Il présente enfin cette femme rendue « à demi folle » par son combat intime comme l’image même de la « vérité de sentiment » qu’attend la peinture moderne : « Voilà les personnages qu'il faut à la peinture71 », déclare-t-il. Delécluze rétorque aussitôt que l’immobilité est une « condition rigoureuse » de l’imitation, que les caractères violents, supportables au théâtre, n’ont pas leur place dans les arts visuels, et que « le système shakespearien » de la « vérité exacte » dans la représentation des passions est presque toujours « contraire » au développement de la peinture72 ». Ainsi, bien qu’il ne soit pas encore convaincu par les œuvres de Delacroix, Stendhal prend clairement parti pour l’importation dans la peinture de la poétique shakespearienne, c’est-à-dire pour la modernité romantique.

                                                                                                               

62 Delécluze, op. cit., 1er sept. 1824, p. 4.

63 Ibid., 5 oct. 1824, p. 3-4.

64 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., 9 oct. 1824, p. 94.

65 Delécluze, op. cit., 8 sept.1824, p. 4.

66 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., 27 oct. 1824, p. 112.

67 Allard, « Paris 1820 », op. cit., p. 9.

68 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., 27 oct. 1824, p. 111-112.

69 Ibid., p. 62-63.

70 Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823, op. cit., p. 37.

71 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., 7 oct. 1824, p. 89-90.

72 Delécluze, op. cit., 9 oct. 1824, p. 3-4.

(7)

Toutefois, il partage avec Delécluze la conviction que seule la beauté des figures permet au spectateur de sympathiser avec leurs malheurs73. Il juge donc comme lui que Sigalon aurait dû compenser l’horreur par la perfection formelle, et peindre son esclave agonisant non comme un « ignoble infortuné », mais comme un « adolescent d'une beauté frappante », en suivant l’exemple de Girodet :

« Il y a une femme noyée dans le Déluge de M. Girodet qui toujours m'a fait le plus vif plaisir ; c'est qu'elle est fort belle, et la beauté ôte l'horreur à ma sensation : il ne me reste que de la douleur noble et un peu consolée, la seule que les beaux-arts doivent chercher à produire74. »

Stendhal se désolidarise alors de Thiers75, et reproche à Sigalon d’avoir méprisé le beau, comme la plupart des jeunes peintres.

II La mort du beau

En effet, si Stendhal accorde sans contredit sa préférence à la nouvelle peinture, il lui reproche de sacrifier trop souvent la beauté. « Jamais le laid n’a été en aussi grand honneur que dans la présente exposition76 », déclare-t-il. Même Horace Vernet semble aimer « le laid77 », et devant la jeune femme de l’Enfance de Sixte-Quint, il s’indigne : « Pourquoi la mère de Sixte-Quint n’est-elle pas plus belle ? […] M. Schnetz manquerait-il du sentiment de la beauté78 ? Par définition, les « beaux-arts » sont pour Stendhal les arts du beau, un tableau est avant tout « un objet d’art destiné à faire plaisir aux yeux79 », et « toutes les fois qu'un peintre le peut sans choquer son sujet, il doit nous présenter le plus haut degré de beauté auquel il puisse atteindre80 ».

La « vérité trop vraie »

Le premier tort de la jeune génération est de confondre la « vérité » avec l’imitation de la réalité triviale. Schnetz et Robert, par exemple, copient « trop exactement » leurs modèles, en leur laissant leurs « défauts81 », comme une bouche trop pâle, ou en reproduisant un

« accident désagréable82 » tel qu’un teint hâlé. Or, Stendhal l’a répété dans l’Histoire de la peinture en Italie, « il ne faut pas copier exactement la nature 83 ». Il faut en présenter une version épurée, séparée de ses imperfections. Si l’artiste ne possède pas encore un talent consommé, il doit imiter une nature choisie ; Stendhal partage sur ce point les convictions de Delécluze84. Ainsi, Vernet aurait-il dû placer dans les premiers plans de ses batailles les portraits des jeunes généraux qui ont fait l'admiration de l'armée85, Schnetz aurait-il dû copier                                                                                                                

73 Ibid., p. 3.

74 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., 7 oct. 1824, p. 91. Cf. Delécluze, op. cit., 9 oct. 1824, p. 4. La proximité des deux textes suggère qu’un débat oral a précédé ce débat journalistique.

75 Thiers, op. cit., 30 août 1824, p. 3.

76 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 96.

77 Ibid., p. 91.

78 Ibid., p. 104.

79 Ibid., p. 70.

80 Ibid., p. 91.

81 Ibid., p. 88 et 104.

82 Ibid., p. 105-106. Cf. Thiers, op. cit., 2 sept. 1824, p. 3.

83 Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 243.

84 Delécluze, op. cit., 5 sept. 1824, p. 2.

85 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 91.

(8)

« trois ou quatre belles têtes que tous les artistes connaissent à Rome86 », et Constable aurait- il dû installer son chevalet-miroir « vis-à-vis un site magnifique, comme l’entrée du val de la Grande-Chartreuse87 ».

Puis, lorsque le peintre maîtrise son art, il doit procéder à une idéalisation de son modèle. Sans sombrer, comme les élèves de David, dans l’imitation exacte de l’antique, il doit se souvenir des plus belles sculptures afin d’ennoblir la nature. Pour Stendhal, le « modèle de la beauté idéale » est grec, c’est là une certitude inébranlable88. Le peintre peut aussi se servir du réservoir de formes idéalisées mises à sa disposition par certains grands maîtres, comme Girodet et surtout Raphaël, qui leur a conféré une âme. C’est par cette méthode qu’Ingres a pu réunir dans le visage de François Ier recevant les derniers soupirs de Léonard de Vinci (Paris, Musée du Petit-Palais) la « ressemblance parfaite », l’« expression de la douleur » et la beauté - c’est l’une des « plus belles têtes historiques du Salon89 ». C’est grâce à cette démarche que le peintre belge Navez a pu placer dans sa Sainte Famille (New York, Dahesh Museum of art) « une tête de la plus rare beauté, et belle, sans être copiée d'une statue grecque, et belle sans affectation90 ». Enfin, rappelons que c’est à propos de La Séparation d'Hécube et Polyxène de Martin Drolling (Le Puy-en-Velay, Musée Crozatier) que Stendhal répète la formule : « Nous sommes à la veille d’une révolution dans les beaux-arts91 ». La jeune Polyxène, qui s’apprête à être immolée sur le tombeau d’Achille, « envisage la mort d'un œil ferme », et sa tête est « fort belle », c’est-à-dire proche de l’antique. C’est la conciliation de l’« expression » et de la « beauté idéale » qui vaut à cette figure « les louanges » du public et fait d’elle, selon Stendhal, une annonciatrice de la révolution romantique92.

A l’exception de ces quelques artistes, la nouvelle génération se détourne du beau idéal93. Caminade, en dépit de son « rare talent », a laissé à certaines têtes du Mariage de la Vierge (Paris, église Saint-Médard) leur « laideur native » : elles font « mal aux yeux » parce qu’elles ont une forme « kalmouke, et non pas grecque94 ». Delacroix a peint dans son Massacre de Scio des Grecs et des Turcs trop orientaux. Or la règle de l’idéalisation doit s’appliquer aussi à la représentation des caractères ethniques : Delacroix aurait dû s’inspirer du Turc apollinien du Massacre du Caire de Girodet pour peindre son cavalier, et des Madones de Raphaël pour restaurer la beauté native de ses prisonnières grecques95. Ary Scheffer, lui, ne s’est pas avisé d’agrémenter l’historicisme médiéval par un peu de beau idéal antique ; Stendhal regrette qu’il n’ait pas songé à « montrer à nu » la poitrine de Gaston de Foix retrouvé mort par ses amis, alors que les circonstances rendaient ce nu vraisemblable : « Un beau torse bien peint reposerait l'œil fatigué de tant de ferraille96 ».Si l’Ecole de David pèche par « l’abus du style », Ary Scheffer verse dans la « vérité trop vraie97 ».

Stendhal accepte donc mal que l’école romantique ne fasse plus de la beauté une                                                                                                                

86 Ibid., p. 104.

87 Ibid., p. 110.

88 Ibid., p. 107.

89 Ibid., p. 104. Stendhal rejoint Delécluze, qui admire beaucoup ce tableau. (Delécluze, op. cit., 11 sept. 1824, p.

2). En revanche, il n’aime pas du tout le Vœu de Louis XIII, tellement dépourvu « d’âme et d’expression » qu’il n’a pas pu être inspiré par Raphaël. (Exposition de 1824, op. cit., p. 126.)

90 Ibid., p. 96.

91 Ibid.

92 Ibid. Le même jour, Delécluze invite Delacroix et Sigalon à peindre comme Drolling des « sentiments nobles » enveloppés dans des « formes idéalisées ». (Delécluze, op. cit., 9 oct. 1824, p. 4.)

93 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 112.

94 Ibid., p. 106-107.

95 Ibid., 9 oct. 1824, p. 94. Cf. Delécluze, op. cit., 9 oct. 1824, p. 4.

96 Le terme de « ferraille » est emprunté à Delécluze. (Delécluze, op. cit., 8 sept. 1824, p. 2.)

97 Stendhal, Exposition de 1824, 16 sept. 1824, op. cit., p. 86-87.

(9)

valeur absolue. Il se montre ici assez proche de la théorie académique du XIXème siècle98 ; mais il faut souligner que Thiers demande lui aussi que les artistes « retournent à la nature » sans perdre « l'élégante noblesse de l'antique99 ». En 1824, l’attachement au beau idéal grec n’est pas l’apanage de la critique conservatrice. Les défenseurs de la modernité romantique partagent eux aussi la conviction que l’expression, la vérité et le pittoresque ne doivent pas entraîner l’abandon de la perfection formelle héritée de l’antique.

La nécessité du difforme

Stendhal accepte toutefois le laid lorsqu’il sert la représentation des émotions extrêmes. Ainsi, après avoir reproché à Sigalon d’avoir « manqué de goût » en dénudant la poitrine flétrie de Locuste, il montre, le 7 octobre, que le « corps hideux et à demi-nu » de l’empoisonneuse est une « vérité pittoresque » dont la nécessité s’est imposée au peintre, afin de traduire l’âme noire de cette dernière100. Deux jours plus tard, Delécluze lui répondra en condamnant les « formes effroyables101 » de cette sorcière. D’autre part, pour répondre à ce dernier qui dénonçait avec violence la prédilection de Saint-Evre « pour la vérité abjecte102 », Stendhal justifie « l’amour du laid » qui transparaît dans ses Deux Naufragés par sa contribution à l’expression de la terreur : la déformation des traits des matelots encore en proie à l’effroi de la mort accroît l’émotion du spectateur, leur aspect « peu gracieux » augmente la « vigueur » et la « vérité » de l’œuvre. Il précise que la compréhension de ce tableau requiert une certaine éducation du regard : « repoussant » pour les néophytes, il laisse

« une impression profonde » à « cette partie du public qui a quelque habitude de trouver du plaisir à regarder les productions des arts103 ». Cette distinction entre profanes et initiés révèle l’authenticité du goût de Stendhal pour Saint-Evre. Sa défense de l’avant-garde romantique, qu’incarne pour lui ce peintre, ne se trouve pas en « contradiction interne104 » avec sa conception de la peinture ; elle en est au contraire l’un des aspects. Saint-Evre est très exactement pour Stendhal le nouveau Michel-Ange dont il espérait la venue dans le dernier chapitre de l’Histoire de la peinture en Italie, capable d’étancher la « soif croissante d’émotions fortes105 » des amateurs du dix-neuvième siècle. Comme le peintre du Jugement dernier, Saint-Evre sait traduire le Dante, révolutionner un art sclérosé au moyen d’une esthétique de la terreur, repousser le commun du public au moyen d’infractions au beau idéal telles qu’une hypertrophie musculaire, et procurer des jouissances profondes à un petit cercle de happy few. A côté des artistes raphaëliens qui conjuguent beauté parfaite et passions délicates, Saint-Evre propose comme Delacroix une version extrême du romantisme, fondée sur la douleur, la terreur et la laideur.

L’ère de l’esquisse

Par ailleurs, si Stendhal soutient la liberté d’invention des artistes modernes, il n’accepte pas leur liberté d’exécution : les Religieuses106 de Léopold Robert, que l’on voit de                                                                                                                

98 Cf. David Wakefield, Stendhal and the arts, Londres, Phaidon Press, 1973, p. 15, et François Kerlouégan,

« Stendhal critique d’art : la question du genre pictural dans Critique amère du Salon de 1824 », Polifonia, n° 20, juillet-décembre 2013, p. 40.

99 Thiers, op. cit., 12 sept. 1824, p. 3.

100 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 62 et 90-91.

101 Delécluze, op. cit., 9 oct. 1824, p. 2.

102 Ibid., 8 sept. 1824, p. 4.

103 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 111-112.

104 Pierre Vaisse, op. cit., p. 119.

105 Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 479.

106 Deux Religieuses de l'ordre de Sainte-Thérèse, effrayées du pillage de leur couvent par des Turcs, localisation inconnue.

(10)

« fort près », sont peintes « grossièrement » et sans « détails107 », les cadavres de Delacroix lui semblent « à demi terminés108 », les naufragés de Saint-Evre lui paraissent « une esquisse de Paul Véronèse109 », les visages et les mains des figures de La Villa Aldobrandini sont suggérées de façon si sommaire et si « ridicule110 » que Granet, selon lui, appartient dorénavant au camp des romantiques. Reprenant un reproche formulé par Delécluze mais aussi par Thiers111, Stendhal décoche un second trait à La Mort de Gaston de Foix : « Les armures de son tableau sont rendues avec une brosse tellement rapide et négligée, qu'au lieu de songer à la bataille de Ravenne, on pense beaucoup trop au peu de moments que le peintre a donnés à son tableau112 ».Les Anglais cultivent une négligence caricaturale113, et le 22 décembre, Stendhal, alerté par Thiers114, finit par constater que le pinceau d’Horace Vernet est devenu beaucoup trop « rapide » : après avoir manqué « de finesse et de soin » dans le Portrait de la comtesse de Castellane (collection particulière), voilà qu’il se contente de têtes

« croquées » dans La Revue de la Garnison de Paris et de la garde royale par Charles X (Versailles, Musée National du Château). Cela fait de lui le champion non seulement de la modernité, mais aussi de « l'improvisation en peinture ». Vernet a bien l’audace qui définit le romantisme, mais il bâcle ses toiles : « Dans ce siècle timide et pointilleux, il ose, et il ose avec bonheur ; il fait bien, il fait vite, mais il fait à peu près115.

Face au système rigide de l’Ecole de David s’impose donc une « manière » romantique, qui se caractérise selon Stendhal et ses contemporains par une exécution lâche, voire expéditive. Stendhal n’admet pas que la nouvelle école use d’une touche libre, et recherche des effets de couleur sans se soucier de la clarté des formes ; il interprète cette nouvelle technique comme un signe d’incompétence. Si le style des davidiens est le résultat d’une « habileté de la main » associée à une absence totale de « sensibilité116 », la jeune génération révèle malheureusement des dispositions inverses : elle connaît intimement les passions mais ne sait pas dessiner. Ainsi, lorsque Ary Scheffer a « une partie nue à traiter, il ne sait pas la rendre » ; dans Saint Thomas d'Aquin prêchant la confiance en Dieu pendant la tempête (Paris, Musée du Petit-Palais), il révèle « le tâtonnement d’un artiste qui ne connaît pas à fond la position, la forme et l'action de chaque muscle117 ». Sigalon, lui, fait des lointains trop « confus118 ». Quant à Vernet, Stendhal n’hésite pas à remettre en question son immense réputation. Il montre qu’il observe mal la perspective linéaire, qu’il a moins de

« talent » que Gérard, et qu’il est loin de posséder la même « science » que David : « A talent égal, la bataille de M. H. Vernet vaudrait mieux que la bataille de M. David ».Le conditionnel dit clairement qu’en dépit de l’ancrage résolument contemporain de ses œuvres, Horace Vernet n’est pas en mesure d’assurer la relève romantique, parce qu’il n’est pas un bon peintre. C’est d’ailleurs par sa faute que Delécluze tente de persuader le public que l’adjectif romantique est synonyme de « mauvais119 ». Tout en louant la modernité de ses sujets, Stendhal dénonce tour à tour sa propension indélicate à l’autocélébration, son ignorance du clair-obscur, et surtout l’absence générale de « force de passion » et de « profondeur de                                                                                                                

107 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 119-120.

108 Ibid., p. 65.

109 Ibid., p. 112.

110 Ibid., p. 59-60.

111 Delécluze, op. cit., 8 sept. 1824, p. 2. Thiers, op. cit., 2 sept. 1824, p. 3.

112 Stendhal, Exposition de 1824, 16 sept. 1824, op. cit., p. 86-87.

113 Ibid., p. 101-102.

114 Thiers, op. cit., 21 sept. 1824, p. 3.

115 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., 7 oct. 1824, p. 89, et 22 déc. 1824, p. 137-140.

116 Ibid., p. 84.

117 Ibid., p. 115.

118 Ibid., p. 63.

119 Ibid., 22 déc.1824, p. 140.

(11)

sentiment » dans ses « nombreux chefs-d’œuvre120 ». En dehors de la Bataille de Montmirail, Vernet n’est en réalité qu’« à demi romantique121 ». En 1846 Baudelaire n’aura plus qu’à forcer légèrement l’analyse de Stendhal pour l’immortaliser comme « l’antithèse absolue de l’artiste122 ».

Stendhal refuse la facture libre des romantiques parce qu’elle ne correspond pas à son propre apprentissage. A ses yeux, la peinture ne peut certes se réduire à la seule science du dessin, mais cette dernière constitue néanmoins la base de l’art : sans elle, aucune illusion,

« aucune impression123 » n’est possible. Rappelons que, dans le « Cours de Cinquante Heures » sur lequel s’achevait l’Histoire de la peinture en Italie, c’était par la seule pratique du dessin que Stendhal invitait son lecteur à approfondir sa connaissance des grands peintres124. Aussi voit-il se profiler, par delà le laisser-aller des novateurs, la menace de la

« décadence125 » : Ary Scheffer lui rappelle « Restout126 », et toute l’école française lui semble rétrograder vers le marasme qu’elle connaissait avant la restauration de l’art par David. Stendhal souhaite que les peintres modernes apprennent à conjuguer l’imitation de la nature et la précision des contours : la « perfection du paysage » serait selon lui « de dessiner les sites d'Italie comme M. Chauvin », dont le dessin est parfaitement « exact », et « de les peindre avec la naïveté de couleur de M. Constable127 ». Il se montre sur ce point très proche de Delécluze128, - mais il est essentiel de noter que l’un des plus grands défenseurs de la modernité romantique, Thiers, valorise lui aussi la « solidité » de l’exécution et l’« exactitude » des contours129.

Telles sont les raisons pour lesquelles le compte rendu de Stendhal est une « critique amère130 ». Le néoclassicisme est à bout de souffle, mais la relève est encore incertaine.

Prud’hon, qui incarnait la perfection au Salon de 1822, est mort. Gérard est un artiste consommé qui comble les aspirations du public moderne, mais, âgé de cinquante-quatre ans, il ne peut plus incarner l’art de l’avenir. Et la peinture des jeunes artistes, pleine de maladresses, est encore dans son enfance. Stendhal n’est pas aussi enthousiaste que Thiers ; il apporte à la formule qu’il lui vole une nuance dilatoire : « Nous sommes à la veille d'une révolution dans les beaux-arts131 ». La révolution des beaux-arts n’est encore qu’une promesse, car la « bonne peinture moderne132 » est rare. La nouvelle génération apporte des espoirs, non des certitudes. A l’issue du Salon de 1824, Stendhal ne sait pas si ce qu’il voit poindre est le spectre de la décadence ou l’ombre du beau moderne.

La critique d’art de Stendhal ne se situe donc pas « quelque part à mi-chemin entre les deux écoles », classique et romantique133. Le compte rendu stendhalien du Salon de 1824 est une réécriture de celui de Thiers, dans laquelle la rapidité et l’éclat des formules se substituent aux descriptions précises - à la manière des peintres de l’école moderne. Ainsi, comme                                                                                                                

120 Ibid., p. 130 et p. 138-139.

121 Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823, op. cit., p. 25. De fait, dès 1827, Vernet n’est plus perçu comme un novateur.

122 Baudelaire, Salon de 1846, Œuvres complètes, Paris, Gallimard/Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 470.

123 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 120.

124 Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, op. cit., p. 481-488.

125 Stendhal, Exposition de 1824, 24 déc. 1824, op. cit., p. 145.

126 Ibid., 1er nov. 1824, p. 115.

127 Stendhal, Exposition de 1824, 27 oct. 1824, p. 108-109.

128 Delécluze, op. cit., 21 oct. 1824, p. 1.

129 Thiers, op. cit., 23 sept. 1824, p. 4.

130 Stendhal, Critique amère du Salon de 1824 par M. Van Eube de Molkirk, Préface, 23 janv. 1825, Salons, op.

cit., p. 55.

131 Stendhal, Exposition de 1824, ibid., p. 66.

132 Ibid.

133 Wakefield, op. cit., p. 22, nous traduisons.

(12)

Thiers, Stendhal soutient les vrais novateurs du Salon de 1824134, et défend des peintres qui ont joué un rôle essentiel dans la reconnaissance et dans l’acceptation du romantisme135. Il ne cherche donc pas à leurrer son lecteur lorsqu’il écrit que ses opinions en peinture sont « centre gauche136 » ; elles rejoignent parfois même réellement « celles de l’extrême gauche137 ». Sa préférence pour la « sage vigueur138 » de Schnetz n’est pas le signe d’une allégeance à une esthétique du « juste milieu139 », mais correspond aux valeurs de la critique d’art romantique du début des années 1820 : Thiers demande lui aussi à la peinture d’être « vive », mais

« ferme » et « soignée140 ». L’Exposition de 1824 illustre une critique libérale qui cherche à concilier l’expression et la vérité modernes avec la forme antique, la ligne pure, la couleur et le clair-obscur. Stendhal s’y fait le porte parole d’une première esthétique romantique qui valorise l’originalité des sujets, sans accepter encore beaucoup d’audaces formelles141.

Par ailleurs, si Stendhal convoque sans cesse les maîtres italiens - Raphaël, mais aussi Andrea del Sarto, Fra Bartolommeo, le Dominiquin, Véronèse, le Tintoret, Caravage, Canaletto et Hayez -, ce n’est pas par « nostalgie de l’Italie142 », mais bien parce qu’il est convaincu, comme ses contemporains, que les Italiens sont des guides vers le beau moderne143. Il comprend que c’est grâce à une « attention nouvelle » à l’ensemble de la peinture italienne que les jeunes artistes s’arrachent à l’académisme et préparent la modernité144. Mais il sait aussi que le renouveau peut venir du Nord : lorsqu’il se permet de recomposer la plate Revue au Champ-de-Mars d’Horace Vernet au moyen d’un « accident de lumière » à la manière de Rembrandt145, il transforme de fait son tableau en une toile du premier Delacroix.

Enfin, Stendhal est certes attaché, comme Delécluze, au beau idéal antique, mais n’affirme pas comme lui le primat de la forme sur l’expression. Stendhal n’a pas vu les chevaux de Géricault, a peu apprécié Delacroix – qui n’avait pas encore le poids qu’il aurait à partir de 1840 dans la définition de la peinture romantique - mais a su défendre deux autres

« shakespeariens », Saint-Evre et Sigalon, et a su assigner à la peinture, par leur intermédiaire, les territoires nouveaux de la folie, de la douleur et de la laideur.

Le 22 décembre 1824, Stendhal clôt son compte rendu de l’exposition de peinture par une évocation rapide des petits ouvrages d’Ingres :

« Le portrait de M. N…146 me semble un chef-d'œuvre, et surtout un chef- d'œuvre dans l'art de distribuer la lumière. Quel talent dans la manière de rendre                                                                                                                

134 La modernité des goûts de Stendhal a été soulignée par Christopher W. Thompson : voir « Les Promenades dans Rome dans les débats contemporains sur la peinture et sur les rapports entre les arts », Enquêtes sur les Promenades dans Rome, s. d. Xavier Bourdenet et François Vanoosthuyse, Grenoble, Ellug, 2011, p. 140.

135 Cf. Eva Bouillo, Le Salon de 1827 : classique ou romantique ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 224.

136 Stendhal, Exposition de tableaux au Louvre, mai 1822, Salons, op. cit., p. 57.

137 Stendhal, Critique amère du Salon de 1824 par M. Van Eube de Molkirk, Préface, 23 janv. 1825, ibid., p. 55.

138 Stendhal, Exposition de 1824, ibid., 16 sept. 1824, p. 88.

139 Wakefield, op. cit., p. 23.

140 Thiers, op. cit., 15 sept. 1824, p. 3, et 23 sept. 1824, p. 4.

141 E. Bouillo, op. cit., p. 233.

142 Christopher W. Thompson, « La naissance de l’esprit d’avant-garde et les Salons de Stendhal », Stendhal, Paris et le mirage italien, Actes du colloque (21-22 mars 1992) organisé pour le 150e anniversaire de la mort de Stendhal par V. Del Litto et J. Dérens, Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1992, p. 28.

143 Cf. Thiers, op. cit., 21 sept. 1824, p. 3.

144 Allard, « Paris 1820 », op. cit., p. 17. Stendhal préconise d’ailleurs la délocalisation de l’antenne romaine de l’Académie de France dans plusieurs autres villes d’Italie : Venise, Florence et Naples. (Stendhal, Salon de 1824, op. cit., p. 92.)

145 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 139.

146 Jean-Auguste-Dominique Ingres, Monsieur de Norvins, 1811-1812, huile sur toile, 97 X 78 cm, Londres, National Gallery.

(13)

l'expression des yeux ! […] Quelle hardiesse dans ce siècle, où la timidité a tué le coloris, que de faire ressortir la figure du personnage sur un fond rouge ! […] Si M. Ingres ne retourne pas à Florence, l’on peut espérer pour la prochaine exposition une foule de portraits fort beaux ; et, ce qui est mieux encore, vu l’état de notre école, qui retourne au genre des Boucher et des Vanloo, des portraits traités dans le style d’André del Sarte et de Raphaël.147 »

Hardiesse, expression, couleur, lumière, beauté, pureté de la ligne : en dernière analyse, la révolution romantique n’est-elle pas accomplie par Ingres, dont le XXe siècle n’a cessé de redécouvrir la modernité ?

                                                                                                               

147 Stendhal, Exposition de 1824, op. cit., p. 141.

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Xavier Sigalon, Locuste remettant à Narcisse le poison destiné à Britannicus et en faisant l'essai sur un jeune esclave, 1824,

huile sur toile, 50,5 X 61 cm, Nîmes, Musée des Beaux-Arts

(15)

Jean-Auguste-Dominique Ingres, Monsieur de Norvins, 1811-1812, huile sur toile, 97 X 78 cm, Londres, National Gallery

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