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MICHEL CROZIER ET LA REVUE SOCIOLOGIE DU TRAVAIL

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MICHEL CROZIER ET LA REVUE SOCIOLOGIE DU TRAVAIL Gwenaële Rot, Anni Borzeix

ESKA | « Entreprises et histoire » 2016/3 n° 84 | pages 49 à 76 ISSN 1161-2770

ISBN 9782747226615

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2016-3-page-49.htm ---

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DES ORGANISATIONS

MICHEL CROZIER ET LA REVUE

SOCIOLOGIE DU TRAVAIL

par Gwenaële ROT

professeur de sociologie à Sciences Po Paris

et Anni BORZEIX

directrice de recherche honoraire au CNRS

Quels ont été les liens, les circulations et les différenciations entre sociologie des organisations et sociologie du travail ? Cette enquête sur les origines – en France et aussi en Amérique – et l’histoire de la revue Sociologie du travail, fondée sur de nouvelles archives et des entretiens, fait apparaître fidélités, inflexions et distances dans les liens maintenus au fil du temps entre les sociologues des organisations et la revue. Elle souligne le rôle créateur des revues dans la vie scientifique et intellectuelle.

C

et article vise à interroger les circu- lations entre un homme, une institution et une revue1. L’homme, Michel Crozier, est le fondateur d’un laboratoire de sociologie qui a longtemps fait école (le Centre de sociologie des organisations) et qui affiche toujours, dans

sa présentation institutionnelle, cet héritage2. La revue, Sociologie du travail, a toujours compté, parmi ses membres, des chercheurs de ce laboratoire. L’article complète et prolonge une recherche sur l’histoire de cette revue engagée par ailleurs par les auteurs3.

1 Les auteurs remercient chaleureusement Marie-Emmanuelle Chessel et Patrick Fridenson pour leurs commentaires d’une première version de ce texte.

2 On peut ainsi lire sur le site Internet du laboratoire consulté le 25 juillet 2016 la présentation suivante : « À l’origine de l’école française de sociologie des organisations, le CSO est un laboratoire de sciences sociales qui développe une réflexion originale sur les régulations privées et publiques, marchandes et non-marchandes à partir de recherches qui portent sur les organisations, les marchés et les groupes professionnels. Unité mixte de recherche de Sciences Po et du CNRS depuis 2001, le CSO a été fondé par Michel Crozier au début des années soixante. Il est actuellement dirigé par Olivier Borraz, succédant à Christine Musselin (2007-2013), Erhard Friedberg (1993-2007), et Catherine Grémion (1985-1993). Si le CSO s’est d’abord fait connaître par ses travaux sur l’État et l’administration française, il a rapidement étendu son éventail de recherches à des objets publics et privés, français et internationaux.

Tout en conservant un attachement prioritaire à une sociologie des organisations qui part des acteurs et de leurs comportements pour comprendre comment s’agencent des formes de coopération, le CSO inscrit simultanément ses travaux dans la sociologie économique et la sociologie de l’action publique. Aujourd’hui, le CSO oriente ses recherches autour de cinq grands programmes de recherche qui traitent de questions aussi centrales que les risques, l’enseignement supérieur et la recherche, la santé, le développement durable, les mutations des entreprises, les transformations de l’État… ».

3 A. Borzeix et G. Rot, Genèse d’une discipline, naissance d’une revue. Sociologie du travail, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010. L’article qui suit doit sans doute un peu – à côté des archives dépouillées – aux souvenirs personnels d’Anni Borzeix, longtemps présente au comité de rédaction de cette revue (entre 1982 et 2012).

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Ainsi, alors que Michel Crozier a marqué par sa présence et son action les premières années de cette revue, que peut-on dire de cette présence après son départ, lorsqu’en 1966, avec ses partenaires, il décide de passer la main à une nouvelle génération ?

Chercher à caractériser les liens entre un homme, un laboratoire, une tradition de recherche et une revue sur une période longue relève de la gageure car le temps des hommes et de leur vie professionnelle n’est pas celui des organisations. En outre, même si certaines institutions sont caracté- risées par leur longévité – et c’est le cas à la fois de la revue Sociologie du travail et du Centre de Sociologie des organisations –, la permanence des désignations ne doit pas masquer les transformations profondes, voire des changements plus radicaux. En effet qu’y a-t-il de commun entre entre la socio- logie d’hier et celle d’aujourd’hui ? Entre une revue créée et tenue par quatre jeunes sociologues (Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine, Jean-René Tréanton), au fonctionnement artisanal, sans secrétariat de rédaction, et cette même revue qui, 60 ans plus tard, est éditée par un éditeur international (Elsevier-Masson), qui comprend, outre un secrétariat de rédaction, un comité de rédaction d’une quinzaine de membres chargés de sélectionner des articles et de les évaluer suivant un protocole bien rodé et aligné sur d’autres revues de rang international ?

Interroger l’existence de l’héritage croziérien dans la revue Sociologie du travail est une question délicate. Mais qu’est-ce qu’un héritage ? « Patrimoine que laisse une personne à son décès » ; « ce qui est transmis par les ancêtres ou plus directement par les parents », « ce qui est transmis par les générations précédentes, ce qui est reçu par tradition » peut-on lire dans le Trésor de la Langue Française. Pour tenter de cerner les

contours de cet héritage (à supposer qu’il y en ait un) nous avons suivi plusieurs pistes.

Nous avons remonté le temps en tentant de cerner quel a été le rôle de Michel Crozier dans la création de cette revue et son orien- tation éditoriale. Nous avons cherché à identifier sa « marque » lorsqu’il était aux commandes de la revue et après son départ.

Pour ce faire nous avons bénéficié de la découverte d’un nouveau fonds documen- taire versé aux Archives Nationales4. Ce fonds comprend notamment des corres- pondances de Michel Crozier avec Alain Touraine, Jean-Daniel Reynaud et Jean-René Tréanton, alors qu’il était aux États-Unis.

L’éloignement géographique de Michel Crozier a été très bénéfique pour les archives : la correspondance qu’oblige le travail à distance permet de garder des traces de son rôle dans l’animation de la revue alors qu’il était à Stanford. Elle documente la nature du travail éditorial réalisé par l’équipe fondatrice de Sociologie du travail.

Ces traces se volatilisent quand les quatre fondateurs se retrouvent à Paris, la commu- nication orale étant privilégiée. Nous avons par ailleurs retrouvé d’autres lettres5, liées à un moment critique : une crise qui témoigne de son attachement à la revue. Nous sommes enfin allées à la rencontre de chercheurs et chercheuses du CSO qui ont succédé à Michel Crozier dans la revue : Jacques Lautman, Jean-Pierre Worms, Catherine Ballé, Catherine Grémion, Christine Musselin pour les interroger sur leurs liens avec Michel Crozier et leur engagement dans cette revue.

On aura l’occasion, au fil de cette histoire, de vérifier et la fragilité de la mémoire humaine et la robustesse des sources écrites de l’époque. Nous avons également cherché à identifier dans la revue Sociologie du travail la présence des travaux de recherche du CSO marqués du sceau croziérien, c’est-à-dire se revendiquant explicitement du modèle théorique (« l’analyse stratégique ») qu’il

4 Fonds Crozier, Archives Nationales (AN), 20090319/03. Lorsque nous avions commencé en 2002 notre travail sur la naissance de la revue Sociologie du travail, nous n’avions pas connaissance de l’existence de ces archives qui n’avaient pas encore été déposées aux Archives Nationales. Elles le furent en 2009 alors que notre livre était sous presse.

5 Archives conservées par Anni Borzeix.

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a cherché à promouvoir. Nous avons par exemple relevé qui signait, qui dirigeait les numéros thématiques. Une analyse biblio- métrique systématique des citations de M.

Crozier dans la revue aurait permis aussi de donner des indications sur son influence intellectuelle. Envisagée dans un premier temps, cette tâche n’a pu être menée à bien faute de pouvoir composer et traiter une base de données suffisamment homogène.

Cet article suivra un plan chronologique.

Dans un premier temps nous reviendrons sur le « temps des fondateurs » pour documenter le travail de Michel Crozier avec ses coéqui- piers au sein de cette revue. Nous voudrions notamment insister sur le caractère paradoxal de son rôle : bien qu’absent au moment clé de sa création (le lancement des trois premiers numéros), Michel Crozier n’en a pas moins été très présent, notamment grâce au « pont » qu’il assure avec l’Amérique. La période qui suit le départ groupé des fondateurs en 1966 ne connaît pas une trajectoire linéaire et l’on peut tenter de caractériser plusieurs moments. Michel Crozier quitte la revue en 1966 alors que ses responsabilités profes- sionnelles se renforcent. Si Michel Crozier n’est plus dans la revue, son laboratoire, le Centre de Sociologie des Organisations, y est toujours représenté. Mai 1968 entraîne une réorientation éditoriale importante avant que

de nouvelles inflexions se dessinent à partir de la fin des années 1980.

1. UN « CHEF DE COMMANDO » DANS UNE REVUE REVENDI- QUANT SON INDÉPENDANCE

En 1959, avec trois partenaires6 : Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine, Jean-René Tréanton, Michel Crozier participe à la fondation d’une revue, Sociologie du travail, au sein de laquelle il joue un rôle singulier pendant les six premières années, jusqu’en 1966.

Sociologie du travail est portée par ces quatre jeunes chercheurs, mais qui n’étaient pas des débutants puisque qu’ils avaient tous réalisé des recherches personnelles consé- quentes et, pour trois d’entre eux, dirigé des enquêtes collectives d’importance, gérées, pour la très grande majorité d’entre elles, au sein de l’Institut des sciences sociales du travail (ISST)7. Ainsi, Alain Touraine et Jean-Daniel Reynaud avaient piloté une enquête à Mont-Saint-Martin sur la sidérurgie8. Avec Antoinette Catrice-Lorey, Jean-Daniel Reynaud travaillait sur une enquête consacrée aux assurés de la sécurité sociale9. De son côté Michel Crozier avait déjà

6 Michel Crozier, né en 1922, avait 37 ans, Jean Daniel Reynaud, né en 1926, 33 ans, Alain Touraine et Jean- René Tréanton, nés en 1925, avaient 34 ans. Tous les quatre faisaient partie de l’entourage du sociologue du travail Georges Friedmann. Sur leur trajectoire nous écrivions notamment ceci : « Le fondateurs peuvent se prévaloir de parcours de jeunes intellectuels de bonne famille : École normale supérieure et agrégation d’histoire pour Alain Touraine, de philosophie pour Jean-Daniel Reynaud, diplôme de l’École Libre des Sciences Politiques pour Jean-René Tréanton et de l’École des Hautes études commerciales pour Michel Crozier. Aucun n’a reçu un enseignement universitaire de sociologie, discipline qu’ils ont découverte au hasard de leurs lectures : il ne pouvait qu’en être ainsi puisque la licence de sociologie n’a été créée qu’en 1958, un an avant la naissance de Sociologie du travail. » (A. Borzeix et G.

Rot, Genèse d’une discipline, naissance d’une revue, op. cit., p. 23 et suiv.).

7 En 1951 l’Université de Paris et le ministère du Travail se sont associés pour créer l’ISST. Cet institut de formation préparait au brevet supérieur du travail et au diplôme de conseiller du travail ; une section de recherche fut créée en 1954. Yves Delamotte (1922-2014) en était le secrétaire général avant d’en être le directeur. Olga Raffalovich, directrice adjointe des Relations professionnelles, représentait le ministère du Travail. Pour un développement voir L.

Tanguy, « Retour sur l’histoire de la sociologie du travail en France : place et rôle de l’Institut des sciences sociales du travail », Revue française de sociologie, vol. 49, n° 4, 2008, p. 723-761.

8 G. Rot et F. Vatin, « L’enquête des Gastons ou les sociologues au travail. Jacques Dofny et Bernard Mottez à la tôlerie de Mont-Saint-Martin en 1955 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 175, décembre 2008, p. 62-81.

9 Cette enquête, publiée sous forme de rapport en 1958, a été rééditée en 1996, à la demande d’Antoinette Catrice- Lorey, par le Comité d’histoire de la sécurité sociale : J.-D. Reynaud et A. Catrice-Lorey, Les assurés et la sécurité sociale. Étude sur les assurés du régime général, Paris, Comité d’histoire de la sécurité sociale, 1996, avec une préface d’A. Prost.

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à son actif plusieurs recherches d’envergure : il venait d’achever, avec Colette Eichisky, l’enquête de terrain sur la manufacture des Tabacs (SEITA), qui allait fournir le matériau de sa thèse d’État ainsi qu’une vaste enquête sur des compagnies d’assurances (réalisée d’abord avec Pierre Guetta puis poursuivie avec Bernard Pradier)10. En 1958 il avait également entrepris, avec Colette Eichisky et Bernard Pradier, d’explorer un terrain consacré aux préfectures en réalisant une première enquête exploratoire à Nevers. Enfin il venait d’engager deux lourdes enquêtes consacrées aux employés : l’une sur la BNCI, l’autre sur le ministère des Anciens Combattants, en collaboration avec Claudine Marenco pour la première et Bernard Pradier pour la seconde. Dans ses mémoires Michel Crozier évoque cette période intense qui précède la constitution de Sociologie du travail (1955- 1959) comme celle où il devient « chef de commando ». C’est même en véritable entre- preneur de PME qu’il se décrit :

« Quand j’ai essayé de comprendre ce qui m’arrivait et comment et pourquoi j’avais été capable d’un tel effort pendant si longtemps, je me suis dit que j’ai été comme un chef de PME ayant eu l’intuition d’un créneau ou d’un marché porteur et disposant, en même temps, d’une liberté d’action totale, ce qui était rare à l’époque dans le milieu universi- taire […]. C’est ainsi que peu à peu je suis devenu un petit patron. Pas un patron de droit divin, bien au contraire, mais ce chef de commando qui vit au sein de sa petite troupe, qui s’occupe de tout pour elle et avec elle »11.

La revue est née d’une initiative du socio- logue Georges Friedmann (1902-1977). Elle répond, dans un premier temps, au projet de valorisation des travaux réalisés au sein de l’Institut des sciences sociales du travail12. Une « note relative aux problèmes posés par le lancement d’une revue » retrouvée dans les archives de l’Institut des sciences sociales du travailet très probablement rédigée en 1958 par son secrétaire général, Yves Delamotte, éclaire ce contexte :

« L’importance du besoin d’infor- mation, de communication et de discussion qui se manifeste dès maintenant dans un assez large public justifie donc pleinement le lancement d’une revue de Sociologie du travail, et l’Institut des sciences sociales du travail, grâce à la situation centrale qu’il occupe dans le domaine de la recherche et dans celui de la formation et des contacts, se trouve exactement qualifié pour assurer la réussite d’une telle entreprise.

D’ailleurs s’il existe un large public potentiel capable de s’intéresser à une revue scientifique dont les rédacteurs accepteraient d’écarter tout pédan- tisme et toute obscurité de technicien, on peut affirmer qu’il existe en contre- partie une volonté et même un besoin d’exprimer très grand de la part des chercheurs de l’Institut des sciences sociales du travail, comme de la part des universitaires, membres du C.N.R.S, organisateurs-conseils, cadres de l’industrie ou syndicalistes qui travaillent sur ces problèmes. On ne trouve, à l’heure actuelle, aucune publication permettant de satisfaire pleinement ces besoins. »13

10 Qu’il qualifie de « première du genre en Europe » (Ma belle époque. Mémoires 1947-1969, Paris, Fayard, 2002, p. 129).

11 M. Crozier, Ma belle époque, op. cit., p. 129.

12 Georges Friedmann fait partie du conseil d’administration de l’ISST et participe à la conception des programmes d’enseignement. Il a sollicité pour l’animation de la section enseignement de l’ISST le quatuor qui, quelques années plus tard, dirigera la revue. Ce quatuor est composé des chercheurs les plus actifs dans le programme d’enseignement et de recherche de l’ISST. Pour un développement sur cette histoire nous renvoyons à notre ouvrage Genèse d’une discipline, histoire d’une revue, op. cit. Pour une présentation de l’œuvre de Georges Friedmann voir P. Grémion et F. Piotet (dir.), Georges Friedmann. Un sociologue dans le siècle, 1902-1977, Paris, CNRS Éditions, 2004 et notre compte rendu dans Sociologie du travail, vol. 47, juillet-septembre 2005, p. 421-423 (avec F. Vatin).

13 AN, 20010498/194, Anonyme, Note relative aux problèmes posés par le lancement d’une revue, 7 p.

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C’est avec le lancement de l’enquête pour le SEITA, en 1955, que Michel Crozier intègre le centre de recherche de cette institution14. Il y trouve un bureau, des financements, un espace de travail, la possibilité de travailler sur contrat. C’est au sein de l’ISST qu’il crée, à cette époque, le Groupe de recherches de sociologie administrative en 1955-195615. Il y restera jusqu’en 1960, date à laquelle il rejoint, à son retour des États-Unis, le Centre de sociologie européenne (CSE) nouvellement créé à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études à partir de 1959 à l'initiative de Raymond Aron16.

Mais très vite le quatuor cherche à s’émanciper de l’instance tutélaire que représente l’ISST pour faire valoir son autonomie. Une lettre envoyée le 3 juillet 1958 par Michel Crozier à Jean Bardet, co-di- recteur des Éditions du Seuil, exprime bien cette intention :

« La véritable difficulté, c’était, comme je vous l’avais laissé entendre, le problème du contrôle de l’orientation de la revue. Ce point ne pouvait être abordé directement, c’est ce qui explique les lenteurs de la procédure. Notre patience finalement a eu sa récompense puisque la formule qui nous a été proposée va même au-delà de ce que nous jugions possible. L’Institut accepte, en effet, que la revue soit complètement autonome et

que l’association que nous constituerons ne comprenne pas de représentants des administrations et de l’université. Nous pourrons ainsi faire en toute liberté et en toute responsabilité la revue que nous souhaitons. D’autres institutions d’ail- leurs, comme l’École des Hautes Études, seraient disposées à s’y intéresser. »

Ce positionnement témoigne de l’action volontariste de jeunes gens ambitieux souhaitant garder les mains libres pour construire un territoire propre et s’affirmer ainsi comme des têtes de pont d’une socio- logie en pleine voie d’institutionnalisation. Il exprime aussi le souhait d’élaborer une revue qui ne soit pas repliée sur un espace acadé- mique étroit. Les entreprises représentaient, à cet égard, une cible importante. La prospection engagée à l’époque pour obtenir des abonne- ments en témoigne. Des publicités ont été faites dans L’Express, France-Observateur mais aussi L’Usine nouvelle, Entreprise.

Des abonnements furent obtenus de la part des Charbonnages de France (38), de la BNCI (50).

Cette revue n’avait donc pas vocation à être strictement académique comme elle l’est devenue par la suite. Il était en effet attendu que les articles émanent « de personnalités de l’université, de l’administration, de l’industrie ou des syndicats »17. L’intitulé même de la revue avait été envisagé, dès le début, dans une

14 Dans ses mémoires Michel Crozier raconte que l’initiative venait de Pierre Grimanelli (1905-1966) à qui avait été confiée la direction générale des Tabacs lorsque Gabriel Ardant fut nommé à sa place à la direction du Commissariat général à la productivité. Il demanda que soit réalisée une enquête sur le fonctionnement de ce monopole d’État. « Personne n’en voulait, et mes amis de l’Institut des sciences sociales du travail me demandèrent si cela pouvait m’intéresser […]. Olga Raffalovich, elle, voyait là la possibilité de lancer son institut grâce à l’argent de la Productivité ; si je décidais d’y aller elle m’appuierait » (Ma belle époque, op. cit., p. 106 et suiv.). Notons que l’hebdomadaire Entreprise, n° 4, du 15 mai 1953, p. 32, écrit de lui qu’il « a toujours manifesté un goût prononcé pour les études d’histoire, de religion et de sociologie ». Nous remercions Patrick Fridenson d’avoir bien voulu nous transmettre cette information.

15 Cette date est donnée par Michel Crozier dans le dossier de demande de création d’équipe de recherche du CNRS en juin 1966.

16 R. Aron est élu à la VIe section de l’EPHE en 1960. L’histoire du rattachement de Michel Crozier au CSE mériterait d’être documentée plus précisément. Au vu des archives consultées on peut toutefois considérer que M.

Crozier cherchait à s’affranchir de la tutelle de Yves Delamotte qu’il jugeait trop présente et avec qui les relations de travail s’étaient détériorées et à se rapprocher de Raymond Aron dans la perspective d’obtenir un poste au sein de la VIe section des Hautes Études, comme l’avait fait son camarade Alain Touraine en 1960.

17 AN, 20010498/194, Note relative aux problèmes posés par le lancement d’une revue, 1958, p. 3.

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perspective très ouverte destinée à intéresser un maximum de lecteurs : la note d’intention de 195818 indique que « le contenu de la revue témoignerait que, dans ce titre, les termes de

« sociologie » et « travail » doivent être pris dans un sens large, autorisant des ouvertures sur l’ensemble des sciences humaines ». Les mots qui désignent la cible soulignent les enjeux de l’époque : comprendre la vie des organisations qu’il s’agisse « de l’industrie » ou de « l’administration ». Une plaquette de présentation de la revue fixe bien un domaine d’investigation inscrivant le monde des administrations et des entreprises dans un continuum qui rassemble de fait, des domaines qui, ultérieurement, s’autonomiseront :

« Sociologie du travail justifie son titre en s’intéressant

1. Aux attitudes et aux comportements des travailleurs : ouvriers, employés, techni- ciens et cadres

2. Aux aspects humains de l’organisation des entreprises

3. Au syndicalisme et aux relations collec- tives de travail

4. Au progrès technique, au développement industriel et à leurs effets sur l’homme 5. À la vie hors-travail (loisirs, habitat,

retraite) dans ses rapports avec la vie de travail »

Notons qu’au milieu des années 1950, et contrairement à ce qu’a pu affirmer Michel Crozier lui-même ultérieurement19, la distinction entre sociologie du travail et des organisations n’était pas aussi marquée qu’au- jourd’hui20. On peut même dire que la question des attitudes des salariés au travail et face au changement (technique, organisationnel)

constituait une trame commune d’inter- rogation déclinée dans différents univers organisationnels : grande industrie bien sûr mais aussi monde des assurances et des bureaux, terrain d’investigation privilégié par Michel Crozier à l’époque.

On comprend mieux, dans ce contexte, pourquoi, au début de sa carrière de socio- logue, Sociologie du travail constitua le premier espace de valorisation des travaux de recherche réalisés par Michel Crozier.

Dans le n° 1 de 1960, il signe un article sur

« Les relations de pouvoir dans un système d’organisation bureaucratique » qui mobilise les résultats de deux enquêtes : celle sur les Chèques postaux de Paris (réalisée en 1954)21 et celle sur le SEITA (réalisée en 1956-1958).

Dans le n° 1 de l’année suivante, il publie avec Bernard Pradier une contribution sur

« La pratique du commandement en milieu administratif », portant sur son enquête sur six compagnies d’assurances (réalisée en 1957-195822). Ce ne fut pas, bien sûr, le seul espace de publication pour lui, mais il n’en demeura pas moins essentiel.

2. « L’AMÉRICAIN » :

PARTI CIPER À LA FONDATION D’UNE REVUE À DISTANCE

Quelle était la place de Michel Crozier lors du démarrage de la revue ? Il occupe une position singulière car il est à la fois présent et absent. Quand la revue démarre en 1959, il réside au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, institution fondée en 1954 par la fondation Ford et rattachée

18 Ibid.

19 M. Crozier, « La sociologie du travail dans le discours sociologique : les paradoxes de la marginalisation et de l’éclatement », Sociologie et sociétés, vol. 23, n° 2, automne 1991, p. 57-60.

20 Michel Crozier a joué la distinction après son retour des États-Unis. À un niveau institutionnel c’est en 1970, au Vlle Congrès Mondial de Sociologie à Varna, que se fit la scission du groupe de Sociologie du travail et des organisations.

21 Pour une présentation de cette enquête cf. A. Paulange-Mirovic, « La sociologie des organisations telle qu’elle (s’) est faite. Michel Crozier sur le terrain, 1954-1974 », Entreprises et Histoire, n° 84, septembre 2014, p. 29-48.

22 Un premier rapport avait été publié en 1959 : M. Crozier et B. Pradier, Les relations entre cadres subalternes et employés dans six compagnies d’assurances parisiennes, Université de Paris, Institut des Sciences sociales du travail, Groupe de recherches de sociologie administrative, 1959.

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à l’Université de Stanford. Il s’agit de son troisième séjour aux États-Unis. Le premier avait été celui de 1947-1948 où il avait traversé l’Amérique23 ; le second date d’une mission de productivité réalisée en 1956 où il découvre le Survey Research Center de l’Université du Michigan à Ann Arbor et où il rencontre des chercheurs comme Arnold Tannenbaumdont il publiera deux articles dans les colonnes de la revue (2/1960 ; 2/1965). Lors de cette mission de productivité, il rencontre aussi Daniel Katz, Bob Kahn et Floyd Mann, disciples de Kurt Lewin et auteurs qu’il contribuer également à faire connaître dans des recensions de la revue24.

Dans son autobiographie publiée en 2002, Ma belle époque, Michel Crozier se remémore les conditions de son séjour à Stanford en 1959-1960. Il a 36 ans : « J’avais terminé les études de terrain nécessaires pour écrire ce que je croyais être mon grand livre et je serais tout aussi bien, et même sans doute mieux, à Stanford pour en commencer la rédaction […]. Ce fut pour moi la grande halte avant la nouvelle donne »25. Cette grande halte ne fut toutefois pas si enthousiasmante, au départ.

Depuis Stanford il écrit régulièrement à ses amis de Sociologie du travail et il laisse poindre certaines désillusions :

« L’Amérique m’a surpris. J’avais fini par l’idéaliser et les rapides contacts des missions productivistes (sic) permettent facilement de donner un semblant de confirmation concret à des vues trop optimistes de la vie américaine. La réalité du jeu social n’en apparaît ensuite que plus dure. Le voyageur ne perçoit que ce ton général plus libre et plus heureux des rapports humains. Le résident apprend vite à quel point cette gentillesse super- ficielle laisse l’individu isolé et désarmé.

Il en souffre d’abord jusqu’au moment où, ayant compris les règles du jeu, il est capable à la fois de participer à cette universelle bonne volonté et de s’en servir sans honte dans la libre et plutôt dure compétition qu’elle limite et règle tout en la masquant. Nous nous sommes à peu près habitués maintenant. Je commence même à me reposer sérieusement et avec une bonne conscience qui m’étonne. »26

À Stanford, Michel Crozier s’attèle donc à la rédaction d’un long travail solitaire : la rédaction de sa thèse d’État de sociologie.

Mais ses liens avec le vieux continent ne sont pas coupés pour autant et le préoc- cupent souvent. Il s’efforce en effet de

23 Cf. M. Crozier, « « Étudier de près comment la machine fonctionne ». Une lettre d’Amérique », document présenté par G. Rot, Entreprises et Histoire, n° 84, septembre 2016.

24 Il rendra hommage à ces auteurs dans un compte rendu d’un ouvrage collectif (3/1963, p. 308) où il met en avant la qualité des contributions de ces chercheurs avec lesquels il s’était lié d’amitié.

25 Ma belle époque, op. cit., p. 163.

26 Lettre du 8 décembre 1959 à Jean-Daniel Reynaud. Dans une lettre du 3 décembre 1959 adressée à Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, à qui il avait promis d’envoyer une série de « lettres d’Amérique », il écrit dans le même sens ceci : « C’était bien la peine de te promettre des lettres d’Amérique pour disparaître trois mois dans un silence complet. Pourtant j’ai pensé à toi et à Esprit tout le temps. J’ai un beau dossier Esprit avec deux plans dont un détaillé qui auraient dû se transformer en deux excellents articles. Et puis le feu n’a pas pris. J’écris lentement. J’ai beaucoup de mal à me mettre en route. Quand je te parlais d’une série Amérique revisitée je pensais à un sujet de développements dans le sens que des thèses que j’avais jusqu’à présent soutenues : [la] défense et l’illustration du progrès et de la confiance dans l’être humain. Or, heureusement je pense, pour moi, et malheureusement pour la rédaction d’un article rapide, mon projet intellectuel a été une nouvelle fois détruit. L’Amérique a été pour moi une nouvelle fois un choc. J’avais trop rêvé, trop projeté sur elle nos insuffisances et nos frustrations de Français. Tu me connais trop, bien sûr, pour penser que je suis en train de changer mes batteries. Je n’en deviens pas pour cela conservateur ou stalinien. Mais il me faut intégrer beaucoup de nouvelles variables, nuancer, tenir compte de valeurs que je voulais négliger, reconsidérer mes idées sur la perfectibilité humaine et le changement de nos sociétés. Oui, les sociétés changent et l’homme est perfectible, oui, nous sommes responsables de notre société et notre action n’est pas négligeable. Mais la résistance de la matière humaine est bien plus grande que je ne voulais le penser. Nous ne ferons pas des Français des citoyens disciplinés et responsables à l’anglo-saxonne. Nous nous adapterons bien ou mal aux données nouvelles qu’impose la transformation du monde mais à notre manière qui a ses limites, ses désavantages mais aussi son bon côté. Je suis toujours et même de plus en plus un réformateur mais je me fais moins d’illusions sur les vertus spécifiques américaines et l’intérêt qu’il y a à les imiter. Je commence à penser que nous devons découvrir nous-mêmes notre voie ».

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superviser plusieurs travaux collectifs lancés depuis Paris avant son départ. D’une part, il pilote à distance les deux enquêtes qu’il avait engagées avec Bernard Pradier et Claudine Marenco27 (Ministère des Anciens Combattants et BNCI), d’autre part, il doit écrire un chapitre d’ouvrage (« Le citoyen ») pour le livre collectif que publiera le Club Jean Moulin aux Éditions du Seuil28. Enfin, il accompagne de très près le démarrage de la revue en s’efforçant – non sans mal – d’assurer le « pont » avec l’Amérique.

Lors des premiers temps de son arrivée, Michel Crozier se montre assez inquiet, éprouvant le sentiment qu’il n’a aucune prise sur ce que le trio parisien met en route.

Pour croiser les informations, il sollicite de manière concomitante ses trois camarades, non sans leur reprocher de ne pas le tenir suffisamment informé :

« Comment va la revue ? J’ai eu le [premier] numéro envoyé par Touraine par air mail. Il m’a dans l’ensemble beaucoup plu et rassuré sur notre avenir.

À force de méditer dans le vide j’avais fini par redouter beaucoup le contact de la réalité. Mais l’enfant est finalement arrivé à temps et il a bonne mine. Qu’en dit-on à Paris et dans le petit monde de la Sociologie ? Où en sont les affaires Stoetzel29 ? Envoie des nouvelles un peu plus précises que Touraine qui est aussi elliptique dans le contenu que dans la forme matérielle. Je dois te dire en passant que je suis douloureusement surpris par la légèreté du comité de

rédaction qui n’est même pas capable d’envoyer un compte rendu succinct de ses séances. Je n’ai pas la moindre information sur le sommaire définitif du 2 et sur les projets du 3 et du 4 […].

Mon petit vieux, excuse ces demandes trop pressantes mais je me sens tout seul dans ma Californie et j’aimerais bien participer un peu plus activement à la navigation de cette galère où nous nous sommes embarqués ensemble »30.

« Touraine m’écrit mais ses pattes de mouche sont illisibles et quand on arrive à les déchiffrer cela reste mysté- rieux. Je viens d’envoyer un cri d’alarme à Tréanton, ne pouvez-vous pas faire taper par une secrétaire un compte rendu analytique de vos discussions ou au moins de vos décisions pour la revue.

Où en est le rapport Sécurité sociale ? Peux-tu m’en envoyer un exemplaire ? Pour une fois que j’ai le temps de lire, il faut saisir l’occasion »31.

D’une certaine manière Michel Crozier fait les frais d’un fonctionnement très artisanal et très informel, puisqu’aucun compte rendu de réunion n’est réalisé. Ses coéquipiers ne semblent pas avoir répondu à sa demande (la rédaction de comptes rendus de séance) mais lui adressent des courriers assez détaillés sur les conditions de mise en route des premiers numéros. C’est ainsi que Michel Crozier est tenu au courant du devenir de la concurrence, la Revue française de sociologie32, de l’évo- lution du nombre des abonnements, mais également des difficultés rencontrées pour

27 G. Rot et F. Vatin, « Correspondances d’enquête : expérience du terrain et conduite à distance du travail socio- logique », in G. Laferté, P. Pasquali et N. Renahy (dir.), La fabrique des sciences sociales. Histoires d’enquêtes et politiques de recherche, Paris, Raisons d’Agir, à paraître.

28 Club Jean Moulin, L’Etat et le citoyen, Paris, Le Seuil, 1961.

29 Il s’agit d’une référence implicite au projet de création de la Revue française de sociologie, porté par Jean Stoetzel.

30 Lettre de Michel Crozier à Jean-René Tréanton du 10 décembre 1959.

31 Lettre de Michel Crozier à Jean-Daniel Reynaud du 8 décembre 1959.

32 Nouvelles également apportées par Georges Friedmann qui, dans une correspondance, l’informe de la publication du premier numéro : « Autre parution : le premier numéro de la Revue française de sociologie, éditée chez Julliard et qui rendra certainement des services. Le numéro I, vous le savez sans doute par Touraine, contenait un peu trop de textes de sociologie du Travail : inadvertance, j’en suis sûr et non malice de la part des responsables » écrit Georges Friedmann à Michel Crozier le 4 février 1960.

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alimenter la revue en articles de qualité. Ses camarades lui envoient également un certain nombre de demandes.

Michel Crozier est missionné pour effectuer un travail de prospection afin d’obtenir des abonnements au sein des univer- sités américaines. Mais en décembre 1959, soit trois mois après son arrivée à Stanford, Michel Crozier reconnaît qu’il n’a « encore rien fait » :

« Si tu peux me brosser un tableau général de la situation je pourrais peut-être pousser à la roue. Ici je n’ai encore rien fait. J’attends 50 exemplaires que j’ai demandés au Seuil et que j’enverrai d’ici avec une lettre personnelle. Par ailleurs je ferai une prospection orale au cours d’un voyage que je compte faire dans l’est en avril.

Cela devrait nous donner une bonne base de départ »33.

Chaque courrier qui lui est adressé fait le point sur la progression des abonnements (300 en décembre 1959, 600 en février 1960, 700 en mai 1960). La progression est encoura- geante, même si elle reste encore en deçà des objectifs fixés initialement34. Dans une lettre du 22 février 1960 Alain Touraine insiste sur son rôle de passeur : «  Revenons-en à nos petits moutons. La revue d’abord. Elle ne se porte pas mal… Je viens de faire un relevé des abonnements : 600 exactement […]. Mais il faut continuer la diffusion. Je te fais envoyer 20 exemplaires du n° 2 nous comptons sur toi pour les USA. […] aucune université n’est abonnée. Il nous faudrait 30 ou 50 abonne- ments américains ». Alors que ses amis le pressent, Michel Crozier prend ses marques à Palo Alto. C’est ainsi qu’il justifie, à Alain Touraine, une certaine inertie :

« De mon côté, comme je l’avais expliqué à Tréanton, je n’ai rien fait ici jusqu’à présent. Je vais faire une diffusion personnelle en avril et envoyer quelques lettres la semaine prochaine après consultation avec les collègues.

L’atmosphère du Centre ne prédispose pas à l’activité commerciale mais il n’y a pas de temps perdu et je me sentirai plus à l’aise quand j’aurai pu mieux prendre le vent. Je dois enfin la semaine prochaine voir l’éditeur de Stanford University Press avec lequel je vais essayer de mettre sur pied sur de bonnes base l’obtention des services de presse des maisons d’édition »35.

C’est effectivement fin février et mars 1960 lorsqu’il prépare son voyage à

« l’est » pour visiter d’autres universités et qu’il contacte de nombreux chercheurs qu’il en profite pour joindre à l’envoi de ses propres articles un exemplaire de la revue : Peter Blau (University of Chicago), Chris Argyris (Yale University, Connecticut), James R.

Pitts (Wayne State University, Detroit), Arnold R. Rose (University of Minnesota) ; William Foote Whyte (Cornell University, NY), Rensis Likert, Harold Wilenski, Morris Janowitz (University of Michigan, Ann Arbor) ; Herbert Simon (Carnegie Institute of Technology, Pittsburgh, Pennsylvania), Robert Weiss (University of Chicago) ; Paul Lazarsfeld, Nicholas Wahl, David Riesman (Harvard University), Anselm Strauss (Research Center, Michael Reese Hospital, Chicago) furent ainsi, parmi tant d’autres, les destinataires de ses envois.

Il faut dire que ses amis ne cessent de le relancer sur ce point : « Nous avons interrompu toute prospection systématique en USA et Canada, nous déchargeant sur toi […]. Nous

33 Lettre à Jean-René Tréanton, op. cit.

34 Dans la note sur la revue de 1958 il était envisagé un tirage de 2500 exemplaires pour les deux premiers numéros, ce chiffre pouvant, par la suite, être réduit à 2000 si les prévisions initiales s’avéraient avoir péché par excès d’opti- misme. Il est indiqué dans cette note que les revues scientifiques ont des tirages avoisinant les 1500 exemplaires.

35 Lettre tapuscrite à Alain Touraine, 29 février 1960. Michel Crozier avait contacté les Presses de Stanford dans la perspective d’y publier son ouvrage en préparation (Le phénomène bureaucratique) qui fut finalement publié aux Presses de l’Université de Chicago.

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espérons ferme que tu nous décrocheras au moins (!!) Stanford et Berkeley qui jusqu’à présent n’ont pas donné signe de vie » lui écrit Jean-René Tréanton le 12 mars 1960. On apprend, de la plume d’Alain Touraine, que l’objectif est de dépasser le plus vite possible 1 000 abonnements, condition pour envisager le passage à un 128 pages sans augmenter le prix, ce qui permettra, dit Touraine, de réaliser une « revue plus vivante », grâce à des notes, des comptes rendus étoffés36. En effet l’une des préoccupations évoquées par Touraine est d’en modifier le « ton ». Le débat survient à l’occasion de la préparation du n° 3 : « Le troisième manque de tête d’affiche » annonce Jean-Daniel Reynaud le 12 décembre 1959 ; en février, alors que le numéro est presque bouclé, le diagnostic est sévère et Michel Crozier est relancé pour une contribution destinée à remonter le niveau : « J’attends avec impatience ta note critique indispensable au numéro 3. Celui-ci va être d’un niveau disons moyen : les articles de B. et de O. B.- M.M. sont juste au-dessous de la ligne de flottaison peut-être même un peu en dessous », écrit Jean-René Tréanton dans une lettre du 19 février 1960. L’appréciation d’Alain Touraine n’est pas moins sévère : « Mon inquiétude vient du n° 3 qui est franchement médiocre, ta note critique est appréciée pour remonter ce numéro » lui écrit-il le 22 février 1960. « L’expérience montre qu’il faut absolument que nous ayons au moins 3 ou 4 papiers d’avance dans nos tiroirs […]. Je pense aussi qu’il ne faut plus demander des articles à des noms. D. était insipide et B. frôle la catastrophe. Le troisième numéro est donc terminé. Le 4e, je l’espère, sera plus nerveux » poursuit Touraine dans cette même lettre.

Michel Crozier répond de manière détaillée aux différents points soulevés par Alain Touraine :

« En ce qui concerne le contenu enfin, il m’est difficile de juger à distance bien sûr mais il est vrai que

ce numéro 3 manque un peu de relief.

Tout à fait d’accord pour essayer de constituer des réserves. Qui ne le serait ? Mais comment ? Il faut que la revue ait suffisamment de lustre pour attirer les manuscrits. Cercle vicieux que nous ne pouvons briser je crois que par notre travail personnel. La revue de Stoetzel [la Revue française de sociologie] de ce point de vue est une catastrophe pour nous car elle attire tout ce qui est encore indécis […]. Au risque de passer pour une chapelle, je ne vois qu’une seule solution, travailler nous-mêmes. Après tout, nous sommes quatre, il y a une dizaine de chercheurs valables autour de nous ; cela peut alimenter la revue pendant les deux, trois ans nécessaires pour lui donner sa personnalité… Certes, si nous nous concentrons ainsi nous courons un risque, nous devenons plus vulnérables, mais je crois que nous avons les épaules assez larges, que nous sommes assez divers et riches pour le supporter. Si nous essayons de jouer l’éclectisme et l’univer- salité académique nous aurons des noms et du vent […]. Personnellement j’ai confiance à condition que nous sachions nous débrouiller avec les collègues et imposer, j’y reviens toujours, des règles de style, d’honnêteté et de non jargon à nous-mêmes et à ceux qui nous entourent. C’est dur mais enfin on y arrive. N. a dû m’en vouloir, mais son papier tout de même a gagné. D. de confus était devenu excellent. Il s’agit de continuer à raboter »37.

Entre Michel Crozier et Alain Touraine s’engage ainsi un dialogue au sujet des orien- tations à prendre concernant le « style » de la revue, dialogue qui fait ressortir aussi certaines dissonances. Si Alain Touraine encourage Michel Crozier à solliciter des contributions de chercheurs américains, il le met toutefois en garde contre des choix qui cibleraient mal l’attente du public français :

36 Lettre du 22 mars 1960.

37 Lettre tapuscrite de Michel Crozier à Alain Touraine, 29 février 1960.

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« L’essentiel à mon avis n’est pas tellement du côté des articles : ceux-ci sont directement commandés, au moins pour le moment, par l’état de la production française, que nous ne pouvons pas changer du jour au lendemain. La revue aurait plus de vue et de personnalité si la partie « critique » était plus vivante ; 1) Les comptes rendus doivent être plus vivants en évitant le style Delamotte sur Chevalier38 […] 2) Il faut absolument fournir des informations, des discus- sions. Les Annales de L. Febvre ont eu leur succès grâce à ce style combatif.

Il ne s’agit pas d’imiter cet exemple mais de ne pas faire trop emmerdant. Cela dit : prospecte des articles, si possible généraux, donnant une vue d’ensemble d’un problème ou d’une méthode, mais en évitant le « Case study » qui ne touche pas le public français. Il est [clair ?] que notre public veut du politique et ne peut pas – probablement par insuffisance de niveau – supporter le style American Sociological Review39. Je trouve par exemple l’article de Tannenbaum40 assez plat » 41.

Que restera-t-il de cet échange42 ? Force est de constater que Michel Crozier « s’est bien mis au travail » en publiant plusieurs articles (6) dont il a d’ailleurs fallu gérer le calendrier de publication, comme le signale un mot de Jean-René Tréanton : « Réflexion faite, notre trio jugerait préférable de remettre

ton article du n° 4/1960 au 1/1961 de telle manière que tu aies la possibilité de le revoir toi-même de plus près à ton retour. Le gars Pradier me dit que tu ne lui as jamais parlé de cet article à faire en commun43 . Il paraît plutôt soulagé par notre suggestion. Comme ta note critique – excellente – paraît dans le 1960/2 (15 mai), il nous a également paru préfé- rable de ne pas faire paraître ta signature – si appréciée soit elle – trois fois de rang dans la revue. (Certains censeurs nous reprochent facilement notre caractère de chapelle). »44. Il publie ainsi les premiers résultats de ses recherches sur les compagnies d’assurances et sur le SEITA, enquête à partir de laquelle il réalisa sa « grande œuvre », à savoir Le phénomène bureaucratique.

Michel Crozier est aussi sollicité pour réaliser des comptes rendus : « Si tu pouvais nous envoyer quelques notes de lecture ou C.R sur la production américaine récente on te bénirait ! Tu nous dois bien ça : tu n’ima- gines pas le travail que nous demande cette fichue revue ! » lui écrit Jean-René Tréanton le 24 janvier 1960. Michel Crozier répondra à cette attente. Il faut dire qu’il s’attèle à la rédaction de sa thèse et lit énormément à cette occasion. Il demandait qu’on lui photocopie toutes les critiques et recensions d’ouvrages relevant de ses centres d’intérêt45. Il écrit aussi aux collègues américains pour se faire adresser les ouvrages [figure 1].

38 Yves Delamotte avait rédigé un compte rendu sur l’ouvrage de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Plon, 1958.

39 Dont Michel Crozier deviendra advisor quelques années plus tard (en 1963)…

40 « La participation aux activités syndicales », Sociologie du travail, n° 2, mai 1960, p. 141-150.

41 Lettre manuscrite d’Alain Touraine, 7 mars 1960.

42 Qui n’a rien perdu de son actualité.

43 Il s’agit de l’article publié avec B. Pradier : « La pratique du commandement en milieu administratif », Sociologie du travail, vol. 3, n° 1, janvier 1961, p. 40-52.

44 Lettre manuscrite de Jean-René Tréanton à Michel Crozier, 12 mars 1960.

45 M. Crozier, Ma belle époque, op. cit., p. 166.

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Figure 1 : La revue est domiciliée 10 rue Monsieur le Prince, qui est l’adresse du Laboratoire de Sociologie Industrielle de la VIe section, dirigé par Alain Touraine et créé en janvier 1958

à l’initiative de Fernand Braudel et Georges Friedmann.

Ce courrier est suggestif car il met en avant une conception assez large de la

« sociologie du travail » qu’il décline en trois axes : « Industrial sociology, Sociology of organizations, The sociology of industrial relations » (Sociologie industrielle, Sociologie des organisations, Sociologie des relations professionnelles).

On peut dire que la revue Sociologie du travail bénéficie de l’investissement livresque engagé par Crozier pour sa thèse, et qu’en retour, le levier de Sociologie du travail lui a sans doute permis d’accéder aux ouvrages les plus récents dans ce champ

de spécialité aux délimitations très larges.

Sa participation à distance à la vie de cette revue prend place dans un réseau de sociabi- lités et d’échanges qu’il tisse tout au long de son séjour, comme le suggère cet extrait du courrier qu’il adresse à Chris Argyris :

« PS : I am in the middle of a difficult struggle with my English for writing two chapters of the book before leaving. I won’t have time to write down my notes on your book but if you can have the publisher send a copy to Sociologie du Travail, I’ll be glad to write a review. By

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the way can you secure some subscrip- tions from the librairies, Institutes and Departments of Yale University ? »46

Dans le numéro 1/59 de la revue, dans la rubrique « Note critique »47 Crozier livre une note de lecture sur un livre récent de William F. Whyte, « L’homme de l’organi- sation. Ouvrage sur les grands directeurs ». Il y évoque aussi les travaux de David Riesman et C. Wright Mills48. Il fournit d’autres riches notes critiques dont certaines seront publiées après son retour aux États-Unis. Dans le troisième numéro de la revue (2/1960) il signe une longue note consacrée à « Quelques études récentes sur le monde des employés de bureau ». En février 1960, alors que le troisième numéro est en route et qu’il attend avec impatience cette note critique consacrée aux employés de bureau, Jean-René Tréanton relance Michel Crozier à propos d’un autre projet d’article : « Il faudrait que tu penses à ton article Où en est la sociologie du travail aux USA ? ou quelque chose d’appro- chant »49. Il n’y eut pas vraiment de suite faite à cette demande mais Michel Crozier en 1960 rédige d’autres notes permettant de rendre compte des travaux américains sur le travail et… les organisations. Intitulée « De l’étude des « relations humaines » à l’étude des

systèmes de pouvoir », une note publiée dans le premier numéro de 1961, portant sur des ouvrages de Melville Dalton, Lloyd Warner et Norman Martin, Dorwin Cartwright50, est l’occasion de revenir sur sa critique de l’école des Relations humaines et de faire connaître les approches qui ont sa préférence :

« À l’optimisme naïf des prosé- lytes des « relations humaines » qui se flattaient de posséder les moyens de faire disparaître les tensions, succède une Amérique nouvelle que la redécouverte des traditions humanistes européennes et une longue série de déboires politiques et culturels ont contribué à rendre plus avertie, plus sceptique et finalement plus sensible à la complexité des systèmes institutionnels qu’aux possi- bilités apparentes d’action rapide sur les individus »écrit-il51.

Il salue une thématique qui lui sera chère : « l’étude de l’entreprise comme un système de relations de pouvoir constitue certainement un pas en avant intéressant » conclut-il dans sa note portant sur l’ouvrage de Melville Dalton (p. 83). Dans le numéro suivant, Michel Crozier propose une autre longue note critique (« Quelques développe- ments récents des recherches théoriques sur

46 Lettre tapuscrite adressée à Chris Argyris, 1er juin 1960.

47 Il existe dans la revue dès sa parution deux rubriques, une rubrique « Note critique » et une rubrique

« Comptes rendus ».

48 W. F. Whyte, Man and Organization: Three Problems in Human Relations in Industry, Homewood (Il.), R. D.

Irwin, 1959 ; D. Riesman, The Lonely Crowd, New Haven, Yale University Press, 1950 ; C. Wright Mills, White Collar : The American Middle Classes, New York, Oxford University Press, 1951.

49 Lettre manuscrite de Jean-René Tréanton à Michel Crozier, 19 février 1960. Dans cette même lettre Jean-René Tréanton donne son feu vert à Michel Crozier pour rédiger un compte rendu sur l’ouvrage de March et Simon, Organizations (1958) ; en revanche il n’accepte pas la proposition faite par M. Crozier de réaliser un compte rendu sur l’ouvrage collectif très généraliste dirigé par Robert K. Merton, Leonard Broom, Leonard S. Cottrell, Sociology to-day. Problems and prospects, New York, Basic Books, 1959, celui-ci lui paraissant « en dehors de notre spécialité ».

Il n’y eut donc pas de compte rendu de cet ouvrage dans Sociologie du travail. Il fut en revanche recensé dans le premier numéro de la Revue française de sociologie par Haroun Jamous. Cet ouvrage généraliste comprenait, outre des contributions de Parsons, Lazarsfeld, Lipset, un chapitre d’Alvin Gouldner sur la bureaucratie, auteur qui compta beaucoup pour Michel Crozier.

50 D. Cartwright, Studies in Social Power, Ann Arbor, Research Center for Group Dynamics, Institute for Social Research, University of Michigan, 1959, W. L. Warner et N. H. Martin, Industrial Man: Business Men and Business Organizations, New York, Harper, 1959 et M. Dalton, Men Who Manage. Fusions of Feeling and Theory in Administration, New York, Wiley, 1959.

51 Sociologie du travail, vol. 3, n° 1, janvier 1961, p. 80-83.

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les organisations ») dans laquelle il discute de nombreux auteurs ayant pour ancrage l’entre- prise ; le liminaire renseigne également sur ses affinités intellectuelles. C’est ainsi que

« l’analyse stratégique », qui sera, à son retour en France, la marque de fabrique croziérienne, apparaît en filigrane de ses lectures :

« Deux grandes voies d’approche opposées semblent en effet encore se partager la réflexion sur les organisa- tions, l’une qui apparaît relativement sur le déclin, du moins sous sa forme systé- matique, celle des « relations humaines », l’autre qui bénéficie d’une vogue souvent inconsidérée mais paraît cependant offrir des possibilités de renouvellement indis- pensables, celle de l’analyse stratégique, ou, pour reprendre l’expression améri- caine, du decision making »52.

Ces recensions53 témoignent de la sensi- bilisation de Michel Crozier aux thématiques de l’organisation et du pouvoir, qui caractéri- seront la suite de son œuvre. Elles permettent ainsi de mieux identifier les influences intel- lectuelles dont Michel Crozier saura tirer parti et qui vont inspirer ou du moins irriguer ses centres d’intérêt.

La prospection d’articles américains est plus difficile. Si Alain Touraine malgré ses mises en garde à l’égard des case studies l’encourage à rechercher des articles, les résultats s’avèrent en définitive assez maigres. Michel Crozier reconnaît lui-même être un peu désarmé :

« PS : Je n’ai pas encore vu de près la question de la commande d’articles américains. J’aimerais avoir un peu votre avis à ce sujet. Ici au Centre il n’y a personne qui soit suffisamment dans la ligne de Sociologie du travail, sauf peut-être Arensberg54.Je l’ai un peu tâté et il voulait me passer un article relati- vement théorique sur le problème de l’organisation dont il avait présenté le schéma à une récente conférence mais s’il a un nom, il écrit un peu pâteux et je n’ai pas trop poussé. Il m’a signalé par contre un de ses anciens élèves Abruzzi qui a écrit de bonnes choses sur la comparaison des organisations indus- trielles Italie Amérique. À Columbia, parmi les élèves et associés de Merton il doit y avoir de la ressource. Merton m’a passé un bon papier d’un de ses associés sur le problème de la succession au sein d’une organisation. Je peux prospecter de ce côté. À Ann Arbor, je compte commander quelque chose à Wilensky et à Floyd Mann ; à Cornell je discuterai avec Whyte et son groupe. Je passe aussi à Chicago et à Minneapolis mais je n’y vois rien pour le moment de vraiment intéressant. À Yale je vois Argyris et le groupe Walker et à Pittsburgh Simon. À Stanford il n’y a personne, à Berkeley Lipset est jusqu’au cou dans la sociologie politique mais Selznick travaille sur le due process au sein de l’usine, je vais tâter. Par ailleurs, le projet syndical du Fund for the Republic55 a déjà donné

52 M. Crozier, « Quelques développements récents des recherches théoriques sur les organisations », Sociologie du travail, n° 2/1961, p. 182-185.

53 Dans ce même numéro Michel Crozier signe un compte rendu sur l’ouvrage de J. Abegglen, The Japanese Factory:

Aspects of its Social Organization, Glencoe (Il.), The Free Press, 2e édition, 1960. Son intérêt pour le Japon est sans doute à mettre en relation avec sa rencontre avec Nakane. Il publie également un compte rendu sur l’ouvrage de B.

M. Berger, Working Class Suburb, a Study of Autoworkers in Suburbia, Berkeley, University of California Press, 1960. Dans le numéro suivant (3/61), notons que Crozier signe un bref compte rendu sur l’ouvrage de A. Grimshaw et J. W. Hennessey, Jr., Organizational Behavior : Cases and Readings, New York, McGraw-Hill, 1960. Tout en écrivant dans le 2/63 une note sur R. Likert, New Patterns of Management, New York, McGraw-Hill, 1961.

54 C. Arensberg, “The Community as Object and as Sample”, American Anthropologist, New Series, Vol. 63, No. 2, Part 1, April 1961, p. 241-264. C. Arensberg et G. Tootell, “Plant Sociology : Real discoveries and new problems”, in M. Komarovsky (ed.), Common frontiers of the social sciences, Glencoe (Il.), Free Press, 1957. C. Arensberg avait dirigé un ouvrage sur les relations industrielles : Research in Industrial Human Relations: A Critical Appraisal, New York, Harper and Brothers, 1957.

55 Think tank pour les libertés civiques, créé en 1952 avec le concours de la Fondation Ford.

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quelques contributions possibles.

Ecris-moi vite à ce sujet suggestions et commentaire. »56

Cette quête difficile d’articles rappelle que l’alimentation de la revue n’allait pas de soi. Le risque de rupture d’approvisionnement était une préoccupation pour les quatre fondateurs. Au final la commande d’articles américains n’a pas été fructueuse. Elle a juste débouché sur la publication d’un article de Seymour Martin Lipset sur « le syndicalisme américain et les valeurs de la société améri- caine » (2/1961, p. 161-181) dont le premier volet est traduit de l’anglais par Michel Crozier et dont le second, publié dans le numéro suivant du 3/1961 (p. 268-286), sera traduit par sa femme Christina.

Ces échanges mettent en avant le caractère très artisanal de cette revue à ses débuts : absence de comité de rédaction, fonction- nement à la « commande », engagement fort des deux personnalités que sont Michel Crozier et Alain Touraine quant à la définition de la « ligne éditoriale ».

3. 1966 : LA RELÈVE ET LE DÉTACHEMENT

Dans l’entretien qu’il nous a accordé en 2004, Michel Crozier évoque la revue en ces termes : « La revue était une entreprise. Mais par la suite cela a été sa faiblesse quand elle a perdu son identité conquérante et qu’elle est devenue une revue comme les autres »57. C’est en ces termes qu’il s’est remémoré la décision de quitter les commandes : « Et d’une certaine façon, c’est moi qui ai posé le problème […], c’est moi qui ai lancé le mouvement du [départ], mais cela s’est passé sans drame. Ce que souhaitait Touraine, c’est qu’on fasse venir une nouvelle génération tout en restant. On en a un peu discuté

mais on n’a pas réussi à le faire, à trouver une formule, et je ne sais pas qui a dit « le mieux, c’est de passer la main carrément ».

Je regrette que nous ayons passé le flambeau de manière brutale, je crois que cela aurait été plus humain de le faire graduellement, avec de meilleurs résultats, mais de toute façon avec 1968 cela aurait été impossible… ».

Interrogé par ailleurs sur la perspective d’une autre voie de sortie – la création d’une revue propre –, Michel Crozier répond ainsi :

« J’avais conscience de mes limites et de mes capacités de travail. Je n’étais pas du tout un polygraphe, j’écrivais assez difficilement et l’idée de créer une revue c’était… Bourdieu à lui tout seul était une revue, moi je n’en étais pas capable du tout, j’en avais conscience et n’ai pas réussi. C’est peut-être une limite que j’ai rencontrée, savoir attirer des gens capables d’écrire. Les gens qui travail- laient avec moi étaient peut-être un peu…, peut-être que je les paralysais un peu, c’est possible, je ne sais pas… En même temps, je n’ai pas vraiment pensé à créer une revue comme Sociologie du travail : c’était très bien, mais j’eusse aimé que Sociologie du travail devienne Sociologie du travail et de l’organisation »58.

Les trois chefs de laboratoire que sont Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud et Alain Touraine vont donc passer le relais à leurs disciples, dans une distribution qui est loin d’être équilibrée puisque Alain Touraine « place » plus de monde que les autres : Claude Durand, Daniel Pécaut, Bernard Mottez et Lucien Karpik. Michel Crozier, quant à lui, passe la main à Jacques Lautman et, dans la foulée, à Jean-Pierre Worms, tandis que le choix de Jean-Daniel Reynaud se porte sur Marc Maurice et Odile Benoit-Guilbot.

Cette « règle de trois » – un comité de rédaction qui se renouvelle régulièrement

56 Lettre de Michel Crozier à Alain Touraine, 22 février 1960.

57 Le 2 juin 2004, publié dans A. Borzeix et G. Rot, Genèse d’une discipline, op. cit., p. 95.

58 Ibid.

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