La controverse sur la circulation
sanguine
Le paradigme initial, la théorie des humeurs
Allégorie des quatre éléments,
Louis Finson, 1611
La santé (de l'esprit ou du corps) varie en fonction de l'équilibre des humeurs dans le corps, la « crase ».
La théorie dite des « humeurs » professait que, chez chaque individu, il existait quatre humeurs, ou fluides principaux - la bile
noire, la bile jaune, le flegme et le sang, qui
étaient produits par différents organes du
corps et qui devaient être en équilibre pour
qu’une personne restât en bonne santé.
Manque et surplus
Lors d'un déséquilibre, quand une humeur l'emporte sur toutes les autres, ou que son influence est excessive, les maladies physiques et psychiques surviennent.
Les traitements sont donc calculés pour rétablir l'équilibre et les régimes pour le maintenir : on peut corriger l'excessive froideur des vieillards en leur faisant boire un peu de vin,
mais la chaleur excessive des jeunes gens leur interdit absolument cette boisson.
Si l'humeur ne peut s'évacuer naturellement (par
vomissement, expectoration, saignement de nez, urine ou défécation), on peut avoir recours à des remèdes qui vont la provoquer (cholagogues, diurétiques, purgatifs, saignées).
Dans le cas contraire, lorsqu'une humeur fait défaut, on peut
y remédier par une nourriture appropriée, ou des exercices.
Claude Galien (129-200), né à Pergame (Turquie actuelle)
Galien a identifié le sang des veines
(rouge foncé) et celui des artères (plus
brillant et moins
épais), chacun d’eux ayant des fonctions distinctes et séparées.
Il pensait que le sang veineux avait son
origine dans le foie et le sang artériel dans le cœur ; le sang
sortait de ces organes
pour irriguer toutes
les parties du corps
où il est consommé.
Selon Aristote, le coeur battait continuellement pour assurer à l'organisme la distribution de l'air provenant des narines et de la
bouche, et conduit par les vaisseaux jusqu'au coeur qui le réchauffait.
L'« intelligence » résidait dans le ventricule gauche, lequel contenait la partie subtile et allégée du sang : « un organe respiratoire et
psychique ». À cette conception, Galien ajoutait la notion que le coeur « chasse le sang artériel chargé de chaleur et de pneuma, donc d'esprit et de force vitale, et contribue à sa distribution ».
Dans l'ensemble, ce concept des mouvements du sang et de leurs rôles respectifs n'évoquait pas la notion de circulation proprement dite, mais bien davantage celles de déplacement et de distribution : le sang produisait de la matière vivante et se perdait dans
l'organisme.
La notion de retour sanguin n'existait pas, ce qui excluait l'idée
d'une circulation sanguine.
Un contexte « scientifique »
Revue des Deux Mondes tome 64, 1884 A. Dastre
Les trois époques d’une découverte scientifique - La circulation du sang
Tout le moyen âge a vécu dans l’idolâtrie d’Aristote et de Galien, et cette idolâtrie était telle que l’évidence du fait ne pouvait prévaloir contre elle. Rien de ce qu’avait dit Galien en anatomie n’avait
encore été contredit, et pourtant, depuis longtemps, en Italie, on avait étudié sur le cadavre de l’homme la structure des organes.
Dès le XIIIe siècle, Frédéric II, empereur d’Allemagne et roi des Romains, le fondateur de l’université de Naples, le restaurateur des écoles de Padoue, de Bologne et de Salerne, avait édicté des
règlemens qui obligeaient quiconque voulait devenir médecin à disséquer pendant deux années.
Si peu que ces sages prescriptions eussent été suivies, cela suffisait pour ébranler la foi aveugle dans la parole du maître. Et cependant, devant les démentis de l’expérience, les plus sages, comme
Bérenger de Carpi, et plus tard Vesale, accusaient l’imperfection de leurs sens, et les plus téméraires ne reculaient pas devant l’absurde déclaration que la structure du corps humain avait pu changer
depuis le temps où le célèbre médecin de Marc Aurèle avait écrit son livre.
EN PAYS D'ISLAM:
- IBN AL-NAFIS 1210-1288, réfute le dogme galénique sur la
communication interventriculaire et décrit clairement le concept de la circulation pulmonaire:
" Quand le sang a été raffiné dans cette cavité ( ventricule droit ), il lui faut passer dans la cavité gauche, où se forme l'esprit vital.
Cependant il n'existe, entre ces deux cavités, aucun passage. A ce niveau la substance du coeur est particulièrement solide et il
n'existe ni passage visible... ni passage invisible pouvant permettre le transit de ce sang, comme l'a cru Galien. Bien au contraire la
substance est épaisse et il n'y a pas de pores perméables . Donc ce sang, après avoir été raffiné, doit nécessairement passer dans la veine artérieuse, aller ainsi jusqu'au poumon ... s'y mélanger avec l'air... puis passer dans l'artère veineuse pour arriver dans la cavité gauche du coeur ..."
Par malheur l'oeuvre de ce génial précurseur ne fut révélée en Europe que 260 ans après sa mort, par la traduction en latin, en 1547, faite par le médecin italien Andrea Alpago de Belluno qui avait séjourné à Damas.
Un contexte sociologique
Michel Servet (1511-1553)
Toy, Michel Servet, condamnons à debvoir estre lié et mené au lieu de Champel, et là debvoir estre à un piloris attaché et bruslé tout vifz avec ton livre, tant escript de ta main que imprimé, jusques à ce que ton corps soit réduit en
cendres ; et ainsi finiras tes jours
pour donner exemple aux autres
qui tel cas vouldroient commettre
Le changement de paradigme et la controverse
La théorie de la circulation sanguine
William Harvey
1578-1657
Publication en 1628
Dans cet ouvrage, il explique en dix sept chapitres son
interprétation de ses constatations expérimentales et anatomiques et donne un compte rendu précis du fonctionnement de la grande circulation. Il en fait la démonstration expérimentale (ligatures), pharmacologique et physique (pressions différentes dans les deux circulations). "Je commençai à soupçonner qu'il existait une sorte de mouvement, comme dans un cercle. Ceci m'apparut plus tard véridique, le sang était propulsé par le battement du ventricule gauche et était distribué à travers les artères de l'ensemble du corps"
"Le passage du sang dans les artères, immédiatement consécutif à la transformation d'une compression serrée en une compression
lâche, le gonflement constant des veines au dessus de la ligature, alors que les artères sont indemnes constituent la marque que le sang va des artères aux veines et non en sens inverse, et qu'entre ces deux vaisseaux, il y a soit des anastomoses, soit des porosités intratissulaires qui permettent le passage du sang . La fonction des valvules veineuses est identique à celle des trois valvules sigmoïdes placées à l'orifice de l'aorte et de la veine artérieuse : elles
oblitèrent hermétiquement l'orifice pour s'opposer au reflux du sang dont elles ont permis le passage".
Deux personnages influents combattirent
ardemment la nouvelle théorie : Jean Riolan, «
prince des anatomistes » et médecin du roi Louis XIII, et Gui Patin, futur doyen de la Faculté de
médecine de Paris.
Ce dernier employait des arguments imparables :
« Si le sang circule, il est inutile d'en tirer, car la perte subie par un organe serait immédiatement réparée. Or, la saignée est utile : donc le sang ne circule pas ! ».
La théorie de Harvey fut cependant adoptée
progressivement et finit par triompher, mais il
fallut tout de même attendre 1672 pour que
Louis XIV mît un terme à la querelle sur la
circulation du sang en décidant qu'elle serait
désormais admise et enseignée.
ET AVEC LES ÉLÈVES?
Des écueils
Faire la partie en ayant une vision historique, l’étude des fonctions est
envisagée autrement. La circulation fait partie d’un tout
Commencer par la critique d’un modèle historique alors que les élèves ne
maîtrisent pas le modèle
Quelques idées
Utiliser l’œuvre de Molière
Le Médecin malgré lui, l’amour médecin
SGANARELLE.- Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c’est l’empêchement de l’action de sa langue.
GÉRONTE.- Mais, encore, vos sentiments sur cet empêchement de l’action de sa langue ?
SGANARELLE.- Aristote là-dessus dit... de fort belles choses.
GÉRONTE.- Je le crois.
SGANARELLE.- Ah ! c’était un grand homme !
GÉRONTE.- Sans doute.
SGANARELLE, levant son bras depuis le coude.- Grand homme tout à fait : un homme qui était plus grand que moi, de tout cela. Pour revenir, donc, à notre raisonnement, je tiens que cet empêchement de l’action de sa langue, est causé par de certaines humeurs qu’entre nous autres, savants, nous appelons humeurs peccantes , peccantes, c’est-à-dire... humeurs peccantes : d’autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s’élèvent dans la région des maladies, venant... pour ainsi dire... à... Entendez-vous le latin ?
GÉRONTE.- En aucune façon.
SGANARELLE, se levant avec étonnement.- Vous n’entendez point le latin !
GÉRONTE.- Non.
SGANARELLE, en faisant diverses plaisantes postures.- Cabricias arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo hæc Musa, "la Muse", bonus, bona, bonum, Deus sanctus, estne oratio latinas ? Etiam, "oui", Quare, "pourquoi ?" Quia substantivo et adjectivum concordat in generi, numerum, et casus
GÉRONTE.- Ah ! que n’ai-je étudié !
JACQUELINE.- L’habile homme que velà !
LUCAS.- Oui, ça est si biau, que je n’y entends goutte.
SGANARELLE.- Or ces vapeurs, dont je vous parle, venant à passer du côté gauche, où est le foie, au côté droit, où est le cœur, il se trouve que le poumon que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile, rencontre, en son chemin, lesdites vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate ; et parce que lesdites vapeurs...
comprenez bien ce raisonnement je vous prie : et parce que lesdites vapeurs ont une certaine malignité... Écoutez bien ceci, je vous conjure.
En groupes, vous rechercherez dans les répliques de Sganarelle, les passages qui expliquent la maladie de Lucinde.
Vous ferez ensuite le schéma explicatif d’après le diagnostic et les commentaires de Sganarelle.
(d’après le travail d’une enseignante de français)
Utiliser les représentations de l’époque
La saignée
Bosse, Abraham (1602- 1676).
Représentation
du 13 ème siècle
Associées aux textes de Molière
SGANARELLE.- Je reviendrai voir sur le soir, en quel état elle sera. (À la nourrice.) Doucement vous.
Monsieur, voilà une nourrice à laquelle il faut que je fasse quelques petits remèdes.
JACQUELINE.- Qui, moi ? Je me porte le mieux du monde.
SGANARELLE.- Tant pis nourrice, tant pis. Cette grande santé est à craindre : et il ne sera pas mauvais de vous faire quelque petite saignée amiable, de vous donner quelque petit clystère dulcifiant [19] Beaucoup de médecins du XVIe et du XVIIe siècles croyaient qu’une santé trop florissante pouvait être cause de maladie (Cf.
Montaigne, Essais, II, chap. 37) ; on pratiquait d’ailleurs couramment des "remèdes de précaution" : par exemple, on se purgeait et on se faisait saigner avant d’entreprendre un voyage. .
GÉRONTE.- Mais, Monsieur, voilà une mode que je ne comprends point. Pourquoi s’aller faire saigner, quand on n’a point de maladie ?
SGANARELLE.- Il n’importe, la mode en est salutaire : et comme on boit pour la soif à venir, il faut se faire, aussi, saigner pour la maladie à venir.
L’amour médecin
SGANARELLE, MESSIEURS TOMÈS, DES FONANDRÈS, MACROTON ET BAHYS.
SGANARELLE.- Messieurs, l’oppression de ma fille augmente, je vous prie de me dire vite ce que vous avez résolu.
SGANARELLE.- Hé, Messieurs, parlez l’un après l’autre, de grâce.
M.TOMÈS.- Monsieur, nous avons raisonné sur la maladie de votre fille ; et mon avis, à moi, est que cela procède d’une grande chaleur de sang : ainsi je conclus à la saigner le plus tôt que vous pourrez.
M. DES FONANDRÈS.- Et moi, je dis que sa maladie est une pourriture d’humeurs, causée par une trop grande réplétion : ainsi je conclus à lui donner de l’émétique.
M.TOMÈS.- Je soutiens que l’émétique la tuera.
M. DES FONANDRÈS.- Et moi, que la saignée la fera mourir.
M.TOMÈS.- C’est bien à vous de faire l’habile homme.
M. DES FONANDRÈS.- Oui, c’est à moi, et je vous prêterai le collet [10] Prêter le collet, c’est offrir à quelqu’un de se colleter, le mettre au défi. en tout genre d’érudition.
M.TOMÈS.- Souvenez-vous de l’homme que vous fîtes crever ces jours passés.
M. DES FONANDRÈS.- Souvenez-vous de la dame que vous avez envoyée en l’autre monde, il y a trois jours.
M.TOMÈS.- Je vous ai dit mon avis.
M. DES FONANDRÈS.- Je vous ai dit ma pensée.
M.TOMÈS.- Si vous ne faites saigner tout à l’heure votre fille, c’est une personne morte. (Il sort.)
M. DES FONANDRÈS.- Si vous la faites saigner, elle ne sera pas en vie dans un quart d’heure. (Il sort.)
Le nouveau cadre de recherche est fixé
Les travaux de Harvey, s'ils étaient révolutionnaires, restaient incomplets. Si Harvey avait compris le mécanisme général de la circulation sanguine, il n'avait pu trouver comment le sang passait des artères aux veines. En utilisant le microscope et en axant ses recherches sur le poumon, Malpighi découvre les capillaires en 1661, qu'il décrit dans De pulmonibus observationes anatomicae (observations anatomiques du poumon), bouclant ainsi le système de Harvey. Ce livre est considéré comme l'ouvrage fondateur de la médecine moderne. En plus de ses découvertes, Malpighi imaginera le schéma type des articles scientifiques tel qu'utilisé aujourd'hui. Il décrira notamment ses méthodes expérimentales afin que les autres médecins puissent vérifier et confirmer (ou infirmer) ses découvertes. Cette possibilité de critique est l'un des piliers de la science moderne.
Ces travaux, à l'encontre du dogme galénique lui attireront
l'hostilité de la communauté scientifique de l'époque. Il sera obligé de s'exiler à Messine en Sicile en 1662.
Marcello Malpighi (1628-1694)